mardi 7 décembre 2021

Révolte logique

                     

«La notion de péché va d'ailleurs à l'encontre de la logique. On nous enseigne que le péché consiste à enfreindre les commandements de Dieu, mais on nous enseigne aussi que Dieu est tout-puissant. Or, si rien n'advient qui soit contraire à sa volonté, Dieu a forcément voulu que le pécheur enfreigne les commandements. Saint Augustin, qui n'hésitait pas à promouvoir cette thèse, attribuait le péché à un aveuglement infligé par Dieu. Les théologiens modernes, eux, estiment que si Dieu est seul responsable du péché, il est injuste d'expédier les pécheurs en enfer pour une action dont ils ne sont pas responsables. On nous dit que le péché consiste à enfreindre la volonté de Dieu. Mais cet argument ne résout pas le problème. Ceux qui, comme Spinoza, prennent l'omnipotence divine au sérieux en déduisent que le péché n'existe pas. Cette négation entraîne des conséquences effroyables. Comment ?! s'exclamaient les contemporains de Spinoza, Néron n'a-t-il pas fauté en assassinant sa propre mère ? Adam n'a-t-il pas fauté en goûtant au fruit défendu ? Toutes les actions ne se valent pas ! Spinoza a beau tergiverser, il n'apporte pas de réponse satisfaisante. Si tout ce qui advient est conforme à la volonté de Dieu, alors Dieu a voulu que Néron tue sa mère et, puisque Dieu est bon, ce meurtre était forcément une bonne chose. Pas moyen de sortir de cette aporie.

(Libération, 7 décembre de l'an de grâce 2021)

Ceux qui définissent le péché comme une désobéissance, en revanche, sont bien obligés d'admettre que Dieu n'est pas tout-puissant. Cette concession, solution à toutes les apories, est le fait de quelques théologiens libéraux. Elle n'est pourtant pas sans poser quelques difficultés. Comment savoir quelle est véritablement la volonté de Dieu ? Si les forces du mal s'accaparent une partie de la puissance, ne risquent-elles pas de nous induire en erreur en se faisant passer pour parole d'évangile ? C'est ce que redoutaient les gnostiques, qui voyaient dans l'Ancien Testament l'œuvre d'un esprit maléfique. Dès lors que nous renonçons à la raison pour nous soumettre à l'autorité, nous ne savons plus à quel saint nous vouer. Qui fait autorité ? L'Ancien Testament ? Le Nouveau Testament ? Le Coran ? En dernière instance, nous nous en remettrons au livre considéré par nous comme sacré par la communauté qui est la nôtre et nous y sélectionnons les passages qui nous agréent, en faisant l'impasse sur les autres. Il fut un temps où le verset le plus significatif de la Bible était : "Tu ne souffriras pas que vive une sorcière". Aujourd'hui, nous préférons le passer sous silence ou marmonner une excuse quelconque. Ainsi, même en nous référant à un livre sacré, nous nous arrangeons toujours pour adopter une vérité qui conforte nos préjugés. Aucun catholique, par exemple, ne s'attarde sur le verset selon lequel un évêque ne peut prendre qu'une seule femme.»

(Bertrand Russel, De la fumisterie intellectuelle)

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