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mardi 12 avril 2016

French Theory (2) : du nihilisme selon Gilles Deleuze




Pour Karim


Au chapitre 14 de son ouvrage Nietzsche et la philosophie (1962), Gilles Deleuze propose, du geste poétique emblématique de Mallarmé – le fameux coup de dés – une interprétation pivotale : continuation renouvelée, d'une part, d'une bonne vieille tradition herméneutique littéraire française (soit la relecture - radicalisée - d'options fondamentales déjà présentes chez Albert Thibaudet) et condition paradoxale, ensuite, par différenciation, d'une tout autre lecture postérieure : celle, politique, d'un Mallarmé désormais reconnu foncièrement subversif selon des modalités diverses (de Kristeva à Derrida, Badiou, etc), dans, hors et par la littérature. Deleuze est d'abord extrêmement dur et hostile à l'égard du pauvre Mallarmé. Cette première position connaîtra elle-même, notamment sous les influences combinées de Blanchot et Foucault, un certain remaniement. Disons, une certaine réactualisation. Pour rester correct. 
Dans son texte de 1962, Deleuze concède d'abord un possible apparentement des figures de Nietzsche et Mallarmé dans leur rapport privilégié à certains archétypes : le jeu de dés, les étoiles... (1) Mais il affirme aussitôt, entre elles, une scission irrémédiable. Mallarmé, en dépit de tout ce qui le rapprocherait formellement de Nietzsche (leur recours commun, spécialement, à cette image du coup de dés, à laquelle Deleuze persistera à accorder une importance philosophique décisive) s'en distinguerait par un irrésistible nihilisme, dont Deleuze emprunte précisément à Nietzsche la conception d'ensemble et la définition. Le nihilisme, pour Deleuze-Nietzsche, procède, au-delà de ses diverses tournures possibles, d'une tendance unitaire à déprécier la vie, à mépriser celle-ci comme insuffisante. À la matérialité prétendument débile de la vie, à cette faiblesse de la matière, tout nihiliste s'impose d'adjoindre un critère de vérité, la justification d'un devoir-être satisfaisant (et satisfait), selon les exigences abstraites, et impérialistes, d'une raison transcendante. Bref, le nihiliste prétend sauver la vie en la chargeant de sens. Le jeu des forces actives ne pouvant, seul, à ses yeux, fonder l'être matériel, ce dernier doit nécessairement vouloir dire quelque chose, quelque chose d'autre que lui, quelque chose qui le dépasse. La matière doit se voir renvoyée à une production de sens extérieure, un décalque idéologique venant ici en fin de compte se substituer purement et simplement à l'épaisseur autonome de l'être abandonné. En sorte que le nihilisme recouperait moins un discours de ou sur la mort ou le néant (soutenant seulement ceux-ci comme thématiques particulières) que l'assomption générale d'un dualisme irréductible entre énoncé et contenu, rompant l'univocité de l'être. Tout nihiliste considère a priori l'objet réel comme déchéance, impose cette double fiction d'un hiatus entre réel et virtuel, et d'un existant frappé de misère, confronté - pour vérifier ce statut ingrat - à quelque Idée stable lui fournissant seule, hors du monde, son pur modèle incorruptible. Voilà ce qui, pour Deleuze, en 1962, constitue essentiellement le nihilisme (au sens nietzschéen). Un nihilisme, en l'occurrence, tout entier ramassé dans ce fameux Coup de dés destiné in fine - au regret infini du poète (juge alors le philosophe) - à ne jamais pouvoir abolir le hasard.




Naufrage et constellation.

Tentons avant toute chose, de ce poème, sinon une explication exhaustive (laquelle serait évidemment ici impossible), du moins un rappel des motifs. Ce que Mallarmé nous montre, c'est un naufrage. Au déchaînement de l'océan menaçant de disloquer, d'emmener par le fond un navire en perdition, répond le poing tendu vers le ciel, vengeur et comme inflexible, d'une figure masculine, âgée : un vieillard, un "Maître" (nous est-il dit) versé, semble-t-il, dans la pratique de quelque mystère ancien (serait-ce l'art de l'alexandrin, ou d'une autre métrique classique abandonnée, bientôt enfouie dans l'oubli historique par l'assomption généralisée - à l'époque de Mallarmé - du vers libre ?). Toujours est-il que ce Mètre-Maître énigmatique, au moment suprême où la mort s'avance vers lui, conserve au creux de la main un jeu de dés, narguant ainsi l'évidence rapprochée de la gravité suprême (le jeu devant la fin). Est figurée, par l'intrusion de cette pulsion ludique intempestive, la balance ironiquement reproduite entre le destin implacable (en son absurdité hasardeuse, terrible) et le maintien quand même, nécessaire, en face d'une telle absurdité de destin, d'un certain sens, d'un certain idéal de la vie, certes décidément tellement fragile et dérisoire. Les dés se trouvent en définitive peut-être jetés par le Maître (quoique – on le verra tout au long de notre étude – cette hypothèse fasse problème) en sorte que la décision, la bascule du virtuel au réel, restent également (possiblement) suspendues. Surviennent, cependant, entourant brusquement le Maître parmi ce désastre aquatique, d'autres personnages et objets évocateurs : un corps jeune (serait-ce une simple sirène ? la promesse métaphorisée d'une transmission toujours recommencée : plus loin, plus jeune, de l'expérience, amère et finale, du Maître ?), puis une plume ou une aile, telle qu'elle pourrait couronner le couvre-chef d'un héros de théâtre emblématique destiné, comme type, à signifier l'éternelle latence du caractère, ses perpétuelles virtualité et indécision (Hamlet). Enfin une réunion d'étoiles, une constellation, surgit tel un résultat glorieux au-dessus de cette scène de naufrage pathétique, révélant, avérant qu'au moins sur ce plan-là (en regard de quel autre ?), le (ou les ?) coup(s) de dés aura (auront) bien été effectué(s), auront bien produit un certain effet.
Pour le Deleuze de 1962, le platonisme de Mallarmé est ici patent. Le naufrage est celui de l'homme et de l'artiste, échouant à fuir le désordre de la multiplicité mouvante, soumise au devenir et symbolisée ici par la fureur aveugle, le violent dérèglement des vagues. L'homme, liberté enchâssée dans une trop lourde Nature, ne saurait que subir celle-ci comme une dictature chaotique, à laquelle, seule, l'intuition des plus hautes et nobles stabilités essentielles permettrait d'échapper. L'aperception finale d'étoiles cosmologiquement – légalement – disposées au ciel remplirait cette fonction. Le contraste vertical entre une mer phénoménale multiple accusant de terribles abysses insondables, et un ciel d'Idées unifiant (et rassérénant) reproduirait ce schème d'une profondeur ontologique séparant, depuis Platon, l'illimité - soustrait à toute action formatrice de l'Idée - et cette dernière elle-même, un schème auquel Deleuze, avec Lewis Carrol, pour ne citer que cet exemple (tiré de Logique du Sens(2), substitue celui des effets de surface propres à qualifier le réel, c'est-à-dire le devenir. Sera désignée comme idéaliste toute tentative de fractionner l'être à la gloire de l'Idée philosophique, laquelle n'est jamais rien autre que la transcendance séculaire, l'intervention d'un Dieu plus ou moins confusément, voire honnêtement, reconnue. Une remarque terminale du chapitre 14 de Nietzsche et la philosophie remet ainsi en cause la validité de l'athéisme de Mallarmé, dont il est opportunément rappelé que, selon lui, la célébration de la messe fournissait l'idéal théâtral par excellence (3).



Nietzsche et Mallarmé : la rencontre impossible ?

Pour vigoureuse qu'elle soit, ou paraisse être, cette critique de 1962, reprend une trame fort classique, sinon orthodoxe. Dans la première grande étude consacrée au Coup de dés, en 1912, Albert Thibaudet posait déjà que ce poème consistait en un immense échec transmué, par consolation, en une forme d'adoration idéaliste (la constellation et son ciel ordonné). Ce qui mérite d'être souligné, en revanche, c'est que, paradoxalement, le travail originel de Thibaudet évoquait malgré tout un lien possible entre Nietzsche et Mallarmé, thèse qui ne laisse, certes, d'étonner au regard de ce qui vient d'être dit, mais que certain accident historique, seul, semble être alors venu remettre en cause. Paul Valéry, en effet, ultime et sans doute plus proche fidèle de Mallarmé - celui-là même à qui le poète avait montré la première ébauche du Coup de dés - est en rapport avec Thibaudet peu de temps avant (1911) que ne soit publié son grand ouvrage exégétique susmentionné : La poésie de Stéphane Mallarmé. Thibaudet ayant spontanément avancé cette idée d'un rapprochement du Maître naufragé et de Zarathoustra (lequel joue aux dés, lui aussi), Valéry lui annonce brutalement qu'une telle assimilation serait, d'après lui, tout bonnement impossible. Pour une raison très simple : près de trente ans avant Le coup de dés, explique Valéry, en 1869, Mallarmé avait déjà élaboré autour de cette image particulière une pièce poétique encore demeurée inédite (elle ne sera publiée qu'en 1925). Il s’agit du conte Igitur, au sein duquel ce motif du coup de dés apparaissait déjà. Immédiatement, suite à cette révélation, Thibaudet se rétracte, la seconde édition de son ouvrage (en 1926) entérinant le retrait définitif de son hypothèse "mallarmo-nietzschéenne" de départ. C'est sur ce background factuel que la critique deleuzienne d'un Mallarmé nihiliste – anti-nietzschéen, en quelque sorte – sera venue s'inscrire. On aura beau jeu de penser que la "révélation" valéryenne, à bien y réfléchir, ne constituait pas en soi une impossibilité matérielle définitive de toute influence de Nietzsche sur Mallarmé en 1897 (on sait aujourd'hui, par exemple, qu'il le lisait en traduction française et aurait donc parfaitement pu sous cette influence remodeler ses propres intuitions anciennes). Reste, bien entendu, la critique exercée sur le contenu lui-même, le coup d'oeil jeté - tel un jeu de dés - sur toute une cohérence poétique. Dans Nietzsche et la philosophie, de fait, c'est bien à l'ensemble de l'oeuvre mallarméen que Deleuze s'en prend comme à une unité, un bloc nihiliste vis-à-vis duquel le Coup de dés ne représenterait, somme toute, qu’une espèce de sommet révélateur, outre sa qualité funèbre de parfaite clôture existentielle (Mallarmé mourant peu de temps après).



Un ou plusieurs coups de dés ?

En 1962, ainsi qu'on l'a déjà noté, Deleuze n'entend d'abord clairement, dès les premières lignes du chapitre 14 (Nietzsche et Mallarmé) de son texte, que minorer, quoiqu'il les reconnaisse formellement, les ressemblances entre les deux littérateurs (4). C'est dans l'exposé même de ces ressemblances qu'apparaît tout ce qui les distingue. Les coups de dés diffèrent. Entre eux, bien sûr, mais aussi, au sens derridien, en ce qui concerne Mallarmé, en tant qu'ils reportent à la fois à un plus tard, à un autre, à un ailleurs, la vérité du monde. Des dés, un coup : il n'y a, d'après Deleuze, suivant Thibaudet, qu'un seul coup de dés mallarméen. Et comme chez Nietzsche, la grande unicité de ce lancer revêt une suprême importance. Mais elle entraîne chez Mallarmé, à l'inverse de chez Nietzsche, une rupture nihiliste de l'univocité de l'être, son fractionnement dualiste en hasard et nécessité, réalité pauvre car soumise au devenir, d'une part, virtualité intelligible, de l'autre. Un seul coup de dés (sur deux plans, dit Deleuze : sur une double table ontologique) pour une seule - triste - retombée :

"Les dés qui retombent sont une constellation, leurs points forment le nombre " issu stellaire." La table du coup de dés est donc double, mer du hasard et ciel de la nécessité." (5) 

Cette étude de la constellation, dont l'apparition vient clore le poème de 1897, est assurément ce qui porte le plus dans cette thèse deleuzienne d'un nihilisme dualiste mallarméen (6). Son statut, chez Deleuze, semble inséparable de la certitude en une unicité du lancer de dés. Et si l'on en venait à contester cette dernière (7), sans doute la thèse d'une constellation purement intelligible, constellation de pur sens - ruine nécessaire du hasard - chez Mallarmé se trouverait également virtuellement fragilisée. Deleuze, quant à lui, l'interprète clairement comme le "dernier espoir" intelligible d'un coup de dés qui, chez Nietzsche, se suffit au contraire pleinement à lui-même, comme puissance créatrice, affirmative et joyeuse :

"Le dernier espoir du coup de dés, c'est qu'il trouve son modèle intelligible dans l'autre monde, une constellation la prenant à son compte "sur quelque surface vacante et supérieure", où le hasard n'existe pas. Finalement, la constellation est moins le produit du coup de dés que son passage à la limite ou dans un autre monde. On ne se demandera pas quel est l'aspect qui l'emporte chez Mallarmé, de la dépréciation de la vie ou de l'exaltation de l'intelligible. Dans une perspective nietzschéenne, ces deux aspects sont inséparables et constituent le "nihilisme" lui-même, c'est-à-dire la manière dont la vie est accusée, jugée et condamnée." (8)

Irait alors dans ce sens le témoignage d'un Claudel, par exemple, présentant souvent Mallarmé comme soucieux de déchiffrer le réel, d'en accoucher quelque sens, hors du chaos :

"Moi il [Mallarmé] m'a dit : Ce que j'apporte dans la littérature, c'est que je ne me place pas devant un spectacle en disant : "Quel est ce spectacle ? Qu'est-ce que c'est ?" en essayant de le décrire autant que je peux, mais en disant : Qu'est-ce que ça veut dire ?" (9)

Ce vouloir-dire nécessaire du monde témoigne toujours chez le poète d'une volonté de vouloir (10) révélatrice, pour Nietzsche-Deleuze, d'une volonté de puissance trahissant l'origine servile de toute métaphysique, et de toute raison. Vouloir que le monde, toujours, veuille dire quelque chose serait typique de cette pulsion de l'esclave immémorial, soumis - par une morale inconsciente - au ressentiment, au besoin de revanche et d'élévation (ici : depuis la mer déchaîné jusqu'au ciel des constellations signifiantes fixes). Vous souhaitez vous élever, moque en substance Zarathoustra. Voyez ! Moi, je suis élevé. Le coup de dés nietzschéen représenterait, à rebours de cette morale du sens et de la profondeur, la création ludique du monde sans souci d'origine ni de projet : le risque créateur de pensée et d'effectivité joué sans aucune espérance de succès, roulette dostoïevskienne prenant sa force dans la mise complète, sur un seul coup, de tout son faux héritage, toute sa fallacieuse identité. Et quant à cette "identité" authentique, à supposer qu'elle existe, elle ne procéderait plus que de ce risque, de cette dissolution et individuation radicale même, toujours recommencée. Nietzsche incarne ainsi, pour Deleuze, la séduction de tout ce dont Mallarmé entend rechercher ailleurs, en l'évitant soigneusement, la consolation : soit l'affirmation victorieuse et saine de la vie, la liberté célébrée du choix individuel fondateur, par-delà tout prétexte justificateur à la pertinence (ou l'impertinence), la puissance (ou l'impuissance) de la vie elle-même. En somme, tout ce qui constitue la théorie de Nietzsche comme théorie du pouvoir, d'un développement non entravé de puissances multiples nourrissant le réel, comme théorie des forces faisant leur chemin sans questionnement surajouté, dans et par l'établissement du monde :

"Quand Nietzsche dénonce notre déplorable manie d'accuser, de chercher des responsables hors de nous ou même en nous, il fonde sa critique sur cinq raisons, dont la première est que "rien n'existe en dehors du tout". Mais la dernière, plus profonde, est que "il n'y a pas de tout" : "Il faut émietter l'univers, perdre le respect du tout." L'innocence est la vérité du multiple. Elle découle immédiatement des principes de la philosophie de la force et de la volonté." (11)

Qu'à cet établissement innocent succède aussitôt, chez Nietzsche, la dislocation perpétuelle ne change évidemment rien à ce caractère affirmatif, ni ne saurait susciter aucune forme de regret nostalgique d'UN illusoire idéal. La différenciation, dans ce procès de "mort" du monde, ne recouvre jamais d'autre valeur que celle de simple (de multiple) recomposition combinatoire. Autrement dit : celle de nouveau coup de dés ontologique, d'éternel retour de ce jeu dont Héraclite suggérait que, reconduit de manière ininterrompue par une divinité enfantine moqueuse et riante, il refondait, en le détruisant continûment, tout l'univers :
"L'Unique doit s'affirmer dans la génération et la destruction" (Nietzsche) (...) La corrélation du multiple et de l'un, du devenir et de l'être forme un jeu. Affirmer le devenir, affirmer l'être du devenir sont les deux temps d'un jeu, qui se composent avec un troisième terme, le joueur, l'artiste ou l'enfant." (12)
Quoique son jugement sur Mallarmé ait évolué avec le temps, Deleuze n'aura là-dessus jamais varié. Séparer l'être du devenir, le virtuel de son actualisation, est absurde et doit être désigné tel autant que l'assujettissement de la multiplicité à l'unité, au regroupement transcendant "réconciliateur" dans l'UN. Ces dualismes combattus par Nietzsche ne dissimulent jamais qu'un seul projet métaphysique. Le réel, au contraire, dans sa cristallisation même, comme procès toujours reconduit, conserve sa place au multiple autant qu'au virtuel, " ainsi de la solution sursaturée de Simondon qui passe par tous les plans hétérogènes du virtuel avant de s'actualiser dans une structure déterminée ", note Jean-Clet Martin (13). Le cornet contenant les dés, explique Deleuze à ses étudiants de Saint-Denis en 1986 (14), c'est-à-dire la nécessité du jeu, ce sont précisément les coups antécédents qui l'auront constitué, chaque coup de dés constitutif se trouvant placé vis-à-vis du suivant en situation de conditionnalité chaotique :
" Le hasard ne vaut que pour le premier coup ; peut-être le second coup se fait-il dans des conditions partiellement déterminées par le premier, comme dans une chaîne de Markov, une succession de ré-enchaînements partiels. Et c'est cela le dehors : la ligne qui ne cesse de ré-enchaîner les tirages au hasard dans des mixtes d'aléatoire et de dépendance. (souligné par nous, Deleuze, Foucault, Minuit, 1986, p. 125)
De fait, on mesure toute la différence existant entre ce dernier texte et la position deleuzienne de 1962, aux termes de laquelle Mallarmé se trouve violemment fustigé pour avoir sans nuances, au contraire radical de Nietzsche, "toujours conçu la nécessité comme l'abolition du hasard" (15) et avoir, plus ou moins inconsciemment, souhaité et revendiqué une telle abolition sur un plan métaphysique :
" Le coup de dés ne réussit que si le hasard est annulé ; il échoue précisément parce que le hasard subsiste en quelque manière (...). C'est pourquoi le nombre  issu du coup de dés est encore hasard. On a souvent remarqué que le poème de Mallarmé s'insère dans la vieille pensée métaphysique d'une dualité des mondes. Le hasard est comme l'existence qui doit être niée, la nécessité, comme le caractère de l'idée pure ou de l'essence éternelle." (16)
Comment concevoir que semblable volonté de perdre intégralement le hasard dans l'acte ait été à ce point dominante chez un Mallarmé dont le goût du jeu pour lui-même semble plutôt avoir été, notoirement, inaltérable et pour ainsi dire enfantin (17) ? C'est justement de cette dernière attitude que viendrait témoigner, en 1897, l'espèce de relais ludique générationnel incarné par la jeune figure s'approchant du Maître dans le poème, de même - dans cette optique - que la constellation : éclatante confirmation, alors, de cette nécessité sublime du jeu, le ciel et la mer ne se trouvant plus opposés sur le modèle du sensible et de l'intelligible, mais réciproquement consacrés suivant, en quelque sorte, un parallélisme d'échos ne contrevenant point - au contraire - à l'univocité de l'être. Deleuze ne remarque pas, en 1962, que le Coup de dés se clôt graphiquement par une relance des dés, la première phrase du poème étant aussi la dernière - à supposer, certes, rappelons-le, que ceux-ci aient bien été lancés une fois (18). Or, il est encore une fois notable que ce soit sur cette question de la réalité, la multiplicité ou l'unicité radicale du coup de dés que se joue l'atténuation postérieure de son "anti-mallarméisme" primitif (19). On se convaincra de la réalité d’une telle évolution en examinant, par contraste, la redoutable constance dont Deleuze fait preuve vis-à-vis des jeux, estimés par lui faux et antipathiques, de Pascal et Leibniz (20).




Mallarmé ennemi du hasard ? 

Toute pensée émet un coup de dés. Nous sommes tous mallarméens... annonce Deleuze à ses étudiants en 1986 (21). Des étudiants dont la capacité "transcendantale" à créer d’infinies séries aléatoires-nécessaires de pensées (22) constituerait désormais, donc, ledit mallarméisme, un mallarméisme productif, heureux, loin de cette virtualité maintenue qui se donnait, selon le Deleuze de 1962, à lire dans le Coup de dés comme supériorité ontologique (le Maître du poème de 1897 n'ayant pas lui-même joué de manière certaine) (23). La "virtualité" deleuzienne étant toujours déjà réalité (le virtuel, c'est le réel, ajoute-t-il encore, lors de son séminaire et ailleurs) (24). Mallarmé était estimé opposer, à travers son coup de dés, hasard et nécessité, virtualité et acte : un Mallarmé, de fait, on ne peut plus éloigné des perspectives nietzschéennes (25). Deleuze s'oppose d'ailleurs fermement en 1962 à Thibaudet, coupable selon lui, dans son approche de cette question, d’un certain défaut de profondeur : 

Thibaudet, dans une page étrange (423), remarque lui-même que le coup de dés selon Mallarmé se fait en une fois ; mais il semble le regretter, trouvant plus clair le principe de plusieurs coups de dés : " Je doute fort que le développement de sa méditation l'eût amené à écrire un poème sur ce thème : plusieurs coups de dés abolissent le hasard. Cela est pourtant certain et clair. Qu'on se rappelle la loi des grands nombres...". - Il est clair surtout que la loi des grands nombres n'introduirait aucun développement de la méditation, mais seulement un contresens." (26).

Le coup de dés unique ramasse en effet, d'un coup, toutes les puissances du devenir. Tel est le sens de son caractère violemment affirmatif chez Nietzsche. Le mauvais joueur est celui quiveut gagner, et donc relance les dés, plein d'espoir statistique (27). Le bon joueur est celui dont le seul désir ludique innocent ramène éternellement le lancer. Le joueur de Mallarmé, quant à lui, se laisserait-il ramener rigidement, apodictiquement à l'une seulement de ces deux figures ? Serait-il à ce point éloigné de la position "finale" de Deleuze lui-même, quant au statut à reconnaître au coup de dés : intégralement unique ET sériel, virtualité indéfectiblement hasardeuse, et tout autant indéfectiblement réelle et même conditionnée ? Hasard et nécessité ne fusionneraient-ils point ici, processus en acte dont Jean-Clet Martin, utilisant l'image de la comète réelle prolongée de sa queue de poussière virtuelle (disant et fondant aussi bien son "identité") écrit que :

" un coup de dés jamais ne saurait abolir le hasard, mais manifeste dans sa chute la surface univoque des configurations qu'il a fatalement traversées. De ce point de vue, la formule sortante n'a pas d'avantages réels sur celles qu'elle effeuille et traîne derrière elle. Cette part ineffectuable, virtuelle, surplombe réellement l'actualisation concrète des figures données. Et c'est la raison pour laquelle il n'est pas important de savoir quelle est la combinaison sortante, puisque le coup vainqueur y traîne dans son sillage toutes les constellations dont il désigne l'unique nombre, l'unique exprimant " (28).

En sorte que :

"ce qui se distingue traîne avec soi toute une entité plumeuse qui ne peut pas s'en distinguer - distribution nomade. C'est là un mode de subjectivation ou d'individuation impersonnel [souligné par nous : voir plus loin notre note n°48] capable d'affirmer à la fois les figures multiples du hasard sans lesquelles la formule triomphale ne saurait jamais se distinguer de celles, insistantes, qui ne se distinguent pas" (29).

Sur cette question du hasard, c'est alors la volonté susceptible de s'y exercer comme élément, et de s'y allier comme partenaire, qui pourrait rapprocher Mallarmé et Nietzsche. Deleuze, en 1962, refuse de noter l'extrême versatilité de Nietzsche sur la question du hasard, dont il fait le pur et simple apologète (30) en regard d'une mauvaise volonté, la volonté de nécessité. Or, ce qu'il reproche à Mallarmé (et qui pose symétriquement problème) le pose bien plus encore lorsqu'on rappelle la fameuse saillie de Nietzsche dirigée contre le hasard dans Zarathoustra (les passages en italiques suivants sont soulignés par nous) :
" Lorsque mon oeil fuit du présent au passé, il trouve toujours la même chose : des fragments, des membres, et des hasards épouvantables - mais point d'hommes ! (...) Je marche parmi les hommes, fragments de l'avenir : de cet avenir que je contemple dans mes visions, Et toutes mes pensées tendent à rassembler et à unir en une seule chose ce qui est fragment et énigme et épouvantable hasard, Et comment supporterais-je d'être homme, si l'homme n'était pas aussi poète, devineur d'énigmes et rédempteur du hasard ! Sauver ceux qui sont passés, et transformer tout " ce qui était " en " ainsi ai-je voulu que ce fût " ! - c'est cela seulement que j'appellerai rédemption ! " (31).

Un tout autre Nietzsche apparaît donc ici, extrêmement peu nietzschéen si l'on nous passe l’expression : "rédempteur" (au moyen de la "volonté") d'un hasard "épouvantable", bientôt promis à l'unification en "une seule chose" ! Autant d’élans proprement nihilistes que le Nietzsche deleuzien de 1962 eût volontiers pointés… chez Mallarmé. Et quant au plan de la volonté, maintenant, dont l'obsession littéraire formelle mallarméenne représente assurément une défense farouche (voir ci-dessous notre note n° 33), un autre oubli deleuzien est aussi parlant, cette fois celui de certain fragment nietzschéen fort louangeur, quoique rapide, envers Descartes : "Sensibilité aristocratique, note Nietzsche : Descartes, règne de la raison, témoigne de la souveraineté de la volonté" (32). Il se trouve que Mallarmé éprouve alors, vis-à-vis de la figure cartésienne, un sentiment voisin. À la fin des années 1860, au moment où il s'attelle à Igitur, dont le personnage principal, hamlétien, joue lui aussi son destin aux dés, Mallarmé lit assidûment Descartes, ce que l'on pourrait analyser aussi bien comme tropisme rationaliste (nihiliste) que volontariste (volonté radicale de tout refonder dans une affirmation sublime, héroïque, primant le contenu, le sens même d'une telle affirmation) (33)
Volontariste, et même existentialiste, puisque c'est sous la pression d'un néant de sens transcendant, en d'autres termes : du hasard, que le jeu projette ici une situation dans un devenir. Il n'est guère étonnant que pour Sartre, littéralement "ébloui" par le Coup de dés de 1897 (qu'il assimile complètement à Igitur, son "esquisse préparatoire"), ce dernier soit ainsi considéré comme un "poème rigoureusement existentialiste" (34). Inversement, face à un Zarathoustra parfois rédempteur de hasard - difficilement contournable - Deleuze ne se contente que d'une note, page 32 de Nietzsche et la philosophie, dans laquelle il pose que ce serait justement en tant que fragment de hasard non-auto-reconnu comme tel, non-auto-assumé comme fragment, bref : inauthentique - désireux de s'abolir dans une nécessité UNE - que le fragment de hasard serait, selon Nietzsche, "épouvantable". Il n'en reste pas moins que Deleuze lui-même assignera indéniablement plus tard à ce type de fragment, comme on l'a vu plus haut, sa digne place sérielle. Autant, peut-être, qu'un Mallarmé ramenant indéfiniment le jeu comme nécessité humaine et artistique du hasard.




Mallarmé et les étoiles.

Il faut avoir du chaos en soi pour accoucher d'une étoile qui danse, dit Zarathoustra. La constellation finale du Coup de dés balance ainsi, chez Mallarmé, entre ces deux statuts, invalidant ou permettant tout rapprochement avec Nietzsche : abandon du hasard comme tel, comme puissance de vie, ou célébration du chaos comme passage à l'acte poétique. Reste, en ce dernier cas, que l'acte poétique en question se voit bien soumis à des buts, que le monde réel fait bien, d’une certaine façon, les frais de cette soumission, s'écroulant, incontestablement, pour laisser place à un autre, au vrai monde, celui de la trace : de la parole désormais assumée comme absence du monde, comme simple ressouvenir de lui. Un monde mixte de nature et de liberté, de chaos et de légalité, entre les appels également séduisants duquel Mallarmé se trouve hésiter, la volonté poétique traçant ici une sorte de ligne de crête, frontalière, entre deux logiques de perte (35). Lorsque Valéry raconte, en tant que grand témoin, la genèse du Coup de dés, il évoque souvent la constellation aperçue comme motif de beauté et de sidération décisive ayant initié le procès poétique :
" Dimanche, je le passai à Valvins, appelé par SM [Mallarmé], qui y vit seul, très installé pour inventer de plus en plus. Voici qu’il va entreprendre le reste d’Hérodiade. Nous avons parlé de toi, canoté et trop bu, seul ennui là-bas. Le ciel, la nuit, étaient livrés à des tas de coups de dés miraculeux qui ont énormément étendu l’amertume du retour " (36).
Lloyd James Austin, commentant cette fameuse rencontre, précise :
" C’est le 23 mai que se place la visite à Valvins que Paul Valéry a décrite en 1920 dans une lettre au Directeur des Marges au sujet d’Un Coup de Dés, mais en parlant de la "nuit de juillet". Valéry vient déjeuner, passer l’après-midi avec promenade sur l’eau et dîner à Valvins ; Mallarmé le reconduit à la gare à 10 heures et demie "par une nuit d’étoiles sans pareille" ; c’est l’origine de la phrase de Valéry à propos du Coup de Dés : "il a essayé pensai-je, d’élever enfin une page à la puissance du ciel étoilé" (37).
Cette "puissance du ciel étoilé" ne saurait cependant, pour Valéry, renvoyer simplement à quelque loi intelligible et morale, quelque réconfort de fixité annexe. Là où "Kant, assez naïvement peut-être, avait cru voir la Loi Morale, Mallarmé percevait sans doute l’Impératif d’une poésie : une Poétique" (38). Ce que les étoiles présentent ensemble, c'est la matière et la parole : la matière qui parle, d'où l'intensité nue des mots comme fonction poétique nouvelle, et puissance d'effet inconscient, loin - encore - très loin du sens : "là, sur le papier même, je ne sais quelle scintillation de derniers astres tremblait infiniment pure dans le vide interconscient, où comme une matière de nouvelle espèce, distribuée en amas, en traînées, en systèmes, coexistait la Parole !" (39). Il s'agit bien là de coexistence, non de rupture. Le chaos hasardeux – fecond – valide en tant que tel la liberté créatrice du poète : "toute action humaine, écrit Albert Mockel, certifie le hasard qu'elle voudrait nier ; par le seul fait qu'elle se réalise, elle emprunte au hasard ses moyens. Mais le hasard en peut faire jaillir un monde" (40). Or, cette recréation héraclitéenne du monde s'effectue, ainsi que l'affirme Nietzsche, sous forme de jeu, le naufrage mallarméen du vieux Maître (refusant, lui, de jeter clairement, explicitement les dés qu'il tient serrés au creux de sa main) pouvant alors représenter celui du déterminisme lui-même, crispé sur son mépris dogmatique du hasard, sur l'ignorance d'une autre vie possible : celle, "réservoir d'indétermination (...)" et "oscillation entre l'impossibilité et la nécessité" (41) que la poétique mallarméenne viendrait précisément déjuger en sa présentation stellaire. 


C'est grave, docteur ?

Critique et clinique de Mallarmé.

Il apparaît clairement que l'intervention politique de Mallarmé trouve sa force essentielle dans son rapport problématique à la logique et au sens dans l'écriture, et par là même au statut que revêt chez lui la notion d'identité. Le Deleuze de 1962, attaquant, avec Nietzsche, toute dialectique, et spécialement celle de l'identité, de la réconciliation hégélienne, ne pouvait, bien entendu, ignorer les efforts contraires, contemporains des siens, visant à faire du Coup de dés un manifeste hégélien, ou anti-hégélien. La tentation hégélienne, chez Mallarmé, est un événement historique, incontestable. On en trouve, pour certains interprètes (Gardner Davies, Jean-Pierre Richard dans son Univers imaginaire de Mallarmé) la trace multiple dans son oeuvre, en particulier dans Igitur et le Coup de dés, où ce qui se donnerait à lire ne serait autre, au fond, qu'une autre sortie de soi de l'Idée, son développement progressif, figuré, après une première grande impulsion hors du néant, jusqu'à la réconciliation stellaire.
Cette identité-là, hégélienne, finale, est cependant contestable au vu de ce que nous avons rapidement pu évoquer ici, savoir l'ambivalence profonde d'un Mallarmé partagé entre deux séductions : celle du chaos et de l'idée.  
À mesure que Deleuze s'éloigne de son Nietzsche de 1962, cette ambivalence mallarméenne devient, on l’a évoqué aussi, plus perceptible pour lui. En 1968, Différence et répétition souligne déjà la "contradiction "mallarméenne d'un "être univoque [...] à la fois distribution nomade et anarchie couronnée." (op. cit, p. 55). 
La double influence du Foucault des Mots et les choses (42), et – peu avant lui – de l'hommage de Blanchot à Bataille (en 1962), évoquant la très pure "expérience intérieure" de Mallarmé, qui correspond à cet "écrire-pour-la-mort" désormais associé par Blanchot au fond du projet littéraire lui-même, auront à terme transformée, aux yeux de Deleuze, cette ambivalence en quelque chose d'autre, de bien plus proche paradigmatiquement. Au point que Mallarmé semble presque incarner, finalement, ce procès deleuzien (et guattariste) de ritournelle faisant pièce au projet identitaire hégélien. Là où un Derrida, une Kristeva postulent bientôt la liberté radicale de déconstruction d'un texte opérant par embranchements virtuellement innombrables, par déplacements et glissements sémiotiques infinis, donc échappant par principe à toute identité fixe, toute assignation autoritaire réconciliatrice, peut-être serait-il plus judicieux de considérer Mallarmé à l'aune deleuzienne d'un réagencement continu, admettant - comme dans tout processus de cristallisation - des phases concomitantes de pétrification et fluidification. Pour le dire autrement : l'indécision mallarméenne serait lisible comme celle d'une ritournelle, produit d'une suite simultanée de territorialisations et déterritorialisations auquel on n'opposerait de manière définitive la fameuse "quête intelligible" (de l'idée-constellation) que fallacieusement, en hypostasiant celle-ci au détriment de l'indécision fluctuante :
"Tantôt, le chaos est un immense trou noir, et l'on s'efforce d'y fixer un point fragile comme centre. Tantôt l'on organise autour du point une "allure" (plutôt qu'une forme) calme et stable : le trou noir est devenu un chez-soi. Tantôt on greffe une échappée sur cette allure, hors du trou noir " (43).
Si la thèse d'un idéalisme radical de Mallarmé fut défendue par beaucoup, bien longtemps avant le premier Deleuze, celle soutenant au contraire un matérialisme indéfectible du poète, ne doit pas être négligée. Sartre, Adorno, entre autres, y auront insisté. Ce matérialisme est un matérialisme du mot, du mot comme matériau créateur, dont l'infinité – dans l’absence – ne saurait être unilatéralement qualifiée de nihilisme : "Je ne saurais trouver meilleur programme matérialiste que cette phrase de Mallarmé où il définit les poésies non pas comme inspirées, mais faites de mots", écrit ainsi Adorno à Benjamin dans une lettre du 18 mars 1936. 
Le mot-matériau, s'il pointe l'absence de la chose référée ("Je dis : une fleur ! et, hors de l'oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d'autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l'absente de tous bouquets" (44) possède en lui la puissance euphorisante de faire jaillir la multiplicité. Il porte la richesse infinie - virtuelle et hasardeuse - de mondes (encore) inconnus par nécessité. C'est là la conclusion pratique, productivement labyrinthique à laquelle Borges aboutira mieux peut-être que tout autre. La non-coïncidence du mot et de la chose, loin d’accepter l'impuissance, la mort abstraite ("ce néant qui circule quand on parle", selon le terme employé par Foucault dans son Raymond Roussel) signerait plutôt la mort des seules limite, unité, et identité figées. En sorte qu'elle constituerait l'anti-nihilisme même, aux sens nietzschéen et non-nietzschéen (45).
Cette notion de nihilisme mérite d'ailleurs ici une recontextualisation évidente. Les liens de Mallarmé – incontestables – avec l'Anarchie politique de son temps ont souvent été étudiés (46). Que Mallarmé eût été ou non cet anarchiste des lettres que certains dépeignent, voire le correspondant littéraire (volatilisant les codes de langage établis comme d'autres volatilisaientphysiquement leurs ennemis de classe) du terrorisme anarchiste des années 1890, il n'en reste pas moins que la distinction des nihilismes opère encore ici. Nietzsche, qui ne s'embarrasse guère de nuances, qualifie, on le sait, de nihilisme tout anarchisme, surtout peut-être celui qui, le moins explicitement et consciemment morbide, prétend justement construire, "bâtir" - contre la sanglante décadence bourgeoise - "des cités idéales". 
Mallarmé, s'il sympathise objectivement avec l'Anarchie au moment du Coup de dés, serait quant à lui davantage séduit par son courant le plus noir, le plus désespéré, à la fois le moins programmatique et le plus violemment inconciliable, prônant un chaos individualiste, crypto-aristocratique (celui de la propagande par le fait) aussi froidement détaché, en son obsession méthodique et amorale, que l'exécution poétique à laquelle le poète aspire (47). D'un autre côté, un tel nihilisme appliqué à une société bourgeoise constituant à ce point, pour Mallarmé et ses amis (Villiers, en particulier) la négation de toute humanité, ne constituerait-elle pas une forme subreptice de double négation réintroduisant ainsi, au beau milieu de la catastrophe sublime, l'idéalisme dialectisant soupçonné par Deleuze ?
Il semble, au fond, que partout, Mallarmé se dérobe, et que cette dérobade perpétuelle même fournisse toute sa richesse de non-identité, ou en d’autres termes de non-contemporanéité active, en somme : d'impersonnalité. Mallarmé fut, assurément, de son temps et politique. Il répugna, cependant, à l'individuation trop marquée, à tout choix décisif – extérieur et intelligible – qui eût risqué de trop le déterminer. À l'issue de la très grave crise de Tournon qui le voit, dans les années 1860, essayer désespérément d'achever son Hérodiade, il confie à ses amis qu'il a manqué basculer dans la folie mais que, désormais guéri, il entend à présent, suivant les conditions qu'il choisira, participer à la marche du monde en tant qu'impersonnel (48). Cette impersonnalité résulte donc d'une crise salutaire, d'une crise, à strictement parler, de croissance, ou encore d'une renaissance, d'un éternel retour du jeu enfantin. On retrouve ici l’écho du Nietzsche anti-wagnérien : héros de la santé, laquelle procéderait pour lui, avant tout, de l'éloignement méthodique, vigoureux, affirmatif, de tout ce qui déprime et affaiblit. Chez Mallarmé, la santé a sans doute partie liée avec une forme de mort assumée. La santé renonce – pour s'édifier – à la spécialisation de partie (de Parti), à l'optimisation organique. Mallarmé, corps sans organe, renonce au monde pour pouvoir mieux fluctuer en lui, par amour pour lui, et certitude qu’ainsi, la vérité de son être sera correctement aperçue et atteinte : "Le monde est l'ensemble des symptômes dont la maladie se confond avec l'homme." (49)


***
Notes

[1] Lesdites ressemblances premières mettent "en jeu tout l'appareil des images." (Nietzsche et la philosophie, p. 36).
[2] "Le paradoxe apparaît comme destitution de la profondeur, étalement des événements à la surface, contre la vieille ironie, art des profondeurs ou des hauteurs. Les Sophistes et les Cyniques avaient déjà fait de l'humour une arme philosophique contre l'ironie socratique, mais avec les stoïciens l'humour trouve sa dialectique, son principe dialectique et son lieu naturel, son pur concept philosophique. Cette opération inaugurée par les Stoïciens, Lewis Carroll l'effectue pour son propre compte (...) le début d'Alice (...) cherche encore le secret des profondeurs (...). À mesure que l'on avance dans le récit pourtant, les mouvements d'enfoncement et d'enfouissement font place à des mouvements latéraux et de glissement (...). Profond a cessé d'être un compliment. Seuls les animaux sont profonds ; et encore non pas les plus nobles, qui sont les animaux plats (...). Il n'y a donc pas des aventures d'Alice, mais une aventure : sa montée à la surface, son désaveu de la fausse profondeur, sa découverte que tout se passe à la frontière. C'est pourquoi Carroll renonce au premier titre qu'il avait prévu, "Les Aventures souterraines d'Alice." (Logique du sens, Minuit, 1969, pp. 19 et suivantes).
[3] "Il n'est pas jusqu'à l'athéisme de Mallarmé qui ne soit un curieux athéisme, allant chercher dans la messe un modèle du théâtre rêvé : la messe, non le mystère de Dionysos..." (op. cit., p. 38).
[4] "On ne saurait exagérer les ressemblances premières entre Nietzsche et Mallarmé." (Deleuze, op. cit., p. 36. Et en note 3 : "Thibaudet, dans La poésie de Stéphane Mallarmé (p. 424), signale cette ressemblance. Il exclut, à juste titre, toute influence de l'un sur l'autre." On a déjà signalé quel avait été l'agent primitif essentiellement extérieur (l'intervention de Valéry) d'une telle "exclusion."
[5] Nietzsche et la philosophie, p. 37.
[6] Le plus bel hommage - négatif - rendu à cette interprétation serait peut-être l'attitude d'Alain Badiou, radicalement opposé au nietzschéisme et installant de fait Nietzsche-Deleuze dans un éloignement irréductible vis-à-vis de Mallarmé. Pour Nietzsche-Deleuze, explique Badiou dans son Manifeste pour la philosophie, " guérir du platonisme, c'est guérir de la vérité." Le mathématisme de Mallarmé est dès lors, à l'inverse, conçu comme antidote au nihilisme. Il est intéressant de constater que le trajet badiousien (en regard de l'adoucissement des positions deleuziennes : de la fin progressive - chez Deleuze - de cette opposition mallarméenne selon lui tranchée entre hasard et nécessité), sera littéralement contraire.
[7] Une telle contestation est par exemple le fait de Thierry Roger, dans sa grande thèse de doctorat sur le Coup de dés : "Dans le poème de Mallarmé, contrairement à ce qu'il [Deleuze] énonce, il n'y a pas un lancer terrestre puis une chute des dés célestes, mais deux lancers : l'un qui aurait pu avoir lieu, l'autre qui aurait eu lieu, mais sur un autre plan, le tout placé sous le signe de l'hypothèse ("soit que" pour le Maître, "peut-être" pour la constellation)". Mais les choses sont encore plus compliquées. Car si Roger reconnaît bien, en premier lieu, que l'unicité de lancer irait, certes, à supposer qu'on la reconnaisse (ce qui, donc, n’est pas le cas) dans le sens deleuzien d'un dualisme mallarméen, un peu plus loin, il relativise ce dualisme au nom de l’existence, selon lui, d'un simple "lien métaphorique entre l'oeuvre et la constellation". Un lien se faisant plutôt "sur le mode du double inversé, ce qui empêche une identification complète entre les deux." En sorte que "ce possible dualisme mallarméen peut être à son tour questionné, ce que la tradition critique n'a pas manqué de faire depuis longtemps." (Thierry Roger, L’archive du Coup de dés. Étude critique de la réception de Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard, de Stéphane Mallarmé (1897-2007),Thèse de doctorat, 2008, puis Classiques-Garnier, 2010, p. 428).
[8] Ibid., p. 38.
[9] Claudel, Mémoires improvisés, Gallimard, 1969, p. 78. Pascal Durand note cependant l'insistance régulière inverse de Mallarmé à attaquer précisément la fonction référentielle de la langue, son "vouloir-devoir dire" ("La Destruction fut ma Béatrice", Mallarmé ou l'implosion poétique, RHLF, mai-juin 1999, p. 379.)
[10] Chez Deleuze, volonté de vouloir et volonté dialectique vont de pair. La négation, la sortie de soi des choses acheminant vers leur vérité, d'un côté, contre la grande affirmation nietzschéenne de l'autre : " Nous devons demander : qu'est-ce que veut le dialecticien lui-même ? Qu'est-ce qu'elle veut, cette volonté qui veut la dialectique ? (...) C'est l'esclave qui ne conçoit la puissance que comme un objet d'une recognition, matière d'une représentation, enjeu d'une compétition, et donc qui la fait dépendre, à l'issue d'un combat, d'une simple attribution de valeurs établies. " (Nietzsche et la philosophie, p. 11). Deleuze ne peut évidemment ignorer l'hégélianisme supposé de Mallarmé, relevé par moult critiques. Mais significativement, au moment de citer Jean Hyppolite, il ne relève pas le jugement imparable de ce dernier quant au Coup de dés : le poème correspondrait, certes, à la Logique de Hegel, mais une Logique rongée par le doute, "devenue sa propre mise en question" (Le Coup de dés et le message, Figures de la pensée philosophique, PUF, p. 878). La thèse d'un idéalisme mallarméen (hégélien, donc) se trouve là sérieusement battue en brèche. 
[11] Nietzsche et la philosophie, p. 26.
[12] Ibid., p. 28.
[13] J.-C. Martin, La philosophie de Gilles Deleuze, Payot, 1993, p. 138.
[14] Séminaire du 21 janvier 1986.
[15] Nietzsche et la philosophie, p. 38.
[16] Ibid.
[17] Gardner Davies, pour ne citer que lui, étudiant les variations typographiques, les jeux de ponctuation et de syntaxe dans le Coup de dés, note ainsi : "Il est évident que Mallarmé n'était pas entièrement insensible au côté un peu puéril de ces jeux anciens" (Vers une explication rationnelle du Coup de dés, Corti, 1963, p. 61).
[18] Voir ci-dessus notre note n° 7.
[19] Il serait, certes, absurde de poser qu'en 1962, le coup de dés unique s'opposait mécaniquement et extérieurement à toute multiplicité. C'est plutôt l'espérance statistique du mauvais joueur, placée dans quelque " loi des grands nombres " que récusait alors Deleuze, postulant un retour éternel du lancer unique victorieux (voir Nietzsche et la philosophie, p. 31, voir également notre note 27). Reste l'indéniable regain de sympathie deleuzienne que nous percevons ici thématiquement, le temps aidant, à l'égard de Mallarmé. Dans Logique du sens, par exemple, il ne sera plus question, à son sujet, d'un "coup de dés revu par le nihilisme", mais de "ses séries multiples intérieures douées de singularités (feuillets mobiles permutables, constellations-problèmes), sa ligne droite à deux faces qui réfléchit et ramifie les séries (...), et sur cette ligne le point aléatoire qui se déplace sans cesse, apparaissant comme case vide d'un côté, objet surnuméraire de l'autre (hymne et drame, ou bien "un peu de prêtre, un peu de danseuse" (souligné par nous, in Logique du sens. Du jeu idéal, p. 81).
[20] Comparer par exemple Nietzsche et la philosophie, pp. 42-43 et Logique du sens, p. 76 : "Quelle tricherie dans le pari moralisateur de Pascal, quel mauvais coup dans la combinaison économique de Leibniz."
[21] Séminaire du 21 janvier 1986, consacré à Foucault.
[22] À strictement parler : " Les coups ne sont donc pas réellement, numériquement distincts. Ils sont qualitativement distincts, mais tous ont les formes qualitatives d'un seul et même lancer, ontologiquement un." (Logique du sens, p. 75). La pure projection nihiliste vers un autre niveau de l'être, intelligible - du genre de celle dont il était question dans Nietzsche et la philosophie - a vécu. Nous sommes tous, en quelque manière, mallarméens.
[23] Le changement décisif, chez Deleuze, intervient en 1968-69, entre Différence et répétition et Logique du sens. Le premier de ces ouvrages tolère encore malaisément le rapprochement de Nietzsche et Mallarmé, à l'aune d'un jeu " dont Héraclite parle peut-être, celui que Mallarmé invoque avec tant de crainte religieuse et de repentir, Nietzsche avec tant de décision " (op. cit., p. 362). Mais Logique du sens définit désormais clairement le jeu " idéal " comme étant " le jeu de Mallarmé ", jeu de " hasard insufflé et ramifié " (p. 80-81), et en décrit ainsi le fonctionnement très nietzschéen : " Chaque coup émet des points singuliers, les points sur les dés. Mais l’ensemble des coups est compris dans le point aléatoire, unique lancer qui ne cesse de se déplacer à travers toutes les séries (...). L’unique lancer est un chaos, dont chaque coup est un fragment. Chaque coup opère une distribution de singularités, constellation." (Logique du sensop.cit, p. 75-76). Dans les années suivantes, comme on l'a vu déjà, l'assomption deleuzienne du " toute pensée émet un coup de dés " non seulement ne posera plus de problèmes mais posera justement un nombre de problèmes infini, ce qui, pour Deleuze, caractérise la pensée même. Voir également, ci-dessus, la note 19.
[24] "Le virtuel ne s'oppose pas au réel, mais seulement à l'actuel. Le virtuel possède une pleine réalité, en tant que virtuel..." (G. Deleuze, Différence et répétition, PUF, 1968, p. 269).
[25] Nietzsche et la philosophie, PUF, 1962, p. 39.
[26] Ibid., p. 37 (note 1).
[27] Ibid., p. 31.
[28] La philosophie de Gilles Deleuzeop. cit., p. 149.
[29] Ibid., p. 151.
[30] Sont convoqués à cette fin des passages notamment extraits du Zarathoustra et de la Volonté de Puissance (Deleuze, Nietzsche et la philosophieop. cit., pp. 30-32). Thierry Roger, dans son admirable thèse, en fournit bien d'autres, issus du Gai Savoir (op. cit., p. 424 et suivantes) avant de relever une indéniable ambivalence de Nietzsche sur cette question.
[31] Nietzsche, Ainsi parlait ZarathoustraOeuvres, Laffont, 1993, T.2, p. 392.
[32] La Volonté de puissance, Gallimard, 1995, T.2, p. 29.
[33] Thierry Roger souligne cet aspect volontariste de la poétique mallarméenne en relevant deux expressions pour nous éloquentes : " l'homme est réduit à la volonté " (tirée des Notes sur le langage) et surtout ce très cartésien : " je veux être donc je suis " (Igitur). Il nie, cependant, qu'un rapprochement avec Nietzsche s'en trouve absolument facilité (op. cit, p. 427).
[34] Lettre au Castor, 1948.
[35] Cette ambivalence se retrouve, par exemple, dans l'expression " l'instinct de ciel en chacun " (Oeuvres complètes, op. cit., T2, p. 74), où Mallarmé semble faire sa part égale au désir (ou à la pulsion) autant qu'à la liberté, au sens kantien.
[36] Lettre de Valéry à Pierre Louÿs, 26 mai 1897.
[37] L. J. Austin, "Introduction" à MallarméCorrespondance, T.9, p. 13 (in Thierry Roger, op. cit., p. 267.)
[38] Valéry, Œuvres, t. I, p. 626.
[39] Ibid., p. 624.
[40] Mockel, Stéphane Mallarmé, un héros, Paris, 1899, p. 198.
[41] Garcia Bacca, La conception probalistique (sic) de l'univers chez Mallarmé, 1948, p. 89.
[42] Dans ce texte, les positions nietzschéennes et mallarméennes se trouvent articulées plutôt qu'opposées : " L'entreprise de Mallarmé pour enfermer tout discours possible dans la fragile épaisseur du mot, dans cette mince et matérielle ligne noire tracée par l'encre sur le papier, répond au fond à la question que Nietzsche prescrivait à la philosophie (...). À cette question nietzschéenne : qui parle ? Mallarmé répond, et ne cesse de reprendre sa réponse, en disant que ce qui parle, c'est en sa solitude, en sa vibration fragile, en son néant le mot lui-même - non pas le sens du mot, mais son être énigmatique et précaire." (Foucault, Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 317).
[43] Deleuze-Guattari, Mille plateaux. De la ritournelle, Minuit, 1980, p. 383.
[44] Mallarmé, Crise de vers, in Poésies et autres textes, Le livre de poche, 2005, p. 361.
[45] Voir ci-dessus notre note n° 6 relative à Badiou. Sur ces questions, on pourra aussi se reporter à notre billet Notes sur Ian Geay, la littérature et la mort. 
[46] On se référera à l'étude de Thierry Roger intitulée Art et Anarchie à l'époque symboliste : Mallarmé et son groupe littéraire (voir ici : http://www.fabula.org/colloques/document2443.php#).
[47] Ce que Sartre qualifie, en une jolie formule, de "terrorisme de la politesse" mallarméen (Mallarmé. La lucidité et sa face d'ombre, Gallimard, 1986, p. 151).
[48] "Je suis maintenant impersonnel, et non plus Stéphane que tu as connu, - mais une aptitude qu'a l'Univers spirituel à se voir et à se développer, à travers ce qui fut moi." (lettre à Cazalis, 14 mai 1867).
[49] Deleuze, Critique et clinique, La littérature et la vie, Minuit, 1993, p. 14. La suite immédiate du passage est celle-ci : "La littérature apparaît alors comme une entreprise de santé : non pas que l'écrivain ait forcément une grande santé (il y aurait ici la même ambiguïté que dans l'athlétisme), mais il jouit d'une irrésistible petite santé qui vient de ce qu'il a vu et entendu des choses trop grandes pour lui, trop fortes pour lui, irrespirables, dont le passage l'épuise, en lui donnant pourtant des devenirs qu'une grosse santé dominante rendrait impossibles. De ce qu'il a vu et entendu, l'écrivain revient les yeux rouges, les tympans percés. Quelle santé suffirait à libérer la vie partout où elle est emprisonnée par et dans l'homme, par et dans les organismes et les genres ? "

samedi 2 avril 2016

French Theory (1) Richard-Derrida : le thème contre la différence.


Comment se fait-il qu'on ne s'exprime souvent jamais plus authentiquement, en matière de littérature ou de philosophie, qu'en commentant l'oeuvre d'un autre ? Autrement dit, pourquoi et comment la critique littéraire extérieure fournit-elle, pour nombre de critiques eux-mêmes, la meilleure clé d'accès à leur plus profonde intimité ? Nous avons là-dessus un point de vue, volontiers subjectiviste, si l'on entend par là une tendance à croire possible une vaste fusion subjective des intérêts, désirs et représentations humains à l'aune d'un certain principe - rationnel - d'identité, lequel n'équivaut point pour nous de manière nécessaire, pour jouer sur les mots, à un assujettissement, à une perte obligatoire de liberté individuelle au bénéfice de quelque terrifiant grand-Même. En tant, de fait, que marxistes extrêmement vulgaires et orthodoxes, nous considérons clairement, sur ces questions, comme notre ennemie principale l'idéologie déconstructrice dominante : en particulier celle soutenant fanatiquement, matin, midi et soir, la Différence (la différance derridienne) à l'encontre d'une telle croyance politique en ce genre d'unité finale sujet-objet : la coïncidence, finalement arrachée par l'homme, à une identité non-mutilée, à la faveur du communisme. Vieilles lunes, nous direz-vous, que tout cela. Certes. Mais c'est qu'il nous tombe ces jours-ci entre les mains un très précieux et exaltant ouvrage - aujourd'hui bien oublié - de Jean-Pierre Richard consacré à Mallarmé, ouvrage dont les critiques caractéristiques qu'il a suscitées au temps de sa publication, essentiellement sur cette question d'une confluence vers le même (à travers, en l'espèce, la notion défendue de thème poétique) fournissent un exemple adéquat de la vigueur, persistante dans la France d'aujourd'hui (où la déconstruction règne depuis quatre décennies, que ce soit dans la majeure partie du gauchisme ou dans l'université bourgeoise, la seconde fournissant la pouponnière, puis la retraite dorée évidentes du premier), de ce type d'affrontement conceptuel. Le même, donc, la possibilité d'un certain commun, d'un côté, contre la Différence absolue, de l'autre, antédiluvienne chimère, pourtant, libérale et individualiste, simplement remise au goût du jour.  
Mais présentons d'abord, si vous le voulez bien,  les protagonistes de l'affaire.

Mallarmé

Le Thème richardien.

Durant les années 1950-60, en France, les divers travaux d'interprétation littéraire de Jean-Pierre Richard contribuent à établir, progressivement, de manière paradigmatique, les cadres du problème philosophique d'un rapport du sujet - ou d'une trace du sujet - à l'être et à la possibilité même du langage. La publication, en 1961, du livre L'univers imaginaire de Mallarmé constitue sans doute, au sein d'un tel processus, une espèce d'acmé, le moment de cristallisation d'une dominante thématique.
L'ouvrage rencontre très vite sa réaction, sa série d'effets et de répliques vis-à-vis de laquelle Michel Foucault note simplement et sobrement, quelques années plus tard, que " le voici solidaire." 1
Presque simultanément, Gilles Deleuze oppose ainsi violemment, dans son Nietzsche et la philosophie, deux jeteurs de dés selon lui inconciliables : un Zarathoustra défenseur du chaos et du hasard, d'un côté, un Mallarmé nihiliste, de l'autre, métaphysicien honteux, et adepte de la profondeur platonicienne. 
Richard est précisément l'interprète de cette profondeur poétique2 suspecte à Deleuze, et à la tentation de laquelle ses adversaires l'accusent de ne pas être resté insensible.3
Le projet récurrent de Richard pourrait - à le définir en termes freudiens - être dit un projet de liaison, visant à ramasser telle prolifération lexicale primaire sensible chez un poète, ou un littérateur, en une perspective sémantique, indiscutablement synthétique ou totalisante4, accompagnant toujours, de manière diffuse, la dissémination signifiante. Ce que l'on nomme le thématisme de Richard se trouve toujours présent comme soubassement, puissance pélagique d'ordonnancement d'un chaos littéraire personnel, le désordre de l'oeuvre rejoignant celui, intérieur, de l'auteur, de son existence même, de son existence minuscule plutôt que psychologique-biographique (celle regroupant les traces infimes et marginales de ses oeuvres non-abouties, papiers, notes, etc, bref : tout cet appareil à la fécondité encore largement étrange pour l'époque, dont Foucault désigne la promesse critique qu'elle représente sous l'expression " fonds de langage stagnant ").5 
Mallarmé, pour Richard (comme, de manière symétriquement polémique, pour le premier Deleuze) serait alors pleinement intelligible comme faisceau exemplaire, comme Je6, sa détestation de la matière multiple trouvant une issue dans son élévation à l'ordre, nécessairement fulgurant et transitoire, certes (Richard emploie les termes de vaporisation, d'éventement, d'"effulgences"...) de l'unité thématique. Au moyen d'un certain nombre (gigantesque, donc forcément limité) de thèmes et d'images-clés revenant régulièrement, en indiquant aux signifiants une manière de cap (tous azimuts), Mallarmé rendrait possible non seulement l'aperception de son mystère personnel (ce "Je" lié), mais aussi celui de cette capacité, gisant dans l'herméneutique littéraire, de produire chez le critique (chez le lecteur) un écho altérant, plutôt que désaltérant, de l'oeuvre étudiée. Ce qui transparaît chez Richard lisant Mallarmé relève, en effet, ni plus ni moins de la recréation d'une oeuvre, le surgissement de nouveau via le regard posé sur un donné, la constitution active d'un lecteur par sa lecture, de fait ordonnée selon ses propres (pré)supposés. De même, on le sait, Mallarmé entendait procéder par invention d'un langage neuf dessus la ruine du mot de journal, ou " de pure acceptation (comme chez les bavards et les hommes quotidiens)." 7
Cette unité de l'oeuvre demeure, donc, virtuelle et fulgurante en acte. Son appréhension est explicitement dialectique, toute cohérence s'y faisant jour se trouvant aussitôt dissoute dans la présentation d'un cortège presque infini d'images, de métaphores, de polysémies. Le thématisme de Richard entend bien, néanmoins, opposer à cette dissémination sémique une réconciliation ou, selon ses propres termes, un équilibrage du même : " Comment la force, la dérive, la déliaison désirante et déchirante du sauvage peuvent-elles se conjoindre aussi à des formes fixes, limitées, équilibrées, réconciliées en somme, tout en continuant cependant à y faire sentir - car sans cela ce serait ennui, léthargie ou simple conformisme - l'écho, le rythme de leur battement incoercible ? " 8
D'où le recours mallarméen à une poignée d'images ou d'archétypes (le blanc, l'éventail, etc) ouvrant un flux de correspondances - bien trop timide, comme nous le verrons, pour les tenants futurs de la déconstruction (lesquels estimeront en substance que le thématisme richardien en dit soit trop soit rien, s'effondrant ainsi, comme concept, en quelque sorte dès la naissance). Richard affirme, chez Mallarmé, une tendance à la recherche perpétuelle d'une harmonie supérieure réconciliant, dans le langage et à l'aune du bonheur d'existence (extra-littéraire, donc) tout un ensemble de termes, de signifiants affrontés. Le conflit, la différence, l'incompréhensible prennent fin, pour ainsi dire. Richard ambitionne ("rêve", dit Foucault 9) d'instituer "entre toutes les oeuvres particulières et tous les registres - sérieux, tragique, métaphysique, précieux, amoureux, esthétique, idéologique, frivole - de cette oeuvre, une relation d'ensemble qui les oblige à mutuellement s'éclairer".10 
Le Mallarmé de Richard sera "lui-même, de cette oeuvre nécessairement fragmentaire, le point virtuel d'unité." 11
Cette quête richardienne d'unité paraît évidemment beaucoup devoir à Hegel. Mallarmé, déjà, semble avoir manifesté vis-à-vis de Hegel de l'intérêt, du moins vis-à-vis de sa Logique, seul ouvrage disponible à son époque, dans la traduction française de Vera.12 Et au moment de la publication de L'univers imaginaire de Mallarmé, cet hégélianisme mallarméen est plus que supposé chez maints interprètes, au point de provoquer des débats largement concentrés sur ce point. À un Gardner Davies, par exemple, proposant, en 195513, de lire le Coup de dés comme la parabole d'une sortie nécessaire, d'un auto-mouvement hors la positivité vide - suivi d'un retour à soi - de l'Idée : en d'autres termes, comme dévoilement poétique de ce procès de manifestation (ou phénoménologique), s'oppose Jean Hyppolite qui, s'il estime fondé le rapprochement du Coup de dés et de la Logique de Hegel, précise immédiatement qu'il s'agirait, alors, d'une Logique "devenue sa propre mise en question." 14 Le Coup de dés procéderait davantage, selon lui, de l'expression d'un échec structurel, aux yeux du poète, de toute communication et tentive de construction d'identité, ou de totalité, par le langage lui-même. Il est vrai que nous avons bien affaire, dans ce poème, à un naufrage absolu.
Reste qu'en ce projet critique dialectique, Richard n'est alors pas isolé, loin s'en faut. Ce qui distingue, cependant, son hégélianisme de celui d'un Davies ou, plus tard, d'un Georges Poulet, réside assurément dans cette empathie critique propre à Richard, aux termes de laquelle la totalité réconciliée, découverte chez tel auteur étudié (Mallarmé, en l'espèce, mais aussi chez Baudelaire ou Céline, ayant pourtant, eux, manifestement fui comme la peste toute perspective de "réconciliation"), se présente au fond comme co-construction d'un "Je" impassible et abstrait (celui, aussi bien, du critique) relativement soustrait aux détermination et médiations historiques. C'est ce que soupçonne liminairement Foucault dans son article de 1964 : "De quoi Richard parle-t-il au juste ? De Mallarmé. Mais voilà qui n'est pas absolument clair." 15 
Richard lui-même se montrera là-dessus infiniment plus clair : "Je ne peux écrire, dit-il, c'est ma loi, qu'à partir de l'écriture de l'autre, j'ai besoin de ce détour par l'altérité, même, et surtout, peut-être, pour évoquer le plus personnel."16
Telle est, donc, cette dimension échoïque profonde - à la fois empathique et créatrice - de la critique richardienne : l'écho en tant que fusion circulante du critique et de l'oeuvre critiquée. Dans son analyse d'Enfances Narcisse de Claire Nouvet, Jérémie Majorel note que cette dernière : "réhabilite la nymphe Écho, trop souvent négligée par les commentateurs du mythe, même chez les plus pénétrants comme Blanchot, qui la réduisent à un pur et simple son répétant de l'extérieur la parole d'un autre. Claire Nouvet montre au contraire qu'Écho altère la parole de l'autre qu'elle itère. Elle est source d'altération plus que de désaltération. La nymphe détourne insidieusement les paroles de Narcisse pour y immiscer l'expression de son propre désir : elle change leur intonation, joue sur l'amphibologie de certains termes, tronque des morceaux de phrases, en accompagne certaines de gestes évocateurs... Si Hermès est le patron de l'herméneutique, Theuth le dieu tutélaire de la déconstruction, la nymphe Écho pourrait être le double mythique de la critique thématique." 17
En sorte que ce narcissisme-échoïque richardien insisterait davantage, dans le procès d'Aufhebung18fondant explicitement son projet critique, sur le moment identifiant du thème plutôt que sur le moment différenciant du signe. Ce que Georges Poulet reproche, au nom de Hegel même19, à Richard (coupable d'une "empathie critique" jugée chez lui trop vive vis-à-vis de Mallarmé), d'autres, à commencer par Derrida, le mettront au compte du principe thématique "objectif" lui-même, principe alors désigné comme génétiquement idéologique et - ce qui revient au même - conservateur. C'est, pour Derrida, l'Aufhebung hégélienne tout entière qui se révèle impossible, chez Richard comme partout ailleurs.20

Jacques dérida.
Paraît-il.


La Différance derridienne.


Cette impossibilité hégélienne de l'identité est en effet étendue par Derrida à la pensée structurale, le thématisme de Jean-Pierre Richard participant de l'une et de l'autre. Et via sa critique serrée exercée contre cette manière d'arraisonnement de l'oeuvre mallarméenne opéré par Richard, c'est à toute conception tentée de réduire chaque signifiant de langage à un contenu signifié, à une présentation actuelle de sens satisfaisante que Derrida s'oppose.
Dans la perspective structurale saussurienne qu'adopte Richard, la valeur revêtue par chaque signifiant est une valeur de réciprocité fondamentale. Tel mot n'acquiert sa légitimité, au sein d'une structure de langage, que dans la différence nécessaire, la nuance particulière du rapport qu'il entretient vis-à-vis d'un autre mot, issu d'un même champ de signification. Le terme de nouvelle, par exemple, se trouvera défini dans le rapport de différence qu'il entretient génétiquement à celui d'information. Derrida juge en quelque sorte insuffisante cette différenciation structurale fondamentale, car elle en vient malgré tout à admettre, pour lui, la prévalence d'un contenu, tout nuancé et multiple soit-il reconnu, sur une présence à ses yeux nécessairement évanescente, évanouissante, dudit contenu, dont la solidité ou le maintien identitaire serait une illusion, et l'être même ne pourrait être conçu que comme trace, reflet ultime d'une seule vérité de passage. Admettre, en dernière analyse, un signifié derrière le signifiant, quelque précaution de réciprocité nécessaire que prenne la pensée structurale, revient toujours à valider cette hypothèse métaphysique, en l'espèce logocentriste (phallogocentriste, dit Derrida, insistant ainsi sur la dimension autoritaire et dominatrice de cette tendance inconsciente) fondant la pensée occidentale, et prétendant au fond assujettir la multiplicité de l'être, sa capacité essentielle de différenciation radicale, à une liaison (un ligotage, en l'espèce) de la différence par l'identité. Le signifiant demeure sommé de présenter un sens. Lorsque Richard postule, chez Mallarmé, une structure poétique associant des lexèmes et les groupant en thèmes suffisants, lesquels sont ainsi susceptibles, ne serait-ce qu'en puissance, d'être identifiés, dénombrés relativement précisément, lorsqu'il estime décisive, chez le poète, la volonté réconciliatrice d'associer des éléments lexicaux pour produire un tiers sens, nouveau, certes, mais désormais figé en cette pseudo-nouveauté, il manque, selon Derrida, la vérité de différance du mot, qui, ainsi que l'indique ce A de la différance derridienne demeure, irréductiblement, une vérité de report : dans l'espace lexical, d'abord (le rapport de dérobade perpétuel, infini par dé-finition, en regard de chaque nuance infime portée par le terme voisin), dans le temps, surtout, lequel interdit de toute nécessité qu'un même sens reste attaché à un même mot. L'expression toujours nouvelle dans le temps de chaque mot contrecarre génétiquement toute possibilité que lui corresponde un sens unique adéquat. Or, c'est précisément, chez Richard, la répétition mallarméenne de tel terme qui commande l'établissement progressif, tâtonnant, d'un sens qui lui convienne. L'identité se voit issue de la différence, elle finit par asseoir - sur elle - son triomphe. À l'itération revendiquée par Richard (lequel suit là les linguistes structuralistes Greimas et Cortès)21, à ce calage processuel et phénoménologique du sens, Derrida oppose la notion d'itérabilité, posant - à l'inverse - que c'est justement dans la répétition d'un mot que la différence radicale portée par le signifiant s'avère de la manière la plus irrésistible. Là où, pour Richard, la cohérence du texte mallarméen est à chercher dans l'itération ou itérativité, "le long d'une chaîne syntagmatique, de classèmes qui assure au discours énoncé son homogénéité"22 , l'itérabilité derridéenne " altère, elle parasite et contamine ce qu'elle identifie et permet de répéter ; elle fait qu'on veut dire (déjà, toujours, aussi) autre chose que ce qu'on veut dire, on dit autre chose que ce qu'on dit et voudrait dire, comprend autre chose que..., etc " 23. Ce dont la linguistique structurale se trouve embarrassée, et qu'elle considère comme secondaire, soit l'excédent de sens nécessaire porté par le signifiant au gré, notamment, des changements de contexte auxquels se verra soumise l'émission d'un "même" mot, Derrida le tient, lui, pour l'essentiel : cette inadéquation du signifiant à quelque signifié figé que ce soit l'accompagne comme son ombre. Son ombre ou encore son pli : le dedans de son dehors, ce dernier terme offrant à Derrida l'occasion d'un affrontement explicite avec le thème de Richard. Que Mallarmé évoque dans sa poésie de manière répétée, peut-être obsessionnelle, une aile d'oiseau, un éventail, et maints autres objets et images susceptibles d'accueillir en eux, en elles, cette idée d'un pli, d'un déploiement dévoilant autant que dissimulant (un visage derrière l'éventail), et c'est alors au nom de cette Idée même, de cet acheminement nécessaire du signifiant vers l'Idée (hégélienne, identitaire, itérative) que surgira le thème de liaison richardienne. Pour Derrida, il serait aisé de démontrer que cette notion de pli, loin de rassembler des images à l'aune d'un seul grand champ de signification métaphorique (celui, en l'occurence, chez Mallarmé et selon Richard, d'intimité) pourrait, à tout aussi bon droit renvoyer à "tout ce qui dans le pli marque aussi la déhiscence, la dissémination, l'espacement, la temporisation, etc"24. L'association, de fait, d'un signifié à un signifiant procède toujours d'une décision autoritaire, et arbitraire. La logique thématique est vouée à s'auto-détruire : d'une part, elle rassemble les signifiants en faisceaux de signification, jusqu'à constituer des blocs métaphoriques homogènes jugés par elle satisfaisants, d'autre part elle s'arrête aussitôt qu'elle s'élance tête baissée dans un tel projet de maîtrise et de domination du multiple signifiant, puisque cette constitution nécessairement limitée (non infinie) de blocs métaphoriques ne peut apporter satisfaction. Derrida n'est d'ailleurs pas sans reconnaître un certain mérite paradoxal, une certaine dignité suicidaire, en quelque sorte, à cette plasticité richardienne faisant glisser ainsi productivement, d'un sème à l'autre, l'interprète de Mallarmé, selon une méthode revendiquée et défendue.25 Le problème, c'est qu'un tel processus de glissement métaphorique est, on l'a dit, virtuellement infini. Pourquoi s'arrêter, en effet, à tel champ fermé : le blanc, le pli, l'azur, l'intimité, etc ? Pourquoi enclore semblablement, comment délimiter de cette façon la profusion métaphorique objectivement et perpétuellement à l'oeuvre chez Mallarmé, et dissolvant par avance (différant) tout sens établi, adéquat ? Derrida suit ici Nietzsche : si tout est métaphore, plus rien ne l'est, les métaphores débarquant, par définition, en désordre, en "cohues" incompréhensibles, c'est-à-dire immaîtrisables. Le signifiant ne peut jamais se voir limité dans un tel glissement de différance qui lui est consubstantiel. Telle est au fond la seule vérité qu'il se puisse reconnaître : une vérité de dissémination. Et c'est précisément au moyen de cette notion, donnant le titre à son fameux ouvrage de 1972, que Derrida dispute à Richard le droit d'enrôler Mallarmé dans sa trouble campagne de sens : si Mallarmé est bien ce poète subversif, délibérément radical, que Derrida aperçoit (et, avec lui, les membres du groupe sollersien Tel Quel s'intéressant également à lui), c'est parce qu'il conserve sa liberté inaliénable au signifiant, que chez lui tout sens, toute hypothèse métaphysique de sens transcendantal à accoler au signifiant, se trouve dynamitée, avec la même violence - textuelle - qu'emploient à son époque les anarchistes de la propagande par le fait (vis-à-vis desquels on sait que Mallarmé sympathisait largement) à volatiliser le corps effectif du bourgeois et de la société de classe. Ce dynamitage passe évidemment par le paratextuel, quand l'interprétation structuralo-hégélienne s'en tient, elle, pour commencer, dans son projet métaphorique-unitaire, au mot déjà constitué, déjà donné. Or, ce mot porte en lui-même, dès l'orée de sa constitution, sa différance avec les lettres qui le constituent : leur diversité typographique, sans oublier les blancs séparant ou plutôt prolongeant celles-ci (des blancs tout autres que ces simples blocs thématiques de blancheur identifiés par Richard) en leur pouvoir marginal (la marge du paragraphe, sa périphérie revenant ici constituer le centre de commandement du processus dynamiteur différanciant, disséminant le sens en cette explosion colossale ininterrompue). Derrida écrit ainsi, contre l'usage richardien dépréciatif du terme de dissémination (repris, selon lui coupablement, d'un passage des Mots anglais de Mallarmé) : "La dissémination de blancs (nous ne dirons pas de la blancheur) produit une structure tropologique qui circule infiniment sur elle-même par le supplément incessant d'un tour de trop : plus de métaphore, plus de métonymie. Tout devenant métaphorique, il n'y a plus de sens propre et donc plus de métaphore. " 26 L'inquiétude, voire la haine ressentie par Mallarmé, selon Richard, envers la matière, le hasard, le chaos, bref la liberté du mot devant le sens ne peut résister, à supposer même qu'on en reconnaisse la trace consciente dans les écrits du poète, pour Derrida, à la puissance objective, littéralement vertigineuse, de libération reposant dans le corpus mallarméen (son Livre non-écrit accueillant, seul, une identité, mais précisément une identité sans lieu : l'identité comme utopie). Mallarmé ne saurait être présenté comme cette sorte de "nihiliste" platonicien ou hégélien fustigé par le premier Deleuze dans Nietzsche et la philosophie (réaction vigoureuse, selon toute probabilité, premier effet direct, comme disait Foucault, dont le livre de Richard, publié l'année précédente, dût être tenu solidaire). Mallarmé n'est en effet " séparé de ce qu'il simule que par un voile à peine perceptible, dont on peut tout aussi bien dire qu'il passe déjà - inaperçu - entre le platonisme et lui-même, entre le hégélianisme et lui-même. Entre le texte de Mallarmé et lui-même. Il n'est donc pas simplement faux de dire que Mallarmé est platonicien ou hégélien. Mais ce n'est surtout pas vrai."27 À moins qu'on entende par là ("platonicien") possible d'apercevoir avec Platon, de manière négative, la vérité négative de l'écriture, du Biblios, du Livre, en face d'un Logos d'ordre et de contrôle maîtrisant son sujet, fixant le savoir dans ses limites, dans son essence de vérité fixe : par coeur, comme le dit le Phèdre. La graphie pour elle-même, mallarméenne en l'espèce, représente ainsi pour Derrida, en regard du discours de maîtrise et de sens, cet espèce de remède-poison ambivalent, un "pharmakon" : une substance anti-substantialisation, permettant de traiter la coagulation du sens, de restituer au signifiant son pouvoir de dissémination distributive illimitée.28C'est bien un "déplacement [souligné par nous] que nous nommons par convention "mallarméen" (La dissémination, p. 235) que la déconstruction oppose à l'idéalisme du sens, comme une position nietzschéenne thérapeutique, une position de santé, fermement affirmée en face de la dégénéré-sens, de la maladie du sens. La lecture de Julia Kristeva29 suggérerait, plus psychanalytiquement, qu'au rappel de Claudel, présentant, lui, plutôt un Mallarmé avide de sens, toujours soucieux de cette question en face des choses : " Qu'est-ce que ça veut dire ? ", il conviendrait de répliquer alors par cette question seconde différanciée : "Qu'est-ce que ÇA veut dire ?" : question absolument insoluble, en termes freudiens, mais à laquelle Mallarmé répond, cependant, par déplacements incessants - pulsionnels - de signifiants. À la différence de la linguistique structurale n'admettant toujours, en sa variante thématique richardienne de critique littéraire, qu'un nombre limité de blocs métaphoriques-signifiés, à la différence même de la grammaire générative chomskyenne acceptant une masse toujours plus gigantesque, presque infinie donc déterminée, d'embranchements et de connexions lexicales liant des termes malgré tout donnés, malgré tout disponibles en une certaine quantité, l'embranchement mallarméen, lui, excéderait a priori toute limite contingentée de sens possible, toute isotopie, du fait de l'anarchie mystérieuse, irréductible, de sa disposition marginale (le texte, les lettres, les blancs du Coup de dés comme paradigme d'ouverture et de fuite devant l'embranchement complexe standard). Telle serait l'expérience-limite, intérieure (Blanchot) à laquelle inviterait Mallarmé : une expérience de mort, à proprement parler, Mallarmé usant des lettres écrites comme d'un pur tombeau du sens, dont Derrida souligne assez, dans un ouvrage éponyme, que le A de Différance - évoquant la pyramide mortuaire - éclaire la pleine fonction monumentale. Une expérience de mort frôlée, de perte de sens recherchée, offrant, de fait, la possibilité d'un accueil libre, non-instrumental de l'être. Guérir du platonisme, de la philosophie, peut-être cela reviendrait-il, en effet, selon le terme de Badiou s'opposant à Deleuze, à guérir de la vérité, d'un contenu, d'un signifié métaphysique glissé derrière le sens. Ce serait donc bien guérir, tout de même. Et la fameuse crise de Tournon, au cours de laquelle Mallarmé confie à son ami Cazalis avoir manqué basculer définitivement dans la folie, se solde bien, elle aussi, par une guérison, au sens d'un apaisement, d'une capacité de puissance accrûe à vivre, au sein d'un monde privé de sens. Villiers de l'Isle-Adam écouta un soir Mallarmé lui lire, ainsi qu'à Judith Gautier et Catulle Mendès, Igitur, l'esquisse préparatoire du Coup de dés. Mendès craignit explicitement, et bruyamment, alors, pour la santé mentale de son ami, en bon normopathe bourgeois qu'il était. Villiers, quant à lui, écrivit plutôt un conte : l'Agrément inattendu, qu'il dédia à Mallarmé, et dont il fallut attendre longtemps qu'on l'interprétât correctement, tant son intrigue et son objet jetaient de différance au sein du recueil (les Histoires insolites) dans lequel, en 1888, il se trouva publié.
L'intrigue ? En plein été, un homme erre dans le midi, perdu, brûlé par le soleil et la soif. Avisant une auberge, il s'y précipite. Là, un étrange tenancier, moyennant quelques pièces soutirées, lui ouvre le trésor hallucinant de son sous-sol. Dessous une trappe dissimulée, notre voyageur découvre alors une grotte, insondable, déchirée en ses ténébres infinies de traces lumineuses, de reflets mouvants et tournoyants, renvoyés par des myriades de stalactites, et la surface adamantine d'un lac souterrain, dans les eaux rafraichissantes duquel le voyageur se baigne, s’y abandonnant au plaisir thalassien, régressif et amniotique, dans l'extase. Tel fut l'effet bénéfique, celui d'un tonique, produit sur l'âme de Villiers par l'étrangeté même, la liberté d'un texte (Igitur) affranchi de tout sens et de ses sommations autoritaires : "désensorcellé du concept", comme eût dit Adorno, lequel partage sans doute avec la déconstruction, contre la maîtrise du contenu, bon nombre d'aspects de sa soi-disant révolte anti-autoritaire.30 
Reste ici au moins la question (évidemment évacuée par la déconstruction, mais posée par Adorno) de la possibilité d'une totalité non-dominatrice, d'une identité non-totalitaire, d'une dialectique négative. Foucault, étudiant le travail de Richard sur les métaphores dans L'univers imaginaire de Mallarmé, insiste sur l'importance des images du diamant et de la grotte. En ces descriptions de mouvements de lumière, saillis à la pointe de l'obscurité, ainsi qu'un diamant révèle, en tournant, des éclats aussitôt perdus, annulés dans le suivant, suivant l'orientation mobile de ses facettes, on peut déjà, selon nous, sans difficulté retrouver cette trace, cette nostalgie de trace d'une seule, une seule et même unique plénitude, indifférante et inattendue :
" Ô subit panorama, tenant du rêve ! Je voyais se prolonger, - presque à perte de vue, - au devant de moi, de très hautes voûtes souterraines, aux stalactites scintillantes, aux profondeurs qui renvoyaient, avec mille réfractions de diamants, en des jeux merveilleux, les lueurs, devenues d'or, de la lanterne sourde : - et, s'étendant à mes pieds, sous ces voûtes, une sorte de lac immense d'un bleu très sombre, où ces mêmes lueurs tremblaient, illusions d'étoiles ! - une eau claire, polie, dormante, à reflets d'acier, où se réfléchissaient, démesurées, nos deux ombres. C'était superbe et inattendu."31

***


Notes

1) Michel Foucault, Le Mallarmé de J.-P Richard, in Annales, 19ème année, N. 5, 1964, pp. 996-1004.
2) Rappelons le titre de son ouvrage de 1955 : Poésie et profondeur.
3) "On a reproché à Richard d'avoir été tenté par la métaphore de la profondeur et d'avoir voulu surprendre au delà d'un langage en fragments un "miroitement en dessous" (op. cit. p. 997). Ici, c'est plutôt de la critique "anti-psychologisante" de Richard que Foucault se fait l'écho.
4) Le sous-chapitre n° 7 du livre n° 8 (déjà baptisé L'Idée !) de L'univers imaginaire de Mallarmé porte le titre sans équivoque suivant : Vers une dialectique de la totalité.
5) Op. cit, p. 997.
6) Foucault emploie, pour qualifier le thème richardien la triple expression de : "réseau manifeste du langage, forme constante de l'imagination et muette obsession de l'existence" (op. cit., p. 997). Richard se trouve ici défendu contre les accusations symétriques de psychologisme biographique et d'insuffisance structurale. Ce que Richard entend découvrir chez Mallarmé, ce n'est ni une simple oeuvre littéraire, un simple agencement de signifiants, ni un parcours d'existence particulier offrant, à lui seul, quelque clé finale de l'oeuvre. Le projet thématique, projet totalisant et fusionnel, consiste à montrer "un bloc de langage immobile, conservé, gisant, destiné à être non pas consommé mais illuminé, - et qui s'appelle Mallarmé" (Ibid., p. 998). Or, c'est précisément cette immobilité de bloc qui fait problème.
7) Ibid., p. 1004.
8) J.-P. Richard, Pêle-mêle (2010).
9) Op. cit, p. 998-99.
10) J.-P. Richard, L'univers imaginaire de Mallarmé, Seuil, 1961, p. 15.
11) Foucault, op. cit., p. 1000.
12) Retenons ici, au passage, l'influence probable en cette affaire (nous aurons à en reparler) de Villiers de l'Isle-Adam, grand ami de Mallarmé, témoin de sa grave crise poétique de la fin des années 1860, et dont le titre d'un des Contes cruels les plus admirables - Véra - constitue probablement une référence crypto-hégélienne.
13) Gardner Davies, Vers une explication rationnelle du Coup de dés, Corti.
14) Jean Hyppolite, Le Coup de dés et le message, Figures de la pensée philosophique, PUF, p. 878
15) Op. cit., p. 996.
16) Jean-Pierre Richard, Questions et réponses. Propos recueillis par Yvan Leclerc, in Littérature n°164, décembre 2011, p. 103.
17) Jérémie Majorel, Échos de Jean-pierre Richard, recension de Littérature, op. cit., p. 5.
18) Notons tout de même cette nuance intéressante de Foucault évoquant, chez Richard, plutôt que le goût du dépassement conservatoire (Aufhebung), autrement dit celui d'une totalité-résultat, d'une totalité en bout de processus, une volonté de "rejoindre la région d'avant [souligné par nous] toute séparation où le coup de dés lance d'un même mouvement sur la page blanche, les lettres, les syllabes, les phrases dispersées et le ruissellement chanceux de l'apparence". (Foucault, op. cit, p. 1002). Il n'est pas impensable que fluctuent ici, l'une dans l'autre, les interprétations richardienne et mallarméenne de Hegel, toutes deux volontiers idéalistes, voire intuitives ou mystiques (comme chez Villiers) de l'identité. L'aspect négativiste, radicalement différenciant du procès dialectique se trouve là évacué (ce moment négativiste étant d'ailleurs présenté par Hegel, rappelons-le, comme le moment spéculatif par excellence, au regard du moment réconciliateur). Il est vrai que c'est la Phénoménologie de l'Esprit (inaccessible à Mallarmé) qui consacre bien plus évidemment que la Logique cette puissance décisive de la différence. Quant à la Différance derridienne, elle rejettera dans un même mouvement les identités native et dialectique (voir ci-dessous notre note 20).
19) Georges Poulet, La conscience critique, Corti, pp. 211-260.
20) Tel est en effet "le mouvement de la différance (...) : mouvement "productif" et conflictuel qu'aucune identité, aucune unité, aucune simplicité originaire ne saurait précéder, qu'aucune dialectique philosophique ne saurait relever..." (Derrida insistant sur cette traduction du terme Aufheben, in La dissémination, Seuil, 1972, p. 12).
21) "L'itération des motifs" mallarméens implique "la rigueur du développement thématique." (J.-P. Richard, L'univers imaginaire de Mallarmé, op. cit., p. 22).
22) Greimas, Courtés, Sémiotique. Dictionnaire raisonné de la théorie du langage, Hachette, 1979, p. 197.
23) Derrida, Limited Inc., Paris, Galilée, 1990, p. 120.
24) Derrida, La dissémination.
25) "Le pli, donc, et le blanc : qui nous interdiront de chercher un thème ou un sens total au-delà des instances textuelles dans un imaginaire, une intentionnalité ou un vécu. Richard voit dans le "blanc" et le "pli" des thèmes d'une plurivalence particulièrement féconde ou exubérante. Ce qu'on ne voit pas, dans l'abondance de son relevé, c'est que ces effets de texte sont riches par une pauvreté, je dirais presque une monotonie très singulière, très régulière aussi. On ne le voit pas parce qu'on croit voir des thèmes au lieu où le non-thème, ce qui ne peut devenir thème, cela même qui n'a pas de sens, se re-marque sans cesse, c'est-à-dire disparaît." (La dissémination, op. cit., pp. 282-283)
26) Derrida, La dissémination, Seuil, 1972, p. 290.
27) Ibid., p. 235.
28) "Socrate compare à une drogue (pharmakon) les textes écrits que Phèdre a apportés avec lui. Ce pharmakon, cette "médecine", ce philtre, à la fois remède et poison, s'introduit déjà dans le corps du discours avec toute son ambivalence. Ce charme, cette vertu de fascination, cette puissance d'envoûtement peuvent être - tour à tour ou simultanément - bénéfiques et maléfiques. Le pharmakon serait une substance, avec tout ce que ce mot pourra connoter, en fait de matière aux vertus occultes, de profondeur cryptée refusant son ambivalence à l'analyse, préparant déjà l'espace de l'alchimie, si nous ne devions en venir plus loin à la reconnaître comme l'anti-substance elle-même : ce qui résiste à tout philosophème, l'excédant indéfiniment comme non-identité, non-essence, non-substance, et lui fournissant par là même l'inépuisable adversité de son fonds et de son absence de fond." (Ibid., p. 79)
29) Rappelons le travail intense - quoi qu'on en pense - du groupe Tel Quel sur Mallarmé. De Julia Kristeva, voir par exemple les articles D’une identité l’autre (in Tel Quel, 62, été 1975), Matière, sens, dialectique (Tel Quel, 44, hiver 1971), ainsi que les ouvrages Sémiotikè (1969) et La révolution du langage poétique, 1974 (pp. 421-440). Le caractère transgressif de l'oeuvre de Mallarmé est davantage reconnu ici que son aspect créatif. C'est ce dernier qui focalise les efforts rivaux du groupe Change, lequel mobilise, lui, au nom de Mallarmé - contre Kristeva, Derrida et la grammatologie - la grammaire générative (jugée par Tel Quel une perspective pré-freudienne, limitative et cartésienne, donc finalement réactionnaire).
30) C'est l'hypothèse fondant en particulier le très précieux ouvrage de Pierre Zima, La déconstruction, une critique (PUF, 1994). 
31) Villiers de l'Isle-Adam, L'agrément inattendu, in Oeuvres complètes, Pléiade, 1986, T 2, p. 1263.