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lundi 11 décembre 2017

Connecter, dans les ruines


« Seule est visible la signification anarchiste de ces rencontres, de ces émotions : on collecte, on fouille dans les ruines, on sauve, mais sans ajustement substantiel. Le regard qui désagrège, qui fait tomber en ruines, gèle en même temps le fleuve multiple, le fige (en gardant sa direction), immobilise même à la manière éléatique l'imagination et ses entrelacs très divers. Cela fait également de cette pensée philosophique une tête de méduse, selon la définition que donne Gottfried Keller de la Méduse : "l'image figée de l'agitation". Mais la "revue" impétueuse, en traversant la philosophie surréaliste, met au jour un autre "kaléidoscope" au milieu des significations sauvées des ruines. »

(Ernst Bloch, Surréalismes pensants, in Héritage de ce temps)

« Une trace ne cesse d'être muette, n'en vient à parler, que si elle entre en connexion avec d'autres (ce n'est pas le souvenir qui est refoulé, mais ce sont les connexions). »

(J.-B. Pontalis, Avant)

jeudi 9 juillet 2015

Kostas Kallergis


Rappelons qu'on retrouvera, en utile complément internationaliste de la chose ci-dessus, l'interview du camarade RUINE ici ainsi que là...

jeudi 23 avril 2015

Sous les bombes

 

L'interview de RUINE, c'est ICI !
ainsi que LÀ !

mardi 14 avril 2015

Entretien avec Ruine (2) : Artothèque-the-money-and-run !

Et la première partie, c'est ICI !

 
Ruine, Art dealer (2010).

LE MOINE BLEU : Avant de poursuivre notre discussion sur le parcours de certains artistes caractéristiques ou "emblématiques" de ce qu'on appelle, sans doute à défaut d'autre chose, l'art de rue, le street art, pourrais-tu revenir rapidement sur la question des "artothèques" et le conflit que tu as eu là-dessus avec certains milieux artistiques à Paris vers les années 1990 ? En rappelant vite fait ce qu'est une artothèque, dans ses projets et principes ?

RUINE : À mon arrivée à Paris, par un pur hasard dont on pourra reparler plus tard, je fais la rencontre d'un habitant d'un " squatt artistique " dans le métro, il m'adresse la parole car j'ai avec moi une basse customisée avec des phares de vélo et des clignotants de voitures collés dessus. Je me rendais à une audition pour un groupe de musique qui cherchait un bassiste, et ne connaissant personne à la capitale, je m'étais dit que c'était une bonne façon de faire des rencontres. Et je voulais aussi faire de la musique. Donc le squatteur m'accoste, on discute, et il finit par me dire que dans son squatt, il y' a une troupe de théâtre de rue qui recherche un musicien pour leur prochain spectacle. Quelques arrêts plus loin, on descend et il m'amène dans son teuskwa. J'y rencontre la troupe, prend rencard pour le lendemain, et je ne suis jamais allé à l'audition... De fils en aiguilles, j'ai hérité d'une piaule et d'un petit coin d'atelier, et me suis mis à peindre de plus en plus. J'avais 18 ans. À cette époque (tout début des années 90, 1991 précisément...) le marché de l'art contemporain cherchait sa nouvelle proie, son nouveau joujou, sa nouvelle poule aux oeufs d'or. Après avoir volé et récupéré le graffiti et la figuration libre, une fois bien épuisé le filon de l'arte povera, de Fluxus, et des nouveau réalistes, pour ne citer que ceux-là. Et donc, quelques éclaireurs au flair de renard et aux goûts variables comme la bourse, pensant être au bon endroit et au bon moment (c'est à dire avant les autres chacals, et ainsi pouvoir les humilier en les plumant plus tard !), faisaient des expéditions d'achat groupé dans certains squatts artistique peu hostiles au commerce... Et du coup, dans celui où se trouvait mon " atelier " (5m2 de bordel et de toiles pas finies !), un grand format attira son attention, et peut-être  pensa-t-il qu'une plus-value était envisageable dans les années futures... Quoi qu'il en soit, lorsque je rentrais à la case, mon " voisin d'atelier " m'apprit qu'un mec de Drouot, un gars qui participe et organise des ventes aux enchères, m'avait " acheté " un tableau, en me laissant, comme dans les films, sa carte de visite. Et qu'il n'avait pas laissé de thune. C'est surtout ce détail qui me fit attraper le premier téléphone de la première cabine (et oui à l'époque nous n'avions pas de portables !), et appeler le mec : il m'expliqua que la toile allait être mise aux enchères (au prix que je "décidais", aidé par le fait que lui prenait 35%...). J'ai dit : "1000 francs", la toile a été vendu à 1997, donc c'est ma côte Drouot, même si c'est pas ce que j'ai touché. Mais à l'époque, même 500 francs c'était une somme assez importante pour se la faire tranquille avec deux ou trois copains pendant une semaine. Et ces bâtards le savaient et exploitaient les peintres et sculpteurs de ce milieux, en lâchant quelques miettes assez pour acheter docilité et fidélité... Triste sort. Et suite à ces charognards, une nouvelle sorte de colons pointa son nez dans les squatts dits d'artistes, pour y faire leurs courses et leur fond de commerce : les représentants des " artothèques ". Même si l'idée originale partait d'une volonté de diffuser plus largement et gratuitement, au sein du peuple, l'art contemporain à la manière des médiathèques des banlieues rouges, cela changea vite ! Et  des le début des années 80 et le règne du socialisme à la Française, ce fut du ministère de la culture dont furent dépendantes les artothèques. Et les attrape-fric étaient là, qui guettaient, avides de prendre de la caillasse, voire de faire fortune avec un jeune squatteur à la gorge, mais qui aura peut être l'occasion de vendre cher son cul dans les années à venir. Un nouveau lieu ouvrit à Rambuteau, en plein milieux des galeries et autres boutiques branchouillardes. La prétention du squatt était de faire concurrence à ces galeries, et ils annonçaient vendre de la peinture au m2 et de la sculpture au kilo. On m'avait proposé de prendre un mur dans l'espace d'exposition, et d'y mettre ce que je voulais, en me précisant tout de même que le lieu, tout comme les galeries, prenait 30 % du produit des ventes, mais pour faire vivre l'espace, et non par enrichissement personnel, bien entendu. Et certains étaient sincères. 


LMB : Et alors, alors... SUSPENSE... que se passa-t-il ?

RUINE : Et bien j'ai investi environ 5-6 m2 d'un mur de ce squatt, dans le fond de l'espace d'exposition. Faut dire que j'étais un des derniers à m'installer, beaucoup d' "artistes" ayant rien ou peu à voir avec la scène des squatts (même artistiques), attirés par l'opportunité d'exposer dans ce quartier qui les fait tant fantasmer et baver, ce triste décor, symbole arrogant de l'art uniquement pour les riches, dont ils voudraient tellement faire partie... Donc j'ai accroché une dizaine de toiles et objets, et j'ai comblé tous les vides sur le mur avec des petits mots écrits sur du carton ou du papier, principalement des insultes et des critiques de l'art et des galeries. Quelques jours plus tard, un des animateurs de ce lieu vient me trouver à notre squatt "Le Pied de Biche", qui se trouvait relativement près, rue des Lombards, pas loin du centre Pompidou. Il m'annonce que j'ai vendu 5 ou 6 tableaux au prix que j'avais affiché (genre 2000 francs le 100 X 100) et que deux types ont laissé leurs cartes pour moi pour que je les recontacte. Des gestionnaires d'artothèques privées intéressés par des jeunes artistes afin de les accompagner vers la gloire, tout en se remplissant les poches au passage, et en spéculant sur leur future carrière dans le " white cube ", le monde de l'Aaart... Bon t'imagine bien que quand t'as à peine vingt ans, une embellie de plus de 10.000 fr (1500 euros) qui te tombe dessus, ça peut légèrement te perturber ! Premièrement je me suis senti super malin, et j'ai eu la sensation d'avoir fait le hold-up de l'année ! Tu te retrouves avec tout cet argent tout d'un coup, t'arrives même à en oublier les 30 % pris par le lieu et que tu as sûrement vendu bien au-dessous du prix que tu aurais pu obtenir si... mais voilà, aucune envie de fréquenter ce milieu, la fougue de la jeunesse qui te glisse à l'oreille qu'il sera toujours temps de réfléchir à tout ça le moment venu, plus tard ! Mais bon, j'appelle quand même les personnes, et leur demande quelques explications sur le fonctionnement de leurs artothèques et à qui ils louent les tableaux... Là je comprends que c'est eux qui sont gagnants dans cette histoire, et que ce n'est nullement parce qu'ils aiment ce que je fais qu'ils m'ont choisi, mais plus par esprit de spéculation... Et je comprends également que mes tableaux vont être principalement loués par des apprentis-parvenus afin d'en mettre plein les yeux à leur patron lorsqu'ils l'inviteront à diner chez eux afin d'envisager une future promotion ! Triste sort, pour un peintre qui voulait, comme en musique, réveiller quelques consciences et dénoncer quelques saloperies, que de se retrouver à décorer la salle à manger de la soumission salariale ! Là tu te poses des questions, tu analyses, et tu comprends que quoi qu'il en soit, c'est toi le dindon de la farce... Alors, de mon côté, la seule solution que j'ai trouvé fut de tout arrêter ! D'attendre que s'écroule le marché de l'art et cette attitude pédante qui consiste à séparer l'art de la vie, au profit de quelques charlatans bien soumis aux lois et aux règles du marché, mais n'ayant rien à dire à part " donnez, donnez-moi... ". Il est vrai qu'à cette période, j'avais de nombreux autres centres d'intérêt qui touchaient plus à la guerre sociale et à l'impératif de libérer un lieu vide afin d'en faire notre base/logement pour quelque temps. Cette existence précaire, mais choisie, m'a peu à peu éloigné de la peinture, et je me suis tourné vers la musique, pensant naïvement trouver là un milieu moins compromis et plus ouvert au peuple... J'ai donc remballé mes tubes d'acrylique, mes bombes de peinture et mes affiches arrachées, et j'ai offert la plupart de mes tableaux à des ami(e)s et j'en ai jeté aussi une partie ! Gros moment de remise en question et de réflexion : pourquoi/pour qui tu peins ? Qu'en attends-tu ? Trop de contradictions à ce moment-là dans ma tête, et aussi une haine de plus en plus viscérale de tout ce milieu qui nous avait rejeté, moi et mes amis, car on ne correspondait pas au standard des marionnettes qu'il avait l'habitude de manipuler et d'exploiter! Et je n'ai pas repeint de toile avant 2010... mais j'ai bien regretté avec le recul de ne pas avoir persévéré et m'être dit que c'était pas à eux de fixer les règles. Mais ne t'inquiète pas, j'ai quand même vécu de grands moments artistiques avec mes camarades anti-artistes ! En tous cas voilà comment s'est finie ma carrière de futur " jeune peintre français..." 

 
Ruine, EPM Blues (2012).

LMB :  Venons-en maintenant à ces figures contemporaines du street art, davantage connues du grand public, comme on dit. On aimerait avoir ton point de vue sur certaines d'entre elles, et sur leur rapport (peut-être) différent à l'inévitable, l'inéluctable maquerautage de leurs travaux et activités par le marché de l'Art. À première vue, comme ça, grossièrement, une première ligne de fracture évidente séparerait artistes intègres (ou degôche) attachés à un certain esprit critique, à certaine pratique disons consciente (et que le vilain Capital tenterait d'annexer), et, en face, d'autres artistes plus directement commerçants, et présentant moins de complexes à l'être. Buff Monster bosse pour Vuitton, Nick Walker pour Kangol, on a déjà évoqué le cas d'André, etc. De l'autre côté, donc, voilà qu'on retrouverait un Banksy. Une énigme, malgré tout, que cet homme-là, au sujet de qui on aimerait bien avoir ton avis : 1, 87 millions de dollars pour l'estimation de son oeuvre la plus cotée, des oeuvres que s'arrachent stars et people les plus basiques, mais aussi ce festival Cans qu'il organise dans une gare londonienne Eurostar désaffectée, sans rien mettre en vente, en bannissant tout commerce et en conviant, dans un secret de conspirateur, les artistes du monde entier qu'il choisit d'exposer. A-t-on affaire ici à une apologie classiquement hypocrite ou à une critique plus ou moins radicale de l'art comme simple marchandise ?

RUINE : J'avoue que, là-dessus, j'aurais du mal à trancher complètement. Bon, Banksy, aujourd'hui, faut savoir qu'il approche la cinquantième place (ou à peu près) chez les artistes contemporains qui font le plus de thunes (en rappelant que le premier, c'est Basquiat, le deuxième Jeff Koons, et que Banksy n'arrive donc pas très très loin derrière ces gens-là). Le mec arrive quand même à vendre des pochoirs à quinze exemplaires ou des sérigraphies à des 50 000 dollars, à tel point que des tableaux ou des oeuvres de lui sont volés dans la rue puis revendus en galerie dans la foulée, à des prix complètement hallucinants. Sur le fond, moi, ça me dérange pas. Après, ce qu'il fait au juste... 

LMB : Ses opérations d'accrochage sauvage, dans les musées ?

                                 
                                                                      Banksy dans ses oeuvres. 

RUINE : C'est comme ça que je l'ai connu. Ses accrochages au Louvre, à la Tate, au New York Museum... J'ai trouvé ça super-classe. Son idée ? Pour moi, il s'imposait tout simplement dans des endroits où l'art de la rue n'avait pas lieu d'être. J'ai trouvé ça bien. Même s'il s'est évidemment servi de ce truc-là pour se faire mousser ensuite, et qu'une bonne partie de sa notoriété vient de là, parce que le côté bad boy représente décidément toujours une plus-value. Je pense que Banksy a quand même une approche politique, même s'il n'a jamais rien écrit de clair sur la question (contrairement à Shepard Fairey). La grosse critique qu'il porte touche à cette question de savoir qui a et qui n'a pas la légitimité d'être exposé dans les musées. Pourquoi nous n'y serions pas, nous, au musée ? Cette critique est valable. Même si Banksy se trouve ensuite lui-même exposé au musée sans y faire grand-chose. Reste ce qu'il a organisé, par exemple, à New York, il y a de ça quelques mois : un pied-de-nez assez sympathique. Il a branché dans la rue un petit vendeur ambulant de tableaux, de glaces, de conneries et lui a dit : tiens ! tu voudrais pas me monter un petit stand, que je te file des petites choses à écouler pour moi ? Et puis il lui a ramené une vingtaine d'oeuvres originales de lui, à vendre soixante dollars, alors qu'elles partent normalement à 500 000... Voilà comment des gens se sont comme ça retrouvés propriétaires d'oeuvres de Banksy qu'ils pouvaient revendre aussi sec...

LMB : ... en changeant de statut social du jour au lendemain...

RUINE : Ouais. Le tout étant de savoir, bien sûr, s'ils pourront les revendre. La même histoire que Basquiat qui filait des tableaux à ses dealers, qu'essayaient de les refourguer derrière à 20 000 dollars.

 
Ruine, Boxe le capital (2012).

LMB : Le film sur Mr Brainwash, t'en penses quoi ? Là, justement, dans cette histoire, on est en plein dans l'ambiguïté. Le but est-il, chez Banksy, de montrer que l'Art, malgré toute sa grandiloquence, ne se ramène au fond qu'à cela : tu seras connu et reconnu comme artiste si tu as le temps et la mise de départ pour bâtir la seule chose qui compte : un réseau, qui te fera exister et sortir du néant, le talent ou l'intérêt objectifs de ton travail n'ayant, eux, aucune importance ?

Mr Brainwash

RUINE : Si on prend ce film réalisé sur Mr Brainwash, que Banksy a financé, on se rapproche là à mon sens beaucoup du délire de Warhol. Pour moi, Mr Brainwash, c'est la pure négation de la créativité. Le mec a rien. Rien de rien. Il a fait 3 sérigraphies, il a des assistants en pagaille, et un bon réseau, en effet. Et ça marche. Et je pense, effectivement, que l'Art avec un a majuscule, c'est ça. Plus t'es coté, plus tu vendras cher, plus tu seras coté.... et ainsi de suite. Une espèce de cercle vicieux, dont tu ne peux sortir vraiment qu'en te posant la question de savoir à qui tu veux vendre tes tableaux au juste. Moi, j'ai envie de les vendre au peuple, aux prolos, aux gens qui m'entourent. Pas à un patron du CAC 40 ou je ne sais quoi. Il y a des gens qui, eux, ne se posent plus cette question-là. Ils vendent, point barre. Après, il faut regarder ce qu'ils font de leur argent. C'est vrai que Banksy, pendant longtemps, a présenté les choses comme ça : tout mon oseille, je le recycle pour financer de nouvelles interventions. Ce que Shepard " Obey" Fairey faisait aussi, jusqu'à une certaine période. Ou encore les brésiliens d'Os Gêmeos : malheureusement, pour ce qui est d'eux, pendant la dernière coupe du monde de foot, alors que des favelas se faisaient expulser et défoncer par les keufs pour faire place nette, les Os Gêmeos n'ont eu aucun problème, alors, à réaliser des fresques en l'honneur de l'événement... 
 
Os Gêmeos, Brasilia, 2010.

C'est donc à ce niveau-là que tu vas pouvoir compter les amis et les ennemis. Shepard Fairey, par exemple, qui autrefois s'inspirait dans son travail de John Carpenter et de tout un tas de personnes intéressantes, c'est typiquement pour moi le gars qu'est devenu une salope, à base de marque de fringues et compagnie. Surtout, un gars qui n'a plus rien à voir avec son ancien milieu, alors qu'il vient du punk-rock, du skate-punk et tout ça, qu'il bossait au début dans un magasin de tee-shirts, en faisant ses photocopies la nuit pour fabriquer ses autocollants... 

 

La dernière merveille de Shepard Fairey.
 
Qu'un mec devienne riche du fait de sa créativité, que ce soit un musicien, un peintre ou autre chose, encore une fois, ça me pose pas de problèmes. Mais après, qu'est-ce qu'il va faire de sa thune, ensuite ? C'est ça, l'histoire. Beaucoup de gens vont tourner leur dos à leur milieu d'origine et devenir des crapules. Regarde C215, qui vient de lancer une pétition du côté de Vitry pour se plaindre de ce que des pochoirs à lui y ont été taggés, et demander à la police d'intervenir pour surveiller, pour protéger ses oeuvres. Voilà un gars qu'a fait de la prison, apparemment, dans sa jeunesse, et qui aujourd'hui, pour moi, représente simplement le top du street art qui n'a rien à dire, genre je te montre pendant cinq ans la gueule de ma fille sur les murs. Quand tu fais des choses dans la rue, il faut quand même un minimum de message. Ou de belles choses. Mais faire la gueule de ta fille pendant cinq ou dix piges et aller se plaindre ensuite auprès des keufs que des mecs viennent tagger dessus, les embrouiller parce qu'ils en ont marre de la voir partout, la gueule de ta fille, bon...

LMB : La famille et la propriété, en même temps, ça va ensemble.

RUINE : Exactement (rires).

 
 C 215 à Vitry (olé !).

LMB : Au-delà du street art - et avant - mais sans complètement quitter le sujet, quelqu'un comme Duchamp, par exemple, tu le considères fondamentalement plus comme un critique anti-artistique que comme un apologète ?

RUINE : Je suis vraiment pas fan de ce que Duchamp fait artistiquement. Y a pas un tableau de lui qui me plaît. Après, j'aime bien sa pratique : les ready made, l'idée de désacraliser, déclasser un objet pour en faire une "oeuvre d'art". Par contre, empêcher ensuite qu'on vienne pisser dans ton urinoir ou même chier dessus, là ça me va plus. C'est facile de dire : je change un objet en oeuvre d'art tout en le collant dans un musée. Viens plutôt le mettre dans le métro, ton truc, ou dans un bar : là où sont et passent les gens. Parce que le peuple va pas dans les galeries, comme il va pas trop dans les librairies, d'ailleurs. C'est pas que ces endroits soient complètement inaccessibles, c'est juste que c'est pas leur monde, et voilà. Et tous ces pseudo-artistes qui devaient soi-disant ramener l'art au niveau de la vie et du machin..., qu'est-ce qu'ils auront fait au juste, au total, à part avoir pris un maximum de caillasse ? Hé ben, pas grand-chose. Et un Banksy, il a pas fait grand-chose.

 
Ruine, Misery (2010).


LMB : Visitons encore un peu cette belle galerie de portraits de nos vedettes graffiteuses contemporaines. Invader, qui déclare tranquillement : " Si je posais pas mes trucs dans la rue, il n'y aurait que de la pub sur les murs des villes ", ça t'inspire quoi ?

RUINE : Mouais... Il se trouve que lui, malheureusement, si tu veux, c'est un peu le premier vendeur de pub de l'univers. Il a même envoyé une de ses mosaïques dans l'espace avec un cosmonaute... Un prototype du genre....


Ruine, Urban drama (2010).


LMB : Epsylon Point

Epsylon point, Paris, 2006.


RUINE : Je connais moins. Moi, le gars qui me plaît vraiment bien, c'est Farewell. Un type qui s'est débrouillé pour se procurer tous les costumes pro, type SNCF, RATP et compagnie pour pouvoir s'incruster partout, et qui, du coup, a fait quelques très très belles actions, notamment une dans le métro parisien, sur je sais plus quelle ligne. Juste avec du gaffer noir, le gars commence par poser des lignes genre barreaux de prison sur les voitures. Et puis après, il bloque les portes pour que les mecs se retrouvent photographiés "enfermés", à taper comme des fous sur les barreaux ! En parallèle de ça, l'an dernier, du côté de Nantes, il est monté sur le toit d'un immeuble pile en face d'une taule et puis il a posé des énormes lettres en carton soutenues par des parpaings, qui disaient : " Je vous aime ! Vive la liberté ! " Des lettres oranges énormes, visibles depuis les cellules ! Encore un autre truc qu'il a fait : il a ouvert un panneau de pub tournante, il a glissé là-dedans une petite planche équipée de lames de cutter tous les centimètres. Les affiches tournent automatiquement, et plus elles tournent, plus elles sont lacérées, et finissent par tomber en morceaux... La vidéo qu'il a faite du truc est géniale. Plein de gens qui passaient s'arrêtent tout d'un coup. Les gamins bloquent, devant ces monceaux d'affiches qui tombent. C'est merveilleux. Tout ça sans discours spécialement offensif ou quoi que ce soit. Je pense que chez lui, derrière, y a juste une critique en acte de ces villes dans lesquelles on se reconnaît plus. À part lui, sinon, en ce moment, plus au niveau tag - et à part ceux que j'ai cités tout à l'heure (uv-tpk et autres) - parmi les crews que j'aime bien, y a aussi le GAP (Gang anti-police) avec Wo, Orphée, etc : des trucs simples mais toujours avec le petit message bienvenu qui va avec. Les gens de PAL aussi (Peace and love) qui, eux, sont complètement sortis du graffiti new yorkais de base, et qui se sont fait beaucoup critiquer pour ça, qui se sont fait traiter de petit-bourges et tout ça. Je sais pas si c'est vrai ou pas, en l'occurrence, mais ce qui est sûr, c'est qu'ils ont vraiment essayé de casser tout ce côté classique du truc parisien. Et puis un dernier que j'apprécie, c'est KIDULT (mix de Kid et d'adulte) qui s'est tapé un maximum d'institutions ayant cherché un jour ou l'autre à récupérer le street art (Chanel et compagnie). À l'extincteur ! Genre : ils veulent du vandalisme, on va leur en donner... Tout ça pour dire qu'il y a un renouvellement des générations et surtout - je pense - un renouvellement de la réflexion de la part des plus jeunes acteurs du vandalisme, qui se projettent maintenant sur un truc plus offensif et arrêtent de se complaire dans les vieilles illusions. Ils ont compris, les gars, qu'il n'y aurait pas assez de place dans les galeries, ni de la thune à distribuer pour tout le monde. Et le plus étonnant, avec les bourges et les marchands du temple, c'est que par contrecoup, eux ont plutôt toujours tendance à apprécier les plus virulents, ceux qui leur crachent le plus à la gueule. Toujours cette envie, d'une certaine façon, de pouvoir se les payer, se les acheter. Et on retrouve encore la question Banksy : le mec le plus radical - au début - finalement accueilli à bras ouverts. Ce qu'il a complètement accepté lui-même, du reste, même s'il a un peu tergiversé. Il a pris un million de dollars pour faire son film, là et...

 
Métro, boulot, barreaux, par Farewell. 

LMB : ... moi, j'aurais jamais accepté ! On m'aurait proposé un million de dollars, j'aurais dit : non, je mange pas de ce pain-là (rires).

RUINE : Mais ouais : tu manges pas de ce pain-là ! Ou alors, tu manges de ce pain-là mais t'en fais autre chose. Comme Basquiat qui disait : " Vous comprenez, je me retrouve avec les poches pleines de billets de cent dollars, donc je vais en filer aux clochards dans la rue, ça les empêchera pas de continuer à me cracher dessus... "

LMB : Voilà comment le collectif anglais (de Newcastle) Prefab 77 présente, lui, son boulot :  " Notre travail est sombre, drôle, beau, à mi-chemin entre le fantastique et la critique sociale, institutions en déclin et avenir naissant..." Un commentaire ? 

 
                Prefab 77 (Newcastle, 2010).


RUINE : Bof. Le fantastique, je m'en fous complètement. Je m'en tiens à la critique sociale, rien qu'à elle. Je préfère marquer en gros : Un flic, une balle ! au fatcap plutôt que de m'intéresser au fantastique ou à ce genre de truc. L'idée n'est pas d'éloigner les gens de la réalité et de leur raconter que la vie est belle. La vie est pourrie. Ce monde est pourri. Et il faudrait peut-être faire quelque chose pour qu'il change. C'est ça, l'idée.

LMB : Pour terminer, justement, toujours sur ce rapport à l'art : on est dans une période... assez sombre, disons, sans beaucoup de perspectives en termes de rapport de force. Du coup, certains s'interrogent plus que jamais, ne serait-ce que pour tenir, sans même parler de faire face, sur la pratique artistique et sa nécessité éventuelle, comme recours. Comment te positionnes-tu par rapport à ça : l'idée de l'art comme dernier réduit possible en attendant des jours meilleurs ?

RUINE : Je pense que l'art est resté tellement éloigné du peuple pendant des décennies que le peuple n'en a plus rien à foutre de lui.  L'art contemporain, concrètement, ça coûte cher, et ça n'est pas compatible avec la vie quotidienne. Quand je parle avec des potes de mes activités, souvent leur réaction spontanée c'est "Ah ouais, tu fais de la peinture, t'es artissss... ?" Je réponds que non, je suis pas artiste, je fais de la peinture, et que je suis pas musicien, non plus, je fais de la musique. De toute façon, comme le disait si bien Hafed (Benotman) dans sa dernière interview à Chéri-bibi, un écrivain qui n'est pas publié reste malgré tout un écrivain. Il y a toujours, à un moment donné, cet espèce de décalage qui s'impose, du fait de toutes les trahisons et mesquineries diverses qu'ont pu commettre les artistes. Même ceux issus de la classe ouvrière, d'ailleurs...

LMB : ... oui, parce que les autres, eux, ne trahissent pas : ils ont jamais changé !

RUINE : C'est sûr... moi, ce que j'aimerais, en tout cas, un vrai projet, c'est ce truc qu'imagine je sais plus quel auteur (Fajardie, je crois, dans La nuit des Chats bottés) : des gars qui vont à Beaubourg et puis dans d'autres musées, qui y prennent des oeuvres, ouvrent un squat et les collent toutes là - sur leurs murs - de façon que tu puisses plus les en arracher sans les détruire, en créant un musée gratuit où les gens pourraient venir les admirer. Voilà ce que j'aimerais faire.

LMB : La dernière expo que tu viens de mettre en place (note du MB : elle a pris fin le 14 mars dernier) chez Fatalitas, et qui s'appelle Putain de zone, référence à une chanson de l'album de 1979 de La Souris Déglinguée, concerne plus des pièces séparées, sur des supports mixtes. Tu peux nous en parler vite fait ?

RUINE : Ben, d'abord, qui dit expo dans une galerie, dit forcément pratique plus sage, d'une certaine manière, que ce que je peux faire dans la rue, même si, bien sûr, ça reste chez des camarades et amis. Le sens général, c'est celui d'une dérive entre mouvement skinhead, tatouages et tout ce qui s'ensuit. Et en gros, la base du truc consiste à figer un peu une certaine époque : les années 80, les années neusk, quelque chose qui m'entoure depuis très longtemps auquel j'aimerais bien voir enlever aussi bien le côté politiquement correct que le côté facho. Le skinhead, pour moi, avant tout, c'est quelqu'un d'antisocial, qui n'aime ni la justice ni la police ni les partis politiques. Que certains d'entre eux se soient fait récupérer par la droite ou la gauche, je pense que c'est bien dommage pour eux... Moi, je m'en suis tenu à ramener un peu cette histoire, montrer des gueules, des mecs, des meufs. L'idée, aussi, vu qu'on est dans un quartier populaire, c'était de rendre accessibles ces oeuvres à un public populaire qui n'en sera pas réduit à baver devant pendant des siècles si ça leur plaît. D'où des petits prix, même si c'est pas au sens Leader price. Du coup, beaucoup de trucs sont partis, et chez des gens du peuple. Donc, je suis content pour ça. 

 








 



lundi 9 mars 2015

Entretien avec RUINE (1) Mort au street art !


L'exposition du Kamarade RUINE, dont nous vous avons déjà causé ici même, se tient en ce moment à Montreuil, chez les tatoueurs de FATALITAS (au 3, rue Édouard Vaillant). Cette exposition, sans commissaire (une fois n'est pas coutume), nous a littéralement enthousiasmés. Le gars RUINE nous a accordés à cette occasion un long et délicieux entretien, dont voici, illico, la première partie présentée. L'expo, c'est jusqu'au 14 mars prochain. Courez-y, mauvais garçons et mauvaises filles que vous êtes...

 

LE MOINE BLEU : Salut, RUINE. Bon, on s'est laissé dire que le street art, en fait, c'était comme Dieu : que certains l'avaient rencontré, et même touché. Est-ce que tu fais partie de ceux-là et si oui, du coup, pourrais-tu nous décrire un peu la bête ?

RUINE : Alors, hum hum, commençons par cette foutue appellation, le "street art". À mon avis, derrière ce concept fourre-tout inventé par les marchands du temple, se camoufle une triste récupération de 30 ans de vandalisme-créatif urbain qui avait su, jusqu'à il y a peu, éviter toute récupération de par son attitude hostile envers le milieu de l'art comptant-pour-rien. Triste reconnaissance que tous ces spots de pub avec du graffiti, du hip-hop et de la rébellion adolescente emballée-c'est-pesé-pret-à-emporter. Mais pourtant, on dirait que de nombreux arrivistes y trouvent leur compte, tout en renflouant leur compte en banque... Rien de bien nouveau au royaume de la marchandise, qui a su, au cours des années 70, 80 et 90, avaler et digérer, pour mieux les détourner de leur sens initial, tous les mouvements de contre-culture issus de la jeunesse rebelle : du rock'n'roll au punk, en passant par les situs, les poètes beat, les rave parties, et j'en passe et des meilleurs. La récupération est sans fin, mais elle a très faim ! Alors, dans tout ça, comment s'y retrouver, comment rester fidèle sans être castré si on casse trop ? On a vu des putes intellectuelles déblatérer sur nos pratiques et nos idées pour mieux nous trahir et des anciens "camarades" se faire une plus-value sur leur jeunesse agitée en parlant d'expérience, voire d'erreur de jeunesse. Dans le petit monde de l'art, c'est tout naturel de se faire une réputation de "bad boy" avant de se jeter les fesses en avant et la conscience en arrière dans le milieu, quitte à cracher sur son passé et dénigrer ses anciens complices. Bon, tout ça en fait pour préciser que je ne pense pas faire de street art : j'interviens dans la rue avec la forme de graffiti la plus détestée des gens en général : le tag, celui qui claque, bien coulant, quasi-illisible et jamais à sa place. À côté de ça, je fais des pièces en atelier qui se rapprochent plus de ce que l'on a l'habitude d'appeler "art" (sans majuscule s'il te plaît !). Après, de ces activités créatrices ou vandales, chacun en fait ce que bon lui semble : une street credibility, du caca, une carrière de graphiste, quelques années de taules et un livre, ou une marque de skateboard... De mon côté, je me reconnais plus dans  dans l'idée du potlatch ! ça c'était pour mettre les choses plus ou moins au point. Sinon...

 Lady Pink - New York (1977)

LMB : Toi, comment et quand t'es-tu lancé là-dedans ?

RUINE  : Un peu sur le tard. Les seuls graffiti que j'avais fait dans ma prime jeunesse, c'étaient plus des graffiti politiques : des bombages, ce genre de choses. C'est vraiment à la fin des années 90 que j'ai découvert l'émergence d'une autre espèce de scène du graffiti vandale, qui commençait à s'éloigner de certaines habitudes avec lesquelles j'avais du mal. C'est vrai que pendant des années, par exemple, l'idée de marquer son nom partout me posait un problème : à quoi ça sert, de marquer ton nom ? Ça sert à rien. Tout ça sans réfléchir spécialement à cette réappropriation de nos territoires, de nos quartiers, de nos villes. C'est plus en ayant l'oeil tourné vers des groupes de New York, notamment un groupe de là-bas qui s'appelait IRAK (" je vole " : raking, c'est le mot d'argot des graffeurs new yorkais pour : voler, taxer, dépouiller...) que l'idée s'est imposée. Non seulement ces gars-là marquaient leur blaze, mais derrière ça, y avait autre chose, qui m'a plu. Ça devait être vers 2003, je pense. C'est là que j'ai commencé à me remettre là-dedans.

 

 Le mur légal concédé à Barry Mac Gee, avant et après l'intervention vandale des petits gars d'IRAK crew - New York, 2010.

LMB : Avant ça, est-ce que tu avais une pratique spécifiquement graphique ?

RUINE : Pas du tout. J'avais fait de la peinture avant mais la seule pratique graffiti que j'avais, c'était, encore une fois, du graffiti politique. Aller bomber la nuit avec des camarades, marquer des phrases comme :  Baisse-toi, esclave, le monde t'encule (rires) et ce genre de truc. Donc, malgré moi, effectivement, une sorte de mépris pour tous ces gens qu'allaient marquer leur nom un peu partout, alors qu'il y avait tellement d'autres choses à marquer.

 Paris - 2011.

LMB : Et la peinture, donc ?

RUINE : J'ai commencé à peindre vers 18-19 ans. Et puis ensuite, dans les endroits où je me suis retrouvé quand je suis arrivé à Paris : ce qu'on appelait des squats "artistiques ", même s'ils étaient aussi un petit peu politiques, un petit peu toxico, un petit peu mélangé... mais quand même : ce qu'ils mettaient principalement en avant, donc, c'était le côté artistique. Bon, moi, tu vois, tout gentil, arrivant d'Auvergne, à mon âge, c'était le bonheur : je voyais un peu seulement cet aspect bohème et compagnie...

 Die Kunst ist tot (L'Art est mort) - Dada à Berlin, 1920.

LMB : T'avais fait des études, avant, dans ce domaine-là ?

RUINE : J'avais passé un bac A3, Arts plastiques, avant d'arrêter les études rapidement. Et c'est vrai que ma daronne, même si elle était pas très très très érudite sur les questions de l'art, m'a emmené très jeune dans les musées, je me retrouvais comme ça à aller voir des expos avec elle, on s'y traînait : dès qu'on bougeait dans une ville, hop ! on allait voir l'expo du coin. Ça m'a donné envie, bien sûr, mais aussi ce blocage sur le mode : pour moi, c'est pas un art du peuple, ça ne nous est pas accessible. J'ai commencé à réfléchir à comment je pourrais faire. J'ai essayé de m'inscrire aux Beaux-Arts et là (rires) j'ai fait la boulette de ma vie. J'ai pris une grosse boîte en bois et dedans j'ai fourré des polaroids, des dessins, bref le peu de choses que j'avais, et je suis arrivé avec ce tiroir aux Beaux-Arts. Et là ils m'ont dit : " Mais attends ! t'es complètement taré, mon copain : normalement il faut 3 natures mortes, 2 nus, tel truc, tel truc, etc, ", et je me suis fait jeter comme un malpropre. Bon, tant pis. Après, c'est vrai que, moi, les Beaux-Arts de Paris, je les fréquentais pas mal, parce que j'allais y vendre des pinceaux, de la peinture volée aux étudiants de là-bas. J'ai même assisté à des cours de sculpture et de peinture, comme ça à l'arrache : notamment des cours de Boltanski. Pour moi, c'était juste pas mon monde. Mais bon, je me suis dit : après tout, pourquoi pas ? Et petit à petit, j'ai commencé à peindre, à récupérer un petit peu de matos, à avoir des petites envies, tout ça.

LMB : T'avais des préférences, à l'époque ? Des choses dans ce domaine qui te plaisaient plus que d'autres ?

RUINE : Pour moi, la plus grosse influence, c'était Dada. J'étais punk, moi, dès 13-14 ans. Donc, les dadaïstes me faisaient flasher, justement de par ce rapport avec le punk-rock : les collages, la provocation, l'envie de ramener l'art à quelque chose de simple, de naturel, et de désacraliser un peu tout ce milieu. J'aimais surtout les dadaïstes berlinois, qui étaient beaucoup plus politiques, évidemment, que les parisiens ou les américains. J'aime aussi beaucoup Duchamp. Et puis sinon, des influences multiples dans tous les sens. En peinture : Rauschenberg, Cy Twombly, Basquiat, George Grosz, Kurt Schwitters, Pollock, Beuys, de Kooning. Pour ce qui est du graffiti-vandalisme : Barry mc gee/Twist, IRAK crew (Earsnot, Semen, Sacer...), Azyle-BAK (brigade anti-keufs !), Stay hight 149, Blade, MQ, et les banlieusards des UV-TPK (Fuzi, Rap, Trane, Dok, Dize), ainsi que de nombreux autres, trop pour être cités, mais en général tous ceux qui essayent de sortir des règles esthétiques du graffiti et autres castrations créatrices, tout en gardant un esprit vandale et offensif, même exposés en galeries ! Souvent décriés, voire moqués à leur début, ils ont souvent fini par mettre tout le monde à l'amende et entraîner une foule de suiveurs incapable d'inventer quoi que ce soit, mais toujours prêts à sauter dans le dernier wagon du dernier truc tendance ! D'où quelque baffes et autres signes d'amitié dans certains vernissages ou certaines rues mal éclairées... J'aime bien la BD aussi. Elle a énormément compté pour moi dans ma relation à la chose graphique. Étant gamin je volais Métal hurlant à la maison de la presse de Riom (63) et j'y ai découvert de nombreux dessinateurs qui m'ont semblé en décalage avec la BD classique genre Astérix le gaulois, Tintin la poucave belge et autres Gaston-la-soumission... Parmi eux : Montellier, Jano, Ouin, Bazooka production, Voss, Crespin, Margerin, Vuillemin et tant d'autres... Voilà pour les influences. Et puis après, je me suis rendu compte, effectivement, qu'il y avait là à Paris une espèce de milieu d'artistes disons "bohèmes" (comment dire ça autrement ? on parlait pas encore de street art, à l'époque...) et qui, moi, m'ont vraiment déplu. Ça sentait la récupération à plein nez, le petit fils de bourge qu'essaie de gratter tant qu'il peut. Ça, c'était vers 1991-92. Tout au début. 

Bo 130 - Barcelone, 2005

LMB : Le graffeur de Milan BO130 (chez qui je retrouve d'ailleurs certaines similitudes avec ton style à toi) a expliqué un jour comment pendant 20 ans, il avait changé de style et de lettrage toutes les deux semaines. Question concrète : comment on travaille sur un lettrage ? Comment on arrive à se dégoter un style particulier auquel on se tient ? Toi, j'imagine que t'as tâtonné, que tu l'as pas trouvé tout de suite...

RUINE : Je pense même l'avoir pas trouvé encore. On bosse. Moi, je me suis inspiré de choses vraiment différentes. À un moment, j'ai flashé sur la calligraphie japonaise, sur la calligraphie arabe... J'ai kiffé aussi sur tout le côté destroy des graffiti new yorkais, ces trucs limite illisibles mais que tu reconnais au premier coup d'oeil. Et après, je vais pas dire que c'est la chance, mais bon, c'est vrai que, moi, une chance que j'ai eue, c'est d'être voleur, de pouvoir voler énormément de bouquins, de bouquins d'art, et de pouvoir comme ça étudier toutes sortes d'artistes, et de m'en imprégner. De pouvoir regarder à droite à gauche, de pas rester bloqué sur un style, ce que je trouvais vraiment dommage, à l'époque, dans le graffiti parisien en général : tout ça me faisait chier, je trouvais ça beaucoup trop copié sur les américains. Y avait rien.

 
Paris - 2011.

LMB : Et est-ce que tu sens ce truc entre forme et fond : par exemple, moi, quand je regarde un tag RUINE, j'y vois beaucoup de choses. Un aspect un peu floral, d'abord, mais aussi une pure chute, un effondrement du lettrage. Est-ce que c'est en rapport, est-ce que c'est travaillé avec cette idée-là, de la ruine ? Est-ce que c'est le genre de souci que se posent les gens, au moment de concevoir leur style ?

RUINE : Quand tu bosses ton tag, effectivement, t'essaie de le voir vers l'avant, vers l'arrière, vers le bas, etc. Dans ma vie, ça sera jamais une finalité d'être "artiste", de vivre de ça, etc, mais après, il y a là-dedans un long travail iconographique, c'est clair. Pour ce qui est de RUINE, c'est vrai que je voyais tous ces noms qui circulaient : les Jay-one, B-one.... Bon, je voulais, moi, me trouver autre chose. Un nom français, déjà. Non que je sois fier d'être français, au contraire, mais bon un nom qui puisse se comprendre. Et moi, je me considère plus comme un vandale que comme un artiste, même si quelque part, y a une pratique artistique. Ce que je fais dans la rue, c'est me réapproprier certains territoires. Pas pour détruire des murs, vraiment : je préférerais que les murs de nos villes soient plus agréables pour le peuple que de les voir comme ça recouverts de pubs et de conneries. Mais bon, c'est exact aussi que ça a toujours été fait dans un esprit offensif. Voilà pourquoi ce nom-là m'a bien plu, RUINE. Il a aussi plu à pas mal de gens. Donc il est resté.

LMB : Venons-en à cet aspect artistique des choses, qui rend le street art (comme tout autre art ne se présentant que comme tel) essentiellement détournable et récupérable par le Capital, et plus spécifiquement, à ce que tu disais tout-à-l'heure au sujet de cette histoire de poser un nom, son nom, un peu partout, comme pratique à la fois libératrice et aliénante. Et puis au rapport à l'espace, justement. Le street art procède-t-il d'une volonté de reconstruire un monde qui nous ressemblerait plus, ou davantage d'une envie de détruire ? Banksy, quand il avait attaqué le mur de Gaza, avait défini les choses comme ça : " Mon projet est de faire de l'édifice le plus intrusif et le plus dégradant le plus long musée du monde, un lieu de liberté et de mauvaise peinture..."

 Banksy, Promise land ? - Gaza, 2005.

 
Banksy - Gaza, 2005.
 
RUINE : ... Il a aussi posé dans ce cadre-là des déclarations plutôt intéressantes du genre : " Quand on se lave les mains d'un conflit entre puissants et pauvres, on ne saurait se dire neutre, on est forcément du côté des puissants. " Assez joli de sa part, mais bon...

LMB : Ses collages, sur ce mur de Gaza, représentaient entre autres des familles occidentales middle-class faisant leur shopping ou se livrant à toutes activités annexes débordantes d'optimisme, comme un symbole d'inexistence, d'insouciance, d'indifférence absolue. Toujours concernant ce rapport à l'espace, voilà cette autre déclaration du graffeur portugais VHILS : " Je vois le street art comme une manière de personnaliser ce grand nid artificiel, d'essayer d'humaniser les rues, en utilisant des couleurs, des formes, et ce côté naturel qui depuis toujours caractérise l'être humain. Il faut voir le graffiti comme un casseur de grisaille urbaine, comme le retour en force de la nature humaine. Comme une mauvaise herbe. " Bref, quand toi, tu travailles sur tel ou tel espace, tu es plutôt sur un truc de destruction, ou tu reconstruis déjà, un truc qui te correspond, qui te ressemblera plus ? Surtout vu ce rapport au nom, qui apparemment t'a gêné très longtemps, comme tu le disais tout-à-l'heure...

RUINE : J'essaie d'ailleurs de marquer le plus possible autre chose que RUINE. Je pense au fond que tout ça dépend beaucoup de l'endroit, de la nature de l'endroit que tu attaques. Je ne vais évidemment pas marquer la même chose sur un commissariat et sur un métro. Dans mes inscriptions, il y a en général des choses très offensives : contre l'État, contre la police, et puis des petits slogans que je mets à côté, plus ou moins compréhensibles. Mais je vais pas être dans le discours type : je suis là pour embellir. La ville, c'est une pourriture, une saloperie. Je suis pas là pour l'embellir. Par contre, je suis pas là non plus pour emmerder les gens de cette ville : le peuple, les prolos... Je vais pas leur mettre un gros coup d'extincteur ou de peinture coulante juste devant chez eux. Je préfère m'attaquer à d'autres cibles. Le métro, quand tu l'attaques, c'est vraiment pour l'attaquer. C'est vrai que par contre, tu vas pouvoir te retrouver des fois devant des murs, dans des rues où tu voudras poser un peu de couleur - même si ça peut faire cliché de dire ça - pour la rendre plus jolie aux habitants du coin. Malgré tout, en général, je pense que toute ville mérite sa destruction. Il y a évidemment des choses que je me retiens de faire, que je vais pas faire, notamment, encore une fois, aller tagger la maison du prolo, ou devant chez lui, sur son camion, etc. Ça va le faire chier, il va falloir ensuite qu'il nettoie son machin et tout. Une grande boutique, une banque, un commissariat : là oui, je suis content de leur mettre un bon coup d'extincteur, un tag à l'acide ou n'importe quel autre truc qui va bien les faire chier. La question de la compréhension de la population vis-à-vis de cette pratique de vandalisme artistique, moi je me la pose. J'ai pas envie de m'embrouiller avec les gens, j'ai pas envie qu'ils deviennent mes ennemis parce que je fais du graff ou quoi que ce soit. C'est un truc que je prends en considération. En fonction de là où je fais les choses, chaque fois, c'est différent. Pour ce qui est, maintenant, de cette histoire de nom, c'est vrai que c'est la base du graffiti new yorkais : des gens complètement niés dans leur existence : des noirs, des chicanos, etc. Des gens qui n'avaient aucune place dans cette société, dans ce monde, surtout quand ils étaient jeunes, et qui ont essayé, du coup, d'en prendre un, de nom. Évidemment, ce recours au surnom vient aussi avec la clandestinité, avec ce fait que tu vas bien sûr pas tagger ton vrai nom. Reste l'histoire des egos, des gens qu'ont taggé pour se faire mousser. Mais pour beaucoup de gens, ça aura quand même été ça : dire qu'on reprend tout ce que ce monde nous nie. Je suis une petite merde du ghetto chicanos, new yorkais... et bing ! je reprends un peu d'assurance, avec, en plus, cette chose qu'on ne nous a jamais reconnue : la créativité. Des gens qui sont jamais entrés dans un musée, qui n'ont jamais même vu un vrai tableau... Eh ben, nous, on peut, on peut, on peut !
 
New York - années 1980.


LMB : Du coup, bien sûr, entre tous les street artists que tu as pu côtoyer dans ton parcours, la différence de classe a dû jouer un rôle important dans la motivation des uns et des autres : construction esthétique d'un côté, et pour le prolo de base qui s'y lance, autre chose, quoi au juste ? Cette différence, tu la ressens aussi décisive entre les uns et les autres  ?
 
 Paris - fin 2010.

RUINE : Énormément. Bon, moi j'ai plutôt fréquenté les autres que les uns (rires) mais si tu veux, dans ce milieu-là, dont je me suis toujours un peu maintenu à l'écart, parce qu'il m'attire pas (le milieu du graffiti bloque souvent sur le graffiti, il en reste là sans développer beaucoup de réflexions à côté), je me suis aperçu qu'au fond les gens qui se trouvaient le plus en capacité de réfléchir et d'analyser la réalité de ce monde, eh ben c'étaient les plus prolos, les plus vandales. Ceux-là sont toujours resté les plus proches du délire principal : marquer son nom, faire sa place dans la ville, reprendre du territoire, reprendre de l'espace. Par exemple, moi, le crew de graffiti que je respecte le plus en France, c'est les UV-TPK, vraiment ce qu'on a appelés les "ignorants", à l'époque, parce c'étaient que des gars du 92, du 93, etc, et vraiment des véners, des speeds, qu'allaient dans les terrains vagues dépouiller les petits bourges qui faisaient des fresques, qui leur dépouillaient leurs bombes et tout. Et ces gars-là sont maintenant tous en train de se faire une petite place : que ce soit FUZI, RAP, sans parler de TRANE, le gars qu'a tout défoncé de 95 jusqu'aux années 2010, le mec que t'as vu partout, etc. Ces mecs-là, c'est que des mecs de cité. Ils avaient la hargne, et la logique, elle était simple, c'était : on vole tout, on vole nos peintures, on vole nos bombes, on dépouille. Ils avaient, je pense, jamais ouvert un livre d'arts plastiques, de peinture ou quoi que ce soit d'autre, pourtant ils sont arrivés maintenant à avoir un style qui leur est propre, que beaucoup de gens leur envient, que les petits bourges essaient souvent de copier. Un mec comme FUZI, par exemple, qu'est devenu tatoueur, et qui fait des expositions partout, ce mec-là, au départ, c'était vraiment le lascar de base. Et voilà que "l'ignorant" amène son truc et l'impose. Dans les rapports conflictuels que cette équipe-là avait avec les autres crews, à l'époque, y avait sans aucun doute beaucoup d'histoires d'embrouilles de lascars classiques, mais je pense aussi, surtout, une embrouille de classe, même si elle était pas dite comme ça : eux savaient qu'ils n'avaient ni les appareils photo pour immortaliser leur travail, ni les avocats pour les défendre, ni les parents qui pourraient les foutre dans des écoles d'art et tout. Et ces gars-là ont tenu, tenu, tenu, contrairement à pas mal de pseudo-vandales qui, très vite, sont devenus des graphistes, ont bossé dans des agences de pub : des gens issus à la base des classes moyennes, disons, et qui avaient toujours su ce qu'ils faisaient. Les autres, eux, ne savaient pas ce qu'ils faisaient. Ils étaient à fond, point barre. Pour moi, ça se rapproche de l'esprit punk. C'est pour ça qu'à un moment, j'ai vu le rapprochement de cet esprit vandale et de l'esprit keupon : le do it yourself, le fait de se débrouiller sans avoir rien. Tu fais de la musique sans instruments à la base, tu te retrouves avec trois amplis pourris. Le punk, c'est ça. Le hip-hop c'est pareil : deux platines, un micro et c'est parti. Dans le graffiti, la même : tu vas voler tes peintures, tu vas voler tes marqueurs, et c'est parti, et t'avances, t'avances, t'avances encore. Rien à voir, encore une fois, avec les mecs protégés qui vont aller jouer les voyous que le temps de passer à autre chose, les gens qui ont toujours exactement su ce qu'ils faisaient. 

 Uv-tpk - Banlieue parisienne, date inconnue.

LMB : Comme ANDRÉ, par exemple ?

RUINE : Non, ANDRÉ, c'est encore autre chose : lui c'était pas un bourge à la base, il a pas toujours été proprio de boîtes de nuit, juste un petit portugais qui s'est débrouillé. T'as aussi ça, dans le street art comme ailleurs, ce cliché du prolo parvenu, arrivé. Rien à voir, en tout cas, avec ceux dont je parlais. Pas de communauté street art. Juste le gars qu'a fini par ouvrir ses boites de nuit, son hôtel Amour et qui, peut-être, est resté fidèle d'une certaine manière, à ses racines. Mais on est loin loin loin, là, du truc dont on parlait.

 André - Paris, 2004.

LMB : Sur le street art comme production artistique non-séparée, ce fait que tu ne produis pas là d'objet extérieur, que tu travailles sur un environnement que tu vas traverser, avec lequel tu fais corps ? Tu crois que tout street artist se pose cette question, ou au moins en a l'intuition ?

RUINE : Au moins inconsciemment, je pense. J'imagine que certains se disent peut-être, devant telle ou telle production, que, tiens ! ce truc finira peut-être un jour dans une expo, une galerie, va savoir. Mais à la base, l'idée c'est vraiment ça : on reprend des rues, des quartiers. On les reprend comme nous on pouvait les reprendre en ouvrant des squats ou je ne sais quoi. Sans parler, encore une fois, d'embellir, c'est bizarre, je me suis souvent retrouvé dans cette antinomie, en me disant : j'aimerais vraiment que ce tag, ce graff-là, il fasse bien chier le flic, le banquier, etc, mais qu'il fasse plaisir au peuple.

LMB : Quand tu retombes sur un tag à toi, dans la rue, qu'est-ce qui se passe dans ta tête : tu te rappelles des circonstances précises où tu l'as fait ? Tu l'apprécies juste dans son esthétique, son lettrage ?

RUINE : C'est une trace, pour moi. Une trace. S'il est resté 5, 6 mois, ça me fait plaisir. Je retourne souvent dans les endroits où j'ai taggé, où j'ai posé des stickers, des autocollants. De toute façon, dans nos vies, on refait toujours les mêmes trajets et parcours. Et c'est vrai que j'ai du mal (alors que c'est ce que je devrais faire) à aller tagger chez les bourges, parce que je me sens pas bien là-bas, et que je préfère aller dans l'Est parisien ou des quartiers que j'apprécie. Bon, j'ai fait aussi Mexico, Bangkok. Dès qu'on voyage, on taggue. C'est logique. Et même plus qu'à Paris. On veut marquer l'endroit.

mercredi 21 janvier 2015

Montreuil en Ruine

Errances du lumpen, sur le vif, par-delà bien et mal, mais avec la tendresse adéquate.
C'est RUINE, à Montreuil.
Et c'est chez FATALITAS, au 3 rue Edouard Vailland.
Le soir du vernissage, soit le mardi 27 janvier, un concert aura lieu au bar LA NOUVELLE COMEDIA, à quelques encablures de là, à partir de 18h30, avec  le groupe lillois TRAITRE.
Vous êtes prévenus.
Venez nombreux.