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vendredi 16 février 2024

Le sang du pauvre

Boulogne-sur-mer, Pas-de-calais, 2024 après Jésus Christ

≪Tous les sophismes des démons ne changeront rien à ce mystère que la joie du riche a pour substance la Douleur du pauvre≫.
(Léon Bloy) 

jeudi 4 septembre 2014

La femme sans-dents

Léon Bloy par Félix Vallotton

« Leur mariage avait été un poème bizarre et mélancolique. Dès le lendemain de la mort de son protecteur, Clotilde était retombée dans la misère.
(...) les douleurs des pauvres ne sauraient entrer en comparaison avec les douleurs des riches, dont l'âme est plus fine et qui, par conséquent,  souffrent beaucoup plus.
L'importance de cette appréciation de valet de chambre est indiscutable. Il saute aux yeux que l'âme grossière d'un homme sans le sou qui vient de perdre sa femme est amplement réconfortée, tranchons le mot, providentiellement secourue par la nécessité de chercher, sans perdre une heure, un expédient pour les funérailles. Il n'est pas moins évident qu'une mère sans finesse est vigoureusement consolée par la certitude qu'elle ne pourra pas donner un linceul à son enfant mort, après avoir eu l'encouragement si efficace d'assister, en crevant de faim, aux diverses phases d'une maladie que des soins coûteux eussent enrayée.
On pourrait multiplier ces exemples à l'infini, et il est malheureusement trop certain que les subtiles banquières ou les dogaresses quintessenciées du haut négoce qui s'emplissent de gigot d'agneau et s'infiltrent de précieux vins, en lisant les analyses de Paul Bourget, n'ont pas la ressource de cet éperon.
Clotilde, qui ne savait pas un mot de psychologie et qu'une longue pratique de la pauvreté parfaite aurait dû blinder contre l'affliction du coeur - exclusivement dévolue à l'élégance -, eut, cependant, l'inconcevable guignon de souffrir autant que si elle avait possédé plusieurs meutes et plusieurs châteaux. Il y eut même, dans son cas, cette anomalie monstrueuse que les affres du dénuement, loin d'atténuer son chagrin, l'aggravèrent d'une manière atroce. »

(Léon Bloy, La femme pauvre)

vendredi 2 mai 2014

Prise de teuté

« Les plus inanes bourgeois sont, à leur insu, d’effrayants prophètes. »
(Léon Bloy, Exégèse des lieux communs)

mercredi 24 avril 2013

Les morts ne peuvent pas se défendre (lieu commun numéro 66).

Pologne (planète Terre), avril 2013
   « Essayez, par exemple, de pisser contre la statue de Gambetta et vous verrez sur-le-champ s’épaissir, se coaguler, se condenser et finalement apparaître, sous la forme de la répression la plus exaltée, toutes les sales ombres intéressées au prestige de cette abominable charogne. J’appelle ça se défendre. »
Léon Bloy, Exégèse des lieux communs.

jeudi 10 janvier 2013

L'Enfer rose



« Le Bourgeois voudrait-il vraiment que tout fût couleur de rose dans ce qu’il nomme la vie, ou ce Lieu Commun n’est-il que l’offensive et plate constatation d’un fabricant de couleurs ? 
J’aime la première hypothèse, qui est certainement la vraie. Il faut du rose au Bourgeois, c’est sa couleur. Ses filles s’habillent de rose et même son épouse, jusqu’à soixante ans. Lui aussi est rose et joyeux comme un jeune porc, lorsqu’il fait de bonnes affaires. Il tient à voir tout en rose et veut que tout soit couleur de rose. Il aspire sans cesse à dormir sur un lit de roses. Lui seul, après tant de poètes, parle encore un peu, quelquefois, de « l’aurore aux doigts de roses » et, pour être juste, on doit reconnaître que sans lui, personne, depuis longtemps, ne ferait la remarque, toujours fraîche et toujours charmante, qu’« il n’y a point de roses sans épines ». 
Un bourgeois qui réclamerait du bleu de cobalt ou du jaune indien serait un bourgeois parvenu. Le vrai, l’authentique, celui qui est tout à fait en règle, à l’instar des gentilshommes, le Bourgeois bien né, ne tolère qu’en gémissant le noir de la mort. Combien ne sont-ils pas, les empoisonneurs d’enfants ou les affameurs de vieillards qui voudraient être mis, après leur trépas, dans un cercueil rose, au milieu d’une église tendue de satin rose et remplie de toilettes roses, cependant qu’un orgue hilare exécuterait la valse des roses ! …
On peut voir, dans un des grands cimetières de Paris, le tombeau d’un riche facteur de la halle qui avait des traités avec l’Assistance publique pour la fourniture de toute la charogne consommée dans les hôpitaux et qui ne gagnait pas moins de trois cents pour cent. C’était un homme d’une imagination délicieuse. Il y a sur ses tripes en putréfaction une corbeille, soigneusement entretenue, des roses les plus magnifiques et, sur le marbre, ces quatre mots : « Il les aimait tant ! »

Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs.

dimanche 10 juin 2012

Lieu commun numéro 92



CHERCHER LA PETITE BÊTE



« On pourrait croire qu’il s’agit d’un tableau célèbre de Murillo. Mais, avec le Bourgeois, il ne peut jamais être question d’une oeuvre d’art, à moins qu’on ne veuille parler d’un pont métallique, d’un tunnel ou de toute autre hideuse besogne du même genre que les bourgeois suréminents, c’est-à-dire les Ingénieurs des ponts et chaussées, ne se gênent pas le moins du monde pour nommer des travaux d’art. Il s’agit de tout autre chose. La petite bête est une métaphore, une pauvre diablesse de métaphore bourgeoise comme il y en a encore dans la marine marchande, chez les grands facteurs des halles ou chez nos derniers commis voyageurs. Le négociant qui cherche une erreur de comptes au préjudice d’un de ses clients est un homme qui cherche la petite bête, un homme perdu. C’est comme s’il chassait le tigre avec la table de multiplication et un parapluie. »

Léon Bloy, Exégèse des lieux communs

mercredi 23 novembre 2011

« Je veux dormir tranquille »







En hommage aux habitants du Malandrin (pour les soutenir et populariser leur lutte, voir leur blog ICI), lieu parisien occupé depuis quelque temps déjà et déchaînant la colère unanime des flics, politiciens et vautours de tout poil, le Moine Bleu a le plaisir de vous offrir aujourd’hui le 

Lieu commun numéro cent quarante-huit

« Je veux dormir tranquille »

Tel fut le dernier mot de la propriétaire. Le temps des combats était passé pour elle. À son âge, elle avait besoin de dormir tranquille. Il lui fallait des locataires sûrs, de bonnes garanties.
« Vous avez bien raison, madame, répondit le visiteur qui avait eu le temps d'examiner les êtres, si ça ne tient qu’à moi, vous dormirez. »
Et il s’en alla.
Mme Mouton était une horrible vieille qui se chauffait à son argent, quand il faisait froid. On la disait fort riche et son avarice était un prodige, même dans cette atroce banlieue de petits bourgeois.
Feu Mouton avait gagné ce qu'il avait voulu dans l’exploitation du lait fécondé dont il était l’inventeur et qui était un produit sans rival pour la destruction des petits enfants. Ravi de bonne heure à la tendresse de son épouse, il était allé l’attendre dans un mausolée d’une hideur extraordinaire. C’est là que j’ai lu, non sans effroi, au-dessus d'une entrée bizarre, ces mots incroyablement tirés de l’Évangile : Frappez et l’on vous ouvrira...
Cette inscription n’eût pas été à sa place à la porte de la maison de la veuve. Quand on avait carillonné plusieurs fois, on voyait lentement s’ouvrir un guichet étroit et, dans ce cadre, apparaissait une chose fantastique. Le visage affreux de la vieille à côté de la gueule féroce d’un énorme chien danois appuyé des deux pattes sur les épaules de sa maîtresse. Elle parlait alors au survenant d’une voix de gendarme où il y avait autant de haine que de peur. Si on était un pauvre, le guichet se refermait violemment avec un blasphème. On ne parvenait à franchir le seuil qu’à titre de locataire futur et muni de certaines références. Dans ce cas, on traversait une cour et un morceau de jardin pour arriver à un pavillon sinistre en compagnie de Mme Mouton et de son molosse.
Ce pavillon rongeait la propriétaire. Elle ne pouvait, en aucune façon, l’utiliser, et cette non-valeur la désespérait. D’un autre côté, elle ne pouvait pas davantage se résoudre à prendre un locataire, quelles que fussent les garanties. C’était pour elle aussi grave que le choix d’un amant pour une femme honnête. Jamais elle n'avait pu se décider.
Le vrai, c'est qu’elle avait horriblement peur d’installer si près d’elle un étranger. Elle était l’avare classique, la vraie, celle qui adore le métal, qui le baise avec transport, qui souffre de ne pouvoir le manger comme un chrétien mange son Dieu dans le sacrement de l’Eucharistie. Le soir, on l’entendait verrouiller et cadenasser toutes ses portes, pendant un quart d'heure, et elle ne se couchait, disait-on, qu’après avoir fouillé partout avec son chien.
Ces précautions invoquent tellement les catastrophes que personne ne fut étonné d’apprendre que Mme Mouton avait été trouvée chez elle poignardée et presque décapitée. Ayant habitué son voisinage aux plus étranges lubies et aucun être humain n’étant autorisé à mettre le pied chez elle, on ne s’avisa d'un crime que fort tard et lorsque l'odeur de charogne se faisait déjà sentir. On la découvrit dans une chambre noire, étendue par terre auprès du molosse, l’un et l’autre aux trois quarts pourris.
L’argent avait été intégralement déménagé, et l’assassin, qui était, à coup sûr, un artiste, avait laissé sur la table une belle feuille de papier ministre où se lisaient, écrits d’une main très ferme, ces mots d’un refrain célèbre :

Dormez, dormez, ma belle,
Dormez, dormez toujours. 


Léon Bloy, Exégèse des Lieux Communs.


jeudi 20 octobre 2011

Villiers de l'Isle-Adam et l'argent




En septembre 1887, c’est la dèche totale chez les Villiers de l’Isle-Adam, c’est-à-dire – quoique le mariage entre Villiers et sa douce n’ait pas encore eu lieu (il interviendra sous la pression de Mallarmé, sur le lit de mort de son poète maudit de copain, deux ans plus tard) – chez Villiers, donc, sa compagne Marie Brégeras, née Dantine, une femme de ménage analphabète qui partage sa vie misérable depuis 1880, et enfin l’enfant de cette calamiteuse union : Victor-Philippe-Auguste, dit « Totor », alors âgé de six ans.

La situation de Villiers est paradoxale : jamais il n’a autant approché la gloire, et pourtant la galère ne lui laisse aucun répit véritable. Désormais un auteur reconnu, en France et en Belgique, et même un glorieux exemple pour toute une génération d’écrivains et poètes en vue : de Rodenbach à Lucien Descaves, de Camille Mauclair à Ephraïm Mikhaël ou Maurice Maeterlinck, il vient en même temps (à l’été 1887) d’être expulsé de son logement de la rue Pigalle pour impayé de loyer. Depuis des années, quand il n’est pas franchement SDF au point de passer ses journées au bistrot puis dormir dans des immeubles en construction, il change du moins de logement très régulièrement, subissant à chaque fois les brimades, les humiliations, les saisies de ses diverses crapules de propriétaires.

Certes, il parvient sans trop de problèmes, depuis 1883, année de parution de ses Contes Cruels, à placer contes et chroniques auprès de divers organes de presse (le Figaro ou, à partir de l’été 1884, le Gil Blas, lequel l’embauchera jusqu’à la fin 1888, moyennant un versement de près de 150 francs par œuvre livrée). Mais son quotidien demeure extrêmement précaire, surtout - évidemment - depuis qu’il est soutien de famille. Et s’il est reconnu comme un maître du style, voire un génie littéraire, ses œuvres ne s’en vendent guère plus (les Contes Cruels), ni ne connaissent un succès tel que Villiers se pourrait croire bientôt sauvé : la représentation de sa pièce Le Nouveau Monde est à peu près contemporaine de la publication des Contes Cruels (19 février 1883, au Théâtre des Nations), ce qui aura contribué bien sûr à entretenir sa réputation de littérateur. Le souci, c’est que ladite représentation, déjà intervenue après des années de retard, négociations, palabres et tergiversations de tous les acteurs en présence (directeurs de théâtre, comédiens, Villiers lui-même…) se solde par un quasi-fiasco : 17 représentations seulement, et un résultat catastrophique sur le plan financier. Quant à Tribulat Bonhomet, enfin, paru chez Stock en mai 1887, il fait, d’après son ami Huysmans dans une lettre à Arij Prins, datée du 11 septembre 1887, un « four » énorme, au point de couper « pour quelque temps » chez Villiers « tout espoir. »

Voilà donc quelle est la - déplaisante - situation lorsque Léon Bloy décide, pour aider son ami (et tant qu’à faire lui-même) de passer à l’action.

Ami de Villiers peut-être depuis 1880 et le salon de Nina de Villard, plus certainement depuis leur fréquentation conjointe du Chat Noir de Salis (au cours de l’année 1884), Bloy entend tout partager avec celui qu’il considère comme un être supérieur, donc – et là, dans son esprit, nulle absurdité – légitimement tyrannisable et persécutable par ses soins hystériques. Ceux-ci se voient justifiés par la perspective d’un retour impératif au droit chemin, lequel ne saurait être, du point de vue de ce « scatholique » intraitable (dixit Villiers himself) que la fin des séductions hérétiques, hégéliennes ou wagnériennes exercées sur l’esprit de son camarade, autant que la reconquête des gloires intégrales de Villiers, la cessation de sa pauvreté, sa reconnaissance artistique, bref le dévoilement universel de son génie.

En attendant, pour les deux potes qui galèrent affreusement, le partage est d’abord celui du pain quotidien, arraché dans les plus effroyables, quoique minuscules, batailles. La mémoire restera à jamais de ces sombres lettres successivement adressées par chacun des trois amis aux autres (Huysmans s’étant progressivement lié aux deux premiers, au cours de cette maudite année 1884) et invitant, tour à tour, au gré d’invisibles mouvements de fortune, à passer faire son affaire de la maigre côtelette, de la dérisoire soupe que l’on vient juste de toucher et dont, tel soir, on entend régaler le frangin.
Bloy - c’est entendu - est habitué comme personne, et depuis toujours, à soutenir avec la dernière véhémence indignée les rafales du guignon, de la chkoumoune, des coups du sort les pires, des insultes afférentes crachées dessus ce beau bouquet immonde par la foule grouillante des puissants d’édition, des canailles d’argent et autres raclures propriétaires des trois mondes.

Or, en ce mois de septembre 1887, justement, dans la perspective brillante de se hisser pour de bon au-dessus de cette ligne de flottaison de merde habituelle, Bloy croit avoir une idée géniale.

Bloy à Villiers,
22 septembre 1887 :

« Mon cher ami,

Quand tu tiendras cette lettre, je te prie d’exiger le parfait silence autour de toi, de t’installer avec confort dans un coin de fenêtre et de me lire fervemment. Je voudrais te voir aujourd’hui, déjeuner chez toi et te parler. Tout bien considéré, je t’écris, je choisis de t’écrire, parce qu’il est terrible de te parler. Tu écoutes mal, comme font les tigres, alors qu’on voudrait de toi l’acoustique respectueuse des éléphants. La redoutable équivoque d’un seul mot te déracine de mes harangues les plus nutritives et fait aussitôt verser ton esprit dans le sauve-qui-peut des calembredaines.
Voici donc –
Il est absolument nécessaire, Villiers, que nous en finissions avec l’agonie de notre misère. Nous crevons de la façon la plus visible et la plus certaine. Il s’agit de prendre ce que Dieu nous donne et Dieu nous donne certainement une occasion.
Je parle assez clairement de ton voyage à Dieppe, n’est-ce pas ? (…) »

Voyage ? Dieppe ? De quoi s’agit-il exactement ?

Bloy à Louis Montchal,
23 septembre 1887 :
« (…) Écoute ceci. Lord Cecil, marquis de Salisbury est à Dieppe pour trois semaines. Il s’agit de trouver une somme complémentaire ; il y a moyen et je m’en occupe aujourd’hui même avec une rage d’activité. Il s’agit d’habiller notre ami en trois jours et de partir avec lui pour Dieppe. Je resterai ignoré du lord, mais dans la coulisse, je dirai à Villiers des choses viriles que seul je peux lui dire et qu’il ne peut accepter que de moi. Il faut que ce maître de l’Angleterre lui fasse une situation quelconque, mais une vraie situation et que, en attendant, il lui donne un petit capital que nous rapporterons à Paris. Salisbury a dix millions de revenu et des territoires grands comme un royaume. Il peut faire ce qu’on lui demande pour Villiers dix fois comte et dix fois chevalier. On s’arrangera pour lui faire comprendre qu’il le doit.
Je suis profondément convaincu que cette démarche menée par moi doit réussir. J’ai le génie des sièges et j’ai fait plus fort. Mais notre ami est une machine de guerre difficile à manœuvrer (…) »

Le marquis de Salisbury, à l’époque Prime Minister conservateur pour la deuxième fois et, en effet homme grassement fortuné, dispose depuis 1873 d’un confortable pied-à-terre dans les environs de Dieppe. L’idée de Bloy est de pousser, en quelque sorte devant lui, son ami Villiers de l’Isle-Adam, aristocrate issu d’une des plus illustres familles d’Europe, par-là même prétendant virtuel à tout un tas de titres et distinctions rutilants, et de l’envoyer à Dieppe pour qu’il y capte, comme par hasard, l’attention, la sympathie, puis enfin – tout de même – les thunes de l’honorable lord britannique.
Pour ce faire, il s’agit, donc, d’abord de le rendre présentable (c’est-à-dire de le débarrasser de ses nippes de clochard et de lui en trouver d’autres un tant soit peu reluisantes), de lui procurer un billet de train, de trouver encore l’argent nécessaire à son logement, à sa subsistance sur place tant que durera « le siège », etc.

À l’arrache, Bloy parvient à lui obtenir (c’est du moins ce qu’il prétend à Louis Montchal) une avance de 500 francs d’un éditeur (La Librairie Moderne, alors en négociation avec Villiers pour la publication prochaine des Histoires Insolites).
Mais Villiers, sans franchement s’opposer à Bloy, rechigne.
Sans doute craint-il de devoir apparaître devant Salisbury flanqué de son crasseux et tonitruant compère, quoique ce dernier prétende vouloir rester invisible (tout en l’accompagnant, ce qui paraît effectivement peu vraisemblable) :

Bloy à Villiers,
22 septembre 1887 :
« Il faut donc partir et même partir avec moi. Cela me paraît indispensable. Il va de soi que je dois être ignoré de ton lord que je suis peut-être appelé à juger et à faire exécuter quelque jour. Mais je serai dans la coulisse pour te chuchoter des choses que je tirerai pour toi des lieux profonds « de abysso jacente deorsum. » Et nous reviendrons, j’ose en répondre, avec ta délivrance et la mienne. Seulement, prends garde, l’occasion va fuir et l’argent va se dissiper. Il n’y a pas une seconde à perdre. Tu m’as écouté hier et tu t’en trouves bien.
Écoute-moi donc encore aujourd’hui.
Il est clair que la somme que tu as entre les mains ne suffit pas.
Arrange-toi avec Marie (Dantine, n. du Moine Bleu) pour être sordide pendant trois ou quatre jours. Cours chez un tailleur, presse le Figaro, porte Midas (conte finalement non-publié dans les Histoires insolites, id.) à Baschet (directeur de l’Illustration, id.). D’après mes informations, il te paiera sur ta copie que tu dois avoir en ce moment. Mais, au nom du ciel, que tout cela soit très rapide. Il faut que nous puissions partir dès le commencement de la semaine prochaine. »

Mais « la semaine prochaine », personne ne part à Dieppe.
Villiers est malade, assez salement.
Bloy aussi : il s’apprête à passer sur le billard (« Je profite de la bonne volonté d’un ami (…) pour me débarrasser enfin d’une saleté que je traîne depuis ma naissance et qui m’incommode chaque jour davantage », lettre à Huysmans, 30 septembre 1887).
Retour, pour les trois frères, au désespoir ordinaire (« Quelle triste, lamentable soirée nous avons passée hier chez Huysmans, en compagnie de Villiers ! Nous avons ensemble repassé tous nos déboires, le néant de nos efforts, l’inanité effroyable d’une vocation stérilisée par l’indifférence ou l’hostilité universelle. Et cela sans aucune issue probable, sans aucun rêve plausible, avec l’exténuation de nos énergies et la vieillesse proche », Bloy à Montchal, décembre 1887).
Le début de l’année s’écoule ainsi, dans cette ambiance riante.
Puis, soudain, contre toute attente, Villiers obtient - notamment via Jules Destrée, que Huysmans a prié de soutenir son ami -  l’un des premiers (l’un des seuls) grands succès publics de sa carrière : le cycle de conférences et de lectures qu’il part donner en Belgique, fin février 1888.
Villiers est alors reconnu, admiré, célébré, gâté par une foule de jeunes adorateurs. Il reproche à Baudelaire d’avoir été si injuste envers les belges. Il revient enchanté (avril 1888) muni d’un peu d’argent dont il fait bien sûr immédiatement profiter sa famille exsangue ainsi que son goût extrême du faste, et quelques mois plus tard se brouille définitivement avec Bloy, qui lui reproche avec violence de le négliger, et de lui mesurer maintenant qu’il est riche (ce qui est évidemment faux) son soutien, notamment financier.
Bien entendu, l’argent des conférences et autres contrats d’édition belges est prestement claqué par Villiers, qui se retrouve, dès la première quinzaine de septembre 1888, plus raide qu’un piquet de bois mort.

C’est alors que resurgit dans son esprit le plan Salisbury.
Villiers, c’est décidé, entreprendra et réussira, seul, ce que Bloy n’imposait qu’ensemble.
Il réunit ses derniers sous, file à Dieppe.
Il y arrive le 21 septembre.
Puis :

Villiers à Marie Dantine,
22 septembre 1888 :
« (…) J’ai vu le château Cecil. Je verrai, je pense, le marquis de Salisbury aujourd’hui même. Je t’en écrirai demain. Si tout n’était pas ici plus horriblement cher, ce serait un délice. Je suis content de n’avoir pas emmené Totor pour cette fois. Il a le temps d’attendre des jours heureux ; moi je n’ai que le devoir de tâcher de les lui faire. Pour toi, nous aurons bien tous deux notre moment ! J’ai bon espoir. »

L’espoir fait vivre, la chose est entendue.

Villiers à un ami inconnu (qu’il informe du fait que le marquis est passé le voir à l’hôtel),
26 septembre :
« Motus, cela va sans dire. Je te conterai le reste qui en vaut un peu la peine. »

Le reste, c’est-à-dire la nature précise, et savoureuse comme on va le voir, de « l’entretien » entre le richissime Prime Minister et le poète crevant de faim, le voici :

Lettre de Villiers (date et destinataire indéterminés) :
« Lord Salisbury a été parfait. Je crois l’avoir conquis ; positivement je l’ai fasciné. Après dîner, nous nous sommes retrouvés tête à tête, dans sa bibliothèque. J’ai parlé pendant cinq heures. Il me regardait avec une attention bienveillante, et semblait boire mes paroles. Je crois qu’il n’a jamais rien entendu de pareil, et que nous pouvons tout espérer. Je lui ai dit adroitement ce que nous attendions de lui, il souriait doucement, et m’approuvait. Et puis je lui ai parlé encore, il était tellement captivé que pas une fois il ne m’a interrompu. »

Et pour cause.
Ce que Villiers apprendra peu après (« Et voilà ma veine ! ») c’est que le Marquis de Salisbury était complètement sourd.

Villiers à un ami,
28 ou 29 septembre :
« Arrivé hier de Dieppe avec moins de 25 francs (…).

Suis plus que pauvre et cela VA CESSER. »