jeudi 30 avril 2020

Pas de 1er Mai cette année !

Les Guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (3) Aventures en Birmanie

(En gros, c'est ça. Juste tu remplaces Bob Morane par Esen-Temür, les frères Sirkis par Marco et Niccolò Polo. Et le tour est joué).

Khubilaï s'étant installé à Pékin, il entreprend très vite de parachever symboliquement sa victoire militaire. Il envoie dans toutes les zones jusqu'alors dans l'orbite ou sous contrôle chinois des messagers porteurs de ses exigences, simples : reconnaissance du Khan, acte immédiat de vassalité et de soumission à son endroit. Cela avait été le cas pour l'empire de Pagan (capitale du Mien, la Birmanie actuelle) dès 1271, soit près de dix ans avant la victoire finale sur les Song. Dans toute cette partie de l'Indochine, au coeur d'une zone limitée au nord par le Haut-Irrawady et le plateau yunnanais, au sud par l'isthme de Kra, trois acteurs principaux se disputaient, à l'arrivée des Mongols au Yunnan (ou Nan-Zhao, Dali) en 1252, la suprématie depuis près de deux siècles : les Birmans, les Khmers et les peuples d'ethnie Thaie : les outsiders Shans, entre autres. Cette bataille, initiée en 1044 par la fondation de Pagan et l'extension rapide de ce premier empire grand-Birman vers l'ouest (région de l'Arakan), l'est (pays Shan : frontière sino-birmane, entre les fleuves Irrawady et Salouên) et le sud (pays Môn, Birmanie inférieure) avait d'abord pris l'aspect d'une guerre de religion et de civilisation.

  
Les Birmans ayant en effet conquis, au tournant du 12ème siècle la cité Môn de Thaton, ayant ensuite rapatrié vers Pagan une grande partie (peut-être l'ensemble) de sa population et de ses prêtres, eux-mêmes en contact avec les doctrines cinghalaises du Théravéda, tout le premier empire Birman était alors passé, sous l'influence de ces derniers, au bouddhisme dit du petit véhicule (Hinayana) dont il s'était désormais fait une sorte de champion, en face d'un empire Khmer en perte de vitesse, et toujours affilié, lui, à Siva et l'hindouisme. D'autre part, la poussée mongole au Nan-Zhao avait incité des peuples tay originaires de cette région (les Shan, notamment) à se déplacer vers l'ouest et se répandre dans tout le Siam (ou Thaïlande actuelle) encore placé à l'époque sous l'autorité directe de l'empire Khmer. Mais si c'est au départ de manière involontaire que le pouvoir mongol yunnanais déséquilibre un peu plus le rapport des forces dans la région, par ces transferts massifs de population, la conscience d'un tel changement ne met pas longtemps à échapper à Khubilaï, non plus que l'opportunité politique qu'il représente pour lui, dès lors que les Mongols se retrouvent très vite empêtrés ailleurs dans des guerres sanglantes et ruineuses (au Champa, au Đại Việt, sans parler des désastres japonais de 1274 et 1281). C'est ainsi que l'essor de deux principautés tay dissidentes de l'empire Khmer (le royaume de Sukhotaï, d'une part, dans la vallée du Haut-Menam, dont le maître Rama Khamheng a écrasé le gouverneur Khmer local et proclamé son indépendance en 1270 ; le royaume de Chiang Maï, d'autre part, plus au nord dans la vallée du Meping) est sciemment encouragé par Khubilaï. De sorte que la thèse courante, formulée ci-dessous, par exemple, par Philippe Cornu, et suivant laquelle «au XIIIè siècle, les populations thaïes, fuyant devant les mongols, s'établirent dans le pays (Siam). Elles fondèrent deux royaumes, celui de Chiang Maï et celui de Sukhotaï» (in Dictionnaire du Bouddhisme, p. 211), devrait immédiatement se voir complétée et nuancée par celle-là : «Mangraï, prince de Chiang Maï et Rama Khamheng établissent très vite de solides relations avec Khoubilaï qui avait conquis, lui, le vieux royaume de Tali (ou Nan-Zhao). Les attaques qu'ils menaient contre les Khmers se faisaient avec ses encouragements. Jayavarman VIII (empereur Khmer du moment) quant à lui n'arrangeait pas ses affaires en faisant la sourde oreille aux injonctions de Khoubilaï et en emprisonnant notamment un des émissaires du Grand-Khan. Si l'expédition (...) avait réussi au Champa, nul doute que le royaume du Cambodge aurait été le suivant sur la liste. Vu le désastre au Champa, Khoubilaï trouva finalement plus intéressant de laisser les Thaïs affaiblir à sa place, et pour son propre compte, le fier régime d'Angkor» (D.G Hall, A History of South-East Asia, ch.6, p. 169). D'après Pelliot, les deux royaumes siamois ne feront officiellement acte de vassalité qu'en 1294 (cf Deux itinéraires de Chine en Inde, BEFEO). Mais si, en effet, la venue en personne de Rama Khamheng n'est attestée par les annales de Pékin qu'à cette date, l'histoire des bonnes relations entre la dynastie Yuan (mongole de Chine) et les Siamois est clairement plus ancienne. Guy Lubeigt évoque ainsi «l'expansionnisme Shan/Thaï favorisé par les visées sino-mongoles», avant d'expliquer : «Les Thaï, au contraire, s'allient avec les Mongols et entretiennent avec la cour de Pékin des relations régulières dès 1282 (...). Pour les Mongols, le royaume de Sukhotaï était vassal de la Chine. De ce fait, tous les cadeaux offerts par Sukhotaï à l'empereur de Chine étaient considérés comme le versement d'un tribut et non pas comme une simple marque de courtoisie entre les deux souverains» (Réflexions sur l'espace frontalier Birmano-Siamois et ses enjeux traditionnels, XIIIè-XIXè siècle, p. 15. Rama Khamheng aurait ainsi rencontré Khubilaï juste avant la mort de ce dernier). Le «au contraire» employé ci-dessus par Guy Lubeigt renvoie à la situation du dernier roi de Birmanie, un dénommé Kyaswar, qui se retrouve, tout comme les Khmers avant lui, complètement dépassé par l'irrésistible montée en puissance des Tay (Shan) dans la région. Ce souverain sans pouvoirs, qui ne réussit pas à trouver un arrangement avec les Mongols, en est même réduit, humilié, à bientôt concéder des vice-royautés à des chefs Shan en Birmanie centrale (Myinsaing, Mekkara et Pinle). De fait, si l'on remonte aux sources de la première expédition militaire mongole en Birmanie, on constate que les initiatives impériales en direction de Pagan (l'exigence, en 1271, de soumission immédiate de l'empire birman à Khubilaï) ne tombaient pas du ciel : «La suggestion initiale d'un tel projet en avait été faite au vice-roi du Yunnan par un chef Pai-i [nom chinois des Shan]» (D.G Hall, op. cit., p. 171). Du bon usage stratégique, en somme, des visées de l'impérialisme par les peuples «mineurs» eux-mêmes. Les Kurdes du Rojava, tant éreintés politiquement par moult fines mouches «anti-impérialistes» d'aujourd'hui, auraient-ils fait montre d'une moindre sagacité que les Shan de notre histoire, étant donné les cartes dont ils disposaient ? Bref. À l'époque, le souverain birman (1256-1287), un certain Narathihapate, personnage grossier, brutal, peu enclin à la négociation et à la réflexion tactique, avait opposé aux demandes mongoles une simple fin de non-recevoir. Il alla encore plus loin deux ans plus tard (1273) lorsque les Mongols renouvelèrent leurs exigences officielles. L'émissaire impérial, porteur d'une lettre de Khubilaï lui-même, ainsi que l'intégralité de sa suite, furent tout bonnement capturés puis cruellement exécutés. En outre, Narathihapate se lança dans la foulée à l'assaut du petit État de Kangaï (sur le fleuve Taping), lequel s'était déclaré vassal de la Chine. C'en était trop. Khubilaï lança aussitôt une opération depuis le Yunnan, destinée à punir les Birmans. Elle aboutit, dans un premier temps, à la sévère défaite de ces derniers, lors de la bataille de Ngasaunggyan (1277) opposant cavaliers mongols et éléphants birmans, et dont Marco Polo donne une saisissante description dans son Devisement du monde, composé en 1298.

                                                            Ligne de défense à l'ancienne.

«Quand les Tartares [les Mongols] les virent venir, ils ne firent point semblant d'être ébahis de rien, mais montrèrent qu'ils étaient preux et hardis durement. Car sachez sans erreur qu'ils se mettent en marche tous ensemble, en bon ordre et sagement vers l'ennemi ; mais quand ils en sont proches et qu'il n'y a fors que de commencer la bataille, alors les chevaux des Tartares, quand ils ont vu les éléphants, si énormes avec leurs châteaux, et tout rangés de front, ils en ont une telle épouvante que les Tartares ne les peuvent mener en avant vers les ennemis, mais toujours ils tournent bride et s'enfuient. Et le roi et ses gens, avec les éléphants, vont toujours de l'avant. Quand les Tartares voient cela, ils en ont grande ire et ne savent que faire : car ils voient clairement que leurs chevaux sont si épouvantés, ils en descendent, les mettent dedans le bois et les attachent aux arbres ; puis mettent la main aux arcs, dont ils sont si habiles, encochent les flèches et vont à pied vers les éléphants, qu'ils commencent à arroser de leurs flèches. Ils en lancent tant que c'en est merveille, et bien des éléphants sont blessés durement, et bien des hommes aussi» (op. cit., chap. 123-124). 
Par la suite, les Mongols s'étant avancés, sous les ordres de Nasr-uddin jusqu'au district de Bhamo, sur la rive gauche de l'Irrawady, ils finissent par se retirer après la destruction de quelques positions birmanes, peut-être du fait de terribles chaleurs estivales. C'est à ce moment qu'intervient la dernière erreur d'appréciation du souverain Narathihapate, dont l'empire birman lui-même ne parviendra pas à se relever avant des siècles : il relance les raids sur sur la frontière yunnanaise. Les Mongols répliquent aussitôt, en 1283, par une deuxième et dernière grande offensive. Ils écrasent les Birmans à Kangsin, installent des garnisons partout dans la vallée du Haut-Irrawady, puis descendent sur Pagan, la capitale, qu'avec à leur tête Esen-Temür, petit-fils du Khan, ils prennent en 1287.


Dès les débuts de l'opération, d'ailleurs, les séccessions et révoltes intérieures se multiplient. L'autorité centrale s'effondre rapidement sous les coups conjugués des indépendantistes du Nord-Arakan et des Môns méridionaux, assistés d'un célèbre aventurier Shan, nommé Wareru, qui passe pour être un dissident échappé de Sukhotaï. En catastrophe, Narathihapate tente alors de faire parvenir au Yunnan la nouvelle de sa soumission officielle aux Mongols pour rentrer dans sa capitale, qu'il a fuie. Mais c'est trop tard. Il est assassiné par un de ses fils cette même année 1287. Sur le conseil de princes Shan ayant toujours l'oreille des lieutenants de Khubilaï, le territoire de Pagan est divisé en deux provinces, intégrées telles quelles à l'Empire. Mais la poussée des Yuan a bien fini d'accompagner et de favoriser cet événement géostratégique capital : «l'essor de la puissance thaïe dans les deltas du Menam et de l'Irrawady» (Lê Thành Khôi, Histoire du Vietnam, p. 192). Il se passera maintenant peu de temps (une grosse dizaine d'années) avant que les Shan, devenus pour plus de deux siècles la grande puissance régionale, se retournent contre les Yuan, avec succès. Ce dernier épisode est particulièrement intéressant. Ceux qu'il concerne douloureusement, les Mongols, sont en effet les représentants traditionnels d'un milieu (le pastoralisme nomade des steppes) où la recherche d'alliances, la constitution de réseaux précèdent et conditionnent la formation d'entités politiques stables et gigantesques (les empires) avant de les faire éclater immanquablement, suivant des forces centrifuges toujours à l'oeuvre, quoique moins sensibles, perdues de vue et simplement réapparues de plus loin, d'un ailleurs toujours maintenu de la vie sédentaire agricole, d'une génération à l'autre. Leçon faite, pourrait-on dire, régulièrement, du jeune barbare libidinal à son ancêtre un peu embourgeoisé. La sinisation des Mongols khubilaïdes, leur sédentarisation progressive, l'attraction à la fois moderniste et traditionnelle du monde chinois sur les nomades, agissant sur eux comme un estomac gigantesque capable avec le temps de digérer in fine les acides les plus agressifs : autant d'éléments susceptibles de leur faire perdre le Nord. En Indochine centre et ouest, précisément, si les Mongols ont d'abord joué habilement des rapports de force qui s'y étaient stratifiés depuis deux siècles, semblant au fond à l'aise, en terre de connaissance, force est de constater que le bouillonnement propre à cette zone complexe peuplée d'ethnies aux territoires imbriqués les uns dans les autres leur aura finalement échappé. Un tel bouillonnement ne paraît pourtant pas si éloigné d'une situation mongole pré-impériale, durant laquelle chacun attend l'émergence d'un clan légitimé à rallier tous les autres, pour la menée d'un grand projet historique. De fait, les Shan, eux, sitôt l'empire birman dépecé par leurs soins, et ayant ensuite résisté au retour des Mongols, notamment lors du célèbre siège de Myinzaing, en janvier 1301 (siège suivi de la difficile retraite des Yuan en avril de la même année) sauront user symboliquement de ces derniers succès auprès des autres acteurs de la région. L'un de leurs princes, Thihathura, se présentera ainsi en 1312 (ACAB) comme porteur du titre glorieux : Tarok Kan Mingyi. Littéralement : «celui qui a battu les Mongols...»


  

mercredi 29 avril 2020

lundi 27 avril 2020

Diario di un parroco di campagna


(Lundi matin, après la messe)

«En même temps» (2) Histoire de dire


«En même temps, il est clair que la discussion avec cet adversaire n'a aucun objet ; car il ne dit rien : il ne dit ni "ainsi, ni "non ainsi", mais il dit "ainsi ET non-ainsi" (et encore une fois, ces propositions sont alors niées toutes les deux), puis il dit "ni ainsi, ni non-ainsi" ; car autrement, il y aurait déjà du moins quelque chose de défini (...) Mais si tous sont, de cette manière, également dans l'erreur et dans la vérité, il ne peut s'agir, pour un être se trouvant dans cet état, ni de parler, ni de dire quelque chose d'intelligible, car, en même temps il dit une chose et ne la dit pas. Or, s'il ne forme aucun jugement, ou plutôt : si indifféremment il pense et ne pense pas, en quoi au juste différera-t-il des plantes ?»

(Aristote, Métaphysique, Γ4) 

samedi 25 avril 2020

«En même temps» (1) De l'Alcibiade transcendantal

Parce que c'est notre projet, gros lourdaud.

« On admet qu’est démocratique le fait que les magistratures soient attribuées par tirage au sort, oligarchique le fait qu’elles soient pourvues par l’élection ; démocratique le fait qu'elles ne dépendent pas d'un cens et oligarchique le fait qu'elles en dépendent. Il est donc aristocratique et propre au gouvernement constitutionnel de prendre de chacun des deux côtés : à l'oligarchie le fait d'avoir des magistratures électives, à la démocratie l'absence de cens. Voilà donc la manière dont se fait le mélange. Mais le critère indiquant que démocratie et oligarchie ont été mélangées avec bonheur, c'est quand il est possible de dire d'une même constitution qu'elle est en même temps une démocratie et une oligarchie. » 

(Aristote, Les Politiques, IV-9, 1294b8)

« Mais, comme notre cité vivait en démocratie, il fallait bien se conformer aux règles existantes... Cependant, au milieu de la licence régnante, nous nous sommes appliqués dans la conduite des affaires à jouer un rôle modérateur. Il est vrai qu'il se trouvait, de nos jours comme autrefois, d'autres hommes pour essayer d'entraîner la multitude dans la voie du mal (...). Quant à nous, nous étions les dirigeants de l'ensemble des citoyens et nous estimions qu'il était de notre devoir de contribuer au maintien du régime ayant assuré le plus haut degré de puissance et de liberté à notre cité, et qui faisait partie de notre commun héritage. Car pour ce qui est de la démocratie, nous, les gens sensés, nous avions notre opinion (...). Tout le monde, en vérité, s'accorde à reconnaître l'absurdité d'un tel système, et il n'y a rien à dire de nouveau à ce sujet. Nous estimions pourtant qu'il eût été imprudent de changer de régime, tant que vous vous trouviez en ennemis à nos portes.» 

(Discours d'Alcibiade devant les Spartiates, après ses trahison, désertion et fuite hors de Sicile, in La Guerre du Péloponnèse, de Thucydide, VI-2)   

Neurosciences

«L'intelligence est une catégorie morale».
(T.-W. Adorno)

vendredi 24 avril 2020

Vilenie


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« La politique contemporaine 
présente plus que jamais l'apparence du désordre et de l'incohérence (...).»
         (J.–P. Manchette, Journal, 16 janvier 1971)

Algorithmique

jeudi 23 avril 2020

Les guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (2) Victoire totale en Chine


Möngke mort, il faut désigner un nouveau maître à l'empire. Mais le grand-conseil de succession prévu à cet effet viole largement les règles élémentaires intangibles d'une telle réunion élective (nommée Quriltaï), au point que la plupart des historiens le considèrent comme un simple coup d'État orchestré par Khubilaï. La loi mongole (le Yassaq) disposait clairement depuis l'époque de Gengis Khan que le titre d'empereur devait traditionnellement revenir au dernier fils de ce dernier : à savoir Tolui, puis à ses propres descendants, ce qui n'avait empêché, jusqu'ici, ni frictions ni luttes d'ambition incertaines. Le Quriltaï décisif, en l'espèce, fut imposé aux conditions léonines de Khubilaï, l'un des fils de Tolui. Il se déroula, d'abord, en effet, à Chang-tou, très loin du coeur historique de la Mongolie, comme c'était l'usage. René Grousset note, en outre, que Khubilaï s'y fit proclamer Khan par ses seuls partisans, en l'espèce son armée, et que n'étaient présents à cette réunion que deux gengiskhanides reconnus (cf L'Empire des steppes, p. 352). La proclamation en question eut lieu en 1260. Il s'ensuivit presque immédiatement  (novembre 1261) une guerre avec son frère Ariq-Böke, chargé de veiller, pendant les guerres de conquête, sur la patrie mongole originelle, et qui s'était dans le même temps lui aussi déclaré Khan. Le conflit ne prendra fin qu'en juillet 1264, avec la défaite de ce dernier. Il prive au début Khoubilaï de l'accès aux vastes réserves de chevaux mongols, et lui fait surtout craindre, un moment, une alliance générale de toutes les factions gengiskhanides autour de son rival. Une fois celui-ci écrasé, la guerre de Chine peut reprendre. Les combats sont relancés en 1268. Les Song opposent jusqu'à la défaite finale une résistance héroïque. L'ultime bataille a lieu sur mer, au large de Canton, près de l'île Yai-Chen. Le 3 avril 1279, une escadre mongole y attaque la flotte adverse, partout empêchée de débarquer, et la taille en pièces, provoquant la mort du dernier prince Song, un enfant de 9 ans nommé Ti-Ping. Pour la première fois de son histoire (les Jürchen, futurs Mandchous, ayant échoué à mi-parcours, et leur empire s'étant effondré en 1234), la Chine toute entière tombe aux mains des assaillants du Nord. 
(Ci-dessus : l'Empire Mongol, réparti entre les successeurs de Gengis Khan, après la victoire Khubilaïde contre les Song)

mercredi 22 avril 2020

Les guerres d'Indochine de Khubilaï Khan, une étude historique (1)


Il est des personnages historiques dont la mort ne bloque pas aussitôt l'action, tant celle-ci s'était exercée de leur vivant dans toutes les directions en profondeur. Khoubilaï (1215-1294), petit-fils de Gengis Khan, empereur de Chine et de tous les Mongols, fut de ces figures remarquables. Du fait, d'abord, de la difficulté, voire de l'impossibilité (sur laquelle certains outsiders parièrent, d'ailleurs imprudemment, à son époque) que représentait a priori son projet politique : régner à la fois sur les steppes et la Chine sédentaire paysanne, incarner à la fois la puissance pastorale nomade et la légitimité impériale de dix-huit dynasties précédentes. Si ce n'est que postérieurement à la conquête finale (1279) de l'Empire du Milieu que des responsabilités chinoises s'imposeront au Khan, c'est au cours de cette longue lutte contre les derniers résistants Song que le projet impérial en question mûrit et s'ancre en lui. D'abord entré, pour ainsi dire, par accident en Asie du Sud-Est, en tant que stratège militaire contournant un problème (1257), Khoubilaï y reviendra ensuite par conviction, tant symbolique qu'économique. Il s'agira alors pour lui d'affirmer, dans ces zones et à sa façon, la poursuite d'une même influence : celle de la Chine éternelle dont il assume l'héritage. Ce faisant, le Khan intervenant (militairement mais pas uniquement) dans diverses régions, c'est tout le paysage indochinois, en particulier, qui s'en trouvera géostratégiquement modifié. L'histoire de cette transformation, de cette réactivité à la présence mongole, est un des sujets-clé de cette courte étude, l'autre thème dominant, symétrique, étant la transformation des Mongols eux-mêmes, depuis leur capacité, au départ et traditionnellement élevée à lire et comprendre des rapports de force, des situations politiques, des intérêts stratégiques, jusqu'à leur prise de contact avec l'Asie du Sud-Est, zone complexe et bouillonnante, où ils connaîtront nombre d'échecs en tout genre, dans les domaines même où ils se reconnaissaient invincibles.
Il paraît que ces temps-ci, Thucydide est l'auteur à la mode dans les milieux intellectuels et diplomatiques, spécialement aux USA, où ses analyses serviraient à anticiper les événements les plus inquiétants d'une supposée marche à la guerre, inéluctable, entre l'Amérique trumpiste et la Chine stalinienne-de-marché. Cette marche à la guerre ferait écho à celle, antique, ayant conduit Sparte et Athènes à s'affronter durant près de trente ans, au cinquième siècle avant notre ère. Le côté local de ce dernier conflit, cependant, déjà raillé par Voltaire et bien d'autres, et à l'aune des rapports de force mondialisés d'aujourd'hui, pourrait induire de jeter un cil tout aussi intéressé sur certaines des guerres asiatiques que nous allons à présent évoquer. L'impérialisme et ses logiques, de l'Athènes classique à la Chine ancienne, restent les mêmes. Les résistances à celui-ci, tout inconscientes d'elles-mêmes et diffuses soient-elles, suivent également les mêmes processus. Rien de nouveau sous le soleil levant.
   
(ci-dessus : En 1252-53, Khubilaï attaque le Yunnan pour prendre à revers l'empire chinois des Song, cependant que son frère Möngke fond, lui, directement avec ses troupes sur l'ennemi. Möngke trouvera la mort dans la ville de Ho-tchéou, sur le Yang-Tsé-Kiang, en 1259). 

En 1251, Khoubilaï est solidement apanagé en Chine du Nord par son frère Möngke. René Grousset explique plus précisément, dans son très classique Empire des steppes, que «Möngke l'avait chargé du gouvernement des parties conquises de la Chine, puis lui avait donné comme apanage le Ho-nan (circonscription administrative qui débordait de beaucoup la province actuelle de ce nom puisqu'elle comprenait tout le pays entre l'ancien cours du fleuve Jaune et le Yang-Tseu jusqu'au 110° de Greenwich à l'ouest), plus le district de Kon-tch'ang, sur la haute Wei, dans l'actuel Kansou» (p. 350).  Möngke, petit-fils de Gengis Khan, est alors lui-même Grand-Khan, c'est-à-dire chef suprême de l'Empire mongol, et le restera jusqu'à sa mort, de dysenterie, en 1259, à Ho-tchéou, au cours d'une opération militaire contre l'empire chinois des Song. C'est sur son ordre que Khoubilaï pénètre pour la première fois en Asie du Sud-Est. L'attraction qu'exerce sur lui le monde chinois, favorisée très tôt par l'influence du lettré Yao Chou, est déjà évidente. Dans le but de vaincre la résistance acharnée que leur opposent, depuis 1235, les Song, en les prenant à revers, les troupes mongoles commencent, sous la conduite de Khoubilaï lui-même, épaulé d'un général prestigieux, Ouriyanqkataï, fils du grand Subotaï (resté célèbre, et craint, pour ses raids d'une incroyable audace sur l'Europe orientale des années 1240, quand les Mongols étaient allés jusqu'à Pest, Vienne ou Split, où ils avaient fait s'ébrouer leurs petits chevaux dans la mer Adriatique), par envahir et soumettre en 1252-53 le royaume de Nanzhao (ou : Dali, Tali), alors indépendant de l'empire Song, de population thaïe et tibéto-birmane (ethnie Lo-Lo) et correspondant dans ses limites géographiques au Yunnan actuel. Khoubilaï consent à laisser le roi du Nanzhao sur son trône mais n'en divise pas moins le pays en commanderies mongoles, imposant au souverain un administrateur chinois (le rallié Liu-Che-tchong) et chargeant du gouvernement effectif de la région, sous des titres divers, des princes du sang gengiskhanides : d'abord son propre fils, Hugetchi (de 1267 à 1271) puis Toughlouq, Nasr-uddin, lequel mènera la future campagne de Birmanie en 1277-1278, et, enfin, son petit-fils Esen-Temür, à partir de 1285.  
C'est suite à cette victoire sans embrouilles au Yunnan qu'à l'automne 1257, Ouriyangqataï arrive à la frontière du Đại Việt (le «Grand Viêt»nom du pays depuis 1054), lequel s'étend à l'époque du Tonkin jusqu'à la province de Quảng Trị, au centre du Vietnam actuel, et voit régner depuis 1225 la dynastie des Trần.
Le général mongol ayant exigé de celle-ci qu'elle laisse le passage à ses soldats sur son territoire pour aller attaquer les Song, non seulement le roi việt du moment, Thái Tông, refuse, mais il retient prisonnier les envoyés mongols et charge dans la foulée son neveu Quốc Tuấn d'aller garder la frontière à la tête d'une forte troupe. L'armée mongole, forte de quelque 30 000 hommes, remonte alors rapidement le Fleuve Rouge et, en janvier 1258, prend et met à sac une capitale, Thăng Long (la future Hà Nội) largement désertée. Le roi Thái Tông juge-t-il alors prudent de se reconnaître immédiatement comme vassal (dès mars, comme l'affirme René Grousset) ? Le stalinien Nguyễn Khắc Viện évoque seulement des «concessions tactiques» de la part des Trần (in Vietnam, une longue histoire, p. 44). Jean-Paul Roux, dans son Histoire de l'empire mongol, parle, lui, de transformation du Đại Việt en protectorat où la domination mongole était cependant toujours «mal assurée» (p. 387). Ce qui est sûr, c'est qu'au sac de Thăng Long succède très vite une première victoire militaire des Việt, mentionnée notamment en ces termes par Philippe Papin : «Quelques semaines plus tard, la flotte vietnamienne, dirigée par Trần Thủ Độ, remporta une bataille décisive à l'embarcadère de Đông Bộ Đầu, au pied de la pagode de l'Immense Béatitude (Hồng-Phúc) qui, à cette époque, était au bord du Fleuve Rouge» (in Histoire de Hà Nội, p. 107). Lê Thành Khôi évoque, lui, une retraite mongole suivant la défaite en question sous la pression d'un climat «accablant» et du harcèlement impitoyable de minorités tribales («Ils refluent vers le Yunnan après avoir essuyé à Quy-Hóa une attaque de montagnards» (in Histoire du Vietnam, p. 182).
(ci-dessus, cartographie de la guerre de 1257-58. Les lignes, mouvements et attaques việt sont figurés en rouge, les opérations mongoles en noir. Les flèches en pointillé symbolisent les replis việt et la débâcle mongole).  

En 1259, la mort du Grand-Khan Möngke devant Ho-Tchéou laisse un moment de répit aux Song.      

samedi 18 avril 2020

Des régimes de vérité (Lumières des positivistes)


«Il n’y a jamais eu aucune dissimulation, et nous n’en autoriserons jamais aucune», affirmait M. Zhao Lijian, porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères devant la Presse, ce 17 avril 2020, juste après l’annonce de quelque 1300 morts officiels supplémentaires dans la ville de Wuhan. Comprend-on l'importance particulière, ici, de la conjonction de coordination et, revêtant pour fonction logique d'unir extérieurement deux propositions indépendantes ? Ce qui se trouve efficacement coordonné, en l'espèce, c'est le mensonge ou la vérité, d'une part, et, de l'autre, leur usage potentiellement intéressant, nuisible ou inutile. En fait d'indépendance, on fera donc dire à la grammaire tout ce qu'on voudra dès lors qu'on en sera le maître terrorisant. Mais, cela étant accordé, cependant : grammaire, logique et puis, par extension, adéquation du dire à l'être, c'est-à-dire vérité objective, s'en trouveraient-elles pour autant en elles-mêmes, en leurs principe et possibilité, absolument ruinées ? Voilà un mois exactement, le 17 mars dernier, sous un tout autre régime, M. Édouard Phillipe, Premier Ministre de la France, faisait la déclaration suivante, complétant par avance fort utilement celle, préalablement citée, de M. Zhao : «Il n’est pas aujourd’hui nécessaire d’utiliser la grammaire qui prévalait en temps calme et en temps de paix.» En sorte que la question nous paraît résolue.  

Il y a un moment vrai du positivisme, s'opposant à la simple reconnaissance soumise des faits, la simple acceptation docile du donné que, par ailleurs, certes, le positivisme désigne à merveille dans le champ théorique. Le positivisme est le moment de l'entendement, faculté de l'intelligence permettant de distinguer les objets (empiriques et abstraits) les uns des autres. Dans un monde tel que le nôtre, reposant tout entier sur le mensonge et la confusion, et trouvant, sur ce point, jusque dans sa propre «critique» post-moderne un soutien épistémologique essentiel, cet aspect déjà spontanément salubre, c'est-à-dire subversif, de l'entendement (lequel refuse en effet dès son principe l'évidence du monde telle qu'elle se donne à percevoir, souvent mensongèrement) se radicalise encore. Et le fait que l'entendement, qui distingue les choses et les idées afin de ne pas les confondre les unes avec les autresne suffise pas en définitive aux besoins ultimes de l'esprit ; le fait qu'une Raison, faculté supérieure de l'esprit, doive ensuite lui succéder, ayant pour tendance irrésistible, elle, de connecter et réunir tout ce que l'entendement aura auparavant soigneusement morcelé, analysé, bref, une fois encore : distingué, afin de l'identifier, et reconnaître ce qui est, n'est pas ou est autre, tout cela ne saurait aucunement amoindrir les mérites préparatoires de l'entendement. L'entendement positiviste conjure, en effet, par sa froideur certaine de méthode, les superstitions totalisantes, les pâmoisons de l'Absolu ineffable, les brutalités, enthousiastes et unitaires, du sentiment et de l'intuition, les frissons vitalistes de l'immédiateté et de l'Authenticité, annonciatrices infaillibles des faux-remèdes réactionnaires au désespoir du Mensonge ambiant, et régnant. 

Historiquement, cette proposition se vérifie. Les activités théoriques du Cercle de Vienne sont contemporaines de celles de l'Institut de Recherches Sociales de Francfort. Ces deux groupes, fondamentalement adversaires, se reconnaissaient toutefois un même ennemi principal : l'irrationalisme proto-nazi, en la personne, notamment, de Heidegger. Les autres exemples sont légion. Quoi qu'il fût grand dialecticien en général, et destructeur, en particulier, de l'identité rationnelle classique de l'esprit et de la conscience, on connaît aussi le Freud positiviste, chevalier du Moi et de la culture bourgeoise, ennemi des illusions religieuses et métaphysiques. Mais l'homogénéité de l'entendement et des exigences émancipatrices de la pensée ne va évidemment pas sans problèmes. Une ligne de déchirement passe bien souvent au travers des personnalités philosophiques qu'elle scinde douloureusement. Chez Hegel, le rapport de la Raison [Vernunft] à l'entendement [Verstand] se fait tantôt méprisant tantôt conscient. Adorno lui-même se fait l'écho et l'interprète contradictoire d'une telle ambivalence. Dix années séparent les deux passages suivants, assez révélateurs :

«Le mépris pour l'entendement avec ses limites, par comparaison avec la Raison infinie – qui, parce que infinie, reste toujours insondable pour le sujet fini – et dont résonne la philosophie, fait penser, en dépit de ce qu'il représente de critique justifiée, à cette mélodie : "Sois toujours fidèle et de bonne foi". Lorsque Hegel démontre la stupidité de l'entendement, il ne se contente pas de ramener à sa part de fausseté la détermination de la réflexion isolée – le positivisme quel qu'il soit – mais il se rend lui aussi complice de l'interdiction de penser, il tronque le travail négatif du concept que sa méthode prétend elle-même accomplir et, au sommet de la spéculation, il évoque le pasteur protestant qui recommande à son troupeau d'en rester un au lieu de se fier à ses propres et faibles lumières. »

(«Wishful thinking», in Minima Moralia)

«On a tenté, et Kroner par exemple, de ranger Hegel parmi les irrationalistes en alléguant sa critique de la réflexion finie et limitée ; et on peut s'appuyer sur certains passages de Hegel comme celui où, face à la réflexion, il donne à la spéculation le même statut que la foi immédiate. Mais comme chez Kant dans les trois Critiques, il y a chez lui aussi cette façon de maintenir de manière décisive la Raison comme une, en tant que Raison, ratio, pensée, indissociablement.»  
                
 («Aspects», in Trois études sur Hegel

La Raison, autrement dit, ne saurait jamais se critiquer que de son propre point de vue, pas depuis quelque point de surplomb mystique (ou sceptique) où n'auraient plus cours les notions de vrai, de faux, ni les catégories logiques élémentaires dont l'absence interdirait toute pensée. La défense scrupuleuse d'une telle rigueur, d'une telle fureur d'intelligence chez maints esprits libres, la détestation avérée de ces derniers pour le mensonge, la joie armée de le combattre et de le détruire, se trouvèrent souvent paradoxalement, au gré d'immenses naufrages philologiques, convoquées contre elle-mêmes, précisément par les ennemis les plus intéressés de la vérité, prenant appui, à l'occasion, sur les modalités expressives elliptiques, inconscientes d'elles-mêmes et provocatrices d'une telle défense passionnée de la Raison. Nous persistons, quant à nous, à estimer celle-ci la dernière garantie de ne pas basculer trop vite dans la folie. Par les temps qui courent. Et dans le monde (c'est le même) de MM. Édouard Phillipe et Zhao Lijian. 

On sait que chez Nietzsche, cette hargne proprement positiviste d'Aufklärer n'avait pas suffi. Le positiviste Bouveresse (duquel jamais, avant cela, nous eussions pensé pouvoir nous sentir aussi proches) lui avait en cette matière rendu un hommage appuyé voilà quelque temps, contre l'ignoble Foucault et ses terrifiantes manipulations «généalogistes». Nous relisions ces jours derniers quelques-unes de ces pages, souvent admirables et vengeresses, Bouveresse. Grâce te soit donc rendue ici, ô improbable et pourtant incontestable camarade.

jeudi 16 avril 2020

Des systèmes vivants, et des discours distincts devant leur correspondre (les schèmes de Jacob)


1
«Ce qu'a démontré la biologie, c'est qu'il n'existe pas d'entité métaphysique pour se cacher derrière le mot de vie. Le pouvoir de s'assembler, de produire des structures de complexité croissante, de se reproduire même, appartient aux éléments qui composent la matière. Des particules à l'homme se rencontrent toute une série d'intégrations, de niveaux, de discontinuités (...). Avec chaque niveau d'organisation apparaissent des nouveautés, tant de propriétés que de logique. Se reproduire n'est au pouvoir d'aucune molécule par elle-même. Cette faculté n'apparaît qu'avec le plus simple des intégrons méritant la qualification de vivant, c'est-à-dire la cellule.»

2
«Tout objet que considère la biologie représente un système de systèmes. Lui-même élément d'un système d'ordre supérieur, il obéit parfois à des règles qui ne peuvent être déduites de sa propre analyse. C'est dire que chaque niveau d'organisation doit être envisagé par référence à ceux qui lui sont juxtaposés.»

3
«En fin de compte, c'est toujours la logique de l'organisme, son individualité, sa finalité qui régissent ses constituants et leurs systèmes de communication.»

4
«Dans les intégrons culturels et sociaux apparaissent des objets nouveaux. Ceux-ci fonctionnent selon des principes inconnus aux niveaux inférieurs. Les concepts de démocratie, de propriété, de salaire sont aussi dépourvus de signification pour une cellule ou un organisme que ceux de reproduction ou de sélection naturelle pour une molécule isolée. C'est dire que la biologie vient se diluer dans l'étude de l'homme tout comme la physique dans celle de la cellule. (...) Depuis l'apparition d'une théorie de l'évolution, depuis Herbert Spencer notamment, on a souvent cherché à interpréter les intégrons sociaux ou culturels, leurs variations, leurs interactions à l'aide de modèles empruntés à la seule biologie.»

5
«Avec leurs codes, leurs régulations, leurs interactions, les objets que constituent les intégrons culturels et sociaux débordent les schémas explicatifs de la biologie. Une fois encore on a affaire à des intégrations d'éléments eux-mêmes intégrés. Mais si l'on voit à nouveau des paliers, des discontinuités de phénomènes et de concepts, on ne trouve aucune rupture avec les niveaux de la biologie. Les objets d'observation viennent s'encastrer les uns dans les autres. La physiologie, par exemple, considère individuellement les fonctions de l'organisme et les mécanismes qui les coordonnent. Au-dessus d'elle, la science du comportement fait abstraction des processus internes pour saisir dans sa totalité la réaction de l'organisme à son milieu. Au-dessus encore, la dynamique des populations et la sociologie, ignorant le comportement des individus, prennent celui de l'ensemble comme objet d'analyse. Il faudra bien un jour associer les différents niveaux d'observation pour référer chacun à ses voisins. Une fois encore, on ne peut espérer saisir le système sans connaître les propriétés des éléments. C'est dire que si l'étude de l'homme et de ses sociétés ne peut se réduire à la biologie, elle ne peut pas non plus se passer d'elle ; pas plus que la biologie de la physique.»

(François Jacob, La logique du vivant, 1970)

mercredi 15 avril 2020

Deep Virology

L'agent Smith, Didier Lallement en mode 
puissance destituante.



Il n'y a pas de sex-appeal chez les bactéries.
(François Jacob)




1
Tupanvirus appartient à la famille des virus géants. Sa structure est assez voisine de celle de Mimivirus, découvert en 2003 par le fameux Dr Chloroquine : le professeur Didier Raoult, de Marseille. Avant cette date, les bactéries, reconnues les plus petits organismes vivants, étaient réputées de taille nécessairement plus importante que les virus, ce qui se révélait faux. Ce n'est évidemment pas l'unique découverte ayant incité les spécialistes de virologie à remettre en question leurs certitudes quant à leur bel objet d'étude. Tupanvirus, de découverte encore plus récente (2018) et prospérant dans les zones aquatiques les plus hostiles de notre planète (lacs de soude, sédiments abyssaux), présente ainsi une particularité susceptible de retenir l'attention : celle d'accuser un génome extrêmement fourni, auquel il ne manquerait plus que des ribosomes pour pouvoir, comme le moindre protozoaire, synthétiser à volonté une multitude de protéines. Cerise sur le gâteau, Tupanvirus arbore une queue extrêmement impressionnante, mesurant presque trois fois sa taille (soit 2,3 micromètres, tout de même). Or, il en va des virus à longue queue comme des virus à tête couronnée (les désormais célèbres «coronavirus») : comment s'étonner de la fascination qu'ils exercent, ces temps-ci, sur toutes sortes d'imaginations fiévreuses, débridées et fertiles ?

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Soumises durant d'interminables jours et nuits à un confinement strict (éprouvant il est vrai horriblement les nerfs), certaines de ces imaginations en vinrent très récemment à la production publique de phantasmes virologistes à prétention subversive, campant volontiers sous forme d'un héros, sûr de lui et dominateur, l'amas de grosses molécules spectaculaires nommé SARS-CoV-2 pourrissant actuellement l'existence de milliards d'êtres humains confinés. Nous faisons en particulier référence au texte, désormais célèbre, publié le 21 mars dernier sur le site blanquiste d'avant-garde Lundi-Matin, et intitulé Le monologue du virus. Ayant eu vent de cette belle tentative, nous aimerions contribuer à l'essai en cours, en rebondissant sur lui, comme disent les journalistes, tels des atomes épicuriens innocents, sans malice ni mesquinerie partisane aucune, car ce ne sont pas nos méthodes, ce ne l'a jamais été. Précision liminaire utile, donc : notre but actuel ne saurait être en aucun cas d'insister en détail ni sur l'autoritarisme clérical délirant, ni sur le sadisme inconscient de lui-même, ni sur l'aristocratisme terrible à force des plus méchantes trivialités, constitutifs – entre autres pathologies socialement induites – de ce morceau de bravoure. Ce qui nous intéressera ici plus précisément, c'est le pathos biologique constituant pour ainsi dire le substrat de sa très profonde détestation de l'humanité (l'anti-humanisme, rappelons-le, n'étant nullement un terme injurieux mais le nom d'une sous-spécialisation disciplinaire de l'Université Française, régnant sans partage sur le champ philosophique depuis maintenant près de cinquante ans). 


Disons-le tout net. Pour nous, l'interrogation radicale sur la limite extérieure du vivant et sur ses différenciations internes, constituera toujours une urgence intellectuelle a priori. Le corollaire problématique en est la conscience accrue d'une homogénéité de toute la matière vivante, homogénéité certes impénétrable car paradoxalement indexée sur les éléments physiques inertes de celle-ci : ses atomes. Tous les vivants sont ainsi identiquement vivants en tant que semblablement émergents d'une même matière «morte». Tous les vivants, en leur stupéfiante différenciation de formes, dimensions et complexité, n'en sont pas moins à nos yeux d'égale valeur, d'égale étrangeté, d'égale curiosité à l'aune de cette même genèse élémentaire incompréhensible. Or, le Monologue du virus méprise d'entrée, avec une rare suffisance réductionniste, la pertinence de toute distinction interne au vivant, effaçant (tant qu'à faire) d'un même mouvement glorieux la limite du vivant et de l'inanimé, et assénant plutôt aux hommes une litanie de lignages hétérogènes, mais comiquement hiérarchisés : «Nous sommes vos ancêtres [c'est le virus qui parle, s'adressant aux hommes qu'il exhorte à se soumettre à sa tyrannie bienveillante] au même titre que les pierres et les algues, et bien plus que les singes». Certes, un beau jour, même les pierres crieront, mais tout de même. L'absurdité d'un emploi abstrait de termes aussi vagues qu'ancêtre, pierre ou singes apparaît pour sa part bien trop immédiatement criante. On aimerait tant obtenir quelques précisions là-dessus, de la bouche de ce virus hautain. Car au compte d'une telle imprécision fondatrice, quelle valeur autre que rhétorique accorder à cette expression finale : «et bien plus que les singes» ? Certes, nous ne «descendons» pas brutalement des singes, ces vieux cousins suivant leur propre chemin évolutif, en dépit de l'immense proximité animale (morphologique et génétique) que nous ne pouvons que constater avec certains d'entre eux. Il est néanmoins établi qu'une certaine souche, autrement dit une forme d'ancêtre, commune aux hommes et aux singes : les Hominoïdes, apparue il y a 20 millions d'années se sera ensuite scindée en Homininés (lignée humaine) et Paninés (lignée des chimpanzés). Mais peu importe. Acceptons pour l'instant l'idée étrange que les singes soient «bien moins» nos ancêtres que les virus, les algues, les pierres. Notre virus ne s'embarrasse guère ici de logique car, ma foi, on est ancêtre ou on ne l'est pas. Comment être plus ou moins ancêtre de qui que ce soit ? Tout dépend alors, certes, de ce que vous entendrez par ancêtre. L'ancêtre est-il davantage un lointain qu'un prochain, un même qu'un autre, ce dont on se distingue, ce contre quoi l'on se construira ou, à l'inverse, ce à quoi l'on s'affiliera plutôt avec force pour s'y reconnaître essentiellement ? Sommes-nous, et si oui, de quelle façon, davantage virus que singe ? Notre «ancêtre» ne serait-il pas (singe ou autre, et dans quelque famille qu'on puisse bien le dénicher) du moins un ancêtre animal ? Sinon, autant reconnaître comme ancêtre, à ce compte, la première grosse molécule d'intérêt biologique qui passe. Nous formulerons donc deux hypothèses quant au sens de cette formule définitive employée par notre virus de choc : 1°) Celle d'une ironie, irrésistible, déployée par lui à fin de séduction, l'humour et la capacité d'auto-dérision faisant alors le fond stratégique de tout apprenti-dominant. Le virus mentirait de manière hénaurme quant à sa généalogie, et l'antériorité chronologique, en particulier, revendiquée par lui et les siens, sur tous les êtres cellulaires. En sorte que serait en réalité ici moquée et satirisée cette habitude fâcheuse des chefs politiques en mal d'esclaves. 2°) Hypothèse hélas ! plus crédible : les auteurs du texte éprouvent une telle antipathie – un peu adolescente et niaisement surjouée – pour tout ce qui ressemble de près ou de loin à un être humain (un être humain en soi, bien hâtivement assimilé au sous-produit historique dont le capitalisme mondialisé offre le spectacle atroce) que tout être présentant, vis-à-vis de lui une certaine similitude morphologique, devrait se voir frénétiquement préservé dans sa différance, comme le dirait, ou plutôt l'écrirait le regretté Jacques Derrida. C'est ainsi que les singes «ressemblant» fort à l'être humain se trouveraient violemment découplés de l'Homme, au contraire des virus ou des pierres. Ainsi s'expliquerait notamment cette dernière sentence elliptique suivant, de peu, l'exposé lapidaire de notre théorie fumeuse «des virus, des algues et des pierres» : «Tant pis pour vous [vous, les sous-merdes humaines. NB] si vous ne voyez dans l'univers que ce qui est à votre semblance !». Pourquoi, alors, ô grand virus, nous chercher des ancêtres glorieux, voire même des conditions biologiques transcendantales de possibilité, en la personne de vous-mêmes, et ne pas se satisfaire simplement de quelque Différence absolue qui séparerait, par exemple, le vivant du non-vivant, l'être humain (ou le singe) de la pierre ? On n'en demanderait pas mieux. Ce diable de virus post-moderne entend décidément gagner sur tous les tableaux de la post-vérité. Il a dû faire ses études à Paris 8. Mais pour en revenir (et en finir avec elle) à cette notion fourre-tout et identitaire-virale d'«ancêtre», certains imbéciles, impropres sans doute à recevoir les doctes leçons de notre virus à couronne, seraient quant à eux plutôt d'avis que ni les pierres ni les virus ne sont à proprement parler des vivants, ne pouvant donc (pas plus que les singes, pour d'autres raisons) être nos ancêtres. À moins de définir ce dernier terme plus sérieusement, lui et tous les autres. À quelles «pierres» exactement, par exemple, notre chef auto-proclamé ferait-il ici référence ? Serait-ce à la sédimentation, désormais visible en son aspect pierreux, de quelque activité vivante primitive de bactéries, ayant débouché après l'extinction de ces dernières sur ce témoignage de vie que sont, par exemple, les stromatolites, ces roches fossiles australiennes datant de plus de trois milliards d'années ? Ces édifices bio-construits sont-ils seulement des pierres ? Il eût fallu développer un peu, mais va-t-en expliquer ça à un virus millénariste extrêmement pressé d'accomplir sa mission historique, de déployer toute sa «stratégie», mais pas plus bête pourtant, en cette matière, qu'une pierre ou toute autre «forme-de-vie» comparable car, comme le constate sobrement un peu plus tard Le monologue du virus : « il y a une intelligence immanente à la vie ». On n'en doute pas. 

Les virus, donc, au même titre que les pierres, seraient nos grands ancêtres, à qui nous devrions le respect, car c'est l'usage relativement aux ancêtre : «Nous autres virus, depuis le fond bactériel du monde, sommes le véritable continuum de la vie sur Terre. Sans nous, vous n'auriez jamais vu le jour, non plus que la première cellule». Formule un peu douteuse que ce «fond bactériel du monde» : le fameux LUCA (Last Universal Common Ancestor), première de toutes les formes de vie recensées dans l'ordre chronologique, précède en effet nécessairement (comme fond) tant les procaryotes, êtres vivants à cellules sans noyau (bactéries et archées) que les eucaryotes tels que vous et moi, parmi lesquels se répartit le vivant actuel. Vous cherchiez un ancêtre ? Voilà, en prime, un fond du monde. Quant à la deuxième phrase de notre passage, difficile de savoir ce qu'avait en tête notre virus au moment de sortir pareille rodomontade. Reprend-il ici à son profit l'hypothèse dite de la «panspermie», popularisée dans les années 1970 par Chandra Wickramasinghe, et selon laquelle l'origine de la vie serait extra-terrestre, des nucléotides azotés, sources d'ADN et d'ARN ou des virus (donc) convoyeurs de matériel génétique annexe, ayant voyagé à travers les galaxies, juchés sur quelque comète ou météorite pour venir finalement ensemencer notre monde déchu ? Évoque-t-il plutôt avec orgueil l'activité des virus bactériophages connue sous le nom de transduction génétique ? : un virus infecte une bactérie, introduit en son sein son propre ADN pour se faire reproduire par son hôte (ne possédant en effet pas, en tant que virus, des outils nécessaires à cette reproduction, les ribosomes : ces «usines d'assemblage» indispensables à la cellule vivante car traduisant, pour elle, en carburant, en protéines, l'ARN, c'est-à-dire le script génétique, la copie de travail issu de l'ADN). L'opération réussit, produit en série des «bébés-bactériophages», lesquels finissent par quitter la cellule premièrement atteinte pour s'en aller vers d'autres cellules, afin de recommencer... pour durer. La transduction génétique consiste en ce fait que le virus sur le départ, ayant en réalité intégré à son propre génome des fragments de celui de la bactérie primo-parasitée, effectue ainsi de manière connexe, en en parasitant une suivante, un transfert génétique, qualifié d'horizontal, de bactérie à bactérie. De sorte que les virus contribuent bien évidemment, de manière décisive, aux processus d'enrichissement, de complexification et donc d'évolution bactérienne. De là à nous associer à l'évolution en question («Sans nous, vous n'auriez jamais vu le jour»), pourquoi pas ! Après tout, nous descendons bien autant des bactéries que des pierres. 

5
Reste, toutes ces belles qualités productives ou nuisibles ayant été reconnues, la question qui fâche. Et là, notre maître viral aura beau tonner et nous menacer et nous couvrir d'injures méprisantes, il subsistera, malgré tout, à nos yeux, et à notre avantage, un hiatus infranchissable entre Sa Majesté et nous, les humains. Cette différence aura beau le vexer au plus haut point : le vexer comme un pou ; à l'instar du pou, justement, nous sommes vivants et pas les virus. André Lwoff (grand ami des virus, bien avant que les gens de Lundi-Matin n'existassent même à l'état de projet biologique) note en ce sens au début des années 1960 : «Tout se ramène à une question de définition. Si un organisme [vivant] est défini comme un système indépendant de structure et de fonctions intégrées et interdépendantes, le virus n'est pas un organisme, pas plus qu'un chromosome ou une mitochondrie. Mais si l'organisme est défini comme l'unité élémentaire d'une lignée continue possédant une histoire évolutive individuelle, alors les virus sont des organismes» (in L'ordre biologique, 1962). C'est donc ici l'autonomie qui fournit le critère essentiel de la vie. Tous les virus ont un sérieux problème avec l'autonomie. Est vivant 1°) ce qui croît par soi, 2°) ce qui possède un métabolisme propre (en clair : ce qui échange avec son milieu, y respire, effectue diverses synthèses à partir des prélèvements qu'il y effectue) et 3°) ce qui est apte à se reproduire tout seul, c'est-à-dire, d'un point de vue cellulaire, ce qui possède des ribosomes capables de donner corps, d'exprimer matériellement un programme génétique. D'autres biologistes, certes, insistent aujourd'hui sur le deuxième terme de l'alternative déjà posée par Lwoff à son époque, estimant  toute entité vivante dès lors qu'elle s'intégrerait de manière fonctionnelle à un système vivant. Il serait cocasse de constater que les gens de Lundi-matin se trouvassent, sur cette question de forme-de-vie virale, en plein accord avec le Conseil de l'Union Européenne, lequel donna en date du 7 février 1994 la définition suivante de la matière vivante : «Est réputée "matière biologique" au sens de la première directive toute matière contenant une information génétique qui est autoreproductible ou reproductible (...). La matière biologique est brevetable.» D'un même élan dialectique sublime, on octroie donc la vie au parasite, d'une part, en reconnaissant officiellement, d'autre part, le parasitage marchand de la vie comme susceptible de remplacer celle-ci. 

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MM. Salomon, Macron et Véran vous le répètent assez tous les soirs, entre deux appels officiels à applaudir le personnel soignant : un simple lavage de main suffit à vous débarrasser du SARS-Cov-2, lequel prétend pourtant, via son organe Lundi-Matin, à rien de moins qu'une domination sans partage sur l'Humanité. Cette extrême inconsistance tient à une raison simple : le virus n' a pas de soi biologique. Il ne consiste qu'en une membrane lipidique recouvrant, telle une mauvaise occasion historique tissée de hasard, des intérêts et molécules strictement indépendants. Chacun de ces éléments amène dans l'aventure parasitaire, un certain capital individuel, un héritage, des actifs. La soi-disant vie virale ne se révèle ainsi qu'une réunion extérieure, purement occasionnelle, de patrimoines associés, que l'on ne saurait confondre avec le soi biologique de la plus humble bactérie. Que ladite aventure entreprenariale (qu'elle soit ultra-gauchiste ou plus classiquement libérale) en vienne à tourner court, et chacun reprendra sa mise de départ pour aller foutre le camp ailleurs histoire de parasiter quelque chose. Prenez un virus tel que la mosaïque du tabac (son simple nom est parlant). «Le fait, écrit Anne Fagot-Largeault, qu'on l'obtienne sous forme cristallisée montre qu'il n'est rien d'autre qu'une molécule complexe : une nucléoprotéine. On peut d'ailleurs dissocier chimiquement les éléments de cette molécule. Mais si on remet en solution l'acide nucléique et la protéine, le virus se reforme spontanément et retrouve son "pouvoir pathogène", c'est-à-dire sa capacité à infecter le tabac» («Le vivant», 1995). Autant alors présenter comme anarchiste individualiste une cellule privée de récepteurs et tournant en tumeur à force de ne plus limiter son processus de division. Les virus ont aussi peu d'intérêt révolutionnaire que le cancer, tout en étant, pour certains, aussi ennemis que lui de la vie. Chez un virus, les parties finissent toujours par supplanter le Parti (dès lors sans aucun doute ici purement imaginaire). Et pour achever de traduire tout cela en termes agambéniens que notre néo-maître à capside pourra parfaitement entendre, le virus entendu comme Communauté qui vient ne pourra jamais signifier que la plus profonde solitude à plusieurs, «l'exil d'un seul auprès d'un seul». Notre SARS-Cov-2 se trouve donc parfaitement fondé à honnir bruyamment tout ce qui ressemblerait à une unité de projet, autrement dit un sujet biologique uni, tout comme les structuralistes détesteront toujours à bon droit l'idée d'un sujet de classe révolutionnaire. Mais qu'il ne tente point, alors (o absurdité) de nous faire croire à ses tendances «stratégiques» de schmitt foucaldien («Nul besoin d'être un sujet pour disposer d'une mémoire et d'une stratégie») et en première personne encore (Moi moi moi...). Il s'exposerait dans ce cas au ridicule, qui ne tue pas, certes, et puis de toute façon les virus ne sont pas vivants. Voilà, en attendant, une poignée de raisons stratégiques d'hésiter encore un petit peu à l'idée d'accorder à notre cher Cojonado le titre d'empereur de tous les mondes (oui, car il y a plus qu'un monde aux yeux de notre virus qui y insiste dans son Monologue : il y a des mondes, immensément nombreux, dont toute la question est sans doute de savoir comment les habiter, etc, mais bon là n'est pas le sujet. On n'est pas dans la Forêt-Noire, chez quelque ancien nazi berger de l'être viral). Imaginez-vous seulement vous soumettre sans conditions à un bête agrégat graisseux d'éléments que quelques gouttes à peine de faux savon de Marseille suffiraient à désintégrer (on vous rappelle l'importance des gestes barrière) ? Vous imaginez-vous Gengis Khan ou Alexandre le Grand potentiellement soumis à pareil bolossage, à pareille fragilité, et cependant respectés encore par leurs troupes ? Notre virus a beau pérorer, en son soliloque du pauvre, que «seuls les systèmes sont vulnérables», avouons que comme système faiblard, lui-même se pose un peu là. Nous lui accorderons bien volontiers, en revanche, ce statut qu'il revendique d'«envers mortel du monde» (quelque contradiction que cette expression implique avec le reste de son prêche, on n'en est plus là), de miroir du capitalisme mondialisé, agissant (nuisant) de concert avec ce dernier. Le SARS-cov2 s'avère en effet, toutes proportions gardées, mêmement nuisible à l'humanité qu'un open space de macroniens déters, tendus, dans l'accomplissement de leur tâche «stratégique», vers un objectif identiquement inepte, savoir la perpétuation de leur start-up. Tels ne se connaissaient pas la semaine d'avant, réunis par hasard au gré de quelque embauche parfaitement contingente, mais à qui, désormais, la prospérité symbiotique de leur «collectif» fait office de but existentiel transcendantal, inquestionnable. Persévérer ainsi dans son être, aveuglément, pulsionnellement, voilà bien la consigne théorique la plus autoritaire, la plus totalitaire, la plus effrayante de toute l'histoire de la pensée. Or, ce projet abstraitement vital, vitaliste, persiste à fasciner en sa pureté immédiate tous les ennemis radicaux de la rationalité subjectiviste émancipatrice, tous les intellects déchus trouvant, en cette déchéance même, un plaisir inavouable. Unies en tant que séparées, comme dirait Hegel (lequel s'y connaissait un brin en matière de séparation propice à la révolte philosophique systématisante) : tel serait donc le statut de ces particules élémentaires constituant notre nouveau maître, passant pourtant son temps à dire moi moi moi, tout en méprisant à l'envi sujets ou systèmes intégrés lesquels, pourtant, seuls (en dépit de sa prose fleurie), définissent la vie émergente, la vie déterminée et qualifiée, la vie différenciée.