«Ce qui est au centre du conte [L'Homme au sable, de Hoffmann] est (...) le même thème ayant donné au conte son titre, thème qui est toujours repris aux endroits décisifs : c'est celui de l'Homme au sablequi arrache leurs yeux aux enfants. L'étudiant Nathanaël, dont les souvenirs d'enfance forment le début du conte fantastique, ne peut pas, malgré son bonheur présent, bannir les souvenirs qui se rattachent pour lui à la mort mystérieuse et terrifiante de son père bien-aimé. Certains soirs, sa mère avait l'habitude d'envoyer les enfants au lit de bonne heure en leur disant : l'Homme au sable va venir (...). La mère, interrogée sur cet Homme au sable, démentit que celui-ci existât autrement qu'en une locution courante, mais une bonne d'enfant sut donner des renseignements plus précis : "C'est un méchant homme qui vient chez les enfants qui ne veulent pas aller au lit, jette des poignées de sable dans leurs yeux, ce qui fait sauter ceux-ci tout sanglants hors de la tête. Alors il jette ces yeux dans un sac et les porte dans la lune en pâture à ses petits qui sont dans le nid avec des becs crochus comme ceux des hiboux, lesquels leurs servent à piquer les yeux des enfants des hommes qui n'ont pas été sages."
(...)
L'observation psychanalytique nous l'apprend : se blesser les yeux ou perdre la vue est une terrible peur infantile. Cette peur a persisté chez beaucoup d'adultes qui ne craignent aucune autre lésion organique autant que celle de l’œil. N'a-t-on pas aussi coutume de dire qu'on couve une chose comme la prunelle de ses yeux ? L'étude des rêves, des fantasmes et des mythes nous a encore appris que la crainte pour les yeux, la peur de devenir aveugle, est un substitut fréquent de la peur de la castration. Le châtiment que s'inflige Oedipe, le criminel mythique, quand il s'aveugle lui-même, n'est qu'une atténuation de la castration laquelle, d'après la loi du talion, seule serait à la mesure de son crime. On peut certes tenter, du point de vue rationnel, de nier que la crainte pour les yeux se ramène à la peur de la castration ; on trouvera compréhensible qu'un organe aussi précieux que l'œil soit gardé par une crainte anxieuse de valeur égale, oui, on peut même affirmer, en outre, que ne se cache aucun secret plus profond, aucune autre signification derrière la peur de la castration elle-même. Mais on ne rend ainsi pas compte du rapport substitutif qui se manifeste dans les rêves, les fantasmes et les mythes, entre les yeux et le membre viril, et on ne peut s'empêcher de voir qu'un sentiment particulièrement fort et obscur s'élève justement contre la menace de perdre le membre sexuel et que c'est ce sentiment qui continue à résonner dans la représentation que nous nous faisons ensuite de la perte d'autres organes.
(...)
Dans L'Homme au sable se rencontre encore le thème de la poupée animée que Jentsch a relevé. D'après cet auteur, c'est une circonstance particulièrement favorable à la création de sentiments d'inquiétante étrangeté qu'une incertitude intellectuelle relative au fait qu'une chose soit animée ou non, ou bien lorsqu'un objet privé de vie prend l'apparence trop marquée de la vie. Bien entendu, avec les poupées, nous voilà assez près de l'infantile. Nous nous rappellerons qu'en général l'enfant, au premier âge des jeux, ne trace pas une ligne bien nette entre une chose vivante ou un objet inanimé et qu'il traite volontiers sa poupée comme un être vivant. Il arrive qu'on entende une patiente raconter qu'âgée de huit ans déjà, elle était convaincue encore qu'en regardant ses poupées d'une manière particulièrement pénétrante celles-ci allaient devenir vivantes. Ainsi, le facteur infantile est ici encore facile à déceler, mais, chose étrange, si, dans le cas de l'homme au sable, il s'agissait du réveil d'une ancienne peur infantile avec la poupée vivante, il n'est plus ici question de peur : l'enfant n'avait pas peur à l'idée de voir vivre sa poupée, peut-être même le désirait-elle. La source du sentiment de l'inquiétante étrangeté ne proviendrait pas ici d'une peur infantile, mais d'un désir infantile, ou, plus simplement encore, d'une croyance infantile. Voilà qui semble contradictoire...»
connaisseur devine une peinture idéale sous un vernis de carrosserie,
il le nettoyait de la répugnante patine de la misère.
(Baudelaire)
Le symbolisme en peinture peut se définir de multiples façons. Mais ne pourrait-il, au fond, se rapporter à un certain égalitarisme, des plus radicaux : celui prêtant aux hommes, à tous les hommes, la faculté d'accoucher des mêmes rêves, et de s'effrayer des mêmes cauchemars ? Quelles différences de manière séparant Odilon Redon, Gustave Moreau, Kubin, Khnopff, les préraphaélites anglais... Et cependant. On connaît les Mythologies compliquées de Moreau, amalgames de pompes idéales barrant la route au cuistre historisant et herméneutiste, dont la très-précise vulgarité prétendrait interdire à l'analphabète de jouir esthétiquement ainsi que lui. Le connaisseur des civilisations, devant Moreau, se voit désarmé, renvoyé dans l'ombre des rognures savantes archéologiques dont il se nourrit d'ordinaire, par profession amère. Les figures simples et noires du cauchemar redonien, ces têtes vues comme des oeufs étranges, des araignées sans nomenclature, obéissent aux mêmes impulsions grandioses : nous sommes tous libres et égaux devant le Rêve. Les collages nocturnes spontanés du cerveau forment le dernier réduit devant lequel piétine encore la bassesse bourgeoise, avide de triturer du groin, à la recherche de truffes hideuses impossibles, les terres intellectuelles pour elle fécondes de l'inégalité génétique. L'imaginaire, ici, qui lui résiste, s'appuie souvent sur la précision la plus haute, ce que d'aucuns, par dépit, appellent le sordide. Or, le sordide, pour nous, renverrait davantage à ce qui ne bouge plus, telles les chairs flasques de l'hyperréalisme orthodoxe et soumis. Le cauchemar, lui, est toujours dynamique et évanescent, autant que convaincant de précision. Il désigne la mutabilité permanente de ses figures. Son inquiétude prospère sur l'inéluctabilité de ses métamorphoses, pas sur l'état plus ou moins brièvement et spectaculairement horrible de chacune d'entre elles. Certes, le cauchemar a formellement une puissance d'arrêt. Il stupéfie, interdit au rêveur le mouvement, celui, souvent, qui le tirerait d'affaire, lui permettrait de s'envoler, de s'enfuir à toutes jambes devant le surgissement d'un monstre, d'un vampire. Mais c'est précisément là reconnaître la suprématie du mouvement, la soumission du rêveur à ce dernier, à la nécessité que tout continue autour de lui, pour et contre lui, les choses se passant pour ainsi dire dans son dos quoique sous ses yeux terrifiés. D'où l'importance de cette scène - dite de la défibrillation - tirée du film The Thing de John Carpenter, et visible ci-dessous. Kurt Russel y apparaît justement endormi, sidéré, transi de ce froid glacé typique de la dernière fatigue. La tête arachnéenne s'enfuit derrière lui - ô trouvaille insensée et superbe !, on entend son horrible trot, on la voit s'évanouir dans son dos avant - semble-t-il au bout d'un temps infini - qu'il ne parvienne, enfin, à se retourner, à se ressaisir, à agir.
Un tel cauchemar est à la portée de tous. Il est proprement et salement démocratique. Et pour le «simple» Rêve symboliste, la luxuriance et l'amalgame de ses formes, références et décors procèdent à notre avis de la même source, soit la capacité poétique trans-classiste, anhistorique, bref transcendantale de résistance du Rêve. Celle-ci, bien entendu, est susceptible ensuite de remplissage, d'enrichissement, de culture, pour peu que ladite culture s'applique bien au concret de l'expérience, au souvenir, par exemple, de paysages traversés, de physionomies et de types humains les plus divers rencontrés au cours d'une existence de voyage. De sorte qu'un aristocrate de l'esprit, en qui la vision du paysage le plus dépouillé suscite aussitôt, à l'incompréhension du philistin, la dense cohue d'évocations spirituelles, ne sera rien de plus qu'un prolétaire ayant eu la bonne fortune - miraculeuse ! - d'être un beau jour sorti de son trou, à tous les sens du terme. En attendant la réalisation effective d'une telle finale coïncidence, le Rêve l'annonce, dès cette vie, chez certains mélancoliques ressassant, chaque jour, dans la vie consciente, leur impuissance et leur défaite gigantesques.
« Tout le néo-hollywoodisme puise dans le tas de ruines qu’est devenu le cinéma hollywoodien classique. La particularité de Carpenter est d’y puiser seulement une géométrie et un rythme. Ce n’est pas un hasard si cet homme fait ses musiques (d’ailleurs répétitives et mélodiquement indigentes), ni si son montage court supprime le jeu des acteurs, et rend la notion de séquence indépendante de la notion de scène ; pas un hasard non plus s’il traite toujours le même sujet, purement géométrique : A veut pénétrer B. Il serait oiseux de déplorer une perte culturelle dans ce qui est une réduction idéogrammatique, un travail d’abstraction pauvre. On comprend que le gauchisme mou, qui aime la culture, trouve Carpenter imbuvable. Le gauchisme mou fait semblant de reprocher à Carpenter sa pauvreté intellectuelle. Il lui reproche en vérité son abstraction. »
J.-P. Manchette, Polar (1ère série) n°25, octobre 1982.
PRÉCISIONS DU MOINE BLEU
Reconnaissons d’abord que le gauchisme mou - comme période - en son triomphe mitterrandien et jack-languiste, ne réussissait pas mal au
camarade Jean-Patrick, dont l’analyse ci-dessus consacrée à l’auteur d’Assaut, The Thing,Escape from New York,
etc, nous aura, comme tant d’autres, beaucoup et durablement impressionné en
son temps. Quelques remarques, cependant.
La circonscription « géométrique et rythmique » supposée ici à l’œuvre de Carpenter nous pose
problème. Certes, Carpenter met en jeu des monades, autrement dit des atomes, des unités premières
fondamentalement distinctes, séparées les unes des autres par une extériorité,
un abîme infranchissable. Telle est à strictement parler sa radicalité et (comme parfaitement vu par Manchette) son
« abstraction ». Notons en passant que dès ce stade, cette
conception est autant comportementaliste au plan formel que politique.
Or, Manchette ne le signale pas. L’aura-t-il seulement relevé ? La détestation du
« gauchisme mou » pour Carpenter trouve pourtant là sa source
essentielle. Ce que peint Carpenter, soit la désespérance d’un univers où ces
monades ne cohabitent pas mais subsistent, se déplacent, migrent aveuglément dans un même espace vide jusqu’à s’y heurter,
finalement, et s’y volatiliser en une explosion de violence objective,
semble-t-il (pour le « gauchisme mou ») complètement dénuée
de sens (de « culture »), est au
contraire suprêmement porteur de
sens politique et historique. Le Capital est montré en son fonctionnement essentiellement séparateur, d’apartheid sanglant, qu’il s’agisse du monde pragmatiquement carcéralisé d’Escape from New York, oude
l’apparent (et terrifiant) illogisme fanatique des voyous d’Assaut se déplaçant de manière automatique,
comme au ralenti, sans une parole, en quelque sorte zombifiés. C’est ce que manifeste, en effet (ainsi qu’aperçu
par Manchette) tout ce choix de « jeu » réservé à ses
« acteurs » par Carpenter, abolissant la logique classique, vivante
et organique de scène. Pour
désigner un réel mort, faire physiquement éprouver au spectateur cette
prégnance de la décomposition (de l’« abstraction » généralisée),
Carpenter choisit d’employer comme acteurs des mort-vivantsou des robots, aux yeux morts desquels - donc - le commun n’existe pas. Ou plutôt pas
encore : pas encore de
logique dépassant le positif, le simple séparé, l’immédiat de la certitude
sensible ou de l’appétit monadique, de la guerre spontanée inter-atomes. L’espace
traversé par les monades semble absolument neutre, et ne devoir jamais jouer aucun rôle, se voir réduit pour l’éternité à
sa pure dimension élémentaire, simple toile de fond au sens littéral :
pictural. De sorte que là aussi, le caractère « idéogrammatique » de
l’art carpentérien serait bien incontestable.
Mais ce que Manchette ne voit pas, ce qu’il n’identifie pas
explicitement, c’est le caractère dynamique
de cette œuvre. Car les choses changent, chez Carpenter. La division radicale,
pour lui, dans le désert du réel, n’est que de première vue. Davantage qu’une liaison contingente entre des monades, une liaison inconsciente
qui se dévoilerait peu à peu, c’est l’engendrement de l’une par l’autre qu’il décrit au terme de chacun de ses films :
leur affiliation radicale, à l’aune d’une même réalité américaine générale, dont le maintien de sa fiction harmonieuse
de cohabitation atomistique –
personnelle et « privée » – exige bien entendu toujours l’évacuation
de semblable généalogie dialectique et conflictuelle. Carpenter est dialecticien, et subversif, précisément en cela qu’il
dénonce, appliquée à l’étude du monde moderne déshumanisé, l’insuffisance de la
conception « philosophique » anglo-saxonne traditionnelle, celle du
positivisme, de l’empirisme, bref du bon sens – grossier ou raffiné – ne s’en tenant jamais qu’à
ce qu’il voit et touche, sans prétendre toucher (justement !) aux phénomènes perçus, ni rechercher
en eux quoi que ce soit d’autre, ou plutôt
de fécond. Montrant des individus isolés, inquiétants et monstrueux dans cet
isolement même, Carpenter nous avertit en même temps du piège et de sa force de
persuasion spectaculaire, insécurisante. Le discours d’insécurité, ou plutôt le spectacle dont il procède, est une guerre de propagande,
une guerre psychologique permanente livrée à la Raison, et au procès de découverte des causes
profondes de l’état des choses. De fait, indépendamment de l’idéologie
clairement gauchiste qui est, par exemple, celle de Carpenter (haine des riches,
glorification des ouvriers « restés moralement purs », assimilation
des policiers à des aliens qu’il
est dès lors légitime de flinguer, etc) dans le film They live (Invasion Los Angeles, 1987), c’est significativement au moyen d’une
paire de lunettes spécialesdéformant
la certitude sensible que la réalité
authentique s’y trouve accessible – une réalité d’oppression extra-terrestre,
ou « contre-nature », recouvrant la démocratie formelle américaine,
littéralement obsédée par le discours sécuritaire : cette terreur
pathologique, selon les mots employés par Manchette, que « A pénètre
B » (mon appartement, mon corps, mon intimité, bref l’ensemble de my
privacy). Or, B et A ne sont pas extérieurs
mais engendrés l’un par l’autre. Assaut
s’ouvre par un carnage policier, dont la barbarie sans visage (on ne distingue que
des fusils fumants) entraînera rythmiquement une réaction de justice légitime de la part des membres du gang originellement
victimes, et (exactement comme les protagonistes assiégés dans la suite du
film) d’abordtrappés comme des rats par
les forces de l’Ordre. Un personnage de Prince des ténèbres plonge sa main au travers d’un miroir et fond en
larmes, de douleur et de tristesse, en s’apercevant appartenir
simultanément à deux mondes, celui du bien
et du mal. Dans The Thing, enfin,
l’extraordinaire scène où les scientifiques, confrontés à une créature qui les
pénètre, et revêt leur apparence, s’accusent tour à tour, l’un l’autre, d’être
cette chose dissimulée, au nom de
comportements bizarres, anormaux
qui leur sont imputés, est tout aussi révélatrice. Le fixisme des détermination
extériorisantes, la croyance en
des réalités humaines essentiellement séparées, présentées fictivement comme pouvant cohabiter dans
la société, quoique perpétuellement hostiles ou menacées dans cette
richesse de solitude même (pour des raisons
insaisissables, qu’on abandonnera à la seule religion et à sa conception du
« Mal ») installe dès l’origine la société bourgeoise (protestante)
dans la seule forme de communion qu’elle reconnaisse : l’inquiétude
personnelle, cristallisant nécessairement
en discours philosophique. Ce discours implique, ainsi que l’expose
concrètement Carpenter à la suite de bien d’autres, une défaite
organisée de la raison dialectique. Le
« gauchisme mou », devant la peinture de semblable barbarie, en
restera aussi à l’impact sensible,
à l’effroi généré en lui par le spectacle de « sauvages »
carpentériens incompréhensibles et irrécupérables, dont il se désintéressera au plus vite pour se
réfugier dans le monde rassérénant de sa belle « culture »
universelle.
Pourtant, Carpenter explique, dès la période (rapidement)
étudiée par Manchette, que le triomphe de cette culture bourgeoise rassurante
repose sur l’exercice ancien de la pire force brute, du meurtre, du vol, de la spoliation. C’est le cas dans Fog (1979), par exemple, où les fantômes de marins
autrefois assassinés (afin d’être dépouillés) par les habitants (plus
justement : les notables, y
compris un curé qui couvre et sanctifie le crime) d’une petite station balnéaire chic reviennent
se venger un siècle plus tard. Manchette n’en dit pas un mot, mais n’a pas pu
ne pas voir que le massacre vengeur, alors, parfaitement némésiste, distributiste et
talionesque (les fantômes ne tuant que le nombre d’hommes et de femmes
correspondant à celui de leurs propres pertes anciennes) intervient en
l’occurrence au beau milieu du cadre symbolique de la commémoration
de la fondation de la petite ville en question.
La société américaine, s’étant bâtie tout entière sur ce genre de massacres inauguraux, a refoulé ces derniers, lesquels se rappellent à elle à
l’occasion. Dans Ghosts of Mars
(2003), l’allusion aux indiens d’Amérique est encore plus explicite : le
secret honteux du massacre, enfoui, refoulé jusque-là, à toute force, dans les
entrailles de la terre, se trouve soudain libéré par l’appétit de quelque fouillassier industriel
minier, transformant à l’instant les hommes qu’il recouvre en mort-vivants
assoiffés de sang. Les morts règnent sur
les vivants, à l’état de menace bientôt actualisée. Les morts ou la mort elle-même. Comme on l’observe dans Halloween, sans doute pourtant le film le moins ambitieux et
complexe de Carpenter (recourant au procédé commode et anhistorique du serial
killer) : l’emprise de la Faucheuse y
écrase de tristesse, de grisaille
et de spleen telle autre petite ville américaine parfaite où la certitude de ne
pas mourir de faim s’échange, de longue date, contre le refoulement des pires
violences du passé (à savoir, en l’espèce, la psychopathie meurtrière antifamiliale et « sauvage », bref anti-américaine de l’enfant Michael). Le rêve
américain est ainsi systématiquement soumis par Carpenter au retour de son
négatif, à une cauchemardisation procédant d’un retour romantique de
la vie au sein d’un univers mort,
automatisé, robotisé, mécanique
(voir l’incarnation de la voiture
Christine, dans le film du même nom). Le mécanique plaqué sur du vivant ne
provoque désormais plus l’humour (comme sous Chaplin) mais la
terreur vivante émanée - et échappée - du mécanique. L’humanité, mystérieusement de retour dans ce monde tellement (depuis
si longtemps) réifié, est désormais, ironie suprême, portée par des
morts ou des monstres (Fog), ou des criminels (Assaut, Ghosts of Mars, Escape from New
York…), bref tout le négatif possible et envisageable de la société dominante et
chrétienne américaine. Cette société est ainsi présentée, brutalement, à sa double identité.
Le héros délinquant d’Assaut
porte, en manière de synthèse parfaite, le surnom de « Napoléon » (dont il refuse de dire
l’origine)…
Ce que Manchette, au fond, aura ici curieusement délaissé,
c’est sa propre intuition quant aux
manières stylistiques des romanciers américains hard-boiled qu’il célèbre ordinairement. Ce qu’il met au jour
fort pertinemment chez un Hammett, un Chandler ou d’autres comportementalistes
de même farine, soit la décision politique de repli tactique sur le
réalisme antérieur aux avant-gardes stylistiques du début du vingtième siècle (en gros : le retour au réalisme façon
Maupassant, mâtiné d’un dépouillement programmatique extrême - qualifié d’« os littéraire » - correspondant au morbide achevé de l’époque), Manchette ne le retrouve pas chez Carpenter,
lequel adopte pourtant (étant, comme Hammett et les autres, toutes proportions
gardées, un gauchiste idéologique convaincu, ce que Manchette semble d’ailleurs ignorer) la même
politique générale. Le lien entre monades ou atomes est bien chez lui un lien
génétique, nécessaire. C’est pourquoi son œuvre ne saurait être présentée seulement comme « géométrique » et « rythmique ». Le
souvenir, ici, nous prend, de cette brillante présentation par Ernst Bloch des
intuitions dialectiques de Leibniz, dans ses Éclaircissements sur Hegel. Chaque monade leibnizienne peut, nous dit Bloch,
être présentée comme appétit, ou tendance : « Les unités ultimes sont des points de force, dont l’activité
consiste à passer de l’état resserré et passif à l’état actif, des
représentations obscures aux représentations plus claires. C’est l’appetitio des monades, ou leur désir, un effort vers le
développement, evolutio,
déploiement de leur propre contenu. Les monades sont donc une race qui
s’efforce de passer de l’obscurité au jour ; Leibniz les a conçues en
grande partie dans l’esprit des Lumières, à leur début, en quelque façon comme
des citoyens élémentaires de l’ère des Lumières. Mais l’appetitio est en même temps corrélative à la présence d’un empêchement ; la pulsion, la tendance en général est chez Leibniz le mode
d’existence d’une activité empêchée. »
(Bloch, Sujet-Objet, éclaircissements sur Hegel, Gallimard,
p. 123-124).
Au-delà de la « géométrie », ce serait alors à la
mécanique traitant, pour ce qui est des gaz ou des solides, de la tendance à l’accroissement
par compression, bref à l’explosivité, que l’œuvre carpentérienne eût pu se voir associée. Le refoulé, en effet, le tu,
l’impensé, plus ils se trouvent tels, plus on accentue sur eux la
pression de secret, en acquièrent
progressivement une force, une (soi-disant) violence (passant pour)
« mystérieuse » provoquant bientôt l’explosion destinée à ruiner telle situation positive :
« Si un gaz, à température constante, est comprimé à la moitié, au tiers,
au quart, etc, de son volume, sa tendance à l’expansion croît du double, du
triple, du quadruple, etc. Ainsi, selon la loi de Mariotte, formulée en 1686
par ce contemporain de Leibniz, la pression d’une masse gazeuse est inversement
proportionnelle à son volume. Or Leibniz a universalisé cette loi à la totalité
des énergies, il a lié directement la tendance de ses monades à une force
d’expansion empêchée, disons plus : il l’a liée à l’avenir » (ibid.).
Carpenter parle d’un présent dont l’apparence absurde et
sauvage dissuade le «gauchisme mou» de tenter de le lire, et de le
comprendre. Force est de constater que Manchette se sera lui aussi
laissé prendre, d’une façon il est vrai infiniment moins niaise, au jeu
«réducteur» - «idéogrammatique» - de sa «pauvre abstraction».