samedi 18 avril 2020

Des régimes de vérité (Lumières des positivistes)


«Il n’y a jamais eu aucune dissimulation, et nous n’en autoriserons jamais aucune», affirmait M. Zhao Lijian, porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères devant la Presse, ce 17 avril 2020, juste après l’annonce de quelque 1300 morts officiels supplémentaires dans la ville de Wuhan. Comprend-on l'importance particulière, ici, de la conjonction de coordination et, revêtant pour fonction logique d'unir extérieurement deux propositions indépendantes ? Ce qui se trouve efficacement coordonné, en l'espèce, c'est le mensonge ou la vérité, d'une part, et, de l'autre, leur usage potentiellement intéressant, nuisible ou inutile. En fait d'indépendance, on fera donc dire à la grammaire tout ce qu'on voudra dès lors qu'on en sera le maître terrorisant. Mais, cela étant accordé, cependant : grammaire, logique et puis, par extension, adéquation du dire à l'être, c'est-à-dire vérité objective, s'en trouveraient-elles pour autant en elles-mêmes, en leurs principe et possibilité, absolument ruinées ? Voilà un mois exactement, le 17 mars dernier, sous un tout autre régime, M. Édouard Phillipe, Premier Ministre de la France, faisait la déclaration suivante, complétant par avance fort utilement celle, préalablement citée, de M. Zhao : «Il n’est pas aujourd’hui nécessaire d’utiliser la grammaire qui prévalait en temps calme et en temps de paix.» En sorte que la question nous paraît résolue.  

Il y a un moment vrai du positivisme, s'opposant à la simple reconnaissance soumise des faits, la simple acceptation docile du donné que, par ailleurs, certes, le positivisme désigne à merveille dans le champ théorique. Le positivisme est le moment de l'entendement, faculté de l'intelligence permettant de distinguer les objets (empiriques et abstraits) les uns des autres. Dans un monde tel que le nôtre, reposant tout entier sur le mensonge et la confusion, et trouvant, sur ce point, jusque dans sa propre «critique» post-moderne un soutien épistémologique essentiel, cet aspect déjà spontanément salubre, c'est-à-dire subversif, de l'entendement (lequel refuse en effet dès son principe l'évidence du monde telle qu'elle se donne à percevoir, souvent mensongèrement) se radicalise encore. Et le fait que l'entendement, qui distingue les choses et les idées afin de ne pas les confondre les unes avec les autresne suffise pas en définitive aux besoins ultimes de l'esprit ; le fait qu'une Raison, faculté supérieure de l'esprit, doive ensuite lui succéder, ayant pour tendance irrésistible, elle, de connecter et réunir tout ce que l'entendement aura auparavant soigneusement morcelé, analysé, bref, une fois encore : distingué, afin de l'identifier, et reconnaître ce qui est, n'est pas ou est autre, tout cela ne saurait aucunement amoindrir les mérites préparatoires de l'entendement. L'entendement positiviste conjure, en effet, par sa froideur certaine de méthode, les superstitions totalisantes, les pâmoisons de l'Absolu ineffable, les brutalités, enthousiastes et unitaires, du sentiment et de l'intuition, les frissons vitalistes de l'immédiateté et de l'Authenticité, annonciatrices infaillibles des faux-remèdes réactionnaires au désespoir du Mensonge ambiant, et régnant. 

Historiquement, cette proposition se vérifie. Les activités théoriques du Cercle de Vienne sont contemporaines de celles de l'Institut de Recherches Sociales de Francfort. Ces deux groupes, fondamentalement adversaires, se reconnaissaient toutefois un même ennemi principal : l'irrationalisme proto-nazi, en la personne, notamment, de Heidegger. Les autres exemples sont légion. Quoi qu'il fût grand dialecticien en général, et destructeur, en particulier, de l'identité rationnelle classique de l'esprit et de la conscience, on connaît aussi le Freud positiviste, chevalier du Moi et de la culture bourgeoise, ennemi des illusions religieuses et métaphysiques. Mais l'homogénéité de l'entendement et des exigences émancipatrices de la pensée ne va évidemment pas sans problèmes. Une ligne de déchirement passe bien souvent au travers des personnalités philosophiques qu'elle scinde douloureusement. Chez Hegel, le rapport de la Raison [Vernunft] à l'entendement [Verstand] se fait tantôt méprisant tantôt conscient. Adorno lui-même se fait l'écho et l'interprète contradictoire d'une telle ambivalence. Dix années séparent les deux passages suivants, assez révélateurs :

«Le mépris pour l'entendement avec ses limites, par comparaison avec la Raison infinie – qui, parce que infinie, reste toujours insondable pour le sujet fini – et dont résonne la philosophie, fait penser, en dépit de ce qu'il représente de critique justifiée, à cette mélodie : "Sois toujours fidèle et de bonne foi". Lorsque Hegel démontre la stupidité de l'entendement, il ne se contente pas de ramener à sa part de fausseté la détermination de la réflexion isolée – le positivisme quel qu'il soit – mais il se rend lui aussi complice de l'interdiction de penser, il tronque le travail négatif du concept que sa méthode prétend elle-même accomplir et, au sommet de la spéculation, il évoque le pasteur protestant qui recommande à son troupeau d'en rester un au lieu de se fier à ses propres et faibles lumières. »

(«Wishful thinking», in Minima Moralia)

«On a tenté, et Kroner par exemple, de ranger Hegel parmi les irrationalistes en alléguant sa critique de la réflexion finie et limitée ; et on peut s'appuyer sur certains passages de Hegel comme celui où, face à la réflexion, il donne à la spéculation le même statut que la foi immédiate. Mais comme chez Kant dans les trois Critiques, il y a chez lui aussi cette façon de maintenir de manière décisive la Raison comme une, en tant que Raison, ratio, pensée, indissociablement.»  
                
 («Aspects», in Trois études sur Hegel

La Raison, autrement dit, ne saurait jamais se critiquer que de son propre point de vue, pas depuis quelque point de surplomb mystique (ou sceptique) où n'auraient plus cours les notions de vrai, de faux, ni les catégories logiques élémentaires dont l'absence interdirait toute pensée. La défense scrupuleuse d'une telle rigueur, d'une telle fureur d'intelligence chez maints esprits libres, la détestation avérée de ces derniers pour le mensonge, la joie armée de le combattre et de le détruire, se trouvèrent souvent paradoxalement, au gré d'immenses naufrages philologiques, convoquées contre elle-mêmes, précisément par les ennemis les plus intéressés de la vérité, prenant appui, à l'occasion, sur les modalités expressives elliptiques, inconscientes d'elles-mêmes et provocatrices d'une telle défense passionnée de la Raison. Nous persistons, quant à nous, à estimer celle-ci la dernière garantie de ne pas basculer trop vite dans la folie. Par les temps qui courent. Et dans le monde (c'est le même) de MM. Édouard Phillipe et Zhao Lijian. 

On sait que chez Nietzsche, cette hargne proprement positiviste d'Aufklärer n'avait pas suffi. Le positiviste Bouveresse (duquel jamais, avant cela, nous eussions pensé pouvoir nous sentir aussi proches) lui avait en cette matière rendu un hommage appuyé voilà quelque temps, contre l'ignoble Foucault et ses terrifiantes manipulations «généalogistes». Nous relisions ces jours derniers quelques-unes de ces pages, souvent admirables et vengeresses, Bouveresse. Grâce te soit donc rendue ici, ô improbable et pourtant incontestable camarade.

4 commentaires:

  1. Mais , bon moine il peut y avoir des phrases correctes grammaticalement bien que fausses, la grammaire n'émet pas forcément des vérités. Le chinois que vous citez en premier lieu manipule bien 2 corps de phrases indépendants, s'il manipule à côté de ça bien d'autres choses encore, ill respecte autant la grammaire que la police. Mais vous la respectez beaucoup trop et attendez beaucoup trop d'elle. (En vérité, heureuse de vous retrouver).

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    1. C'est justement parce que la grammaire reconnaît ici formellement (dans la phrase du stalinien Zhao Lijian) deux propositionss indépendantes qu'on ne peut faire confiance à la grammaire formelle. Cette grammaire formelle voit en effet une simple coordination là où il y a clairement subordination. L'emploi d'un "CAR" au lieu d'un "ET" nous rapprocherait de la vérité mais il y aurait toujours coordination formelle. C'est surtout la grammaire de POSITION qui compte : la deuxième proposition donne la vérité politique du discours stalinien . Elle annonce qu' il "ne pourrait pas y avoir dissimulation CAR nous ne l'autoriserions pas". Or c'est absurde, illogique : 1°) Toute dissimulation a pour objet de rester précisément secrète. Comment ne pas autoriser quelque chose qui ne serait pas connu ? 2°) Ici, s'il y avait dissimulation, elle émanerait du pouvoir stalinien lui-même : comment n'autoriserait-il pas ce qu'il commande lui-même : à savoir cacher la vérité ? Ces deux absurdités logiques n'en font qu'une totalitaire, sur le plan politique : celle qui dit "Nous seuls décrétons ce qui est vrai et faux, nous commandons aux mots et à la logique même". Qui méprise les mots, la vérité objective, et leur commande régnera sans partage, dans la terreur généralisée. La confession de Philippe est, elle, désarmante d'innocence : "si le sens objectif des mots nous est contraire, alors nous en changerons". Le lien entre relativisme en matière de vérité et de logique et dictature totalitaire a déjà été suffisamment établi par des gens comme Orwell, Kraus ou Debord plus récemment. Ce n'est pas parce que le Littré ou d'autres dictionnaires ne définissent la "grammaire", formellement, et inoffensivement, que comme "connaissance des règles que l'on doit suivre dans le bon langage ; art de parler correctement", que l'on devrait s'en contenter. Pour nous, pas de grammaire sans respect de la logique de base (principes de non-contradiction, et de tiers exclu). On préfère cette définition de Serrus, par exemple : "La grammaire est l'ensemble des règles au moyen desquelles les mots sont groupés de manière à concourir à l'unité d'un sens." C'est l'unité de ce sens que (foulant aux pieds les conditions logiques même de la vérité) nos deux lascars stalino-démocratiques détruisent tranquille-pépère de concert dans leurs sublimes discours.
      Mais la grammaire transcendantale, l'ordre immanent du sens, la vérité objective (liant des mots et des choses) survivent évidemment à cette entreprise de mensonge systémique grossier. Reste juste à s'en apercevoir, et à s'en énerver. Encore et toujours.

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  2. En pensant à la phrase de Zhao Lijian : « (...) le temps ne recommence pas. Meyerson et Dambuyant ont décrit une technique de raisonnement égocentrique : le "chaudron". Le type en est le suivant : un homme emprunte un chaudron, il le rend fêlé. Devant le tribunal sa défense se résume en trois points : 1) je n'ai jamais emprunté le chaudron ; 2) il était fêlé au moment de l'emprunt ; 3) je l'ai rendu intact. Chaque étape du raisonnement ignore la précédente : le temps logique est sujet d'un recommencement intégral ("heure zéro") (...) » La Fausse Conscience, Joseph Gabel (éd. Minuit, 1962, p. 90)

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