«Cette idée est modulée en 1965 où le passage de la pensée philosophique à l'herméneutique, qu'Adorno prétend précisément "accomplir" est d'abord attribué au déclin des systèmes : le sens ne peut plus être totalisé dans un système et c'est pourquoi il faut réfléchir l'existant singulier.
"Et c'est là ce qui renvoie la connaissance du singulier comme connaissance philosophique à l'unique chose qui reste face à ce qui est ainsi singulier et dispersé, - à savoir son interprétation, à l'art de son interprétation"(Zur Lehre von der Geschichte und von der Freiheit, Suhrkamp, 2006, p. 182).
Il faut alors préciser ce qu'il convient d'entendre par interprétation. Le jugement de connaissance classique consiste à saisir les phénomènes à l'aide de concepts ou d'une théorie dont on dispose et qui rend possible une subsomption. En cela, il identifie par subsomption. Or l'interprétation procède autrement dans l'identification de ce qui est, dans la mesure où elle inclut une réflexion sur le moment de l'identification. Il y a en effet deux formes d'identification : d'une part on peut assimiler une chose avec une autre, ce qui est comme une subsomption assimilatrice, d'autre part on peut identifier quelque chose comme ce qu'il est. D'un côté, il s'agit d'une identification du non-identique par le travail de subsomption, de l'autre il s'agit de l'interprétation proprement dite, qui signifie séjourner auprès du singulier :
"La connaissance ne peut apporter un élargissement des perspectives que là où elle s'attache à l'individuel avec une telle insistance qu'elle finit par le dégager de son isolement. Certes, cela suppose aussi un certain rapport à l'universel, toutefois ce n'est pas celui de la subsomption mais presque le contraire"(Minima Moralia, § 46).
En termes plus kantiens, il s'agit d'un jugement réfléchissant, qui n'est évidemment pas entièrement le contraire du jugement déterminant, mais seulement "presque le contraire" de la subsomption dans la mesure où c'est une subsomption immanente, ou une autoréflexion de la subsomption qui est interprétation ou Deutung. Cette double forme de l'identification est précisée dans la Dialectique négative :
"De façon latente, la non-identité est le telos de l'identification, ce qu'il faut sauver en elle ; l'erreur du penser traditionnel est de considérer l'identité comme son but. La puissance qui rompt l'apparence d'identité est celle du penser lui-même : l'application de son "ceci est" ébranle sa forme pourtant nécessaire. Dialectique, la connaissance du non-identique l'est aussi en ce que c'est justement elle qui identifie davantage et autrement que le penser de l'identité. Elle veut dire ce que quelque chose est, alors que le penser de l'identité dit ce sous quoi quelque chose tombe, de quoi il constitue un exemplaire ou un représentant, donc ce qu'il n'est pas lui-même (Dialectique négative, traduction française, p. 184).»
(Christian Berner, Adorno, la philosophie comme interprétation et critique, 2019)
En 1967, Althusser, et ce qu'on a nommé "les structuralistes", prétendait assouplir le système, d'où la notion, qui se voulait mobile, historiquement dynamique, au croisement du synchronique et du diachronique, de structure — qui ouvrirait la fenêtre historique de la libération sociale. La vérité consistant en la détermination par fonction, dont la plus décisive serait celle "en dernière instance", dévoilement enfin conscient de la fonction assignée, idéologique par nature. Cela aussi affirmait en avoir fini avec la pensée systématique, renvoyée à la pensée bourgeoise. Il aurait suffit de faire bouger l'automate. On allait voir ce qu'on allait voir. Les communisateurs en sont encore là. Mais pas qu'eux, le plus récent kit idéologique militant, sociologisé à trois moteurs — race, genre, classe - en hérite foutrement. Dans un version dégradée qui plus est, l'agent idéologisé est devenu un rôle, une réputation, un débit social qu'il faudrait changer en crédit social. Angoisse de la reconnaissance.
RépondreSupprimerVous faites bien de rappeler en quoi la dialectique c'est pas automatique. En son coeur il y a du jeu. D'ailleurs Althusser n'a jamais été dialecticien, quoiqu'il se prétendait tel.
Et "presque le contraire" n'est pas non plus la différance, où la raison s'endort dans l'espace du signifié, malgré son prétentieux (pour l'époque lacanisée) "petit a". L'intersectionnalisme hérite de tout cela — ULM, Vincennes, l'Amérique : équivalence du signe et de l'identité. Penser comme on code, vertiges identitaires dès que le réel s'approche.
Reste que je n'ai pas bien compris l'herméneutique adornienne. Je vois l'enjeu et la subsomption assimilatrice, mais qu'en est-il de l'autre approche qui fait jeu. Or donc, interpréter ce serait jouer du comme ? Qu'est-ce que "la réflexion sur le moment de ce qui est" ?
Concernant ce texte de Christian Berner, voilà comment nous le comprenons :
SupprimerSur la "décadence" du Système, d'abord, une précision : Adorno reste hégélien, au sens où le Système hégélien a valeur, pour lui, de reflet idéologique d'une époque où TOUT est faux, certes, mais où, donc, plus rien n'existe comme non-faux. La falsification a atteint tous les coins et recoins de la vie sociale : plus rien n'échappe à son empire. Le Système (dans son omnipotence omnisciente) fait ainsi écho : un écho véritable à ce triomphe du Faux. Celui qui voudrait penser en dehors du Système prétendrait trouver encore du vrai, sous forme, par exemple, d'un immédiat archaïque ou authentique à intuitionner sans concept (Heidegger), ou d'un spontanéisme subjectiviste révolutionnaire oubliant sa propre situation de classe. Adorno, en dénonçant le totalitarisme du Système hégélien, valide en même temps (dialectiquement) sa "vérité", sa "victoire" historique.
La situation de classe, ou la fausseté d'une prétendue "libre subjectivité" dans l'appréhension d'une "libre" objectivité, c'est justement le deuxième aspect des choses. "L'autoréflexion de la subsomption renvoie à la nécessité de comprendre que dès que je "comprends" un objet, dès que je l'inscris dans un ensemble, que je le soumets, comme individuel, à cet ensemble, en prétendant le "connaître" dans son indépendance, je me mens, et perds en réalité ce qui fait la singularité, la vérité, la résistance incompréhensible de cet objet : sa matérialité, au sens d'Adorno, pour qui la matière est ce qui résiste à la compréhension, à la soumission par le concept "déterminant". Déterminant, le jugement l'est en tant qu'il est réfléchissant, en tant qu'il est toujours déterminant par une "subjectivité" située, et totalement réifiée, en réalité, étant donné la victoire totale du Système, dont on a déjà parlé. Se connaître soi-même comme chose prétendant connaître (librement) d'autres choses, prétendant les juger depuis une position de surplomb avantageuse, voilà la condition minimale d'une réflexion critique dont l'interprétation (au sens de Freud) constitue la base. Interpréter, ici, implique la création perpétuelle de modèles de travail dont on assume comme tel la non-vérité objective, mais qui fixe seulement des lignes de travail heuristiques, comme, chez Kant, on assigne des fins à des objets "comme si" ces fins étaient "les leurs". Or ce ne sont pas les leurs, ce sont "nos" instruments de travail dont nous affublons ces objets. Les lois de la Nature sont des projections de l'entendement. Inversement, les lois de l'entendement, chez Adorno, vérifient la loi agressive de la Nature (persévérer dans son être ou : instinct de conservation). Pas de Nature sans Histoire (sans médiation sociale), pas d'Histoire sociale sans Nature (sans sauvagerie mythique des instincts et domination de ceux-ci). La pensée d'Adorno pourrait donc être nommée un "naturalisme historique". Telle est cette "réflexivité générale" du concept, et de la subsomption.
Le mystère demeure, évidemment, quant à ce "langage" particulier pouvant donner accès à la singularité même d'un objet. Un langage se définissant, notamment, par la capacité d'échange (réglée) qu'il suppose avec des interlocuteurs respectant des règles, normes d'échange impliquant fausseté, vérité ou absurdité d'une proposition. Wittgenstein (ou d'autres) jugerait donc un tel langage "singularisant" absurde par principe. L'art, certes, tendrait vers cela, au sens où Kant considère l'unanimité humaine du jugement de goût (reconnaissant un "Beau" universel) comme condition même ou principe d'une communicabilité universelle. Mais alors, à notre époque, un Art "véridique" serait un Art faisant écho, en sa dissonance, au caractère contradictoire, irréconciliable du Monde. Mais comment penser cet Art et ce langage du singulier, en vérité, nous ne le savons pas. Il faudrait, pourtant, le dire.
SupprimerDernière chose, qui nous vient comme ça (pardonnez le caractère trébuchant de toutes ces réflexions) : la notion de "subsomption immanente" est peut-être la plus parlante.
SupprimerIl y a comme une destinée du singulier, celle d'être compris conceptuellement, dépassé dans le concept, déterminé par lui. C'est une fatalité, un malheur mais aussi un sauvetage, une conservation. C'est là qu'Adorno reste hégélien et rationaliste. Le singulier ne peut trouver en lui-même sa vérité. Pourtant, l'idéalisme est cette "rage" conceptuelle qui veut tout comprendre, tout dévorer et digérer. La rage doit donc se comprendre elle-même, et par elle-même, comme interprétation nécessaire. Cette "fausseté nécessaire", donc vraie, du concept fait écho à cette vraie fausseté, cette fausseté totale (incontournable, si on veut) du monde social dont la pulsion idéaliste est la traduction formelle.
Adorno est désarçonnant en cela que le Concept a chez lui cette double identité de tragédie et de sauvetage du singulier, qui n'a pas le choix de lui échapper (sa subsomption est "immanente").
Merci pour cette patiente réponse, que je vais ruminer sans rage.
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