mercredi 29 décembre 2021

Histoire populaire de la psychanalyse


Nous ne sommes pas d'accord sur tout avec Florent Gabarron-Garcia : c'est le moins qu'on puisse dire. Dans le cas contraire, il est bien évident que son ouvrage ne serait pas publié aux éditions de la Fabrique. Marcuse, par exemple, est tellement préférable à Reich, ce virilo-génitaliste de gauche, significativement fort apprécié du courant deleuzo-guattariste, auquel l'auteur appartient. Or, le premier n'est évidemment point étudié ici comme il le mériterait. De même : Adorno ou les autres saucisses de Francfort. Quoi de plus normal ! Pour l'essentiel des saucisses en question (Fromm excepté), la fidélité à Freud passe en effet par l'assomption d'un certain pessimisme de civilisation, désespérant de la pratique, mais constituant comme la dernière hygiène intellectuelle (et, peut-être, morale) possible, sur un mode forcément utopique au sein d'un monde déchu, pourri jusqu'à la moelle par la rationalité instrumentale capitaliste. Or, Florent Gabarron-Garcia reste (au moins en esprit) un militant contemporain. 
Il n'en reste pas moins que ce livre permet avantageusement d'en finir avec le mythe onfrayiste (très prisé dans l'ultra-gauche d'aujourd'hui, à l'exception de quelques rares anarchistes clairvoyants) d'un Freud transcendantalement conservateur, voire pourquoi pas ! pré-fasciste, tant qu'on y est... La plupart des disciples directs de Freud, raconte ainsi Gabarron-Garcia, participèrent de près ou de loin (comme Freud, lui-même, d'ailleurs, même si ce fut très bourgeoisement et modestement) aux luttes révolutionnaires de leur temps : de Budapest à Berlin, de révolutions de Conseils en expériences cliniques de masse. On ajoutera, pour finir, que Florent Gabarron-Garcia s'avère quelqu'un d'exquis au plan personnel, quelqu'un avec lequel nous avons toujours eu plaisir à converser en liberté. Par les temps qui courent, tout défenseur talentueux et intègre (c'est-à-dire critique) de la psychanalyse doit se révéler un allié objectif.    

lundi 27 décembre 2021

À la pipe du Nord (≪antifasciste≫)

Ciao Mensi !


Mensi, des Angelic Upstarts, est mort voilà quelques semaines du COVID-19. Nous ne l'apprenons qu'aujourd'hui. On les avait vus pour la dernière fois au Gibus, en février 2019. C'est le deuxième membre du groupe que cette saloperie emporte en un an. On ignore si Mensi était vacciné ou non, pro-vax ou anti-vax. On s'en fout un peu, sans que la chose (paradoxe) nous soit néanmoins complètement indifférente. Vous suivez ? Peu importe : nous non plus. Ce qu'on n'encaisse pas des masses, en revanche, c'est que, ces derniers temps, certains discours fleurissent chez nos amis, au terme desquels, après tout, il appert qu'il faut bien mourir de quelque chose, n'est-ce-pas ? D'une injection de vaccin foireux (donc), par exemple ? Bref, en ce qui concerne Mensi, et beaucoup d'autres que nous appréciions bien aussi, c'est fait, et vérifié : il faut bien crever de quelque chose. Être pragmatique (disons : à l'anglaise), serait-ce vraiment trop demander en cette fin 2021 ?  

samedi 25 décembre 2021

Entrez dans l'espérance !

lundi 20 décembre 2021

La vérité est-elle un «effet de pouvoir» ?

«Pour un réaliste comme Frege, ce qui fait de la vérité une vérité est aussi ce qui fait que la vérité ne peut pas être "l'effet" de quoi que ce soit, et surtout pas du discours. Il peut certes y avoir une histoire de la croyance ou de la connaissance de la vérité, mais sûrement pas de la production de la vérité et pour finir de la vérité elle-même. Et il peut aussi, bien entendu, y avoir une politique de la recherche et de l'utilisation de la vérité, mais sûrement pas ce que Foucault appelle une "politique de la vérité", une expression à laquelle j'ai toujours été, je l'avoue, incapable de donner un sens quelconque. Il ne serait sans doute pas difficile de montrer que la plupart des expressions foucaldiennes typiques dans lesquelles le mot "vérité" intervient comme complément de nom ─ "production de la vérité", "histoire de la vérité", "politique de la vérité", "jeux de vérité", etc ─ reposent sur une confusion peut-être délibérée entre deux choses que Frege considérait comme essentiel de distinguer : l'être-vrai (das Wahrsein) et l'assentiment donné à une proposition considérée comme vraie (das Fürwahrhalten), une distinction qui entraîne celle des lois de l'être-vrai et des lois de l'assentiment. Ce qu'un philosophe comme Frege reprocherait à Foucault est probablement de n'avoir jamais traité que des mécanismes, des lois et des conditions historiques et sociales de production de l'assentiment et de la croyance, et d'avoir tiré de cela abusivement des conclusions concernant la vérité elle-même.»

(Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault ; sur la vérité, la connaissance et le pouvoir)

Imperial College of London (ça sent le sapin !)

«Selon le dernier rapport de l’Imperial College de Londres, le variant Omicron échappe largement à l’immunité conférée par une infection antérieure ou par deux doses de vaccin. Basée sur des données de vie réelle, l’analyse des experts a permis d’établir que la protection conférée par une infection antérieure était de 19 % et que le risque de réinfection par Omicron était 5,4 fois supérieur au variant delta. Son taux de reproduction est supérieur à 3. La protection contre les infections symptomatiques conférée par le vaccin chute de façon significative.L’étude se base sur les données de l’UKHSA et du NHS pour tous les cas de SARS-CoV-2 confirmés par PCR en Angleterre et ayant subi un test entre le 29 novembre et le 11 décembre 2021. Elle comprend des personnes identifiées comme ayant une infection par Omicron en raison d’un échec de ciblage du gène S (SGTF), ainsi que des personnes dont les données de génotype ont confirmé l’infection par Omicron. Au total, 196 463 personnes sans échec de ciblage du gène S (susceptibles d’être infectées par une autre variante) et 11 329 cas avec échec de ciblage (susceptibles d’être infectés par Omicron) ont été inclus dans l’analyse, ainsi que 122 063 cas delta et 1 846 cas Omicron dans l’analyse du génotype.
Les résultats suggèrent que la proportion d’Omicron parmi tous les cas COVID a doublé tous les 2 jours jusqu’au 11 décembre. Sur la base de ces résultats, les experts estiment que le taux de reproduction (R) d’Omicron était supérieur à 3 sur la période étudiée. La distribution d’Omicron en fonction de l’âge, de la région et de l’origine ethnique diffère actuellement de façon marquée de celle de Delta, les personnes âgées de 18 à 29 ans, les résidents de la région de Londres et les personnes d’origine africaine présentant des taux d’infection par Omicron nettement plus élevés que ceux de Delta. Londres est nettement en avance sur les autres régions anglaises en ce qui concerne la diffusion d’Omicron. 
L’étude ne trouve aucune preuve qu’Omicron soit moins grave que delta, si l’on en juge par la proportion de personnes testées positives qui signalent des symptômes, ou par la proportion de cas qui demandent des soins hospitaliers après l’infection. Cependant, les données sur les hospitalisations restent très limitées à l’heure actuelle. En tenant compte du statut vaccinal, de l’âge, du sexe, de l’origine ethnique, du statut asymptomatique, de la région et de la date de l’échantillon, Omicron était associé à un risque de réinfection 5,40 fois plus élevé (IC 95 % : 4,38-6,63) que delta. Pour replacer ces résultats dans leur contexte, à l’époque pré-Omicron, l’étude britannique "SIREN" sur l’infection à COVID chez les travailleurs de la santé a estimé qu’une infection antérieure conférait une protection de 85 % contre une seconde infection à COVID sur une période de 6 mois. Le risque de réinfection estimé dans l’étude actuelle suggère que cette protection est tombée à 19 % (95%CI : 0-27 %) contre une infection par Omicron. 
Les chercheurs ont constaté une augmentation significative du risque de développer un cas symptomatique d’Omicron par rapport à Delta chez les personnes qui avaient reçu leur deuxième dose de vaccin depuis deux semaines ou plus, et celles qui avaient reçu leur dose de rappel depuis deux semaines ou plus (pour les vaccins AstraZeneca et Pfizer). Selon les estimations utilisées pour l’efficacité du vaccin contre l’infection symptomatique les estimations sont comprises entre 0 et 20 % après deux doses, et entre 55 et 80 % après une dose de rappel. Des estimations similaires ont été obtenues en utilisant les données du génotype, bien qu’avec une plus grande incertitude. 
Le professeur Neil Ferguson, de l’Imperial College de Londres, a déclaré : "Cette étude apporte de nouvelles preuves de la capacité d’Omicron à échapper à l’immunité préalable conférée par l’infection ou la vaccination. Ce niveau d’évasion immunitaire signifie qu’Omicron représente une menace majeure et imminente pour la santé publique". Le professeur Azra Ghani de l’Imperial College de Londres a déclaré : "Quantifier le risque de réinfection et l’efficacité du vaccin contre Omicron est essentiel pour modéliser la trajectoire future probable de la vague Omicron et l’impact potentiel de la vaccination et d’autres interventions de santé publique." 
Ces travaux n’ont pas encore fait l’objet d’un examen par des pairs.»

(source anglaise : Imperial ac.uk, 17 décembre 2021) 

Misère et décadence du généalogisme

(Thomas Couture, Les Romains de la décadence, 1847)

≪MacIntyre observe que l'incapacité de répondre à certaines questions fondamentales à l'intérieur du point de vue de la généalogie post-nietzschéenne a condamné et ne pouvait pas ne pas condamner l'histoire de la généalogie à un appauvrissement progressif. Comme il le dit : "En rendant intelligible à lui-même la séquence de ses stratégies de masquage et de démasquage, le généalogiste doit attribuer au moi généalogique une continuité de projet délibéré et un engagement dans ce projet qui ne sauraient être attribués qu'à un moi qui ne peut pas être dissous en une série de masques et de moments, un moi qui ne peut être conçu que comme étant plus et autre chose que ses déguisements, ses dissimulations et ses négociations, un moi qui, simplement pour autant qu'il peut adopter des perspectives différentes, n'est pas sur lui-même perspectif, mais persistant et substantiel" (in Alastair MacIntyre, Three Rival Versions of Moral Inquiry, Londres, Duckworth, 1990, p.54). Qui plus est, les critères d'après lesquels le projet doit être réévalué et reformulé en fonction du moment, et qui sont nécessaires au généalogiste pour le rendre intelligible à lui-même et aux autres, ne peuvent évidemment pas être eux-mêmes une simple question de stades et de moments particuliers dans les stratégies temporaires et révisables qu'il applique.
Bien des lecteurs des derniers ouvrages de Foucault sur l'éthique ont eu le sentiment qu'ils impliquaient effectivement un abandon plus ou moins complet de la perspective généalogique. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'un abandon explicite, mais plutôt de la tendance de Foucault à faire des emprunts de plus en plus importants à des traditions et des sources plus classiques, que le projet généalogique récusait totalement. Le moi qui effectue sur lui-même le genre de travail de formation et de transformation qui est décrit dans la phase terminale de la réflexion et de la production de Foucault pourraient difficilement être encore le moi de la période généalogique. Cela doit être plutôt le genre de sujet persistant et substantiel dont parle Mac Intyre, qui ressemble bien davantage à celui que Foucault avait commencé à exclure comme une création fictionnelle et trompeuse de la philosophie traditionnelle. On peut penser que, s'il avait vécu plus longtemps, sa position concernant le statut du sujet théorique ─ le sujet de la pensée, de la connaissance et de la science ─ aurait probablement dû subir un changement de même genre que celui qui a affecté son idée de la nature et de la fonction du sujet pratique, un changement qui l'aurait sans doute rapproché aussi de conceptions plus "philosophiques" et plus traditionnelles. Mais c'est une question à laquelle il est malheureusement impossible de répondre. ≫
(Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault)

mardi 14 décembre 2021

Esprit du Temps

≪La nature est une femme publique. Nous devons la mater, pénétrer ses secrets et l'enchaîner selon nos désirs≫.

                     (Francis Bacon, New Atlantis, 1627)

De la vie «vraie» à la vie «bonne»



Recevant «avec un très grand honneur» (sic), dans cette bonne ville de Francfort, le prix Adorno en 2012, au cours du discours prononcé à cette occasion juste avant le cocktail et la soirée de rigueur (ce discours fut publié dans sa traduction française aux éditions Rivages Poche en 2020), Judith Butler se livre à deux performances étonnantes. D'abord, engagée notamment dans une réflexion sur la position d'Adorno quant à la possibilité éventuelle, chez l'individu contemporain, d'une conduite morale de l'existence au sein du capitalisme tardif, une possibilité qu'Adorno refuse froidement, Butler ignore superbement le fond dialectique (le mot n'apparaît pas, ou si peu) de la pensée de ce dernier, c'est-à-dire son fond hypercritique, négatif donc finalement sceptique-désespéré, impliquant pour lui une faiblesse fondamentale de la «pratique pratique» militante, largement contaminée par la fausseté activiste du monde bourgeois. Butler ne présente évidemment pas les choses ainsi. En gros, Adorno passe ici, sous sa plume, pour un petit vieux abstraitement capricieux, élitiste et casse-planète (ce qu'il était par ailleurs sans aucun doute, mais non sans motif sérieux), ayant refusé de s'associer en son temps, à l'instant même et sans aucune réserve, aux luttes pourtant enthousiasmantes des précaires intersectionnalistes de l'univers, arborant quelque vulnérabilité corporelle (c'est ainsi que Butler présente les choses) en guise de signe de reconnaissance, viatique et support ultime d'émancipation.  
Mais, à cette fin programmatique, Butler fait pire encore ou, disons, moins élégant sur le plan intellectuel : elle reprend à son compte la traduction anglaise extrêmement problématique d'une phrase d'Adorno qui disait, au §18 de Minima Moralia«Il ne peut y avoir de vie  vraie dans une vie fausse» («Es gibt kein richtiges Leben im falschen»). Dans la version anglaise (traduction de Livingstone), cette vie «fausse» est devenue une «vie mauvaise». Simple détail, nous direz-vous ? Certes, non ! D'ailleurs, c'est bien ainsi qu'en juge Butler elle-même : «cette différence [de traduction] est tout à fait importante, puisque la moralité, la poursuite de la vie bonne pourrait bien être celle d'une vie vraie, mais il reste que la relation entre les deux devrait être expliquée», explique-t-elle, sans rien expliquer du tout (Qu'est ce qu'une vie bonne ?, Rivages poche, p. 87). N'expliquant en rien cette différence, donc, Butler préfère s'engager tout de go dans la description de ce à quoi une vie «bonne» pourrait bien actuellement ressembler. Et il ne faut pas être sorti de Saint-Cyr ou d'un laboratoire de sociologie de Paris-VIII-Vincennes pour comprendre tout ce qu'une telle problématique implique de moral, d'éthique, au sens grec ou classique du terme, en tout cas certainement pas marxien, Adorno étant, quant à lui, sans aucun doute marxien, quoique embarqué dans cette galère théorique pour les besoins éditoriaux de Judith Butler. Rappelons encore une fois que notre malheureux francfortois désespère explicitement du moindre sursaut moral individualiste en ce monde. La vie bonne à la grecque, donc : très peu pour lui. Martin Rueff note ainsi avec pertinence et malice dans sa préface au discours de Butler :

«En passant de la vie juste [souligné par nous]─ celle aussi, qui sonne juste ─ à la vie bonne, Judith Butler détourne la théorie critique vers une source grecque. Au risque, sans doute, de perdre quelques-unes des capacités descriptives de la théorie critique dont la figure, faut-il le rappeler, n'était pas tant le sujet vulnérable, faillible, que le sujet aliéné : le sujet des classes sociales. Cela, on s'en doute, n'est pas sans conséquence sur la conception qu'Adorno a de la moralité » (Id., p. 21).

Et notre préfacier et traducteur trouve même encore le moyen, là-dessus, de moquer un peu plus le libéralisme décidément très performatif, subjectiviste, voire carrément idéaliste, de Butler, en rappelant ce constat cruel d'un certain Bruno Ambroise à son sujet, dans ses articles «Socialité, assujettissement et subjectivité : la construction performative de soi selon Judith Butler» et «Prémisses à une critique matérialiste de Butler». Ambroise y lâche, lapidaire et impitoyable : «Adorno est plus matérialiste que Butler». La honte pour notre championne (toutes catégories !) de la cause...

Bon, tout cela est très rigolo mais on en oublierait presque que Martin Rueff est ici, après tout (voir le premier extrait de sa préface ci-dessus) le premier fautif en tant que défenseur de cette traduction douteuse in the first place, transformant la vie vraie, d'Adorno, en vie juste. Rueff précise même, à la note 38 du même ouvrage, avec une franchise désarçonnante :

«Il a fallu modifier la traduction française qui évoque "la vraie vie dans un monde qui ne l'est pas". La question de la vraie vie n'est pas tout à fait celle de la vie juste. Il fallait conserver le terme vie dans les deux membres de la phrase» (id., p. 40).

Là, on avoue notre incompréhension définitive. Pourquoi diable (ou pour qui ?) fallait-il ainsi «modifier la traduction française qui évoque "la vraie vie dans un monde qui ne l'est pas"»... dès lors que c'était la seule traduction française correcte de la phrase originelle, allemande, d'Adorno ? Fallait-il sauver la soldate Butler, le soldat Rueff, un autre trouffion idéologique du même genre ? (enfin... euh ! disons du même acabit). Bref, Adorno avait bel et bien raison de penser que dans un monde intégralement falsifié, le pouvoir de vérité d'un individu devenait négligeable. Il aurait simplement pu préciser : pour tout individu accessoirement traducteur de livre de philosophie. 
Ou philosophe ≪matérialiste≫.

vendredi 10 décembre 2021

Cinquième vague

On a toujours eu un petit faible 
pour les bécasseaux Sanderling. 
Allez savoir pourquoi...

mercredi 8 décembre 2021

«Réfléchir l'existant singulier» (ou : de la «subsomption immanente» de ce dernier)

«Cette idée est modulée en 1965 où le passage de la pensée philosophique à l'herméneutique, qu'Adorno prétend précisément "accomplir" est d'abord attribué au déclin des systèmes : le sens ne peut plus être totalisé dans un système et c'est pourquoi il faut réfléchir l'existant singulier.

"Et c'est là ce qui renvoie la connaissance du singulier comme connaissance philosophique à l'unique chose qui reste face à ce qui est ainsi singulier et dispersé, - à savoir son interprétation, à l'art de son interprétation"(Zur Lehre von der Geschichte und von der Freiheit, Suhrkamp, 2006, p. 182).

Il faut alors préciser ce qu'il convient d'entendre par interprétation. Le jugement de connaissance classique consiste à saisir les phénomènes à l'aide de concepts ou d'une théorie dont on dispose et qui rend possible une subsomption. En cela, il identifie par subsomption. Or l'interprétation procède autrement dans l'identification de ce qui est, dans la mesure où elle inclut une réflexion sur le moment de l'identification. Il y a en effet deux formes d'identification : d'une part on peut assimiler une chose avec une autre, ce qui est comme une subsomption assimilatrice, d'autre part on peut identifier quelque chose comme ce qu'il est. D'un côté, il s'agit d'une identification du non-identique par le travail de subsomption, de l'autre il s'agit de l'interprétation proprement dite, qui signifie séjourner auprès du singulier : 

"La connaissance ne peut apporter un élargissement des perspectives que là où elle s'attache à l'individuel avec une telle insistance qu'elle finit par le dégager de son isolement. Certes, cela suppose aussi un certain rapport à l'universel, toutefois ce n'est pas celui de la subsomption mais presque le contraire"(Minima Moralia, § 46).

En termes plus kantiens, il s'agit d'un jugement réfléchissant, qui n'est évidemment pas entièrement le contraire du jugement déterminant, mais seulement "presque le contraire" de la subsomption dans la mesure où c'est une subsomption immanente, ou une autoréflexion de la subsomption qui est interprétation ou Deutung. Cette double forme de l'identification est précisée dans la Dialectique négative :

"De façon latente, la non-identité est le telos de l'identification, ce qu'il faut sauver en elle ; l'erreur du penser traditionnel est de considérer l'identité comme son but. La puissance qui rompt l'apparence d'identité est celle du penser lui-même : l'application de son "ceci est" ébranle sa forme pourtant nécessaire. Dialectique, la connaissance du non-identique l'est aussi en ce que c'est justement elle qui identifie davantage et autrement que le penser de l'identité. Elle veut dire ce que quelque chose est, alors que le penser de l'identité dit ce sous quoi quelque chose tombe, de quoi il constitue un exemplaire ou un représentant, donc ce qu'il n'est pas lui-même (Dialectique négative, traduction française, p. 184).»

 (Christian Berner, Adorno, la philosophie comme interprétation et critique, 2019)  

mardi 7 décembre 2021

Révolte logique

                     

«La notion de péché va d'ailleurs à l'encontre de la logique. On nous enseigne que le péché consiste à enfreindre les commandements de Dieu, mais on nous enseigne aussi que Dieu est tout-puissant. Or, si rien n'advient qui soit contraire à sa volonté, Dieu a forcément voulu que le pécheur enfreigne les commandements. Saint Augustin, qui n'hésitait pas à promouvoir cette thèse, attribuait le péché à un aveuglement infligé par Dieu. Les théologiens modernes, eux, estiment que si Dieu est seul responsable du péché, il est injuste d'expédier les pécheurs en enfer pour une action dont ils ne sont pas responsables. On nous dit que le péché consiste à enfreindre la volonté de Dieu. Mais cet argument ne résout pas le problème. Ceux qui, comme Spinoza, prennent l'omnipotence divine au sérieux en déduisent que le péché n'existe pas. Cette négation entraîne des conséquences effroyables. Comment ?! s'exclamaient les contemporains de Spinoza, Néron n'a-t-il pas fauté en assassinant sa propre mère ? Adam n'a-t-il pas fauté en goûtant au fruit défendu ? Toutes les actions ne se valent pas ! Spinoza a beau tergiverser, il n'apporte pas de réponse satisfaisante. Si tout ce qui advient est conforme à la volonté de Dieu, alors Dieu a voulu que Néron tue sa mère et, puisque Dieu est bon, ce meurtre était forcément une bonne chose. Pas moyen de sortir de cette aporie.

(Libération, 7 décembre de l'an de grâce 2021)

Ceux qui définissent le péché comme une désobéissance, en revanche, sont bien obligés d'admettre que Dieu n'est pas tout-puissant. Cette concession, solution à toutes les apories, est le fait de quelques théologiens libéraux. Elle n'est pourtant pas sans poser quelques difficultés. Comment savoir quelle est véritablement la volonté de Dieu ? Si les forces du mal s'accaparent une partie de la puissance, ne risquent-elles pas de nous induire en erreur en se faisant passer pour parole d'évangile ? C'est ce que redoutaient les gnostiques, qui voyaient dans l'Ancien Testament l'œuvre d'un esprit maléfique. Dès lors que nous renonçons à la raison pour nous soumettre à l'autorité, nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Qui fait autorité ? L'Ancien Testament ? Le Nouveau Testament ? Le Coran ? En dernière instance, nous nous en remettrons au livre considéré par nous comme sacré par la communauté qui est la nôtre et nous y sélectionnons les passages qui nous agréent, en faisant l'impasse sur les autres. Il fut un temps où le verset le plus significatif de la Bible était : "Tu ne souffriras pas que vive une sorcière". Aujourd'hui, nous préférons le passer sous silence ou marmonner une excuse quelconque. Ainsi, même en nous référant à un livre sacré, nous nous arrangeons toujours pour adopter une vérité qui conforte nos préjugés. Aucun catholique, par exemple, ne s'attarde sur le verset selon lequel un évêque ne peut prendre qu'une seule femme.»

(Bertrand Russel, De la fumisterie intellectuelle)

lundi 29 novembre 2021

Y avait pas une autre lettre de l'alphabet grec (plus indiquée qu'Omicron) pour baptiser le nouveau variant COVID ?

Grosse paire de clowns

«Ce jeune baryton-décorateur aimait à se donner des airs de monsieur pas commode. Il n'était pas grand, ce qui me parut nuire à sa carrière, mais il marchait comme une terreur, c'est-à-dire avec un balancement des épaules capable de donner à sa tête un élan irrésistible. Tout son corps n'était que catapulte quand on le voyait venir au bout de la rue Saint-Vincent au rendez-vous de la bande. En réalité il était peu combatif et se contentait de disparaître quand la bagarre s'annonçait.

Ci-dessus, à l'extrême-droite : pipe scoufflaire «tradi»(détail).

Quand je l'ai connu il était lié par l'intérêt et la camaraderie de costume à un grand garçon blond et diabolique, flegmatique et spirituel, que l'on appelait P... P... pouvait fumer une pipe Scoufflair [sic] pendant près d'une heure sans la laisser s'éteindre, c'est dire à quel point il parvenait à dominer ses mouvements et ses émotions. Il se promenait avec C... et tous deux ressemblaient à une paire de clowns lâchés en liberté...»

(Pierre Mac Orlan, Villes)

mardi 23 novembre 2021

Cadix


Grève émeutière en cours des métallurgistes, pour des augmentations de salaire. 
Dans le respect notable des gestes-barrière.
Et de la distanciation sociale. 

jeudi 11 novembre 2021

Intelligence et entropie



Dans son Journal clinique, Sándor Ferenczi note, en date du 24 janvier 1932 :

«Du mimétisme. Comment la couleur de son milieu est-elle imposée à une espèce animale ou végétale ? Le milieu lui-même (régions arctiques) n'a aucun avantage à colorer la fourrure de l'ours en blanc : il n'y a que l'ours qui en profite. Cependant, théoriquement, ce n'est pas impossible qu'un attribut commun supérieur comprenne à la fois l'individu et son milieu, par exemple que la tendance générale de la nature vers un état de repos en tant que principe supérieur soit perpétuellement à l'œuvre pour niveler la différence entre accumulation de danger et de plaisir. Ce principe fait que le milieu cède à l'individu sa couleur propre et aide l'individu à revêtir la couleur extérieure. Un exemple intéressant d'interaction réussi entre tendances égoïstes et universelles ─ collectivisme individuel».

On reconnaît là la force et les faiblesses de l'hypothèse freudienne d'une pulsion de mort éventuellement partagée par l'ensemble du vivant. La supposition d'une «tendance générale de la nature vers un état de repos» va ici de pair avec la reconnaissance intuitive d'une interaction universelle de «systèmes partiels» (chaque animal faisant face à tous les autres), cette interaction tendant au nivellement, à l'équilibre entropique, à la désagrégation desdits systèmes partiels, c'est-à-dire à leur destruction finale au profit d'un système global homéostatique : le fameux état de «repos» (et d'indifférenciation) évoqué par Ferenczi. Bref, ce qui se trouve imaginé en l'occurrence n'est autre que le terminus d'un procès impliquant la disparition par suicide collectif du vivant, programmée par le vivant lui-même suivant une espèce d'agenda mystérieux (mourir à son heure et à ses conditions seulement, pas celles imposées par le milieu extérieur), dont Freud était le premier à reconnaître le caractère d'hypothèse à la fois féconde et métaphysique.
Deux éléments sont absents de l'intuition ferenczienne illustrée par l'exemple de l'ours : l'intelligence, d'abord (l'ours est en effet un vertébré, un animal doté par l'évolution d'un cerveau, d'yeux, d'un système nerveux central complexe, autrement dit un vivant défini par une capacité perceptive et active très singulière et élevée, bien différente de celle de la bactérie ou de la méduse) ; et, d'autre part,  la prédation (Ferenczi ne parle, pudiquement, que de ce «milieu» qui ne «profiterait pas», lui, de ce privilège chromatique octroyé à l'ours blanc : il ne parle pas, plus concrètement, de ces phoques qui se font attaquer et dévorer par ce dernier, constituant (avant l'évolution anthropocénique, du moins) l'essentiel de son menu ordinaire. En réalité, ces deux facteurs n'en font évidemment qu'un : la haute intelligence de l'ours et sa capacité de prédation (ainsi, bien entendu, symétriquement, que la haute capacité perceptive de sa proie, permettant la fuite éventuelle du phoque) apparaissent ensemble

Les biologistes situent précisément cette explosion conjointe de l'intelligence animale et de l'interaction agressive des formes de vie à la période du Cambrien (soit de −540 à −485 millions d'années). Témoignerait de cette «explosion cambrienne» un déchaînement fabuleux de l'inventivité morphologique aujourd'hui conservée dans les innombrables restes fossiles légués par cette période. Comme y insiste Peter Godfrey-Smith, spécialiste des poulpes, le Cambrien voit, relativement aux périodes précédentes, le corps des animaux se transformer efficacement, à l'aune de l'agressivité généralisée et donc de l'intelligence adaptative que cette agressivité implique : 

«Durant le Cambrien, les animaux deviennent partie intégrante de la vie des autres. D'une façon neuve, notamment par le biais de la prédation. Cela signifie que lorsqu'un organisme donné évolue, l'environnement des autres organismes est modifié, et ceux-ci évoluent en retour. À partir du début du Cambrien, la prédation existe sans aucun doute, et avec elle, tout ce qu'elle encourage : l'identification, la chasse, la défense. Quand une proie commence à se cacher ou à se défendre, les prédateurs améliorent leur aptitude à traquer et à soumettre, suscitant chez la proie d'ultérieures techniques défensives. Dès lors, une "course aux armements" commence. Dès le début du Cambrien, les fossiles des corps animaux présentent tout ce qui n'existait pas durant l'Édiacarien, des yeux, des antennes, et des pinces. L'évolution des systèmes nerveux prend une nouvelle direction.»
(Godfrey-Smith, Le prince des profondeurs ou L'intelligence exceptionnelle des poulpes, pp. 64-65 )

Nous reparlerons dans un instant de l'âge précédant justement le Cambrien, ce fameux Édiacarien. Mais à l'adresse de ceux qui se refuseraient à parler d'un accroissement général de «l'intelligence» caractérisant corrélativement cette montée en puissance de la prédation, l'auteur poursuit en ces termes : 

«Cette imbrication des vies et ses conséquences évolutives sont dues au comportement et aux mécanismes qui le contrôlent. À partir de ce moment, l'intelligence évolue en réponse à d'autres intelligences.
Vous m'objecterez peut-être que le terme "intelligence" est impropre. Je ne discuterai pas de la question dans ce chapitre. Ce qui est certain, c'est que les sens, les systèmes nerveux et les comportements de chaque animal commencent à évoluer en réponse aux sens, aux systèmes nerveux et aux comportements d'autres animaux. Les actions d'un animal créent des opportunités pour certains et des contraintes pour d'autres. Si un anomalocaride de 1 mètre de long est en train de fondre sur vous comme une blatte géante avec ses deux pinces articulées prêtes à vous saisir, c'est une très bonne chose de savoir ce qui se passe et de prendre la fuite » (ibid., p. 68).

                                    Ci-dessus : Anomalocaridus Zemmouris (détail)

L'intelligence apparaît donc inséparable de la lutte pour la survie, laquelle, elle-même, se trouve implacablement indexée à l'augmentation des interactions. Qui dit rapports intensifiés entre les vivants dit aussi hostilité et donc augmentation de l'intelligence : «le comportement s'oriente vers autrui, avec l'observation, la capture, la fuite» (ibid., p.67) ; «Dès le début du Cambrien, nous trouvons des fossiles qui arborent les instruments de cette interaction : des yeux, des pinces, des antennes» (id.). Certes, «ces animaux sont aussi mobiles : ils ont des pattes et des nageoires. Ces dernières ne sont pas la preuve qu'un animal interagit avec les autres» (id.). Mais il est hors de doute que tendances agressives, interaction et intelligence se développent ensemble : «les pinces ne laissent quant à elles aucune place au doute» (id.). Chaque vivant, autant qu'il est en lui, pourrait-on ainsi écrire en détournant légèrement Spinoza (Éthique III, Proposition VI), s'efforce de persévérer dans son être. Et l'intelligence (essentiellement adaptative, hostile ou défensive) ne serait que le moyen de cet instinct de conservation. 

Par contraste, l'âge immédiatement antérieur au Cambrien : l'Édiacarien (−635 à −541 millions d'années) est souvent baptisé par les spécialistes du nom de «Jardin», évoquant l'Éden paisible de la Genèse : durant cette période, en effet, si on se fie à l'analyse des formes de vie fossilisées qui y correspondent, «ces créatures ne semblent pas avoir eu d'organes sensoriels développés et complexes : pas de grands yeux ou d'antennes. Ils avaient probablement une sorte de réactivité à la lumière  et aux substances chimiques, mais leur investissement dans ces outils est resté, autant que nous puissions en juger, limité. On ne trouve pas non plus de pinces, de piques ou de coquilles : pas d'armes ni de boucliers. Leurs vies étaient apparemment dépourvues de conflits et de relations complexes, ce qui explique l'absence d'outils normalement élaborés pour gérer ce genre d'interactions» (ibid., p. 62). Et quoique il soit «certain que les édiacariens étaient en compétition les uns avec les autres d'un point de vue évolutif, ce qui est inévitable dans un monde d'organismes qui se reproduisent», néanmoins, «les formes les plus évidentes d'interaction entre organismes semblent absentes» : les édiacariens «grignotaient leur tapis [de bactéries et de microbes couvrant le fond des océans], filtraient l'eau pour obtenir de la nourriture et se déplaçaient parfois, mais si l'on en croit les preuves fossiles ils n'interagissaient quasiment pas» (id.). Et si les expressions de paix généralisée, ou d'harmonie, sembleraient évidemment impropres pour qualifier cet âge d'or du vivant, en suggérant «l'existence d'une forme d'amitié ou de trêve», il n'en reste pas moins, objectivement, explique Godfrey-Smith, qu'«en résumé, l'Édiacarien n'était en aucun cas un monde où régnait une "loi de la jungle" archaïque. Le paléontologiste américain Mark McMenanim évoque à son sujet, dans une expression demeurée célèbre, "le Jardin d'Édiacara" (...), jardin d'êtres relativement indépendants et tranquilles, "des navires qui passent dans la nuit" (id.).»

Qu'on se retourne, à présent, vers l'ours blanc de Ferenczi, en mesurant ce que le tristement célèbre «réchauffement climatique» induit par l'activité intelligente de l'espèce humaine signifie pour lui. Pour lui et pour nous, il semble tentant d'oser cette hypothèse voulant que l'intelligence et l'entropie ne soient que les deux faces d'une seule et même pièce matérielle, et que la vie tende à se décomposer à mesure qu'elle se complexifie, que le rapprochement (formant un «milieu» partagé) de systèmes prédateurs partiels tende non seulement à entraîner la mort du système le moins «intelligent» mais également, non moins inéluctablement, la disparition de son adversaire victorieux. L'avenir appartiendrait-il alors aux éponges, aux méduses ? (ces dernières sont en tout cas les seules bénéficiaires avérées de l'acidification actuelle des océans et de la transformation progressive conjointe de ceux-ci en poubelles à plastique géantes). La fameuse «pauvreté de l'animal en monde», stigmatisée par Heidegger dans un passage célèbre, s'accompagne aussi (Von Uexküll le rappelait) d'une capacité renforcée de certitude pratique, d'absence de doute, et donc, paradoxalement, d'une meilleure résistance active au péril. En sorte que le triomphe de l'Intelligence complexe, de la Raison, se présenterait toujours comme une victoire à la Pyrrhus. Au point que l'Édiacarien (car la vie continuera évidemment après nous) constituerait comme un modèle passé néanmoins plein d'avenir : utopique (rappelons la portée subversive, pour nous, de la pulsion de mort océanique). Au point, plus radicalement encore, d'un point de vue thermodynamique, que la seule question intéressant la vie tordra généreusement avec pertinence l'interrogation métaphysique classique : pourquoi donc devrait-il y avoir quelque chose d'intelligent plutôt que rien ?         
  

jeudi 4 novembre 2021

Ce grand remplacement transcendantal : la Vie !

«Maintenant ils étaient vieux, ils étaient tout usés, "comme de vieux meubles qui ont beaucoup servi, qui ont fait leur temps et accompli leur tâche", et ils faisaient parfois (c'était leur coquetterie) une sorte de soupir sec, plein de résignation, de soulagement, qui ressemblait à un craquement.
Par les soirs doux de printemps, ils allaient se promener ensemble, "maintenant que la jeunesse était passée, maintenant que les passions étaient finies", ils allaient se promener tranquillement, "prendre un peu le frais avant d'aller se coucher", s'asseoir dans un café, passer quelques instants en bavardant.
Ils choisissaient avec beaucoup de précautions un coin bien abrité ("pas ici : c'est dans le courant d'air, ni là : juste à côté des lavabos"), ils s'asseyaient - Ah ! ces vieux os, on se fait vieux. Ah ! Ah !" - et ils faisaient entendre leur craquement.
La salle avait un éclat souillé et froid, les garçons circulaient trop vite, d'un air un peu brutal, indifférent, les glaces reflétaient durement des visages fripés et des yeux clignotants.
Mais ils ne demandaient rien de plus, c'était cela, ils le savaient, il ne fallait rien attendre, rien demander, c'était ainsi, il n'y avait rien de plus, c'était cela, "la vie".
Rien d'autre, rien de plus, ici ou là, ils le savaient maintenant.
Il ne fallait pas se révolter, rêver, attendre, faire des efforts, s'enfuir, il fallait juste choisir attentivement (le garçon attendait), serait-ce une grenadine ou un café ? crème ou nature ? en acceptant modestement de vivre - ici ou là - et de laisser passer le temps».

(Nathalie Sarraute, Tropismes)

vendredi 22 octobre 2021

Très russe !

jeudi 21 octobre 2021

L'important, c'est d'aimer !


≪Je suis un sale bonhomme. Je remarque toutefois une chose : un homme qui, le matin, n'est pas dans son assiette et, le soir, déborde de projets, de rêves et d'énergie, ça c'est un très mauvais homme ; mal fichu le matin, en pleine forme le soir : voilà qui ne trompe pas. Mais dans le cas contraire, s'il est plein d'allant et d'espoir le matin et complètement à plat le soir, là, c'est franchement un pauvre mec, un mesquin et un médiocre. Pour moi, c'est une ordure. Je ne sais pas ce que vous en pensez, mais moi je trouve que c'est une vraie ordure.
Bien sûr, il y a aussi ceux qui se plaisent autant le matin que le soir, qui sont aussi heureux quand le jour se lève que quand il se couche. Ceux-là, ce sont tout bonnement des fumiers, et ça me dégoûte rien que d'en parler. Quant à celui qui n'est jamais bien, pas plus le soir que le matin, alors là, les mots me manquent : c'est le roi des cons et le dernier des salauds.»

(Vénédict Erofeiev, Moscou-sur-Vodka)

vendredi 15 octobre 2021

De trop philosopher (ou : du mouvement stationnaire)

« ―L'ÉTRANGER : Le mouvement est donc le même et pas le même : il en faut convenir et ne s'en point fâcher. C'est que, lorsque nous le disons le même et pas le même, ce n'est point sous les mêmes rapports. Quand nous le disons le même, en effet, c'est sa participation au "même" par rapport à soi qui nous le fait dire tel. Quand nous nions qu'il soit le même, c'est en conséquence de la communauté qu'il a avec l'autre, communauté qui l'a séparé du "même" et fait devenir non même, mais autre ; aussi avons-nous le droit de le dire, cette fois, "pas le même".  

―THÉÉTÈTE : Absolument. 

―L'ÉTRANGER : Si donc, par quelque biais, le mouvement même participait au repos, il n'y aurait rien d'étrange à l'appeler stationnaire ?

―THÉÉTÈTE : Ce serait, au contraire, parfaitement correct... »

(Platon, Le Sophiste)

***

«C'est reculer que d'être stationnaire. On le devient de trop philosopher

(Charles d'Avray, Le Triomphe de l'anarchie)

jeudi 14 octobre 2021

Au fait : Le Moine Bleu a dix ans !

AMÈNE !

dimanche 10 octobre 2021

Sur le concept de philosophie

Max Horkheimer (street cred)

≪S'il nous fallait parler d'une maladie qui affecte la raison, il serait nécessaire de comprendre que cette maladie n'a pas frappé la raison à un moment historique donné, mais qu'elle a été inséparable de la nature de la raison dans la civilisation telle que nous l'avons connue jusque-là. La maladie de la raison, c'est que la raison naquit de la tendance impulsive de l'homme à dominer la nature ; et son "rétablissement" éventuel dépendra de la connaissance de la nature de la maladie originelle, pas de la guérison de ses symptômes les plus tardifs. La véritable critique de la raison mettra nécessairement à jour les couches les plus profondes de la civilisation. Elle explorera les toutes premières phases de son histoire. Depuis le temps où la raison est devenue l'instrument de domination de la nature humaine et extra-humaine par l'homme ─ c'est-à-dire depuis ses débuts ─ elle a été frustrée de sa propre intention de découvrir la vérité. Cela est dû au fait même qu'elle a fait de la nature un simple objet et qu'elle n'a pas su découvrir la trace d'elle-même dans une telle objectivation, que ce soit dans les concepts de matière et de choses ou dans ceux de Dieux et d'esprit. On pourrait dire que la folie collective, qui s'étend aujourd'hui des camps de concentration jusqu'aux réactions, en apparence des plus inoffensives, de la culture de masse, était déjà présente en germe dans l'objectivation primitive, dans la contemplation intéressée du monde en tant que proie par le premier homme. La paranoïa, cette folie qui bâtit des théories logiquement élaborées de la persécution, n'est pas simplement une parodie de la raison, elle se manifeste, d'une manière ou d'une autre, en toute forme de raison qui n'est que recherche de buts déterminés.
Ainsi le dérangement de la raison va bien au-delà des malformations évidentes qui la caractérisent à l'heure actuelle. La raison ne peut réaliser ce qui est raisonnable en elle que par la réflexion sur la maladie du monde telle qu'elle est produite et reproduite par l'homme. Dans une telle autocritique la raison, en même temps, restera fidèle à elle-même en sauvegardant de toute application pour des mobiles inavoués le principe de vérité dont à elle seule nous sommes redevables. La sujétion de la nature régressera vers la sujétion de l'homme et vice versa, aussi longtemps que l'homme ne comprendra pas sa propre raison et le processus de base par lequel il a créé et maintiendra l'antagonisme qui est sur le point de le détruire. La raison peut être plus que la nature, mais seulement si elle se fait une idée nette et concrète de son "naturel" ─ qui tient dans sa tendance à la domination ─ cette tendance même qui, paradoxalement, l'aliène de la nature. Ainsi, en étant l'instrument de la réconciliation, elle sera également plus qu'un instrument. Les changements de direction, les avances et les reculs de cet effort reflètent le développement de la définition de la philosophie. 
La possibilité d'une autocritique de la raison présuppose tout d'abord que l'antagonisme de la raison et de la nature est dans une phase aiguë et catastrophique ─ et secondement, qu'à ce stade de complète aliénation, l'idée de vérité est toujours accessible».

(Max Horkheimer, «Sur le concept de philosophie», in Éclipse de la raison, 1947) 

mardi 28 septembre 2021

Comprendre, oui. Justifier, non !

(Cathédrale Saint-Étienne de Metz, septembre 2021)

mercredi 22 septembre 2021

La vie sensible

Il y a dans toute cette vogue philosophique de la pureté du vivant, de la vie à défendre comme vie, de la vie sensible, etc, outre l'anti-intellectualisme universitaire conjoncturel dont elle procède, quelque chose de plus substantiellement navrant au plan critique : l'absence de ce pessimisme bien trempé devant toujours, à notre goût, faire écho, chez le penseur valable, au très inamovible, pour ne pas dire presque transcendantal maintien de la société de classes, avec ses barbaries afférentes, réactionnaires ou progressistes. Morizot peut bien ainsi nous parler, avec talent et inspiration, des pisteurs de brousse africains et puis de la vie sauvage et de toutes les nouvelles alliances stratégiques que cette vie sauvage, à condition de la saisir comme telle, pourrait susciter, etc ; Renaud Garcia (que nous aimons beaucoup) pourra bien fustiger, avec toute cette énergie indéniable que nous avons désappris d'envier au spectre des militants actuels, le «catastrophisme collapsologique» ambiant, c'est hélas ! ce dernier qui nous paraît avoir raison, et conserver pour lui la force imparable du dernier râle désespéré et inarticulé. Ni l'un ni l'autre de ces auteurs intéressants, par manque de réalisme, sans doute, ni aucun de ceux ou celles qui leur ressemblent, les lisent, et les apprécient, au point de se battre et de souffrir avec courage pour cette Nature qui se défend, ne nous semblent en veine d'effectivité. C'est le désastre qui a la main, partout. C'est lui qui la conservera vraisemblablement jusqu'au bout, à force de n'être pas compris, ce désastre, précisément comme tendance vitale, purement vivante et naturelle. À force que raison et nature fusionnent et se battent au sein de l'homme même. À force que les gens, qui sont des êtres rationnels, aiment de ce fait même, d'un enthousiasme vital, ce désastre et désirent, au plus profond d'eux-mêmes, avec la dernière excitation, qu'il aille à son terme et remplisse sa mission tragique.  

dimanche 5 septembre 2021

jeudi 2 septembre 2021

Grec (sans salade)

«Das ist kein Mann !» (Siegfried
, Acte III, scène 3)
 

«La rédemption de la femme vers la participation à la nature virile est l'œuvre de l'évolution germanico-chrétienne. Le Grec ignorait le processus d'une évolution de la femme vers une masculinité noble et logique ; toute chose lui apparaissait telle qu'elle se manifestait directement et immédiatement : la femme pour lui était la femme, l'homme était l'homme...»

(Richard Wagner, L'œuvre d'art de l'avenir)

mardi 31 août 2021

Pologne, terre de contrastes !

jeudi 26 août 2021

De l'irrationalité capitaliste

Ci-dessus : point d'explosion contemporain de l'irrationalité marchande, via la reprise synthétique (non-aperçue par Weber) de ses formes historiques précédentes, savoir celles de «l'aventurier» et de «l'artisan routinier», chacun à sa manière avide de démonstration de puissance et de reconnaissance spectaculaire. La Raison, en fin de parcours, revient à ses origines mythiques et de folie dominatrice, validant celles-ci comme son essence profonde.      

1

«On a présenté le "rationalisme économique" comme le motif fondamental de l'économie moderne en général. À juste titre, indubitablement, si l'on entend par là cette extension de la productivité du travail qui, en divisant le processus de production sur la base de points de vue scientifiques, a tiré un trait sur sa dépendance vis-à-vis des limites "organiques" de la personne humaine, qui lui sont données par la nature. Or, de façon tout aussi indubitable, une part conséquente des "idéaux de vie" de la société bourgeoise moderne se voit conditionnée par ce processus de rationalisation à l'œuvre dans le domaine de la technique et dans celui de l'économie (...). C'est tout autant et naturellement l'une des qualités fondamentales de l'économie capitaliste privée que d'être rationalisée sur le fondement d'un strict calcul comptable, d'être planifiée de très sobre façon afin d'atteindre le résultat économique visé ─ rationalisation et planification qui l'opposent en tout à la vie au jour le jour du paysan ainsi qu'à l'activité routinière privilégiée par l'artisan des anciennes corporations, et qui l'opposent aussi à "l'aventurier" capitaliste, qui improvisait en fonction des circonstances politiques et pratiquait la spéculation sans grande rationalité». 

2

«Une chose n'est pas constamment "irrationnelle" en elle-même mais l'est d'un certain point de vue "rationnel". Pour l'irréligieux, toute conduite de vie religieuse est "irrationnelle" ; pour l'hédoniste, toute conduite de vie ascétique l'est tout autant ─ et ce, même si, mesurées à l'aune de leur valeur ultime, elles constituent une "rationalisation"».

3

«Il est même permis ─ et toute étude se confrontant au "rationalisme" devrait s'ouvrir par cette proposition simple et souvent oubliée  de "rationaliser" l'existence en l'envisageant ultimement de manière extrêmement différentes et selon des optiques très diverses. Le "rationalisme" est un concept historique contenant en lui un monde d'oppositions, et il nous faudra précisément déterminer quel esprit a engendré cette forme concrète de pensée et de vie "rationnelles", elles-mêmes à l'origine de cette idée de "profession comme vocation" (Beruf), ainsi que cette manière de se dédier au travail professionnel (manière tout ce qu'il y a de plus irrationnelle, nous l'avons vu, lorsqu'on envisage l'intérêt personnel sous un angle purement eudémoniste), idée et manière qui ont été et demeurent parmi les composantes les plus caractéristiques de notre culture capitaliste». 

4

«Si on les interrogeait [les esprits imprégnés d'une telle culture moderne] sur le "sens" de cette quête inlassable qui, jamais, ne se contente des biens acquis et qui, pour cette raison même, ne peut apparaître que dénuée de sens lorsque envisagée à l'aune d'une orientation existentielle uniment tournée vers l'ici-bas, ils répondraient de temps à autre ─ pour autant qu'ils sachent le faire : "le souci des enfants et des petits-enfants" ; mais, dans la mesure où ce mobile n'est manifestement pas le leur propre, puisqu'il était tout autant celui des "traditionnalistes", ils répondraient plus fréquemment, tout simplement et de façon plus juste, que leurs affaires, le travail incessant qu'elles exigent sont devenus "indispensables" à leurs existences". C'est effectivement là le seul mobile pertinent et qui, dans le même temps, lorsqu'on envisage les choses du point de vue du bonheur personnel, met en lumière l'irrationnel de cette conduite de vie, où l'homme se met au service de ses affaires et non l'inverse».

     (Max Weber, L'Éthique protestante et l'esprit du capitalisme)

mardi 24 août 2021

Ambiance conviviale

«L'histoire de la guerre démontre qu'une armée conviviale de cyclistes et de piétons peut retourner à son profit le déferlement de la puissance anonyme de l'ennemi. Pourtant, maintenant que la guerre est "finie", nombreux sont les Américains qui pensent qu'avec l'argent dépensé annuellement à se faire vaincre par les Vietnamiens, il serait possible de vaincre plutôt la pauvreté intérieure. D'autres veulent affecter les vingt milliards de dollars du budget de guerre au renforcement de la coopération internationale [sic], ce qui en multiplierait par dix les ressources actuelles. Ni les uns ni les autres ne comprennent que la même structure institutionnelle sous-tend la guerre pacifique contre la pauvreté et la guerre sanglante contre la dissidence. Tous haussent encore d'un degré l'escalade qu'ils entendent éliminer».

(Ivan Illich, La convivialité)

dimanche 22 août 2021

Et inversement !

«La maison des méchants sera détruite, mais la tente des hommes droits fleurira»

(Proverbes, 14-11)

samedi 21 août 2021

vendredi 20 août 2021

Percival Everett

  (Merci au camarade Vilbidon de nous avoir montré ceci !)

mercredi 18 août 2021

mardi 17 août 2021

À la plage

«On sait que nous avons reconnu dans la tendance à la réduction, à la constance, à la suppression de la tension d'excitation interne, la tendance dominante de la vie psychique et peut-être de la vie nerveuse en général (principe de Nirvana, selon une expression de Barbara Low) comme l'exprime le principe de plaisir ; nous trouvons là l'un de nos plus puissants motifs de croire en l'existence de pulsions de mort».

           (Sigmund Freud, Au-delà du principe de plaisir, 1920)

Jean-Marie Bigard présente

«La "carte verte" [pass sanitaire italien] constitue ceux qui ne l'ont pas en porteurs d'une étoile jaune virtuelle».

(Giorgio Agamben, philologue en vacances, 2021)

Prise de conscience

dimanche 15 août 2021

Comme le temps passe...

samedi 14 août 2021

Dernières news décoloniales


Moustady* a 35 ans, il vient du Mali. Secouru en mer par les équipes sur l’Ocean Viking en juillet 2021, il raconte ce qu’il a vécu en Libye :

«En Libye, tu vas travailler mais ils ne te paient pas. On entend des coups de feu chaque nuit. Une fois, on a été attaqué dans notre appartement, ils sont entrés avec des vraies armes de guerres. Ils tirent sur les migrants chaque jour là-bas, et souvent, il y a des morts. En Libye, un Noir, c’est de l’argent. Ils nous appellent les "diamants noirs". J’étais en prison à Tripoli.  Dans un lieu qui s’appelle Tarik al-Sikka. C’est une prison officielle. On n’y a même pas le droit à un avocat, et puis on nous y frappait jour et nuit. Même les femmes enceintes, même les nouveau-nés, ils tapent tout le monde là-bas. Pour sortir, c’est 500 euros pour les hommes, et 700 euros pour les enfants et pour les femmes aussi. Or, quand on est envoyé en prison, on nous prend tout. L’argent, le téléphone, tout. Donc on passe par un intermédiaire entre la police et nous pour payer. Ce sont les passeurs qui organisent l’échange, mais eux aussi, ils ont encore un intermédiaire. C’est du business, tout le monde profite de nous. On a vraiment trop souffert en Libye. Si tu fuis, ils tirent à balle réelle.»

*le prénom a été modifié

(lu sur le site de SOS Méditerranée, 11-08-2021) 

jeudi 12 août 2021

D'un vandalisme l'autre

(Ci-dessus : la vérité en vacances, Lisbonne, 2021)

«(...) la deuxième raison [des grandes expéditions maritimes lancées par l'Infante Dom Henrique de Portugal, dit Henri le navigateur] fut l'idée que si en ces terres se trouvaient quelque population de chrétiens, ou quelques ports où l'on aborderait sans danger, on pourrait en rapporter au royaume beaucoup de marchandises bon marché par la raison qu'il n'y en aurait point d'autres personnes de ces côtés-ci qui négocieraient avec eux [...]. La troisième raison fut qu'il s'ingénia à envoyer ses gens en quête de renseignements, afin de savoir jusqu'où allait la puissance des infidèles. La quatrième raison fut celle-ci : il désirait savoir si, en ces régions-là, il y aurait quelques princes chrétiens assez forts pour l'aider contre les ennemis de la Foi. La cinquième raison fut son grand désir d'augmenter la Sainte Foi de Notre Seigneur Jésus-Christ et d'amener à elle toutes les âmes désireuses d'être sauvées.»

  (Cannes de Azurara, Chroniques de la découverte de Guinée)