Salut au camarade Bogdan R.
«Un armateur était sur le point de laisser partir un bateau chargé d’émigrants. Il savait que celui-ci était vieux, qu’il avait de nombreux défauts de construction, et que, pour ne rien arranger, le bateau avait déjà affronté plusieurs mers houleuses et maintes tempêtes ayant souvent nécessité des réparations. Plusieurs personnes lui avaient fait remarquer qu’il était hors d’état de naviguer. Ces doutes le préoccupaient et le rendaient malheureux ; il pensa même à le faire réviser et rééquiper, même si cela devait lui coûter beaucoup d'argent. Mais avant que le navire ne prenne la mer, il réussit à chasser ces sombres pensées, se disant qu’après tout son bateau était toujours revenu à bon port après avoir effectué un grand nombre de traversées, qu'il avait essuyé déjà tellement de tempêtes qu’il fût stupide de penser que, cette fois encore, il ne rentrerait pas au port. Il n’y avait qu’à s’en remettre à la Providence, laquelle ne pourrait manquer de protéger toutes ces familles malheureuses quittant leur patrie à la recherche de jours meilleurs. Il s’efforça d’écarter de son esprit tous ces soupçons mesquins que l'on peut entendre, relativement à l’honnêteté des constructeurs et entrepreneurs. Il parvint ainsi à se rassurer et à se convaincre sincèrement que son vaisseau était absolument sûr et en état de naviguer. Il assista donc à son départ le cœur léger, en formulant de pieux souhaits pour le succès des exilés dans ce pays lointain qui allait devenir leur patrie ; et il fut dédommagé par sa compagnie d’assurances quand le bateau sombra au beau milieu de l'océan et disparut à tout jamais.
Que dirions-nous de lui ? Assurément qu'il est bel et bien coupable de la mort de ces émigrants. Même si nous admettons qu’il croyait sincèrement à la solidité de son bateau, il reste que la sincérité de sa conviction ne peut en aucune façon le disculper, parce qu’il n’avait pas le droit de fonder cette croyance sur les informations qu’il possédait. Il avait acquis cette conviction non pas sur la foi d’une investigation minutieuse, mais en étouffant ses doutes. Et même s’il avait fini par en être si sûr qu’il ne pouvait penser autrement, dans la mesure où il s’est consciemment et volontairement efforcé d’en venir à cet état d’esprit, il doit être tenu pour responsable de cet accident.
Modifions légèrement la situation et supposons que l'embarcation fût en réalité sûre et qu'elle accomplît cette traversée, ainsi que les suivantes, en toute sécurité. Cela atténuerait-il la culpabilité de son propriétaire ? Nullement. En effet, une fois une action effectuée, elle est à tout jamais correcte ou incorrecte et aucune contingence relative à ses conséquences, bonnes ou mauvaises, ne peut rien y changer. Notre homme, dans cette situation, ne serait pas innocent ; il ne serait, simplement, pas accusé. Une croyance est correcte ou incorrecte en fonction de son origine et non pas en fonction de ce qui est cru ; de la manière dont elle a été acquise et non pas de son contenu ; du droit qu'on avait ou non de la former sur la base des éléments de preuve dont on disposait et non pas de sa vérité ou de sa fausseté. [...]
Pour résumer : on a tort, partout, toujours, et qui que ce soit, de croire quoi que ce soit sur la base d'éléments de preuve insuffisants».
(William Clifford, L'éthique de la croyance, 1876)