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vendredi 15 novembre 2024

Cultivons nos différences (ou : comment le Peuple finit toujours par se faire uniquer)

≪La pluralité se manifesterait sous forme de séparation liante. N'est-ce pas très exactement ce paradoxe de la pluralité humaine que La Boétie cherche à pointer lorsqu'il a recours à une bizarrerie ou une invention orthographique ─ le tous uns ─ afin de mieux nous faire comprendre la particularité de ce lien tel que l'ipséité persiste jusque dans la constitution du "tous" ? La nature a resserré, écrit-il, "le noeud de notre alliance et société ; si elle a montré en toutes choses qu'elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns". Or, c'est sur ce "tous uns" que peut s'exercer, que s'exerce la force susceptible d'engendrer la servitude volontaire. La pluralité humaine s'avère donc irrémédiablement fragile ; ainsi en va-t-il de même de la liberté. C'est parce que la liberté humaine trouve son origine dans la pluralité, dans ce tous uns, qu'elle est exposée à se renverser en son contraire, de même que ce tous uns est exposé à se métamorphoser en une autre configuration, le tous Un. De là l'extraordinaire novation laboétienne qui enseigne à mieux comprendre cette étrange parenté entre le désir de liberté et le désir de servitude, puisqu'elle affine notre regard au point de lui permettre de distinguer les lieux de passage entre les deux désirs et qui se donnent à voir, pour autant que l'on s'attache à suivre les étonnantes aventures de la pluralité.≫ 

(Miguel Abensour, ≪Arendt, la critique du totalitarisme et la servitude volontaire≫, 2009)   

mercredi 21 juin 2023

La liberté, pour quoi faire ?

 

≪La liberté ? 
Mais pourquoi donc que t'aurais besoin 
d'un truc pareil ?  
Alors que t'as déjà la télévision, 
et puis l'Intervision, 
sans oublier l'Eurovision ?
 La liberté ? 
Avec tout ce pognon 
qui te ruisselle dessus 
à profusion ? 
À quoi qu'elle te sert, ta liberté, 
à côté de tous ces trucs 
que t'accumuleras 
encore, et encore ? 
Allez, en marche ! 
On y va !
Bras-dessus, bras-dessous, ouais ! 
Au soleil radieux 
de ce nouveau monde... 

Tiens, on va plutôt construire un nouveau pont, 
au nom du président Machin, 
Allez !
Marchons bras-dessus, bras-dessous, je te dis, au soleil radieux
 de ce nouveau monde. 
Et puis on en construira encore, pleins d'autres, des ponts, 
au nom du président Machin. 
La Liberté, tu dis ? 
Mais à quoi qu'elle te sert, ta liberté ? 
T'as déjà des bus, non ? 
Des bus pour aller bosser. 
Et pis des rations gratuite de pinard,
t'en as, 
et de bibine, 
et j'en passe... 
Alors, dis-moi : 
à quoi qu'elle te sert, ta liberté ? 
T'as déjà des gens, non, plus qu'il n'en faut, 
des gens à qui rendre un bel hommage. 
Et aussi la coupe du monde 86, 
non ? 
Alors, la liberté... ? 
Allez, marchons plutôt,
 bras-dessus, bras-dessous : 
au soleil radieux de ce nouveau monde. 
Et pense à ce nouveau pont, 
qu'on va bientôt construire, tiens ! 
au nom du Président Tartempion... 
À quoi qu'elle sert, ta liberté ? 
Pas vrai que t'as déjà tous ces films géniaux 
à regarder ?
Pas vrai que t'as même le droit de manifester, dans la rue, 
des fois ? 
Et puis que la prospérité jaillit, 
de toutes ces expos que tu vas voir, 
magnifiques ? 
Et que t'as du pain 
et des jeux ? 

Alors, quoi, c'est ça ?
Vous courbez tous la tête 
devant le président Machin, 
Oh, tu m'entends ? 
Que se passe-t-il ici, 
depuis tout ce temps ? 
Quel bruit ce monde de mort 
répand-il tout autour de lui ? 
Monde désastreux, en vérité : 
divisé par ces frontières qui te séparent 
des gens que t'aimes, à qui tu ne parles qu'à coup de courrier, que tu ne peux sentir qu'à travers l'odeur de ta colle à timbre,
 juste parce qu'ils vivent ailleurs, 
loin d'ici. 
Tout un chacun, dans ce monde-là, est gourmand, 
et puis cupide, 
ne rêve que d'argent, et d'entreprises. 
Quelques geeks qui mènent la danse politicienne. 
Et les plus puissants d'entre eux, qui 
fantasment d'une gouvernance intergalactique... 
Monde du Désastre, en vérité ! 
En voilà un : un "Discours du Septième Jour", 
en ce monde terrible qui est le nôtre, 
en ce présent qui est le nôtre... ≫
 
Po co wolność, par Kult (1989)

mardi 11 avril 2023

La grande évasion (remix)

        
« C'est dans les prisons que l'idée de liberté prend le plus de force...»
(Jean Cocteau, L'impromptu du Palais-Royal)

mardi 1 novembre 2022

Automne-Hiver

(Travail de sape, 
France, octobre 2022).

vendredi 5 août 2022

Ne pas confondre !

≪Le manque d'entendement est ce que l'on nomme proprement stupidité ; c'est une sorte d'inaptitude à faire usage du principe de causalité, une incapacité à saisir d'emblée les liaisons soit de la cause à l'effet, soit du motif à l'acte. L'homme inintelligent ne comprend jamais la connexion des phénomènes, ni dans la nature où ils surgissent spontanément, ni dans leurs applications mécaniques (...) 
Un esprit fait de la sorte ne remarque pas que plusieurs personnes, en apparence isolées les unes des autres, peuvent, en fait, agir de concert ; il se laisse souvent jouer et mystifier ; il ne pénètre pas les secrètes raisons des conseils qu'on lui donne ou des jugements qu'il entend porter...
On verra plus tard que la non-application de la raison dans l'ordre pratique représente la sottise, le défaut de jugement, la niaiserie. Enfin, la perte totale ou partielle de la mémoire constitue l'aliénation≫.

(Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation)

mercredi 5 janvier 2022

Un bon coup de pouce (dans la gueule)

 


«L’idée principale du paternalisme, c’est qu’il faut protéger les gens d’eux-mêmes car ils ne savent pas ce qui est bon pour eux ou parce qu’ils sont trop déficients intellectuellement pour prendre les bonnes décisions concernant leur propre vie. C’est une forme de limitation de la liberté de se nuire à soi-même. Dans certains contextes, c’est l’État qui est censé agir dans ce sens. Dans d’autres, ce sont seulement des personnes privées. Les moyens utilisés pour amener les gens à se conduire pour leur plus grand bénéfice personnel peuvent être purement incitatifs. Mais le paternaliste n’exclut pas l’usage de la menace ou de la force, c’est-à-dire de moyens coercitifs. 

(…).

On tend aujourd’hui, dans les sociétés démocratiques qui respectent les libertés individuelles et valorisent l’autonomie personnelle à abandonner les formes les plus ouvertes, les plus coercitives de paternalisme. Dans ces sociétés, on cherche plutôt à exploiter les acquis de la psychologie moderne pour amener, sans jamais les forcer, les gens à agir dans le sens de leurs intérêts supposés. C’est dans cet esprit que le juriste Cass R. Sunstein a développé, avec l’économiste Richard H. Thaler, la théorie dite du «Nudge», un mot qui signifie «donner un coup de pouce», «encourager». Sous ce nom amusant, un nouveau paternalisme, dit «libéral» ou «libertaire», est né qui est censé rompre avec le paternalisme autoritaire d’autrefois. Ce paternalisme nouveau aurait seulement pour objectif d’aider les gens à prendre la meilleure décision pour ce qui concerne leur propre vie en exploitant certaines contraintes psychologiques communes à tous les humains : la difficulté à raisonner statistiquement, la plus grande sensibilité à la perte qu’au gain, la préférence pour le présent ou pour le statu quo, etc (…). Il s’agirait d’un paternalisme «libéral» ou «libertaire» parce qu’il respecterait, selon ses promoteurs, l’autonomie et la liberté des personnes. C’est certainement une idée paradoxale. Que peut vouloir dire «respecter l’autonomie et la liberté des personnes» quand on les manipule à leur insu en jouant sur certaines contraintes psychologiques propres à tous les humains ? 

(…) 

Les sociétés de marketing au service des grandes entreprises capitalistes exploitent les contraintes psychologiques qui pèsent sur l'esprit des gens dans le but de les manipuler, de les amener à consommer toutes sortes de produits nocifs ou inutiles. C'est un programme qu'on peut avoir des raisons de juger immoral. Mais on peut jouer sur les mêmes contraintes dans un but complètement différent qui n'a rien d'immoral : amener les gens à faire ce qui est le mieux pour eux de leur propre point de vue. C’est cela, l’idée du «Nudge». Ainsi parée des habits de la moralité, elle peut sembler séduisante. Mais que signifie-t-elle pratiquement ? Les promoteurs du «Nudge» ne se lassent pas de donner l’exemple suivant pour expliquer leur conception. 

Dans une cafétéria, la meilleure façon de faire en sorte que les gens mangent conformément à leurs intérêts consiste à disposer les plats de telle façon que les meilleurs (ou les moins mauvais) pour la santé soient les plus accessibles. En effet, ce sont ces plats qui seront sélectionnés en priorité en raison d’une contrainte psychologique qui nous pousse à choisir le statu quo et l’option dite «par défaut», c’est-à-dire, dans ce cas, à nous satisfaire de ce qu’on nous présente et à ne pas chercher trop loin et trop longtemps une autre solution. 

Pour ses promoteurs, le paternalisme «Nudge» n’anéantirait pas l’autonomie et la liberté des gens en les amenant à faire ce qui est bien pour eux sans qu’ils soient conscients du dispositif qui les a conduits dans cette direction. Car ils agiraient tout de même en vertu de leurs propres valeurs et sans perdre la possibilité pratique de faire un autre choix. Mais on peut voir aussi le «Nudge» comme une forme de manipulation, construite à l’insu des citoyens au nom d’une idée préconçue de ce qui est bien pour tout le monde. (…) Ainsi, la mise en place de dispositifs destinés à nous faire choisir des produits «bio» dans une cantine ignore l’indifférence à leur propre santé de certains consommateurs, choix de vie aussi respectable que n’importe quel autre (à mon avis). 

(…) 

Finalement, le «Nudge» repose sur les mêmes bases politiques et morales que le paternalisme autoritaire. Il veut induire des comportements supposés bons «objectivement» ou bons pour tous sans tenir compte des conceptions que les personnes se font de leur propre bien. Le «Nudge» serait-il moins exposé à cette objection s’il était transparent, c’est-à-dire si les consommateurs étaient avertis du fait qu’on essaie de les manipuler dans le sens de leurs meilleurs intérêts supposés ? Je ne crois pas. Imaginons qu’une pancarte prévienne les clients d’un self-service que les produits ont été disposés sur le présentoir selon un plan qui les amènera très probablement à choisir ceux qui sont «bio» tout en leur précisant qu’ils restent libres de choisir les autres (comme si cela n’allait pas de soi). Si la théorie du «Nudge» est correcte, cela ne devrait rien changer à leur comportement. Les clients de la cantine devraient choisir les produits «bio» même s’ils savent qu’ils ont été induits à le faire par un dispositif qui joue sur leurs faiblesses intellectuelles. En effet, selon la théorie du «Nudge», ce qui détermine nos conduites, ce sont nos biais cognitifs : tendance à l’inertie, à choisir les produits les plus accessibles, à valoriser les biens acquis, etc. Or, ces biais sont des contraintes psychologiques auxquelles nous sommes censés ne pas pouvoir résister, même lorsque nous sommes conscients du fait qu’elles sont exploitées pour nous faire agir dans un sens qui n’est pas nécessairement celui de nos préférences personnelles.»

(Ruwen Ogien, Mon dîner chez les cannibales, Journal philosophique, 2016) 

vendredi 4 décembre 2020

Avenue La Boétie

«Le propre de ce vice innommable, à suivre les descriptions du Discours de la servitude volontaire est son illimitation : une fois enclenché, le mouvement de la servitude ne connaît pas de bornes. Ajoutons qu'il ne s'agit nullement de stupidité comme semble le penser Hegel, mais de l'action d'un affect spécifique ― le charme et l'enchantement du nom d'Un  ― qui produit une forme de servitude humaine. C'est cet affect qui fait sauter le cran d'arrêt de la conservation de soi.»

(Miguel Abensour, La Boétie prophète de la liberté)