Le disparate, c'est chouette !
jeudi 28 janvier 2016
Disparate
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Décadence symboliste,
Psychanalyse et subversion
Guerro
Valère Bernard, Guerro (1893-1895).
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Décadence symboliste
vendredi 22 janvier 2016
Juste pour ça
Rappel : la beauté est toujours physique.
Il n'est de beauté que physique.
Rappel n°2 : La beauté - forcément physique - ne peut jamais être un problème. La colère, la haine qu'elle génère à l'occasion procèdent d'une forme de frustration pour l'essentiel contingente, historique et dépassable. Cette vérité mérite d'autant plus d'être rappelée que la beauté, par nature utopique, est rigoureusement indissociable de la révolution prolétarienne, à supposer celle-ci possible. Pas de révolution sans libération de la beauté et de l'hédonisme réels. La peste émotionnelle constitue la source, seule, des misères engendrées, où que ce soit, par la présence irréductible de la beauté. Les êtres beaux ne sauraient en aucun cas être rendus coupables, ni responsables, même de manière implicite ou subreptice, de ce qui relève juste chez eux, chez elles, de la bonne, de l'excellente fortune personnelle. Il se trouve que ladite fortune accuse, en outre, nécessairement des retombées sociales et collectives de bonheur.
Rappel n°3 : la beauté est forcément de notre camp. Le ressentiment devant la beauté a ses raisons, lesquelles doivent être inlassablement identifiées, combattues et éradiquées.
Rappel n°4 : Toute ressemblance avec David Bowie est forcément un sacré coup de pot.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
c'est la vie,
Choses vues et témoignages bouleversants
mercredi 20 janvier 2016
Bon sens populaire
Un salut fraternel à C.
Et encore une bonne année 2016 (rires dans la salle).
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Choses vues et témoignages bouleversants,
Environnement
samedi 16 janvier 2016
mercredi 13 janvier 2016
Camarade Diox
C'était le dimanche 22 Novembre dernier.
Notre ami et camarade Laurent Diox lisait, à la Luttine de Lyon et à l'occasion du festival du MOIS LIBERTAIRE, des passages de son ébouriffant ouvrage Henriette et le Bonhomme-Bobine (publié, voilà quelques années, aux éditions Sao Maï). Il semble que cette conférence pour ainsi dire psychogéographique-sur-place ait produit son notable effet.
On pourra le vérifier ICI !
« De nos jours, à Paris et Montreuil, un jeune révolté s’étant
découvert d’incroyables super-pouvoirs se lance aussitôt, avec une
poignée de camarades, dans une guerre sociale totale. Sur ce chemin
chaotique, éveillant le spectre allié d’insurrections passées, croisant
moult monstres et créatures étranges, s’affrontant sans répit à des
adversaires déchaînés, certain(e)s feront aussi leur propre éducation
sentimentale. Œuvre touffue, inspirée, délirante, Henriette et le Bonhomme-Bobine
fut portée durant des années, au gré de ses dérives et pérégrinations,
en l’esprit de Laurent Diox, dont c’est le premier livre. Pour
l’occasion, et selon le mot de Giono, son cerveau aura assurément pris
les dimensions de l’univers. »
(présentation de l'éditeur)
Drôle de drame
Nous partageons avec ces messieurs-dames des ARCHIVES GETAWAY beaucoup de choses : une certaine réticence, notamment, quant aux exigences a priori, aux sommations intellectuelles les plus élémentaires et répugnantes de l'air du temps, dont le milieu militant s'est désormais, semble-t-il en général, fait une spécialité tragique.
Leur projet fondamental - blochien en diable - de reprise systématique d'un passé non-acquitté, dont les meilleures promesses resteraient à réaliser, est aussi le nôtre, suivant d'autres méthodes et expériences.
Allez donc faire un tour sur leur site pour en savoir plus, et rendez-vous, pourquoi pas ! à la prochaine projection gratuite qu'ils et elles proposent, à Paris dans quelques jours. Ces temps-ci, il convient de se compter.
Sur et comme les doigts d'une seule main.
Salut, camarades.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
révolutionnaires
C'est ton problème !
« Corman disait :
- Demain matin, Vincent disparaît.
On se regardait, je disais :
- Comment ça, je disparais ?
Et il répondait :
- Je n'en ai pas la moindre idée, c'est ton problème ! »
- Demain matin, Vincent disparaît.
On se regardait, je disais :
- Comment ça, je disparais ?
Et il répondait :
- Je n'en ai pas la moindre idée, c'est ton problème ! »
(Vincent Price)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
c'est la vie
mardi 12 janvier 2016
Visages de l'effroi
Le timing
n'est pas mauvais. Grands massacres en fin d'année dernière, expositions
anxiogènes - à commissaires - pour commencer l'année nouvelle. Ces Visages
de l'effroi, en l'occurrence, sont présentés au public jusqu'au 28 février 2016 (7 balles la place, 5
si vous allez également voir L'estampe
visionnaire au Petit-Palais). Pas de quoi se relever la nuit, si vous nous
passez l'expression. Tout de même, quelques pièces fort impressionnantes et
originales. Retour amer, d'abord, et cruel, typique de l'époque du Directoire,
sur la Terreur à peine terminée : ce Triomphe
de la Guillotine, par exemple, Allégorie
satirique révolutionnaire (ou Triomphe
de Marat aux enfers, par Nicolas
Antoine Taunay, 1795-99), plus loin une terrifiante Matière à réflexion pour les jongleurs à tête couronnée (sic) que
nos amis royalistes devraient particulièrement apprécier (Louis Villeneuve,
1842), ainsi, dans le même esprit riant, que Les formes acerbes (Charles-Pierre Joseph Normand, 1795) et leur
sympathique bourreau s'abreuvant sans penser à mal de sang chaud dégoulinant
sous son outil de travail. La Révolution, paraît-il, transforme les hommes en
loups. À quoi les loups auraient bien des choses à rétorquer, mais bon,
faudrait déjà qu'ils soient entrés dans Paris pour cesser d'être complètement
inaudibles. Revenons à nos moutons : la répression terroriste d'État trouve ici
autrement témoignage dans Le massacre de
la rue Transnonain (15 avril 1834), de Daumier. Louis Boulanger se
concentre, lui, sur le fantastique pur. Outre sa magnifique lithographie
(également visible à L'estampe
visionnaire) La ronde du sabbat,
citons Les spectres sans tête et Les fantômes. À noter également, une
oeuvre très inhabituelle, et émouvante, de sa part : naïvement sadique,
serait-on tentés de dire, Les amants
transpercés (1830), à l'encre de Chine sur papier, décrivant une prouesse
homicide de souplesse et d'horreur : un homme, à caractère de flic quelconque,
étreint avec un plaisir visible (et hélas ! communicable, ce dont il ne sert,
somme toute, à rien de s'indigner), le scalp d'un desdits amants, sans doute surpris à forniquer inopportunément, cependant
qu'il les transperce tous deux - même trou d'entrée et de sortie - de sa pique
et de l'autre main.
Sans fanfare ni trompette, Géricault, est présent en force (à tous
points de vue) : sa série sur la mort de Fualdès, fait divers impliquant
l'assassinat violent et méthodique de quelque notable d'importance régionale, ayant
marqué l'époque, vaut le passage (comme, du reste, le traitement du même sujet
par Sébastien Coeuré : ce dernier présente notamment une physionomie de voyou
aux yeux exorbités - et au fusil cassé, sous le bras - extrêmement efficace et
angoissante, ayant sans doute permis à la bourgeoisie de son temps de fantasmer
adéquatement la racaille). Au rayon crapulerie, signalons aussi un Meurtrier d'enfants anonyme (plume et
encre brune) rappelant justement que l'expressionnisme allemand d'après-guerre
ne saurait conserver le monopole de l'ultra-violence ordinaire, de même
qu'aujourd'hui, la ville de Cologne ne saurait écraser indûment le marché
international de l'agression sexuelle miséreuse. Mais revenons à Géricault
(l'artiste, voulons-nous dire, sinon c'est trop compliqué) dont le Portrait à l'agonie (par Alexandre
Corréard) vient clore la propre étude graphique de morceaux de barbaque glauquement
désunis, dont vous nous direz des nouvelles (voir ses études pour le Radeau de la méduse et sa Tête de jeune homme mort, 1819). Juste
avant cette série rafraichissante, effet de contraste thermique : une splendide
Desdémone maudite par son père, de
Delacroix (1852), laisse bouleverser, alentour et conjointement, le sang
palpitant de sa toge et le double brillant de ses broche et bracelet. Vous
retiendront peut-être aussi, plus loin, un très beau Satan (l'habite) de Feuchère (1833), bronze au visage triste et à
la virilité baudelairienne à moitié maintenus dans l'ombre (l'éclairage étant,
au Musée de la vie romantique, fort
délicat et agréable), ce qui permet de jouir comme il convient de la brillance
trouble de ses cuisses entrecroisées. Une Décollation
de Saint Jean-Baptiste (Jeanron, 1846) ravira, quant à elle (et quant à lui), nos castristes
habituels (nous ne parlons point ici des partisans du régime cubain actuel, dit
socialiste), cependant que - de sortie dominicale, par exemple (ou mardicale, si
vous êtes chômeur parasite de la société, avec marmaille qui plus est) - la
famille au complet, donc, petits et grands réunis, communiera dans la joie et
l'admiration du trait redoutable de Léon Cogniet (Scène du massacre des Innocents, 1824), que l'on ne saurait
comparer, céans, en termes d'intensité, qu'à l'Athalie ordonnant le massacre des enfants de la race royale de David
(1824) ou - ses yeux, ses yeux ! - à la Folie
de la fiancée de Lammermoor (Émile Signol, 1850). On terminera par une note
d'humour, celle du Caron d'Élie Montagny bastonnant de sa lourde pagaie, sous
l'oeil de Dante et Virgile, les très infortunées Âmes retardataires soucieuses d'embarquer dans son raffiot pourri
(1808).
Après quoi, il sera temps de rentrer chez
soi en métro ou en RER, dans un froid glacial, une brume lunaire, et
l'enthousiasme de ces jours désormais rapidement achevés, c'est l'hiver, où
sourd à ce point l'espoir dessous l'écho maintenu, dans la conscience, des
rafales d'armes automatiques charriant partout la vertu de l'avenir.
Maintenant, évidemment, il s'agit
d'estimer au plus juste ce que ce genre d'exposition peut et ne peut pas nous
apporter. L'horreur, assure le
colonel Walter Kurtz, dans Apocalypse Now,
l'horreur a un visage. Autrement dit,
elle ne serait pas sans forme, et même nous ressemblerait diablement, au point
qu'il serait possible, donc, de la dévisager, de chercher à la connaître, comme
on dit : sous toutes les coutures,
qu'il serait possible par là même de la maintenir en respect, ou à distance,
avec une morgue spécialisée et ricanante. Ce que nos amis-commissaires
«romantiques» de la Petite-Athènes parisienne paraissent (voir le titre qu'ils
ont choisi à l'événement) corroborer.
Mais l'effroi
aurait-il, plus profondément, même potentiellement, partie liée avec la théorie
de la connaissance ?
Il entre assurément dans sa définition une
part essentielle d'étonnement, en quelque sorte porté au sublime, si l'on
entend par «sublime» ce point d'incandescence de l'expérience extrême indicible
et la capacité de celui-ci à projeter le sujet qui l'atteint (et le dépasse) au
sein d'un monde neuf, de références définitivement chamboulées et reconfigurées.
La sidération terrorisée, certes, semble interdire par principe autant la
pensée que toute réaction pratique immédiate, s'apparentant ainsi à une forme
étrange de méditation, de simple présence vertigineuse au monde : nouvelle dans
son inutilité totale, inédite en son désintéressement absolu.
Dès lors qu'on couperait, cependant, le
lien entre connaissance et entendement (ou plutôt qu'on le restaurerait à l'aune d'un partage des tâches humaines mieux défini
entre ces deux dernières instances), la
terreur et l'effroi seraient facilement reconnus comme les éducateurs décisifs
qu'ils sont, incontestablement. La grande peur ne laisse en effet rien d'intact
dans l'âme, elle secoue ses cadres sensoriels ordinaires, lesquels tombent
littéralement en ruine, fondant les conditions d'une nouvelle mémoire et de
nouvelles expériences chaque fois axées sur ce traumatisme élémentaire : «chaque fois», car semblable traumatisme se
répète, à des degrés divers, tout au long de l'existence, sans que soit jamais vraiment
résolue la question de savoir s'il procéderait soit d'une pure relance, d'une
pure répétition traumatique originelle, soit d'une nouveauté radicale lui
fournissant, au contraire, chaque fois,
sa puissance de sidération. Dans tous les cas, ce traumatisme de l'effroi,
après coup, aura informé, généré
cette espèce de connaissance dont nous parlions initialement. Pensons à la
capacité d'adaptation et de résistance vitale soulignée par Ferenczi chez les
femmes par principe (dans ce monde
infâme) victimes d'agressions sexuelles, et provoquant chez elles un
exhaussement significatif de l'intelligence, dont la supériorité intellectuelle ordinaire des femmes sur les hommes, comme
celle de toute victime sur son bourreau, serait la conséquence évidente.
Une conséquence succédant, bien sûr, à l'éclatement sur le moment du psychisme dans la terreur, éclatement malgré tout
conservateur puis, donc, (re)fondateur et renforçateur.
Chez certains mystiques anciens, comme
Jakob Boëhme, l'effroi (Schrek) est
carrément considéré comme un des stades de connaissance au sens
phénoménologique : l'Effroi est le
moment précédant immédiatement la Lumière
(l'éclair - à la fois terrifiant et éclairant - de l'orage figurant cette
ambivalence). Nous voilà revenus sur notre terre familière de la raison sensible, ou du sens rationnel, comme vous voudrez. Il
est en effet envisageable qu'existe - et subsiste - aux sources de la psychologie
humaine autant que de toute logique même (celle-ci imposant qu'il y ait de l'être pour pouvoir commencer à manipuler
des catégories rationnelles) quelque nécessaire excès radical : quelque fond
(Grund) à proprement parler sans fond (Ungrund), lui-même inconditionné, situé dans la nuit absolue, hors
toute rationalité quoique prétendant, volontiers, à la rationalité après la première secousse, un premier
mouvement «irrationnel» capable de projeter
ce fond obscur à la lumière, à la vie, à l'être. Tel serait, chez un Jakob
Boehme, donc, mais aussi chez un Schelling ou d'autres mystiques et philosophes
de la Nature (et, problématiquement même, négativement, jusque chez un Hegel
pourtant notoirement désireux, lui, de tout
donner à maîtriser, de manière totalitaire, au Concept), cette nécessité première, non-conceptuelle, du
Concept, cette logique de Grand Fond Obscur disponible pour tout
raffinement intellectuel (ou, selon les points de vue, toute altération ou détérioration,
en tous les cas toute sortie de soi)
postérieur de la Substance primitive indivise : Dieu, en clair (ou en obscur).
Au prétendu sommeil de la raison, enfantant, comme chacun sait, des monstres,
des terreurs, de l'effroi, correspondrait ainsi, en réalité, la veille la plus hautement active de
l'esprit, lequel engendrerait et déposerait là comme l'éclair des cadres de pensées bientôt condamnés à
l'obsolescence, l'esprit s'ennuyant, en quelque sorte, dans l'identité d'avec
soi (on est devenu tout entier ce que l'on comprend), ce qui le pousserait à sortir, tout comme vous-mêmes sortez
le samedi soir (la chouette de Minerve ayant, bien entendu, pris son envol) histoire
de voir du monde, et de la
différence. Je vais encore sortir ce soir,
nous a ainsi, par exemple, récemment confié, en exclusivité, M. Étienne Daho,
qui «le regrettera sans doute», il est vrai, mais à qui ce regret, du moins
(M. Daho s'étant tenu, évidemment, à bonne distance du quartier du Bataclan, le
treize novembre dernier) pemettra de ruminer.
Car le regret nourrit, contrairement au néant qui, certes, en sa tranquillité,
ne connaît ni terreur ni pitié, mais rien d'autre non plus.
De même, donc, que l'angoisse révèle sans
retard certain désir profond réprimé, de même l'effroi, par la tétanisation des
muscles qu'il occasionne, et l'impuissance qu'il manifeste, renverrait
peut-être au projet paradoxalement
homéostatique de sortie de soi perpétuelle pour elle-même (méditative) de
la matière, d'insatisfaction permanente
de celle-ci, de désespoir accusé par
toute forme restée trop longtemps identique à elle-même. Son identité
authentique ne pouvant précisément être que transitoire, l'organique désirerait
ainsi faire retour à l'inorganique via d'autres formes destinées à s'abolir,
sitôt passé le cycle de leurs transformations vitales successives.
Bref : cette indécision fondamentale,
cette tension, cette souffrance
dialectique propre à la matière, Jakob Boehme l'aperçoit, de manière
poétiquement géniale, dans son ignorance illuminée
même de prolétaire de la Renaissance, en cordonnier analphabète qu'il était, dégagé
du lexique dominant de la philosophie et de la religion de son temps. Il fait ainsi dériver au gré d'une
étymologie purement fantaisiste (c'est-à-dire absolument sérieuse), la notion
de Qualité (en allemand : Qualität) -
en l'écrivant avec un ou deux L - des
termes Qual («tourment») et Quellen («gonfler»). La Qualité n'est
plus une simple catégorie logique, servant à gérer, à administrer un univers
formel statique et impersonnel, elle reflète le tourment subjectif d'un
Principe premier (ici, Dieu) condamné, par ce tourment même, par cet ennui,
cette géhenne, à sortir de son identité vide. De même, l'effroi (Schrek) sera condition de la
connaissance et de la socialité humaines. De telles intuitions géniales
étaient, on le voit bien, réservées à un ignorant
selon les critères ordinaires de l'entendement : « Une fois de plus, écrit Ernst Bloch, Böhme recourt à une catégorie psychique, l'effroi, et l'identifie totalement
à ce que la philosophie naturaliste considère, comme une catégorie qualitative,
au feu qui effraie, et qui pour cette raison même ne provoque pas seulement,
quand il se présente sous l'aspect de la foudre, une frayeur primitive, mais
qui est lui-même frayeur. Ce feu négatif guette au fond de toutes les choses et
se manifeste à la première occasion comme agent destructeur. Pour Jakob Böhme,
chaque grand orage est une répétition de la fin du monde ; mais l'éclair est
aussi une manifestation fulgurante du OUI, un retournement dialectique. Car
c'est ce même feu qui, outre la frayeur, enfante aussi chaleur et lumière. Le
feu dévorant devient la flamme dans l'âtre qui rassemble les humains. Dans
l'univers il est le feu du milieu qui réchauffe et éclaire tout, le brasier du
soleil qui nous apporte le printemps, qui fait éclore la vie, qui se manifeste
par la chaleur et la chose la plus plaisante, la lumière - c'est donc le feu
qui, libéré, donne naissance à la cinquième force foisonnante, à la lumière :
le monde s'éclaire» (in Philosophie
de la Renaissance, Payot, p. 106-107).
Que l'effroi, donc, paralyse vraisemblablement autant qu'il incite à sortir apparaît donc capital. Dans un cas comme dans l'autre,
quelque conduite que le terrorisé choisisse d'adopter, l'effroi,
irrémédiablement, instruit à mesure
même qu'il empêche de faire.
M. Boucheron disserte, paraît-il, ces
jours-ci, sur la peur et la terreur de masse, au Collège de France et ailleurs.
La peur, l'effroi seraient ainsi, selon lui, pour peu qu'on les étudie sérieusement,
dans leur phénoménalité historique, susceptibles d'étonnants enseignements, progrès
ou résistances de civilisation. Apprendrait-on quelque chose de valable,
tirerait-on quelque puissance insoupçonnée de l'effroi ? La proposition a de
quoi rebuter. Les économistes, en particulier, et les politiciens n'ont pas de
mots assez durs contre cette logique de
l'effroi, qui achèverait, nous répètent-ils ad nauseam, de donner raison
aux terroristes. Mais qu'on prenne cinq secondes pour observer, et ne
serait-ce que s'amuser de cette dernière expression triviale. La répression
terroriste ou anti-terroriste, en dépit de son aspect science-fictionnesque,
monstrueux, extraordinairement étranger, recèle toujours, en réalité, une
faiblesse, un point faible prosaïquement trop
humains : ses très ordinaires buts et
finalités économiques. Que ce soit du point de vue de M. Hollande ou de Daech,
pas de répression intéressante sans un marché
à faire tourner à pleine cadence, gonflé d'agressivité morbide subtilement
agencée et optimisée par les maîtres
économiques. Pas d'effroi terroriste
sans finalité productive. C'est
d'ailleurs la raison pourquoi le jihadisme aigü sera bientôt vaincu, dépassé
dans la productivité et ravalé au rang de moment d'ajustement, et qu'il cédera in fine la place au seul type de
productivité (moralement conservatrice) acceptant d'intégrer à son colossal profit les ressources
seulement instrumentalisables de la
terreur.
Mais la sidération improductive de la terreur, elle : celle dont on reconnaît avec jouissance, au Musée de la vie romantique ou ailleurs, la trace sensible
organiquement humaine, disséminée dans certaines oeuvres d'art des temps passés,
ne serait-elle pas l'autre face, paradoxalement prometteuse, de semblables
instrumentalisations ? Les Français, entre autres, finiront-ils, un de ces
beaux jours sombres, par refuser d'aller bosser de terreur, tout comme le film l'An
01 postulait jadis - autres temps
autres moeurs ! - un refus consciemment
vitaliste, volontaire, de l'absurdité économique ? En toutes choses, après
tout, c'est bien le grain de sable dans les rouages, quelle que soit sa
couleur, et le pas de côté, ou la seconde décisive d'arrêt et de stupeur, qui
compte. Il n'y a pas loin, au fond (Grund),
de la jouissance et du repos des bienheureux, à la mort, à l'inactivité et au
nirvana. Ce serait alors dans l'effroi
sans fin, dans son assomption esthétique comme début de ce progrès mental, simplement humain, qu'il occasionnerait
désormais (car désormais aperçu en
pleine lumière) vers l'essentiel de la vie, la haute valeur, la beauté de
celle-ci enfin intuitionnée pour elle-même (L'Homme
qui dort, de Perec, cette fois pour une bonne raison : reprendre des
forces, tel un ours, au coeur glacé de l'hiver terroriste) que reposerait la
solution méditative, subversive, aux problèmes de notre temps. Un tel effroi, en
somme, comme impulsion désorganisatrice,
féconde en désertions absolues, remplacerait avec avantage les effrois
nihilistes instrumentaux dont nous risquons sinon, ici bas, de souffrir longtemps
la bride répugnante, jusqu'à ce que mort s'ensuive.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Expositions à commissaires,
Nihilistes
jeudi 7 janvier 2016
Bonne résolution 2016
En marge d'une manifestation « antifasciste », une semaine après le carnage à Charlie-Hebdo (Paris, janvier 2015).
Notre point de vue, ici exposé à chaud sur les événements survenus voilà un an à Paris, n'a bien entendu pas changé. Toute perspective de subversion révolutionnaire de la société demeure aujourd'hui impossible en France du fait de la décomposition idéologique à peu près totale de l'ancienne radicalité prolétarienne de ce pays. Cette impossibilité existait avant les attentats. Elle demeure. L'instauration de l'état d'urgence n'est pas la cause, ou l'une des causes, mais bien la conséquence, la plus spectaculairement hideuse, de ce fait. La police, à elle seule, n'a jamais suffi, nulle part, à ôter aux révolutionnaires leur envie révolutionnaire, quand cette envie existait. Cette envie a simplement disparu voilà belle lurette. Et la montée en puissance ordinaire, « quiétiste », comme disent les imbéciles, du fanatisme religieux au sein des masses, en France comme ailleurs, fournit évidemment la clé historique essentielle d'une telle décomposition, d'un tel abrutissement contre-révolutionnaire. L'acculturation, l'analphabétisation politiques de la période libérale n'auront fait qu'accompagner, accélérer ce processus, sans pour autant que tout le monde soit déterminé fatalement à se crétiniser identiquement dans la religiosité castratrice. Personne n'est jamais fatalement déterminé à une évolution de ce genre, qui est résistible, autant que le fascisme l'était, en d'autres temps. Les hommes, y compris les hommes pauvres, demeurent libres de devenir, ou de rester, soit des êtres incultes et stupides, autrement dit soumis, soit des révoltés. La conscience de classe n'est pas un privilège de riche blanc éduqué, ainsi que l'estiment les gauchistes petits-bourgeois, de fait ainsi racistes et paternalistes, mais au contraire la seule première possession spontanée du pauvre, laquelle assure d'abord sa survie élémentaire, et demande ensuite, en tant que fait organique primitif, à se voir enrichie : socialement travaillée. Si grandes que soient ses souffrances, ses humiliations, l'exploitation économique féroce dont il est victime, toutes qualités que nous ne contestons pas (faudrait vraiment être con, aveugle et réactionnaire), nous ne sortons néanmoins pas de là : le prolétariat est révolutionnaire ou n'est rien. Nous n'attendons, en conséquence, absolument rien, nous-mêmes, aujourd'hui et pour longtemps, de ce prolétariat au nom duquel nous ne parlerons jamais, que nous ne draguons pas, comme font les léninistes de tous bords, avec lesquels nous partageons, en revanche, cette seule phrase importante de leur programme, qu'ils n'ont eux-mêmes jamais comprise : sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire. Les gauchistes, dans leur immense majorité, n'ont toujours en effet théoriquement rien compris, rien voulu comprendre, de ce qui s'est passé voilà un an, à Paris. Ils n'ont pas compris que quelque chose avait, avec ce grand massacre (au départ simplement symptomatique et révélateur), irrémédiablement changé dans la société, et qui signait, au passage, leur propre arrêt de mort collectif, invalidait leurs misérables codes abstraits antédiluviens, les condamnait définitivement à disparaître du paysage, dans leur pitoyable existence politique en marge perpétuelle du mouvement historique réel, dont ils persistent cependant, fines mouches littéraires ou universitaires donneuses de leçons, à se croire la pointe consciente la plus sophistiquée.
Il ne s'agit nullement, quant à nous, et en ce jour de communion mémorielle républicaine, de «faire du sentimentalisme à l'égard de la France», comme disait Kropotkine, qui trahit en 1914 pour rejoindre l'Union Sacrée. Il s'agit juste de haïr, demain autant qu'hier, la France républicaine pour les seules bonnes raisons qui vaillent, c'est-à-dire pour son État, sa police, ses curés et racialistes divers, coalisés, lesquels nous rendent également, au quotidien, tout espoir impossible.
Et non, comme c'est le cas aujourd'hui dans une part décisive sinon majoritaire de la population prolétarienne, parce que la France marie les pédés, que les femmes y sont juridiquement les égales des hommes, que la moitié de sa population s'y déclare athée et que, de manière générale, la culture populaire française, désormais passée, c'est-à-dire ne survivant plus qu'à l'état de parodie sinistre chez les bourgeois, fut, notamment, l'une des plus libertines, des plus libertaires, des plus frondeuses, et des plus égalitaristes du monde.
Il y a un an, tout rond, une douzaine de journalistes de centre-gauche se trouva massacrée, à Paris, en France, pour avoir osé dessiner le prophète.
Or dessiner le prophète, faut-il le rappeler à certains, n'est rien.
Abattre Dieu, dans le but de prendre sa place, est un projet autrement ambitieux.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Curetons,
Gauchistes ridicules,
Je ne suis pas je ne suis pas Charlie
mercredi 6 janvier 2016
L'estampe visionnaire (2) Chouette(s)
Suite à
notre dernier délire interprétatif autour de l’oeuvre de Goya, Füssli et
compagnie, nous avons reçu dans la foulée, par camions entiers, des lettres
d’insultes en provenance de tout l’univers, rédigées par des lecteurs outrés,
des lectrices surexcitées, nous menaçant volontiers de mort, de tortures, et des pires représailles du fait que,
prétendent-ils, et elles, nous n’aurions en rien révélé, ou à peine, ce qu’on pouvait bien zieuter au juste dans
cette fameuse exposition L’estampe visionnaire, au Petit-Palais.
Le
lectorat, en toutes choses, commande. Le lectorat désire-t-il du factuel,
de l’objectal ? Il sera servi. C’est ainsi, seulement, que se trouveront
justifiés les millions de subventions, en euros, annuellement soutirés aux
contribuables puis reversés, notamment, aux rédacteurs innombrables de ce
blogue littéraire de bon niveau afin que ceux-ci fourbissent sans relâche, à
coups d’articles nihilistes cinglants et déprimants, jour après jour, leur
idéologie nauséabonde rappelant les heures les plus sombres de notre histoire.
Bref,
si l’on vous répète, d'abord, décidément, que c’est une chouette expo que cette expo-là, au
Petit-Palais, veuillez prendre la chose, s’il vous plaît, au pied de la lettre.
Cette exposition, en effet, grouille littéralement de chouettes : elle est
placée toute entière sous le signe de ce charmant petit animal à gros yeux
étonnés. Sous le jour de la chouette, comme dirait le regretté Leonardo Sciascia. Le jour, ou
plutôt la nuit, en l’occurrence, ce qui nous ramène, un instant, à l’épisode
précédent, à ce fameux Caprice goyen
dont nous vous causions tantôt, où, déjà, l’aimable oiseau nyctalope s’ébroue
au-dessus du dormeur accomplissant dans le songe son étrange mission
rationnelle. La chouette de Minerve, disait G.-W.-F. Hegel, ne prend son envol qu’à la nuit
tombée, ce qui, au choix, ferait désespérer du monde ou de G.-F.-W.
Hegel. Car la philosophie, le projet rationnel au sens large, se verrait, dans
la perspective de ce dernier, condamnée à ne pouvoir jamais que suivre,
glorieusement mais débilement à la traîne, la marche d'une histoire, de buts et de pratiques humains aveugles, par définition et nécessité.
Tout cela est connu du monde entier. Napoléon, « Prof de droit de la
Faculté de Paris », agit, sans bien comprendre le sens de la mission dont
il n'est que l'exécutant en somme impersonnel, puis Hegel survient et, quant à
lui, ne fait rien, c'est-à-dire rien d'autre qu'interpréter ce qui est déjà
fait, ce qui est réglé, comme est, au fond, réglé tout ce qui suivra et
précédait. Kojève, qui fascinait tant, entre autres, ce sale curé puant de Bataille,
ne faisait qu'appliquer le système à Staline et à lui-même, minable
fonctionnaire international secrétaire de l'Esprit, dans le rôle du scribe
soumis, apologète et inepte. Bref. Il y a chez Hegel, et finissons là-dessus,
cette fameuse lutte entre le dialecticien négativiste ruinant assurément chose sur
chose et détermination sur détermination, et l'amateur d'antiques ne faisant
jamais que collectionner, repasser le passé, sous couvert, formel, de mouvementisme
extrémiste.
Suivant,
en revanche, ce que nous racontions l'autre fois, il se pourrait aussi que la
chouette, apparaissant, certes, à la nuit tombée, dans le rêve, ne soit
néanmoins jamais autant que là, dans la nuit même, fidèle à son exigence, athénienne et
rationnelle, de liberté indomptable en acte. Voir dans la nuit,
cela pourrait ainsi s'entendre, bien au-delà du sens élémentaire de la chose
(ce sens de milieu et de condition naturels imposés par l'obscurité) comme un
pouvoir effectivement visionnaire de déchiffrement, de ce que
signifie la Nuit comme Sujet, la Raison en son versant majestueusement obscur : Dieu, autrement dit,
en son caractère de fond inconditionné, de Chiffre, de Mystère fusionnant, pour s'épanouir à plein, dans l'homme qui rêve, par nature, lui, ingrat
envers Dieu et prétentieux putschiste. Voler est un rêve récurrent de
cette nature, prométhéenne : un rêve-type à rapprocher de la symbolique du Feu,
élément physique le plus visuellement éthéré, et dialectisé, le plus désireux
de monter en grade. La chouette, comme lui, vole, voit et fait voir, perçant
le diaphane misérable de la vie éveillée. Les Disparates de Goya, ainsi que leurs
successeurs symbolistes, volent ainsi très facilement dans l'air, les oiseaux
prophétiques et, donc, en particulier la chouette à grands yeux curieux et
philosophiques, les accompagnant à toutes étapes : 1°) dans l'aventure
érotique : Jolie Maîtresse, de Goya (encore), Lenore, ballade allemande de Bürger (Eugène
Jazet, 1840, supérieure à l'oeuvre homonyme de Boulanger, également visible au
Petit-Palais), 2°) la répression sociale du désir (Le Haut d'un battant de
porte, de Félix Bracquemond, 1852), 3°) la mort réconciliatrice, comme
grande paix sexuelle enfin atteinte avec philosophie (le Pendu de Rops, sous une cloche, la Comédie de la mort, de
Bresdin). Signalons, d'ailleurs, qu'outre cette dernière oeuvre sublime, le
meilleur de Rodolphe Bresdin est ici présenté, ce qui est rare et suffirait
évidemment à justifier le déplacement.
Chouette,
révolte, diable, et raison : même combat immortel. Même amour, même beauté.
Même tristesse. Voyez, ci-dessus, le sublime (et inédit) Lucifer, de Gustave Doré (et du même : un admirable Succube de 1855, ainsi - 1855 oblige -
qu'une vue de la Rue de la Vieille-Lanterne, à rapprocher d'une autre, par
Louis-Marie Laurence : histoire de pleurer encore et toujours, mais
comparativement, en détails, avec précision - pleure-t-on jamais vraiment,
d'ailleurs, sans cela ? - sur le sort du pauvre Gérard). Comme diableries,
notez le charmant et inquiétant Méphistophélès dans les airs de Delacroix, et sa série de Faust (1827), surtout pour l'ombre
de Marguerite apparaissant à Faust, avec une créature étonnamment sexy au
premier plan. Plus loin, Le Diable Amoureux, d'Édouard de
Beaumont (1845), annonçant certain monstre à bec de Kubin (celui de son Passé, ou Vergangenheit, Vergessen-Versunken, de 1902).
Dans les deux cas, on remarquera la parfaite humanité
à peine modifiée du soi-disant « monstre » dans l'onirisme : quelque volonté
extrémiste dont puisse se targuer l'artiste, la symétrie du corps desdits
monstres demeure toujours, semble-t-il, un obstacle infranchissable à la
représentation adéquate du monstrueux authentique, du prétendu dépassement de
l'homme, c'est-à-dire, normalement (si l'on peut dire) : de l'informe, du pur
Corps sans organe, totalement asymétrique. Encore un argument dans le sens d'un
irrémédiable rationalisme du rêve : la symétrie organique, ses origine et
finalité fonctionnelles, sanctionnées par l'évolution animale,
n'est qu'exceptionnellement remise en cause dans la représentation figurative
« monstrueuse ». La chose vaut, bien sûr, jusqu'à nos jours. Regardez les monstres de nos films d'horreur. Il faut,
au fond, attendre Bacon pour que cette simple poussée suffisante, ce simple
grouillement, cette potentialité essentielle du corps permette d'atteindre à la
véritable instabilité caractéristique de la folie authentique, et non plus du rêve.
Ce dernier est toujours seulement déplacement, vers quelque Autre côté (Kubin, toujours) de l'humain. Défini par ce déplacement, cette
pulsion même, le romantisme n'a pas besoin, contrairement à ce dont on
l'accuse souvent chez les marxistes, d'exalter tel ou tel passé déterminé et
enfoui par l'Histoire. Qu'on songe aux mythologies mixtes, compliquées,
impossibles et par cela même démocratiques, de Gustave Moreau : mythologies accessibles, en vérité, à chacun
dans le rêve, en ce que la mémoire qui nourrit ce dernier, ayant absolument tout noté des
aperçus de l'état de veille (dont le sujet aura perdu le souvenir), en imprégnera le rêve, en désordre d'images
mêlées, d'archétypes dont seule cette fonction de déplacement bouleversant du
réel intéresse le communiste, qui connaît de tels archétypes, et les aime.
L'estampe visionnaire propose, par exemple, une Tentation
de Saint-Antoine (eau-forte anonyme de 1635)
dans laquelle, déjà, bien avant le romantisme historique, un moine isolé excède infiniment l'individualité gothique
strictement déterminée et idéalisée soi-disant propre au romantisme, de même
que son milieu (une sorte de ruine médiévale, ou en tout cas un lieu simplement
détourné de sa fonction) renvoie au déplacement mélancolique en soi, pas à l'amour précis, moderne, du gothique de tel ou tel siècle effondré.
Le romantisme, le symbolisme, le rêve, c'est avant tout la matière possible, le renvoi toujours
invinciblement présent chez l'homme vers autre chose, vers quelque chose
transcendant la présence et les faits, quelque chose de meilleur qu'eux, et
qui, dans la rêverie, rend le sujet meilleur. La nostalgie est donc
augmentation de force par inscription, répétitive, dans l'obsession du meilleur
et de l'autre, de l'autre côté, potentiel, des mêmes choses. Le Diable est cet autre, ce
négatif, existant comme révolte. La Chouette est son archétype rationnel. Sans
elle, le Diable pousse seulement, dans les évocations de sabbats, à cette
rationalité à laquelle tout rite clérical invite déjà sans que cela soit aperçu
: d'où l'inversion méthodique des rites comme première poussée rationnelle
(sataniste), et nocturne, dont la Chouette, par son envol, couronnera le
travail (l'extraordinaire Ronde du Sabbat, de Louis Boulanger, 1828).
C'est dans cette incertitude montrée,
cette tension d'identité fluctuante depuis l'homme que gît tout l'intérêt de l'Estampe visionnaire : l'homme veut sortir de lui-même, c'est à cela qu'on le
reconnaît. Il sera, en fonction de son degré de conscience, de désir et de
puissance, un autre animal spécialisé (le félin du Guerro, de Bernard Valère, 1895) ou l'animal-humain
suprême, magnifiant sa raison libératrice (la Chouette), ou encore
l'homme-suprême, spontanément révolté : le Diable aspirant, sous sa forme
conquérante et sexuée, à prendre la place de Dieu. Ce qui subsiste toujours, en
tous cas, d'une manière ou d'une autre, c'est la forme de son corps, ou la
forme associée, disparate, en lui, d'éléments physiques, existant dans la
Nature, ainsi célébrée dans le cauchemar, qui n'est cauchemar qu'à cause des
curés, et sinon, donc, accomplissement détourné de souhaits, et de statuts,
polymorphes. La mélancolie accompagnant alors cette disparation, ce problème
splendidement maintenu comme tel, n'est rien autre que celle de la résistance,
perdante d'avance, certes, devant la triste réalité mais invincible, subversive en dépit
de toute la misère triomphante de l'état de veille, de ce principe de plaisir
visant infiniment à devenir toutes choses, à embrasser toutes carrières, à
devenir - sans que cela ne s'arrête jamais, sans que cela ne prenne jamais fin - tous les hommes et tous les animaux (Arthur Cravan). Telle est la source des Métamorphoses du sommeil, de Grandville, de son vase
fleuri progressivement changé en femme. Ce devenir est toujours, on l'a vu, par
quelque côté, un devenir-humain : le monstrueux, par nature psychotique,
asymétrique et informe, ne le concerne pas. Le Misocampe (1842, de Grandville
encore) demeure un animal (d'ailleurs fort drôle) susceptible de raison, de
discours, d'une taxinomie, celle-ci fût-elle purement imaginaire. Le cyclope,
de même, ou l'Araignée souriante de Redon restent des êtres réguliers, quoique
bizarre, jusqu'à sa Mort même (1896), qui persiste à vouloir maintenir doucement dans la
sienne la main de la plus splendide des femmes, l'individu mortel étant
spécifiquement immortel - par son appartenance à l'humanité rationnelle, laquelle est
succession paisible, sûre d'elle-même, toujours renouvelée, de l'esprit dans les vie et mort des
générations : C'est moi qui te rend sérieuse
; enlaçons-nous, lui lance la Mort. La Femme est rendue, par
la Mort, sérieuse, parce que sa puissance d'amour et de beauté humaines,
utopiques, trouent par excellence, dans le temps même, la limite du temps :
elles sont, de la mort, les concurrentes et partenaires directes, tendues
ensemble vers cette perfection de calme et de sérénité transorganique faisant tellement défaut à la
prêtraille hystérique. C'est ce sérieux réassuré que lui signifie le rêve
bienheureux. En cette femme, comme en toute individualité humaine avide de
changement et de recomposition, les niveaux de splendeur (intellectuelle,
érotique, esthétique) se ramifient dans le rêve, s'y distinguent tout en y fusionnant, cette fusion paradoxale - spectaculaire - pouvant, en de rares
occasions comparables, faire l'objet d'investigations et d'aperceptions
(notamment psychotropiques) à l'état de veille. C'est ainsi, mais hélas ! à un
texte marionnettiste de Jünger, tiré de ses Approches, drogues et Ivresse, que nous renvoya ce cas peut-être limite (en termes d'autonomie
humaine onirique sublime) de L'estampe visionnaire : les Limbes de Redon, dernière interface entre un principe impersonnel
(tissant et manipulant de l'extérieur, contre le marionnettiste lui-même,
présent à l'arrière-plan, les fils enchevêtrés de son âme) resté rebelle à ce
pouvoir humain de connaître, d'une part, et la victoire rationnelle,
ordinairement totale, de ce dernier dans le fantasme. « Les fils, écrit
Jünger (au paragraphe 218 de son livre), ou les tiges qui meuvent les
marionnettes - appelons-les la trame. On pourrait objecter que sa multiplicité
réside dans la personne de l'acteur qui la projette dans le texte. Soit, mais
ses fibres nerveuses forment à leur tour une trame. Et elles plongent à travers
la masse grise, la grille, jusque dans l'indifférencié... Le jeu se rapproche
de la pure activité des tisserands, celle que les mythes attribuent aux Parques
et aux Nornes. » C'est cette multiplicité-là, fuyante, insaisissable, inconnaissable, extérieurement infinie, que nous refusons. Le rêve, en sa fantaisie infinie,
reste UN premier moteur dont les règles, rationnelles, sont strictement et
parfaitement vérifiables. L'homme est simplement UN devenir polymorphe,
possédant en lui seul, devant lui, certes, comme pur à venir, SON essence unitaire déjà
maîtrisable, laquelle pourra, seule, fonder sa trame magique.
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Décadence symboliste,
Expositions à commissaires
lundi 4 janvier 2016
De la modernité
« Nous nous
comprenons tout de suite quand Gischia me demande si je suis marxiste, et que
je réponds oui, il me comprend parfaitement quand je dis qu'il y a dans le marxisme
une sombre beauté, qui me charme. J'aime les hommes seuls. Dans le
marxisme, quelle solitude humaine ! Quel désespoir d'homme seul ! Des hommes
seuls, sans Dieu, sans amis, sans amour. Nous vivons tous dans le marxisme,
même ceux qui ignorent ou combattent le marxisme. Gischia est un des hommes les
plus modernes et intelligents que j'aie rencontrés en France. Son intelligence
est moderne dans le sens non seulement d'actuel, mais dans
le sens de relier le Das da à ce qui
est notre passé, à ce qui sera notre avenir. »
(Curzio Malaparte, Journal d'un étranger
à Paris , 29 avril 1948)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Littérature du temps que ça existait
dimanche 3 janvier 2016
L'estampe visionnaire (1) Critique de la raison disparate
L'exposition L'estampe visionnaire : de
Goya à Redon, se tient encore au Petit-Palais de Paris jusqu'au 17 janvier 2016. Il est possible qu'à cette date - l'amour du
salafisme pour la culture bourgeoise étant ce qu'il est - le Petit-Palais n'existe
plus que sous la forme risible d'un tas de cendres fumantes, parsemées de
débris humains. Dans le cas contraire, il
vous en coûtera, lectrices, Lecter, Hannibal, la somme royale de dix euros si vous
êtes fortuné. Et quant aux misérables et crasseux éventuellement tentés par
l'aventure, qu'ils se rassurent en apprenant ici avec bonheur, et à titre d'exemple
archétypal, que ladite exposition se trouve très généreusement gratuitement ouverte
aux chômeurs parasites de la société, y compris aux bi-nationaux en voie de radicalisation
avérée. Nous suggérons néanmoins à ces derniers de courir en profiter au plus
tôt, tant il est vrai que «cette vie est
un songe» (Calderón), où l'expérience révèle, décidément sans retard, que «tout passe, et tout casse, et tout lasse :
le désir, le plaisir, se diluent dans l'espace» (Johnny Hallyday).
Dans l'air du temps.
Nous sommes bien obligés, pour commencer,
de reconnaître que maintes oeuvres scandant cette exposition L'estampe visionnaire furent, ces
dernières années, déjà aperçues (et goûtées) de nous en diverses salles et
occasions. Mais tandis que, persifleurs sinistres, nous avons souvent insisté
ici même sur la vanité régulière de ces fameux fils directeurs thématiques foireux régissant en France le projet
des commissaires d'exposition patentés, dès lors que ceux-ci s'intéressent au «rêve», à la «mélancolie», à la «décadence», à l' « inquiétante étrangeté »,
etc, bref : à tout ce que nous sursumerons aujourd'hui sous le syntagme
dérisoire de préoccupation imaginaire
(à dominante romantique ou symboliste), il nous faut bien nous rendre à une certaine forme
d'évidence : la préoccupation en question conquiert désormais, bon an mal an,
un public amateur quasiment autonome, au point que les grands accolages monstrueux et disparates (genre : Max-Ernst-et-Marie-Laurencin-qu'on-va-vous-expliquer-en-quoi-au-juste-ils-sont-identifiables), s'ils n'ont bien entendu pas complètement disparu, nous font globalement ces temps-ci des vacances exquises, ponctuées de blocs esthétiques à peu près cohérents, et dont les commentaires ordinaires et l'herméneutique de troisième cycle qui les accompagnent savent parfois se faire admirablement discrets. Au reste, le tout serait-il jamais autre, en
l'espèce, que de savoir au juste qui sponsorise
l'affaire : quelle marque, voulons-nous dire, de champagne, quel groupe de
bâtiments et travaux publics, quelle compagnie d'assurances ? N'apprendrait-on
ainsi point réellement à la toute fin
seulement d'une pérégrination symbolico-extatique de ce genre (dans la
dernière salle de tel musée : sur le mur dit des hommages et crédits) la teneur réelle du mouvement
historique l'ayant probablement suscitée de manière pré-consciente ? En sorte
que le discours idéologique antécédent ayant guidé chaque pas de notre sublime
parcours esthétique ne recouvrirait plus à terme - renseignement pris - comme tout ce qui concerne ce monde de la
culture désormais moribond, qu'une valeur propédeutique, effectivement pédagogique. Attachée, essentiellement,
au contenu suivant (soyez bien attentifs) :
1°) L'homme, toujours dans son histoire, fut insatisfait de son sort.
2°) Toujours, l'homme, s'en remit, par là
même, au libre pouvoir constitutif de sa raison,
autrement dit à la révolte légitimée.
3°) Toujours, cette révolte rationnelle
occasionna, ensuite, chez l'homme, de terribles et cruelles désillusions.
4°) L'erreur,
cependant, et l'impuissance de la raison demeurent toujours humaines, autant que d'autres traits faisant, eux, de
manière plus enthousiasmante la spécificité de notre glorieuse condition : le besoin, par exemple, de
venir flâner, au coeur même de l'effondrement sanglant et ignominieux du
capitalisme, en ce début d'année 2016, parmi une exposition artistique du
Petit-Palais de Paris.
Critique de la raison disparate : Goya
Il ne s'agit évidemment pas ici de
dénoncer un complot entendu. Les
commissaires artistiques ne se réunissent point en secret, la nuit venue, au
sein d'appartements conspiratifs, dans le but de rédiger quelque obscur Protocole des Sages d'exposition visant
à soumettre le public cultivé, dès sa plus tendre enfance, à l'influence subliminale
de l'idéologie capitaliste. Ce que nous pensons, en revanche, c'est qu'une
telle idéologie s'accommode inconsciemment fort bien de ce recours thématique
régulier à la préoccupation imaginaire, laquelle offre l'occasion cathartique
récurrente de certaine confrontation stratégique décisive, celle opposant les deux
modalités de la raison : la rationalité instrumentale
et les Lumières révoltées.
Il se trouve que Füssli, et surtout Goya,
sous le patronage desquels L'estampe
visionnaire est placée (Des Caprices
et Disparates de 1815-1823,
ainsi qu'une reprise du Cauchemar
füsslien, datée de 1782, trônent dès la première salle, une autre variation
autour de cette dernière oeuvre - une gypsographie de Pierre Rode, datant de
1894 - étant visible un peu plus loin), incarnent le lieu d'un tel combat,
d'une telle opposition, d'une telle «disparation» de la raison, pour le dire
en termes deleuziens. Deleuze récupère, d'ailleurs, ce terme et ce concept de «disparate» chez Simondon, lequel n'ignorait sans doute point, à son tour,
l'usage particulier que Goya en avait primitivement fait. Le disparate goyesque (ou goyen, si vous préférez réserver le
terme de goyesque à Chantal Goya, ce
que nous comprendrions fort bien) procède, exactement comme chez Simondon, d'un
accouplement problématique d'éléments à
la fois incompatibles et productivement réunis. Pas de dialectique résolvant, comme chez Hegel, l'affrontement dans un
dépassement commun des termes en présence, mais plutôt l'apparition d'un nouveau stade problématique maintenant
les deux éléments de départ dans leur intégrité et leur paradoxale co-existence
déséquilibrée. Chez Simondon, ce sera, par exemple, l'explication de la
naissance de la vision en volume,
suscitée par le cerveau pour régler ainsi (par le haut, en quelque sorte) le
problème de la vision binoculaire (chaque
rétine recevant une image en deux dimensions ne pouvant s'accorder avec l'autre
- du fait de l'écart de parallaxes - pour former une image unique, avant
l'intervention, donc, du cerveau créant à cette fin la profondeur et le
volume).
Chez Goya, ce sera ses visions monstrueuses : des créatures
mixtes, chimères disparates et aberrantes,
non-viables mais ne s'effondrant pourtant point dans cette identité
problématique, au contraire. Car chez Simondon comme chez Goya, le problème, d'une certaine manière,
soutient la vie. Et pour ce qui concerne Goya, sans doute conviendrait-il même de
parler d'un projet de maintien thérapeutique
de la vie, de résistance - par le
problème lui-même amené à la conscience (à l'existence picturale) - au
suicide, ou à l'effondrement définitif dans la maladie mentale. Ce risque de
folie, dont l'aperception politique
signale le génie spécifique de Goya, est lié au statut disparate, aperçu par
lui, de la raison et de ses pouvoirs. Goya fut à la fois un progressiste, un
homme des Lumières et un homme de cour, lié par ses obligations
professionnelles à l'Absolutisme espagnol. Lorsque les Lumières
révolutionnaires, par l'entremise des armées bonapartistes, pénètrent en
Espagne afin d'en chasser les Bourbons, Goya ne peut évidemment, dans un
premier temps, que se réjouir de l'événement. Les Français - et leurs affidés
locaux - donneront, par exemple, à l'Espagne une constitution (en 1812), abolissent
aussitôt l'Inquisition, etc (voir, à ce sujet, la fin du conte de Poe Le Puits et le pendule, quasiment contemporain
et porteur des mêmes interrogations, du même romantisme disparate) : bref, tous actes que Goya, en tant qu'Aufklärer anticlérical, par ailleurs attaché
aux liberté, génie et inventivité populaires, ne peut que célébrer. Très vite,
cependant, il apparaît que l'occupation rationnelle-lumineuse de l'Espagne se trouve changée en son contraire, à savoir
une débauche de violence et de barbarie, en un triomphe absolu des pires
instincts homicides et tortionnaires, devant lesquels Goya, comme tout un chacun,
alors (simplement, peut-être, plus
intensément que tout un chacun) reste sidéré et fasciné, y consacrant, comme on sait, ses fameux Désastres de la Guerre. Sans connaître ces
derniers, ni la situation particulière du progressiste Goya, le romantique réactionnaire Barbey d'Aurevilly, dans
son extraordinaire À un dîner d'athées aura, lui aussi, ressenti
ces choses, la force précise de cette contradiction, fournissant maintes images
terribles desdits massacres espagnols, ayant d'ailleurs été le fait des deux
camps : celui des «Lumières» autant que de la guérilla, soutenue par
l'obscurantisme et donc révélatrice (exactement comme dans l'Allemagne romantique de la même époque, également
en guerre contre Napoléon) de l'essor nécessairement disparate
d'une conscience nationale et populaire. Raison pour laquelle le romantisme en général, au-delà de ses
avatars de gauche ou de droite, présente toujours spontanément un intérêt critique, variable, certes, mais
fondamental, dans ses attaques de l'univocité mythologique de la raison
progressiste, soumis, notamment, par le romantisme à la relativisation ironique
et féroce (permettant l'essor du sens et des études historiques, comme chez
Burke) du «nouveau» : du très «radicalement nouveau» faisant table rase d'un
non moins illusoire «radicalement ancien». Il n'est jamais à proprement
parler, telle est la leçon romantique, d'Ancien
Régime, pas plus que de Lendemains
qui chantent (du moins qui chanteraient exclusivement
des chansons de gaieté et de bonheur niais, bovin et arcadien...). Cette vérité
cruciale aura évidemment été tragiquement manquée par les critiques marxistes
économico-progressistes et staliniens du mitan du vingtième siècle, fermes
tenants de la thèse absurde d'un irrationalisme
réactionnaire indécrottable du romantisme. Un tel mépris aura, selon Ernst
Bloch, directement contribué à asseoir le triomphe fasciste.
Illustration pour Le puits et le pendule, Alphonse Legros, Eau-forte,1861.
Telle est, en attendant, la difficulté insondable (menaçant littéralement, chez Goya, de dégénérer en folie pure) de cet aspect éclaté de la raison. Hölderlin fut, par cet éclatement, vaincu et écrasé. La raison libère, mais libère, à l'occasion et au nom des Lumières même, certaines forces obscures (comme diraient les deux Georges : Lucas et Lukács) absolument terrifiantes. Comment, tout en restant attaché à la raison en son versant émancipateur, rendre compte, alors, de cette barbarie sur laquelle elle s'appuie techniquement ? Cette barbarie, une fois encore, serait-elle spécifique ou simple avatar moderne d'un archaïsme jamais éradiqué parce que non-éradicable ? Un romantique conservateur ou réactionnaire (du genre de Barbey ou de Carlyle) pencherait certainement, par haine tropique du Tiers-État, pour la première solution. Mais de manière générale, on l'a dit, le romantisme tout entier se voit traversé douloureusement par cette disparation, et par l'impossibilité de répondre, de choisir clairement, lui étant consubstantielle. Freud n'était alors point disponible pour penser divers états également légitimes, suivant leur modalité, de l'existence intérieure humaine. Marx non plus, quant à l'aspect dialectique d'une telle césure. Rien ne pouvait soutenir, dans l'affrontement théorique et existentiel de ce problème, un romantisme déchiré dont les plus grands noms, rappelons-le (n'en déplaise, pour le coup, à Lukács), se trouvèrent politiquement associés aux idées de la Révolution Française. L'évolution contradictoire de celle-ci fut donc aussi la leur, eux pour qui la contradiction elle-même ne portait point de statut positif (un statut dont Hegel, seul, put enfin accoucher, après sa période francfortoise, et dans un silence de mort). En sorte qu'une telle évolution ne forma jamais, pour eux, qu'un indicible chemin de doute et de désespoir : un sauve-qui-peut (en l'occurrence, un comprend-qui-peut) individuel. William Blake, pro-français jusqu'en 1793, s'abolit ensuite dans le mysticisme théosophique (toujours fidèle, là, d'une certaine manière, au besoin rationnel et formel), lui dont l'enthousiasme révolutionnaire initial et la critique annexe du monde rationnel industriel, de ses «sombres usines démoniaques» (dark Satanic mills), s'accompagnaient, loin d'un simple passéisme, d'une rage utopique-futuriste uniquement destinée à s'apaiser «lorsque nous aurons construit Jerusalem / dans une Angleterre verdoyante et agréable» (préface au Milton, Poems and Prophecies). Füssli, explorateur de l'épouvante et du cauchemar, saluait, lui, dans la prise de la Bastille : «une époque grosse des aspirations les plus gigantesques, secouée par les convulsions résultant de la mort des vieux empires, tandis qu'une force sans exemple fait tressaillir l'esprit de fond en comble et suscite la sympathie universelle». Son Rêve du berger (1793), décrivant la disparition progressive, à la faveur de l'intensité croissante de la Lumière révolutionnaire, des monstres infernaux ennemis du genre humain, voués à retourner peu à peu à l'obscur (au Tartare politique de l'obscurantisme), inspirera directement le Caprice goyen de 1799, celui que nous allons maintenant évoquer. Goya, pour sa part, n'invente, lui, rien moins (on l'a évoqué) qu'une forme de psychanalyse picturale accueillant chez lui, en lui et pour lui seul, les horreurs et créatures étranges de son âme, lesquelles trouvent ainsi droit de cité (ses Pinturas Negras clandestines et autres Disparates restant cachées, ou ornant secrètement les murs de son domicile de Manzanares, la «Quinta del Sordo», n'étant en tous les cas jamais montrés publiquement, par désir thérapeutique de purgation individuelle autant que crainte, bien compréhensible, de la répression politique suivant l'effroyable retour au pouvoir des absolutistes espagnols). C'est donc bien ici l'évolution sordide, désespérante, complexe, surtout, jusqu'à l'incompréhensible, de la réalisation historique (trahie ?) des promesses de la raison et de ses Lumières françaises, au sein du processus révolutionnaire puis impérial, tragique (jusqu'à la Restauration), qui tient le premier rôle. Comment comprendre l'incompréhensible ? Comment ne pas désespérer, définitivement, de la raison, de toute raison ? Deux Disparates de 1819 (Disparate volante et Disparate de frayeur) voisinent, à l'exposition L'estampe visionnaire, avec le fameux Caprice n°43 de 1799 intitulé Le sommeil de la raison engendre des monstres (ci-dessous). Cette traduction française est évidemment critiquable, autant, par exemple, que la traduction anglaise ordinaire des «Disparates» (le terme est de Goya) par «Follies». La phrase-titre espagnole du Caprice commence, en effet, par : «El sueño de la razon», soit le songe, le rêve tout autant que le sommeil.
Tout se joue ici. Est-ce la raison qui
s'endort et rêve, ou bien le corps ? Un tel dualisme, au fond, est-il tenable ?
Le songe revêt-il seulement la fonction de protecteur d'un sommeil physiquement réparateur, ne procède-t-il,
à cette fin, que d'une transformation productive
des diverses impulsions venues de l'extérieur (une envie d'uriner, la faim, la
soif) en éléments oniriques tranquillement
intégrés à ce processus de réparation organique continué ? En d'autres termes,
la mauvaise conscience enchaînée, comme disait Marx, n'aspire-t-elle vraiment,
dans le surgissement du rêve, qu'à dormir du sommeil le plus lourd, le plus inefficace, le moins pratique ? On
connaît la différence des thèses de Bergson et Freud concernant le rêve et
l'inconscient : pour Bergson, dans le rêve, la concentration de la mémoire tendue vers l'action propre à l'état de
veille (sélection des seuls souvenirs utiles,
les autres restant dans l'ombre) n'ayant littéralement plus de raison d'être, alors les images
emmagasinées, placées, pour ainsi dire, au chômage
technique, sitôt décongestionnées s'extériorisent, se détachent en désordre
les unes des autres, d'où le caractère confus
et disparate, dans cette théorie, des rêves. Pour Freud, au contraire, la raison
- quelque nom qu'il lui donne - n'interrompt pas son travail durant le rêve,
l'objectif libérateur d'accomplissement
de certaines actions interdites dans
l'état de veille (le pouvoir de la censure, dans le sommeil, étant
simplement réduit) se voit inlassablement poursuivi, quoique travesti,
dissimulé, clandestin, guerrillero.
La raison est toujours la même, bien que double. La raison, toujours, travaille dans un même (?) but. Chez
Goya, elle comprend, semblablement, une
face onirique, une face rêveuse, dans laquelle elle n'abdique pas ses
prérogatives libératrices, mais continue son activité sous d'autres formes,
d'autres formes rationnelles, celles
de la raison du rêve toujours occupée
à bâtir : en l'espèce, par delà (ou à
travers : en les trompant, en les contournant) morale et répression. Ce qui
suggérerait, malgré cette dernière différence, dans l'émergence de tout processus intellectuel, la genèse fondamentalement
sensible et même sensuelle de celui-ci : le rêve, en ses productions, n'étant au
fond que la vérification empirique d'un autre
fonctionnement rationnel possible, découplé des catégories strictement
conceptuelles de la raison (causalité, déduction, abstraction, etc), et auquel
Schiller donnait le nom évocateur d'«éducation esthétique», insistant bien, ainsi,
sur sa dimension maintenue d'accroissement spirituel et humain. Il y aurait
donc une raison des sens et du rêve autant
que de l'entendement, ces diverses instances étant susceptibles d'entrer en
conflit au gré de telle ou telle injonction sociale dominante, tel état différencié
de développement social et politique. La raison serait ainsi plus dialectique que disparate, évidemment,
si l'on accorde toute la place qu'ils méritent au conflit et à la répression
relative (ou à la liaison) nécessaire des pulsions dans l'apparition de la
Raison civilisée : celle des «Lumières» proprement dite, absolument inséparable de son autre face, sa face songeuse et obscure,
selon l'hypothèse freudienne continuiste physiologico-psychologique (remontant,
d'ailleurs, à la vérité, au Traité de l'âme
d'Aristote, lequel Aristote postulait, lui, en outre, suivant les classiques grecs
oniromanciens, une valeur prophétique
du songe).
La supériorité politique de Goya et de Freud sur un Sade, par exemple, consiste donc dans le grand
refus des deux premiers : un refus malgré
tout (en dépit de toutes les déceptions de la civilisation et de la culture)
du réductionnisme naturaliste, de
tout primat assumé des pulsions
animales sur la civilisation, le refus de toute préférence accordée, au nom de
quelque authenticité, antériorité, ou vérité naturelles que ce soit, auxdites pulsions en regard d'une
civilisation somme toute nécessairement
répressive (au-delà des antipathies politiques de Freud et Goya pour les formes
politiques réactionnaires de leur époque respective). Freud et Goya : deux Aufklärer invinciblement rationalistes, donc
aussi forcément désespérés, pessimistes et solitaires (ajoutons, à cela, les
souffrances physiques de Freud, martyrisé pendant dix ans par son cancer, ou la
surdité torturante de Goya l'ayant isolé, comme Beethoven, d'un monde-tombeau cruellement
refermé sur ses appétits). Ces pulsions monstrueuses présentées par Goya se
trouveront bientôt - tel est notre temps, à nous - majoritairement socialement déterminées : une évolution
que Goya, en dépit de sa fascination pour le folklore, la culture populaires,
et parce que vivant encore dans un monde fortement classiquement familialiste
(père authentique, individuel, dominant), ne pouvait imaginer, et que Freud,
dans son refus conservateur de toute position sociologique critique, ne pouvait
lui-même que laisser négativement suggérer. En sorte que Goya et Freud
partagent, pour des raisons et selon des modalités différentes, la même
conviction d'une anhistoricité, d'un
archaïsme fondamental des pulsions, installé au coeur même de la raison, sans
que ce rapport problématique de la pulsion à la civilisation ne souffre chez
eux la moindre perspective de progrès, ni même de contingence historique dans
sa définition : à un siècle exactement de distance (Goya dans ses Désastres de la guerre, Freud dans ses Réflexions sur la guerre et la mort), tous deux dressent simplement un
constat identique, lequel demeure, répétons-le, dessous son caractère d'aporie
même, un constat politique extrêmement
précieux par les (mauvais) temps qui courent.
L'écho de ce déchirement traverse, en effet,
toujours l'univers, ainsi qu'un problème persistant
à nous être posé, et auquel la société bourgeoise actuelle nous somme - plus ou
moins consciemment - de répondre dans son sens culturel : celui d'une célébration
univoque de la seule raison raisonnable,
tolérante, technique, entreprenariale, quantitative, face aux délires contemporains du fanatisme ou,
selon le terme qu'elle préfère désormais employer, de l'extrémisme (stigmatisant aussi avantageusement sa possible remise
en question rationnelle-onirique
radicalisée).
Ce faisant, pourtant, au-delà de ses
intérêts immédiats, elle ne s'aperçoit jamais - que ce soit au Petit-Palais ou
ailleurs - qu'elle contribue à reproduire, par cette tendance répressive même,
la force invincible du problème. C'est à cette force que nous devons, notamment,
le regain d'intérêt, voire l'engouement disparate
actuel croissant pour la culture «symboliste» (romantique), pour les diverses
préoccupations imaginaires que celui-ci occasionne, et vérifie. Ces
préoccupations qui fournissent, de fait, le terrain d'affrontement privilégié de
latences et tendances
contradictoires.
(à
suivre...)
Du coup, je reprendrais bien une tranche de
Anti-Monde vaincra !,
Décadence symboliste,
Expositions à commissaires
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