samedi 29 août 2020

Hambourg-Montauban. Pour Pierre Gallissaires (1932-2020).

(Ci-dessus : Pierre Gallissaires et Hanna Mittelstädt travaillant d'arrache-pied ― et tête ― à la traduction allemande de l'Internationale SituationnisteFrance, 1976)

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Un hommage de Hanna MITTELSTÄDT, ici traduit de l’allemand par le camarade Gaël Cheptou, que nous saluons chaleureusement). 

«Pierre Gallissaires s’est éteint le 10 août 2020 à l’hôpital de Toulouse. Il vivait seul, depuis plusieurs années, à Montauban, dans une maisonnette située en banlieue, qui, sur le devant, donnait sur un paysage routier gris et très fréquenté, bretelle d’autoroute, zone industrielle, stade, mais dont les fenêtres de la façade arrière s’ouvraient sur une sorte de paradis : un jardin verdoyant, avec plus loin un bras du Tarn, lequel était d’ailleurs monté de plus de 7 mètres, il y a quelques années, peu après l’emménagement de Pierre, inondant une partie de sa bibliothèque qui reposait encore dans des cartons à même le sol. Mais seulement une petite partie, car la plupart des livres avaient déjà été classés sur des étagères. Pierre détestait ce qu’on appelle communément "l’ordre" ; il détestait les murs blancs, les hôpitaux et l’Eglise catholique. Il détestait les professeurs. Et le "vieux monde". Ce qu’il aimait surtout, c’était la poésie, la révolution, son ordre à lui, qu’il avait lui-même créé, et son propre rythme, aussi lent que possible – la plus grande lenteur face à toutes les turbulences du monde. Il aimait ses amis, ses camarades, sa compagne, Nadine Tonneau, qui est morte longtemps avant lui, et, je suppose, sa petite maison de banlieue qu’il avait aménagée à son goût, ne laissant aucun mur blanc : ils étaient, en effet, tous recouverts d’affiches de "production artisanale", de livres issus d’une bibliothèque constamment enrichie depuis 70 ans, d’objets et trouvailles de toute une vie, de poteries de son frère, François, de photographies et de quelques meubles décrépis, reçus en héritage de la maison familiale. Dans la cuisine, il y avait, suspendue, une collection de cuillères en bois venues du monde entier, une bonne centaine, le nombre importe peu, qui recouvraient tout un mur. Chaque fois que je venais chez lui (d’autres que moi ont dû certainement le remarquer), il y avait toujours, dans la chambre d’ami, un vase garni d’une rose fraichement coupée ou d’une plante en fleur cueillie dans le jardin. J’aimais être dans sa maison, chez ce marginal solitaire au rythme de vie bien établi ; j’arpentais alors un lieu rempli d’histoires communes et/ou qui m’étaient chères.

Je ne saurais trop insister sur l’importance capitale qu’a eue Pierre dans les premiers temps de notre maison d’édition, dans les choix éditoriaux, et sur les fantastiques projets qu’il a tantôt initiés, tantôt mis en œuvre : Das Paris der Surrealisten [Le Paris des surréalistes], dont il rassembla et sélectionna les photographies et les textes, publication qui nous permit de nous aventurer, avec une certaine impudence candide, sur le marché des livres d’art ; les autobiographies de Charles Mingus et de Billie Holiday, ainsi que celle de Jacques Mesrine (lequel était alors, en France, l’ennemi public n°1) ; les dadaïstes, Isidore Ducasse, Jacques Vaché, Arthur Cravan et l’œuvre écrite de Francis Picabia…


 (Chez Pierre Gallissaires)

Lutz et moi, anarchistes quelque peu rustres, et si jeunes que nous étions alors, nous ne connaissions rien de tout cela. Aujourd’hui, on dirait que Pierre fut notre mentor. Pour nous, il était un camarade et un ami intime, qui, en connaisseur averti, avait un jugement sûr et dont nous faisions grand cas des inclinations politiques et littéraires. 

Et, bien évidemment, il fut une sorte d’"émissaire" des idées situationnistes ; c’est d’ailleurs en collaboration avec lui que j’ai traduit l’intégralité de la revue de l’Internationale situationniste en allemand. Pierre était également un ami de Raoul Vaneigem, dont il nous apprit à apprécier les livres de la période post-situationniste – livres que nous avons publiés avec grand plaisir, sans grand succès toutefois.

Pierre s’étonnait toujours de nous entendre le présenter publiquement comme le "troisième homme" ayant concouru à la fondation des éditions Nautilus. Pour lui, ce que nous faisions ensemble, cela relevait du jeu, de l’aventure, de l’attitude politique, mais aucun cas de la maison d’édition. Il détestait tout ce qui avait un caractère institutionnel ou figé.

Pierre était venu à Hambourg en 1972, en quête d’un autre monde que celui sous le signe de la répression de Mai 68 en France. Cet autre monde, qui restait évidemment à construire, il le trouva, en germe, chez les jeunes anarchistes de Hambourg ; et ici la rencontre avec Lutz fut comme "un coup de foudre". Je vins ensuite les rejoindre, et l’union de nos tempéraments et passions allait allumer durablement, en nous trois, la flamme de la curiosité et de l’énergie créatrice. Si Pierre fut rapidement amené à quitter Hambourg pour retourner en France avec Nadine, sa nouvelle compagne, les liens ne se sont pas relâchés. Nous passâmes quatre semaines au cours de l’été précisément là où leur nomadisme venait de trouver refuge. Quant à Pierre, il se rendit plusieurs fois à Hambourg ou à des rencontres en d’autres lieux. C’est alors que nous avons mis en action le programme éditorial (nous discutions, traduisions, cherchions des financements, élaborions des stratégies), tout en expérimentant une pratique politique dans le sillage des situationnistes : l’union de la poésie, de la vie quotidienne et de la politique en une seule et même activité. On ne disait pas encore : "Soyez comme l’eau" ; mais nous rejetions déjà, à l’époque, toute forme de fixité.



Pierre devint, en France, un traducteur de premier plan. Il traduisit, de l’allemand, les œuvres d’une longue liste d’auteurs remarquables : Max Stirner, Ernst Toller, Gustav Landauer, Heinrich Böll, Arthur Schnitzler, Oskar Panizza, Alfred Döblin, Hugo Ball, Karl Kraus, Joseph Roth, Hans-Magnus Enzensberger, Franz Jung, Paul Scheerbart, Erich Mühsam, etc. Avec Jan Mysjkin, il fut récompensé deux fois, en 1995 et en 2009, par des prix littéraires pour des traductions de poésie néerlandaise qu’ils avaient faites en commun. Pierre détestait ce genre de prix, cela va sans dire, mais c’était amplement mérité.

Pierre aimait écrire ses propres poèmes. Après avoir décidé d’arrêter le travail de traduction (il avait toujours refusé de se plier à l’usage de l’ordinateur – qu’il avait en horreur), il prit l’habitude, le soir, de prendre une soupe légère, de s’assoir à sa machine à écrire – fidélité de toute une vie – et de composer des vers en français, les lourds volets soigneusement fermés du côté de la rue. En 1971, il avait publié son premier recueil de poèmes, Suite Benjamin, assorti d’une sérigraphie de son frère, dans une édition pour bibliophiles aux pages non coupées. L’exemplaire qu’il nous a donné porte la dédicace suivante, en allemand, datée du 2 juillet 1972 : "à lutz et hannah, cet opuscule, s’inscrivant dans une longue série destinée à la libération de la langue humaine". En 1975, les éditions Nautilus, qui s’appelaient encore à l’époque MaD-Verlag, firent paraître, comme dixième fascicule de la collection Flugschriften, une sélection de poèmes de Pierre, en français et en allemand, avec des dessins de Lutz, sous le titre : Les rues, les murs, la Commune, 22 poèmes sur Mai et Juin 68. Une amie très proche de Pierre, Evy Azuelos, ayant fondé en 2009 la petite maison d’édition Aviva, publia deux de ses recueils poétiques : Le dit du poème parmi d’autres (Poèmes 1979-2009) et Je tu il ou d’aucuns (2015), dont les exemplaires qui m’ont été envoyés sont ainsi dédicacés : "pour h.m., de la part de son vieil ami et complice" et "pour h.m., au fil des mots, des années et d’une vieille amitié, ton p.g.". Un autre livre de poèmes est en préparation chez cet éditeur.

À la mort de Pierre, une amie m’a écrit que, selon elle, une époque était révolue. De la cellule originelle de Nautilus, il ne reste plus que moi, aujourd’hui. L’entreprise Nautilus actuelle, gérée par un collectif de salariés, marque une nouvelle époque à laquelle je ne suis plus associée. Travaillant à la rédaction d’une chronique de la maison d’édition, des débuts jusqu’à la disparition de Lutz, je me suis plongée dans les dossiers de correspondance entre 1972 et 1979. La correspondance entre Lutz et Pierre occupe la moitié des dossiers. Quelle chance que d’avoir ces trésors entre les mains ! Ils laissent entrevoir non seulement l’œuvre de toute une vie, mais aussi des itinéraires pour le moins singuliers : du prolo de banlieue en situation d’échec scolaire à l’éditeur de renom (Lutz) ; de la bachelière bien sage à la dépositaire de nos expériences communes ; du déserteur de la Guerre d’Algérie dans les années 50 et du combattant exalté de Mai 68 au poète installé à sa machine à écrire en 2020. 
Pierre avait 88 ans». 


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On trouvera, sur le site À contretemps, une interview de Pierre Gallissaires, sur le tard. C'est ICI

jeudi 27 août 2020

mercredi 26 août 2020

Grand remplacement : le ver était dans le fruit !

(Crédit photo : Archives Ernst Misselwitz, Paris)

«Ce qui est étrange, c'est que ce soit l'Allemand moyen qui se plaise ainsi à célébrer le sang. Si de purs Frisons vivaient ici, au moins, le discours sur la race viendrait d'une bouche elle-même racée. Mais l'Allemagne, comme on le sait, est un mélange particulièrement varié et même fécond, et elle est à coup sûr nordique pour une part minime (...). Des Celtes, des Romains et même des hommes de race alpine vivent à l'Ouest et au Sud de l'Empire ; l'Est, lui, est presque entièrement slave, avec au-dessus une mince couche de conquérants et d'immigrés qui n'est elle-même pas totalement nordique. L'expression raciste de "nordique" est même si peu patriotique que lorsqu'elle célèbre la race nordique comme la race noble elle pourrait presque être une idéologie de la haute trahison : l'Angleterre, la Scandinavie et même le nord de la France sont plus germaniques et surtout plus nordiques que le grand peuple métis de l'Allemagne ! "Germania" est un peu une internationale et son État temporel se trouve plutôt sur la Tamise que dans la Colonia Agrippina ou même que dans la ville de Zabrze, qui s'appelle aujourd'hui Hindenburg. Les racistes devraient donc jeter hors d'Allemagne non seulement les Juifs, mais encore la plus grande partie des Allemands, s'ils entendent être chez eux dans leur "Allemagne". Car dans leur chair, ils sont eux-mêmes, pour la plupart, des "pécheurs contre le sang", depuis des centaines d'années : la "race" est si douteuse, quand on n'est pas un Viking ― ou un Juif (...). Et les Juifs admettent cette absurdité qu'un peuple aux métissages sans nombre prétende être pur à cent pour cent pour calomnier Israël, et traiter en paria une race forgée depuis des siècles. Être un peuple métis comme la plupart des Allemands n'est pas un malheur en soi et ne révèle pas une valeur moindre, mais la bassesse et la bêtise empestent jusqu'au ciel lorsque ce peuple métis se met au-dessus de la race de la Bible, comme si une grand-mère juive était une maladie vénérienne. La plèbe sans visage non seulement insulte la plèbe dans le vieux peuple juif, mais s'emporte, encore, contre la substance de ce peuple dont il a jadis reçu la Bible ! Oui, si l'on reste un instant dans l'idéologie de la race, il faut le dire : seule la "canaille" peut ainsi se déchaîner contre la "race"...»

(Ernst Bloch, «Saxons sans forêt», 1929)      

Grand remplacement : ouvrez les yeux !

Grand remplacement : voir la réalité en face !

Du nouveau sur le front du désir «conscientisé par les causes sociétales actuelles»

Avis à ceux ou celles qui auraient des pensées qu'ils ou elles pensent réellement :
(source : Grazia, 18-08-20)

Avis aux amusés impénitents de l'art qu'ont certains journalistes professionnels de ne jamais se laisser harponner ni par les Wokefisher à deux balles ni par l'orthographe et la syntaxe non-intersectionnelles, voire non-éthiques  
(source : Grazia, 18-08-20)

Moralité
(«sur le même sujet»)
(source : Grazia, 18-08-20)

mardi 25 août 2020

Grand Hôtel de l'Abîme

Y aurait pourtant de la diff de tracts à faire, bande de petits jouisseurs infâmes !

Le texte ci-dessous n'a pas pris une ride. Comme le marxisme-léninisme orthodoxe, au fond : toujours d'attaque. Primat de la critique «économique» sur la critique purement «idéologique», effets stigmatisés ― comme regrettablement délétères ―  de «l'ivresse intellectuelle» au temps de la décadence, haro jeté sur le moindre doute qu'on oserait manifester contre l'engagement «quotidien» dans une pratique «révolutionnaire»  (comprendre, ici : au service de l'URSS), pratique signifiant pourtant rien de moins qu'un «salto vitale (sic) au-dessus de l'abîme»... Bigre. Venant d'un homme qui avait, autrefois, dans une autre vie, écrit un livre intitulé Histoire et conscience de classe, que tous ceux qu'il attaque là avaient tant aimé, qui avait eu, sur eux, une telle influence, le coup était un peu fort. Il fut apprécié comme tel. Mais le sommet de l'abjection se trouve sans doute dans les lignes qui précèdent. Évoquant à mots à peine couverts la fondation de l'Institut de Recherche Sociale de Francfort, sous la houlette du millionnaire marxiste Félix Weill, Lukács en remet une couche dans le registre à succès La petite-bourgeoisie radicale objectivement manipulée par la grande «(...) dans la période impérialiste, de nombreux courants oppositionnels vont être dès le départ financés par le capitalisme, ils obtiennent une avance matérielle sur leur réussite future, car il peut parfois même être rentable pour un entrepreneur capitaliste de financer des orientations oppositionnelles en littérature et en art, même si selon toute vraisemblance leur influence ne dépassera jamais un cercle étroit de l’intelligentsia. Il n’est pas contestable que se crée ainsi pour les courants d’opposition une marge de manœuvre plus large et en apparence plus libre que dans des périodes précédentes. Mais il n’est également pas douteux que précisément par-là, cette liberté devient encore plus apparente qu’elle ne l’était auparavant. Encore une fois, ceci n’est pas à entendre au sens d’une corruption directe, tout au moins pas dans de très nombreux cas [souligné par nous]»

Quelle délicatesse. 
Et quelle mansuétude, camarade.

Précision utile : la chambre de Horkheimer est située au sommet de l'établissement (la dernière sur l'extrême-droite). Celle d'Adorno donne directement, pour plus de convénience,  sur la salle de Jazz.

«Telle est la situation sociale du Grand Hôtel de l’Abîme. Ouvertement, les problèmes du capitalisme pourrissant deviennent de plus en plus insolubles. Des couches toujours plus larges de la meilleure part de l’intelligentsia, justement, ne peuvent plus d’eux-mêmes s’habituer à ce cauchemar de l’insolubilité de ces problèmes dont la solution est leur base vitale spécifique, dont la réponse constitue la base tant matérielle qu’intellectuelle de leur existence. C’est précisément la part la plus sérieuse et la meilleure d’entre eux qui parvient jusqu’à l’abîme qu’est la compréhension de l’insolubilité de ces problèmes. Près de l’abîme d’où l’on voit la double perspective suivante : d’un côté, l’impasse intellectuelle irrémédiable, l’autodestruction de leur propre existence intellectuelle, la chute dans l’abîme du désespoir, et de l’autre côté le salto vitale dans un avenir lumineux. Ce choix, précisément pour un producteur de littérature, quelles que soient les circonstances, est extraordinairement difficile.
Car c’est justement eux qui doivent se transformer eux- mêmes, dans une mesure beaucoup plus grande que n’importe quelle autre couche de la société, pour être capable de ce saut. Ils doivent justement rejeter cette illusion qui a été le produit nécessaire de leur situation de classe et la base de toute leur vision du monde et existence spirituelle : l’illusion de la priorité de l’idéologie sur le matériel, sur l’économique ; ils doivent abandonner la hauteur "distinguée" des problématiques et solutions qui étaient jusqu’ici les leurs, et apprendre à voir que les problématiques économiques "brutales", "ordinaires", "massives" de la vie quotidienne constituent le seul point solide à partir duquel ils peuvent trouver une solution pour des problèmes qui pour eux étaient jusqu’ici insolubles.
Le Grand Hôtel de l’Abîme a ‒ involontairement ‒ été construit pour rendre ce saut encore plus difficile. Nous avons déjà parlé du confort matériel ‒ certes relatif ‒ que la bourgeoisie parasitaire de l’époque impérialiste peut donner à ses oppositions idéologiques. Mais la relativité de ce confort matériel, sa modestie et sa précarité en comparaison de celui qu’offre la bourgeoisie à ses sbires idéologiques directs, font partie des éléments du confort intellectuel. Elles renforcent l’illusion d’indépendance à l’égard de la bourgeoisie, et en particulier la position au-dessus des classes sociales, l’illusion de leur propre héroïsme, de leur propre abnégation, l’illusion d’avoir rompu avec la bourgeoisie, avec la culture bourgeoise, et cela dans une situation où l’on se trouve encore les deux pieds en terrain bourgeois.
Le confort intellectuel de l’hôtel se concentre donc sur la stabilisation de ces illusions, on vit dans cet hôtel dans une liberté intellectuelle des plus troublantes : tout est permis, rien n’échappe à la critique. Pour chaque type de critique radicale, il y a ‒ dans le cadre des limites invisibles ‒ des espaces spécialement aménagés. Si l’on veut fonder une secte pour une solution idéologique brevetée pour tous les problèmes culturels, alors il y a à disposition les espaces de réunion nécessaires. Si l’on est un "solitaire" qui, incompris de tous, cherche seul son chemin, alors on a sa chambre spéciale bien aménagée, dans laquelle, entouré de toute la culture du présent, on peut vivre "dans le désert" ou dans la "cellule d’un couvent". Le Grand Hôtel de l’Abîme est soigneusement aménagé pour tous les goûts, pour toutes les orientations. Toute forme d’ivresse intellectuelle, mais en même temps toute forme d’ascèse, d’auto-mortification, sont autorisées de la même manière ; et non seulement elles sont permises, mais il y a des bars brillamment pourvus pour les premiers et des équipements de gymnastique de la meilleure qualité et des chambres de torture pour les besoins des derniers. Et on se préoccupe, non seulement de la solitude, mais aussi de la convivialité de toutes sortes. Chacun, sans être vu, peut être témoin de l’activité de tous les autres ; chacun peut avoir la satisfaction d’être le seul raisonnable dans une tour de Babel de la folie universelle. La danse macabre des visions du monde qui se déroule dans cet hôtel tous les jours et tous les soirs, devient pour ses locataires un jazz-band agréable et entraînant, où ils trouvent un délassement après leur dure journée d’efforts. Est-ce un miracle si de nombreux intellectuels, à la fin d’un cheminement pénible et désespéré pour venir à bout des problèmes de la société bourgeoise insolubles d’un point de vue bourgeois, arrivés au bord de cet abîme, préfèrent s’installer dans cet hôtel plutôt que de quitter leurs habits flamboyants et de tenter le salto vitale au-delà de l’abîme ? Est-ce un miracle si cet hôtel brillamment aménagé pour les plus hautes sommités de l’intelligentsia trouve partout dans l’intelligentsia et la petite bourgeoisie ses imitations moins prestigieuses, plus provinciales ? Dans la société bourgeoise contemporaine, il y a toute une série de stades intermédiaires entre le jazz-band de la danse macabre des visions du monde à l’orchestration raffinée, jusqu’aux orchestres ou gramophones ordinaires des bars réels où ‒ la plupart du temps totalement à l’insu des petits bourgeois présents ‒ on joue et l’on boit également à la danse macabre des visions du monde.
Le Grand Hôtel de l’Abîme ne demande à ses hôtes aucune légitimation autre que celle du niveau intellectuel. Mais c’est pourtant dans cette liberté complète que se manifestent précisément les limites invisibles. Car pour l’intelligentsia bourgeoise, le niveau intellectuel consiste précisément à traiter les problèmes idéologiques de manière purement idéologique, à rester cantonné dans le cercle enchanté de l’idéologie». 

(Georg Lukács, «Grand Hôtel de l'Abîme», 1933. Traduction : Jean-Pierre Morbois).


lundi 24 août 2020

Merci Munich !!!

samedi 22 août 2020

Rappel

vendredi 21 août 2020

سارة حجازي‎

Sarah Hegazy (1989-2020)

«La presse internationale, à l’instar du New York Times, s’est émue du suicide de Sarah Hegazy, une militante égyptienne qui avait trouvé refuge au Canada en 2018. Ce drame, survenu à Toronto le 14 juin, ne saurait toutefois être relégué au rang de banal fait divers. En effet, il met en lumière la persécution des homosexuels par le régime égyptien et, plus largement, soulève la question de l’homophobie d’État dans les pays arabo-musulmans. 

Le calvaire de Sarah Hegazy a débuté le 22 septembre 2017 au Caire. La jeune femme assiste en soirée au concert de la formation libanaise de rock alternatif Mashrou’ Leila, dont le chanteur, Hamed Sinno, assume ouvertement son homosexualité. Parmi les 35 000 personnes rassemblées au Cairo Festival City, un groupe de spectateurs agite un drapeau arc-en-ciel, devenu un symbole LGBTQI+. 


Cet acte isolé donne lieu, dès le lendemain, à une vague de répression ciblant des individus identifiés comme homosexuels. D’après l’agence Reuters, une trentaine de personnes ont été arrêtées par la police égyptienne – certaines ont subi des examens anaux forcés, agissements dénoncés par Amnesty International qui parle alors de véritable "campagne de répression homophobe" –, avant d’être poursuivies par les autorités pour "promotion de la déviance sexuelle" ou "débauche". Début octobre 2017, le nom de Sarah Hegazy – accusée avec deux hommes d’avoir "formé un groupe contraire à la loi" et de "propager son idée" – apparaît dans la presse étrangère qui la présente comme "la première femme à être impliquée dans ce genre d’affaire depuis de nombreuses années". 

Durant sa détention, elle est torturée par des policiers qui lui infligent des chocs électriques et lui imposent l’isolement carcéral. Pourtant, son martyre ne s’arrête pas là. "La police incite les autres détenues à l’agresser sexuellement et à abuser d’elle verbalement", comme l’indique la chercheuse Rasha Younes. La jeune Égyptienne sera libérée sous caution au bout de trois mois, après un séjour dans un hôpital psychiatrique.

Dans un article paru au moment des faits dans le trimestriel américain de gauche Jacobin, le journaliste égyptien et militant socialiste Hossam El-Hamalawy éclaire une autre facette de Sarah Hegazy : celle-ci a "démissionné du parti de gauche Pain et Liberté peu avant son arrestation parce que l’organisation avait refusé d’exprimer sa solidarité avec la communauté LGBT". En effet, dans un communiqué publié début octobre 2017 sur sa page Facebook, l’organisation réclame la libération de la militante, arrêtée à son domicile, tout en restant vague sur les motifs de son interpellation, évitant ainsi d’aborder explicitement la question de la répression sexuelle. Cela s’explique sans doute par le climat de "chasse aux sorcières" anti-gay qui règne alors en Égypte. Un imam de la mosquée d’al-Azhar déclare dans un prêche que son institution "combattra avec force la dégénérescence et la déviance sexuelles", tandis que le Conseil suprême de régulation des médias – un organisme étatique – interdit toute "promotion de l’homosexualité" qu’il qualifie de "maladie honteuse à cacher". 

De fait, l’ensemble de la classe politique égyptienne – y compris les opposants au régime dictatorial d’Abdel Fattah al-Sissi – a suivi cette tendance ou a peiné à s’en démarquer. À l’exception notable du parti trotskiste al-Ishtirakiyun al-Thawriyun ("Socialistes révolutionnaires") qui a, fin septembre 2017, explicitement dénoncé la campagne de haine ciblant les homosexuels. Cette prise de position courageuse, qui tranche avec la rigidité de nombreux groupes marxistes sur la question sexuelle, a été commentée favorablement par l’auteur égyptien Mahammad Fathy Kalfat dans Mada Masr. Celui-ci y a vu "l’aboutissement d’un développement qualitatif qui a débuté au cours des dernières années. Nous semblons maintenant avoir un véritable mouvement féministe en Égypte, souvent radical, et loin du discours élitiste des femmes du Parti national démocratique".  

En réalité, la trajectoire de Sarah Hegazy illustre l’évolution d’une génération qui s’est politisée avec le Printemps arabe comme l’atteste son portrait publié dans Le Monde. Née en 1989, elle est salafiste durant sa scolarité au collège et au lycée. Quand la révolution chasse Hosni Moubarak du pouvoir en 2011, l’étudiante s’ouvre à la pensée du communiste Karl Marx et de la féministe Simone de Beauvoir. Progressivement, elle assume à la fois son homosexualité et son athéisme – entre-temps, l’ex-musulmane avait ôté son voile – tout en participant à la fondation du parti socialiste Eish we Horria ("Pain et Liberté"), lancé fin 2013 pour "promouvoir les valeurs de la révolution, un réel développement et la redistribution de la richesse au profit de la classe ouvrière". En brandissant le drapeau arc-en-ciel le soir du 22 septembre 2017, la militante égyptienne avait alors le sentiment de "se déclarer ouvertement dans une société qui hait tout ce qui est différent de la norme", ainsi qu’elle le déclarait à Deutsche Welle peu après sa libération.

Un an après cet événement qui a constitué un tournant décisif pour celle qui n’avait pas encore 30 ans, Sarah Hegazy a écrit un texte pour Mada Masr dans lequel elle fustigeait aussi bien les autorités égyptiennes que les islamistes, sans pour autant épargner sa propre société : "Quiconque diffère, quiconque n’est pas un homme hétérosexuel musulman sunnite qui soutien le régime en place, est considéré comme persécuté, intouchable ou mort. La société a applaudi le régime quand il m’a arrêtée, moi et Ahmed Alaa, le jeune qui a tout perdu pour avoir porté le drapeau arc-en-ciel. Les Frères musulmans, les salafistes et les extrémistes sont finalement tombés d’accord avec les pouvoirs en place : ils sont d’accord nous concernant. Ils sont d’accord sur la violence, la haine, les préjugés et la persécution. Ils sont probablement les deux faces d’une même pièce". 

La militante ne pouvait cependant pas oublier ses amis, trop rares, et ses ennemis, très nombreux, en raison de sa remise en cause frontale des normes patriarcales ou religieuses en vigueur dans une société conservatrice soumise à un régime autoritaire. Contrainte à l’exil, elle rejoint le Canada en septembre 2018 sans parvenir à surmonter le traumatisme causé par les tortures et la détention. Mais elle n’a pas abandonné son combat pour autant puisque celle qui s’affirmait "communiste" a rejoint le Spring Socialist Network dès sa fondation.

Avant de mettre fin à ses jours, Sarah Hegazy a laissé un mot : "À mes frères et sœurs – j’ai essayé de trouver le salut mais j’ai échoué, pardonnez-moi. À mes amis – l’épreuve est dure et je suis trop faible pour l’affronter, pardonnez-moi. Au monde – tu as été extrêmement cruel, mais je te pardonne".

Sarah Hegazy a-t-elle échoué ? Son audace a plutôt mis en lumière la faillite de nombreux démocrates et progressistes du monde arabo-musulman, bien trop frileux pour déchirer le voile de l’hypocrisie sociale, car tenus tous autant qu’ils sont par des calculs politiques à courte vue ou bloqués par des barrières psychologiques qu’ils se révèlent incapables de remettre en question, souvent pour des considérations idéologiques et générationnelles. Sarah Hegazy doit-elle être pardonnée ? Son sacrifice ne sera pas vain si les individus désireux de donner un sens véritable aux notions de liberté et d’égalité dans le monde arabo-musulman – et bien au-delà – s’entendent pour ne pas faire de lutte contre l’homophobie d’État – et donc pour la dépénalisation de l’homosexualité, et, par extension, du désir entre adultes consentants – un enjeu secondaire.

S’ils s’entendent pour ne pas opposer les luttes sociales et la consécration de la liberté de conscience ; s’ils s’entendent, enfin, pour faire en sorte que les empêcheurs de tourner en rond ne soient plus inquiétés pour un trait d’humour profane sous le soleil de Tunis ou pour avoir fait briller les couleurs de l’arc-en-ciel dans la nuit du Caire».

(Nedjib Sidi Moussa, «Sarah Hegazy, 30 ans, victime de l’homophobie d’État», Middle east eye, 4-08-2020)

jeudi 20 août 2020

Sponsorisé par Virginie Despentes, Les Inrocks, etc

(source : Le Monde, 20-08-20)


Dieu ne serait 
donc pas...
une fille ?

« Qu'est-ce que ça veut dire d'être une chauve-souris ? »


 1- Milieux et subjectivité animale
«L'éthologie contemporaine déteste toujours autant la plongée en apnée dans les subjectivités animales, mais quelques francs-tireurs se préoccupent comme d'une guigne des oukazes de leurs collègues. On connaît donc un peu mieux les mondes intérieurs des animaux, malgré les sophismes plus ou moins rigolos de quelques philosophes au cuir paléolithique comme l'Américain Thomas Nagel qui écrivit jadis un article célèbre qui s'intitulait sobrement "Qu'est-ce que ça veut dire d'être une chauve-souris ?" avant de conclure doctement qu'on ne le saura jamais, qu'il est impossible, en d'autres termes, de fournir une description objective des états subjectifs d'un animal non-humain. À cette prétention pour le moins définitive, l'artiste brésilien Eduardo Kac répondit en construisant un artefact immersif qui permettait au visiteur de son installation d'être une chauve-souris au milieu de vraies chauves-souris. Les philosophes diront que c'est au mieux une grossière approximation, et ils n'auront pas totalement tort. Mais une approximation (même grossière !) est d'une autre nature qu'une impossibilité (même courtoise...). Les Umwelten [milieux] non-humains, c'est-à-dire les environnements globaux des animaux envisagés du point de vue de celui qui vit dedans et qui vit avec, ne sont pas inaccessibles à l'humain, ils sont tout simplement d'accès difficile. Ce n'est pas pareil. 
Le Dr Joyce Pool, avec ses potes

Qui s'intéresse à l'éthologie et à la psychologie comparée contemporaine sera donc passionné par la multiplication des travaux qui explorent les mondes subjectifs de l'animal, c'est-à-dire précisément les façons qu'a l'animal de s'engager dans des environnements qu'il finit par faire siens ― ce que sont finalement les Umwelten [milieux]. On peut citer les travaux de Joyce Poole sur les éléphants, de Bernd Heinrich sur les corbeaux, de Shirley Strum sur les babouins, de David Merch sur les loups, de Jane Goodall sur les chimpanzés, et de très nombreux autres».

(Dominique Lestel, «De Jakob von Uexküll à la biosémiotique») 


***
2-Casser les noix...
Ci-dessus : l'Umwelt urbain du corbeau. «Les corbeaux (...) sont parfois plus habiles que les singes : pour dénicher des insectes, ils sont capables de tordre les brindilles de façon méticuleuse et transportent leur outil plutôt que de perdre du temps à en fabriquer un nouveau. Casser une noix n’est pas un problème : ils la posent sur une route et attendent qu’une voiture roule dessus. Ils utilisent même les feux pour savoir quand ils peuvent récupérer la nourriture en toute sécurité...» (source : Sweet Random Science


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3-Jouer comme l'éléphant 

«Je n'ai pas le loisir ici d'approfondir chacun de ces merveilleux travaux et je vais seulement évoquer un peu plus longtemps l'un d'eux à titre d'exemple. Joyce Poole a étudié les éléphants sauvages d'Afrique pendant des années avant de soutenir une thèse de doctorat sur leur comportement à Cambridge. La familiarité qu'elle a acquise avec ces mammifères étranges aux grandes oreilles lui a permis de développer ce qu'elle appelle elle-même une "vraie intuition" de leur monde sensoriel. Une multitude de détails très fins doivent en effet être saisis pour pouvoir pénétrer dans leur Umwelt [milieu]. Poole évoque à cet égard une activité révélatrice. Elle décrit la marche très particulière d'un mâle qui cherche une femelle pour s'accoupler avec elle : anajua pahali anapoenda ― "il sait où il va et nous ne le savons pas". Plonger dans les mondes subjectifs de l'éléphant est pourtant d'autant moins facile que ce dernier a à sa disposition un répertoire sensoriel dont nous n'avons aucune expérience. L'éléphant est par exemple sensible aux infrasons à des niveaux de haute pression. Il s'ensuit entre autres choses que les éléphants s'orientent moins par leur vision qu'à partir d'un paysage sonore qui peut s'étendre sur des kilomètres. Joyce Poole ne se laisse pourtant pas impressionner par les difficultés de la tâche dont elle est néanmoins tout à fait consciente et elle n'hésite pas à évoquer la vie "imaginaire" de ses grands mammifères favoris, en particulier lorsqu'ils jouent ensemble et qu'ils chargent un ennemi inexistant ! »

(Dominique Lestel, op. cit., préface à Milieu animal et milieu humain, de Jakob von Uexküll, Rivages, p. 15-16) 

mercredi 19 août 2020

mardi 18 août 2020

General Intellect


«Attribuer le pouvoir souverain à la masse du peuple plutôt qu'à la minorité des citoyens les meilleurs semblerait être une solution valable et offrirait sans doute des difficultés, mais peut-être aussi quelque vérité. La majorité, en effet, dont chaque membre n'est pas un homme vertueux, peut cependant par l'union de tous être meilleure que cette élite, non pas individuellement mais collectivement, de même que les repas à frais communs sont meilleurs que ceux dont une seule personne fait la dépense. Du fait qu'ils sont plusieurs, chacun a sa part de vertu et de sagesse pratique, et de leur union naît comme un seul homme à plusieurs pieds, plusieurs mains et doué de plusieurs sens, et il en va de même pour le caractère et l'intelligence » 

(Aristote, Les Politiques, III-11, 1281a)

lundi 17 août 2020

En mode cluster-convivial

Contre Julien Freund (et tous les autres démocrates pour rire...)




«Grâce en soient rendues à l'importance qu'avait encore récemment la culture classique dans notre enseignement secondaire et supérieur, la référence à Platon n'est pas chez Julien Freund implicite ou inconsciente mais parfaitement explicite : 

"Si nous analysons l'essai de démocratie directe inaugurée par les étudiants lors des événements du printemps 1968, nous ne pouvons pas ne pas songer à ce que Platon écrivait à ce propos dans le livre VIII de la République" (Freund, L'essence du politique, p.13). 

Le texte visé est probablement celui-ci : 

"La même maladie...qui, née dans l'oligarchie, a causé sa ruine, naissant ici aussi de la liberté, s'y développe avec plus de force et de virulence et réduit à l'esclavage l'état démocratique ; car il est certain que tout excès amène généralement une violente réaction, que ce soit dans les saisons, les plantes ou les corps, et dans les gouvernements plus que partout ailleurs" (République, VIII, 563e-564a).

"Cette complaisance [écrit encore J. Freunddes démocraties à la violence est aussi vieille que l'histoire... Elle affaiblissait les Athéniens devant la menace de Philippe" (ibid.)

Ici, l'historien de l'Antiquité s'étonne, car la démocratie athénienne n'était plus, au IVe siècle, ni violente ni activiste. C'est du manque de conscience civique de ses concitoyens, de leur "passivité" que se plaint constamment Démosthène. Mais précisément, pour Julien Freund, il convient de distinguer le politique, qui est une essence, et la politique qui est une activité envahissante et, à la limite, destructrice du politique. Qu'en est-il de la démocratie dont le concept proprement politique est l'égalité ?

"Même en démocratie, le danger consiste à faire de la politique pour elle-même, ce qui veut dire considérer toutes les choses sous l'angle exclusif de la démocratie... Chercher à tout démocratiser n'est qu'une des manières de tout politiser" (Freund, op. cit., p. 30).

Laissons donc la démocratie à son seul secteur qui est le politique. Ni l'université, ni, je suppose, l'entreprise ne relèvent de la démocratie.

"La démocratie est par essence et par définition un régime politique et non point un régime scolaire ; en conséquence la pédagogie est soumise aux présupposés et aux lois de l'éducation et non à celles de la politique ou de l'économie..." (id., p. 80)

Platon vivait dans une démocratie esclavagiste où seuls les hommes pouvaient être citoyens, les femmes étant, comme les esclaves, bien que pour d'autres raisons, écartées de la vie politique. Ajoutons qu'Athènes n'a connu de son temps ni révolte servile sérieuse, ni révolte féminine. La logique de la démocratie ne lui en inspirait pas moins de très sérieuses et très remarquables inquiétudes : 

"Le dernier excès où atteint l'abus de la liberté dans un pareil gouvernement, c'est quand les hommes et les femmes qu'on achète ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetés. J'allais oublier de dire jusqu'où vont l'égalité et la liberté dans les rapports des hommes et des femmes" (Platon, République, VIII, 563b). 

Platon n'était pas démocrate, au contraire de Julien Freund, mais le danger que représente un débordement de la démocratie hors du politique est perçu de façon semblable. Il est remarquable que ceux des marxistes qui parlent d'une "démocratie formelle", qu'il est loisible de supprimer pour installer la "démocratie réelle" au niveau socio-économique, font, en réalité, exactement le même raisonnement. Comme l'écrit fort justement Claude Lefort : 

"On est en droit de se demander, à considérer l'histoire récente, si là où une démocratie bourgeoise n'a jamais réussi à s'implanter, il y a quelque possibilité de créer des formes démocratiques nouvelles, ou s'il n'y a pas comme un accroc irréparable dans le tissu social. Peut-être devrait-on observer que cette démocratie, si formelle soit-elle, a un effet d'entraînement nécessaire dont une société ne peut se passer sans danger" (in Éléments pour une critique de la bureaucratie, p. 332).»

    (Pierre Vidal-Naquet, Préface à Démocratie antique et démocratie moderne, de Moses I. Finley, 1976)

mardi 11 août 2020

Critique de la faculté de juger téléologique

Ci-dessus : subjectivité d'espèce (détail)

1-But du sujet et plan de la Nature
«Comme nous humains sommes habitués à conduire notre existence péniblement de but en but, nous sommes de ce fait convaincus que les animaux vivent de la même manière. C'est une erreur fondamentale de croire qui a jusqu'à présent toujours mené la recherche sur de fausses voies.
Il est vrai que personne ne prêtera de buts à un oursin ou à un ver de terre. Mais déjà pour décrire la vie de la tique, nous avions dit qu'elle «guettait» sa proie. À travers cette expression, même si c'est involontaire, nous avons déjà laissé les petits tracas de la vie quotidienne des humains s'immiscer dans la vie de la tique qui est uniquement commandée par le plan de la nature. 
Notre première préoccupation doit en ce sens être d'éteindre le feu follet du but durant l'examen des milieux. cela ne peut se faire que si nous ordonnons la manifestation de la vie animale à la perspective du plan. Peut-être que, par la suite, certains actes de mammifères supérieurs s'avéreront des actes intentionnels qui sont eux-mêmes ordonnés au plan général de la nature [souligné par le Moine Bleu, en vacances]».

2-Plan de la nature et Instinct 
«La mise en parallèle entre but du sujet et plan de la nature nous épargne la question de l'instinct, par laquelle on ne peut rien entreprendre de correct. 
Pour devenir un chêne, le gland a-t-il besoin d'un instinct, ou encore un groupe de cellules mésodermiques en a-t-il besoin pour former un os ? Si l'on répond par la négative et que l'on pose à la place de l'instinct un plan de la nature comme facteur d'ordre, on reconnaîtra alors le règne de plans de nature aussi bien dans le tissage de la toile d'araignée que dans la nidification de l'oiseau car, dans les deux cas, il n'est pas question de but individuel.
L'«instinct» est seulement un produit de l'embarras et se trouve mobilisé quand on nie les plans supra-individuels de la nature. Et on les nie parce que l'on échoue à se faire une idée juste de ce qu'est un plan, car ce n'est ni une substance ni une force. Il n'est pourtant pas difficile d'acquérir une expérience du plan si l'on s'en tient à un exemple concret : pour planter un clou dans le mur, le plan le plus parfait ne suffit pas si l'on n'a pas de marteau, mais le marteau le plus parfait ne suffit pas non plus si l'on n'a pas de plan et que l'on s'en remet au hasard. On se tape alors sur les doigts».

(Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain)

dimanche 2 août 2020

Éthique, agressivité, propriété

«Rien de la psychanalyse n’est vrai, hormis ses exagérations»
 (Theodor Adorno, Minima Moralia, réflexions sur la vie mutilée)

«Le surmoi de la civilisation a formé ses idéaux et posé ses exigences. Parmi ces dernières, celles qui concernent les relations mutuelles des hommes sont réunies sous le nom d'éthique. À toutes les époques, on a fait grand cas de cette éthique, comme si on en attendait des performances exceptionnelles. Or, celle-ci touche à un domaine qui est, à l'évidence, le point le plus faible de toute la civilisation. Il faut donc la considérer comme une tentative thérapeutique, un effort mis en œuvre pour atteindre, via un commandement du surmoi, ce que les autres travaux de la civilisation n'ont pu apporter jusqu'alors. Nous savons déjà qu'il s'agit, en l'occurrence, de trouver un moyen de balayer le plus grand obstacle à la civilisation : la tendance constitutionnelle des hommes à s'agresser les uns les autres ; et c'est justement pour cette raison que le commandement sans doute le plus récent du surmoi de la civilisation, savoir : Tu aimeras ton prochain comme toi-même, nous semble si intéressant.
Dans l'exploration et la thérapie des névroses, nous sommes amenés à reprocher deux choses au surmoi de l'individu : dans la rigueur de ses interdits et de ses injonctions, il se soucie trop peu du bonheur du moi, car il ne tient assez compte ni des résistances contre leur observance, ni de la force pulsionnelle du ça, ni encore des difficultés concrètes de l'environnement. De sorte que, dans une optique thérapeutique, nous sommes très souvent obligés de combattre le surmoi et de nous efforcer de rabaisser ses exigences. On peut soulever des objections tout à fait semblables contre les exigences éthiques du surmoi de la civilisation. Lui non plus ne se préoccupe pas assez des réalités de la constitution psychique humaine : il lance un ordre sans se demander si les hommes peuvent le suivre. Il suppose, au contraire, que tout ce qu'on charge le moi humain de faire est psychologiquement possible, et que ce moi exerce un pouvoir absolu sur son ça. Or, cela est faux et même chez les hommes soi-disant "normaux", la maîtrise du ça ne dépasse pas certaines limites. Si on exige davantage de l'individu, on le pousse à se révolter, ou à sombrer dans le malheur ou la névrose. Le commandement Tu aimeras ton prochain comme toi-même est la plus forte défense contre l'agressivité humaine et démontre à merveille que le surmoi de la civilisation n'obéit pas à une logique psychologique. Or, ce commandement est irréalisable ; une inflation de l'amour aussi considérable ne peut qu'en diminuer la valeur, et ne supprime pas le malheur.
La civilisation, elle, ne tient pas compte de tout ça ; elle proclame simplement que plus la prescription est difficile à suivre, plus son observance est méritoire. Mais l'homme qui, dans la civilisation actuelle, se conforme à cette règle, ne fait que se désavantager par rapport à celui qui la dédaigne. La civilisation doit décidément être terriblement entravée par l'agressivité pour forger une défense contre elle qui rende aussi malheureux que la pulsion elle-même ! L'éthique, qui s'appuie sur la religion, fait dans le fond appel à ses promesses d'un monde meilleur. Toutefois, à mon sens, tant que la vertu ne sera pas déjà récompensée sur la terre, l'éthique prêchera en pure perte. Il me paraît aussi indubitable qu'un changement réel dans les rapports des hommes à la propriété sera ici bien plus utile que n'importe quel commandement éthique...» 

(Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930)