mardi 25 août 2020

Grand Hôtel de l'Abîme

Y aurait pourtant de la diff de tracts à faire, bande de petits jouisseurs infâmes !

Le texte ci-dessous n'a pas pris une ride. Comme le marxisme-léninisme orthodoxe, au fond : toujours d'attaque. Primat de la critique «économique» sur la critique purement «idéologique», effets stigmatisés ― comme regrettablement délétères ―  de «l'ivresse intellectuelle» au temps de la décadence, haro jeté sur le moindre doute qu'on oserait manifester contre l'engagement «quotidien» dans une pratique «révolutionnaire»  (comprendre, ici : au service de l'URSS), pratique signifiant pourtant rien de moins qu'un «salto vitale (sic) au-dessus de l'abîme»... Bigre. Venant d'un homme qui avait, autrefois, dans une autre vie, écrit un livre intitulé Histoire et conscience de classe, que tous ceux qu'il attaque là avaient tant aimé, qui avait eu, sur eux, une telle influence, le coup était un peu fort. Il fut apprécié comme tel. Mais le sommet de l'abjection se trouve sans doute dans les lignes qui précèdent. Évoquant à mots à peine couverts la fondation de l'Institut de Recherche Sociale de Francfort, sous la houlette du millionnaire marxiste Félix Weill, Lukács en remet une couche dans le registre à succès La petite-bourgeoisie radicale objectivement manipulée par la grande «(...) dans la période impérialiste, de nombreux courants oppositionnels vont être dès le départ financés par le capitalisme, ils obtiennent une avance matérielle sur leur réussite future, car il peut parfois même être rentable pour un entrepreneur capitaliste de financer des orientations oppositionnelles en littérature et en art, même si selon toute vraisemblance leur influence ne dépassera jamais un cercle étroit de l’intelligentsia. Il n’est pas contestable que se crée ainsi pour les courants d’opposition une marge de manœuvre plus large et en apparence plus libre que dans des périodes précédentes. Mais il n’est également pas douteux que précisément par-là, cette liberté devient encore plus apparente qu’elle ne l’était auparavant. Encore une fois, ceci n’est pas à entendre au sens d’une corruption directe, tout au moins pas dans de très nombreux cas [souligné par nous]»

Quelle délicatesse. 
Et quelle mansuétude, camarade.

Précision utile : la chambre de Horkheimer est située au sommet de l'établissement (la dernière sur l'extrême-droite). Celle d'Adorno donne directement, pour plus de convénience,  sur la salle de Jazz.

«Telle est la situation sociale du Grand Hôtel de l’Abîme. Ouvertement, les problèmes du capitalisme pourrissant deviennent de plus en plus insolubles. Des couches toujours plus larges de la meilleure part de l’intelligentsia, justement, ne peuvent plus d’eux-mêmes s’habituer à ce cauchemar de l’insolubilité de ces problèmes dont la solution est leur base vitale spécifique, dont la réponse constitue la base tant matérielle qu’intellectuelle de leur existence. C’est précisément la part la plus sérieuse et la meilleure d’entre eux qui parvient jusqu’à l’abîme qu’est la compréhension de l’insolubilité de ces problèmes. Près de l’abîme d’où l’on voit la double perspective suivante : d’un côté, l’impasse intellectuelle irrémédiable, l’autodestruction de leur propre existence intellectuelle, la chute dans l’abîme du désespoir, et de l’autre côté le salto vitale dans un avenir lumineux. Ce choix, précisément pour un producteur de littérature, quelles que soient les circonstances, est extraordinairement difficile.
Car c’est justement eux qui doivent se transformer eux- mêmes, dans une mesure beaucoup plus grande que n’importe quelle autre couche de la société, pour être capable de ce saut. Ils doivent justement rejeter cette illusion qui a été le produit nécessaire de leur situation de classe et la base de toute leur vision du monde et existence spirituelle : l’illusion de la priorité de l’idéologie sur le matériel, sur l’économique ; ils doivent abandonner la hauteur "distinguée" des problématiques et solutions qui étaient jusqu’ici les leurs, et apprendre à voir que les problématiques économiques "brutales", "ordinaires", "massives" de la vie quotidienne constituent le seul point solide à partir duquel ils peuvent trouver une solution pour des problèmes qui pour eux étaient jusqu’ici insolubles.
Le Grand Hôtel de l’Abîme a ‒ involontairement ‒ été construit pour rendre ce saut encore plus difficile. Nous avons déjà parlé du confort matériel ‒ certes relatif ‒ que la bourgeoisie parasitaire de l’époque impérialiste peut donner à ses oppositions idéologiques. Mais la relativité de ce confort matériel, sa modestie et sa précarité en comparaison de celui qu’offre la bourgeoisie à ses sbires idéologiques directs, font partie des éléments du confort intellectuel. Elles renforcent l’illusion d’indépendance à l’égard de la bourgeoisie, et en particulier la position au-dessus des classes sociales, l’illusion de leur propre héroïsme, de leur propre abnégation, l’illusion d’avoir rompu avec la bourgeoisie, avec la culture bourgeoise, et cela dans une situation où l’on se trouve encore les deux pieds en terrain bourgeois.
Le confort intellectuel de l’hôtel se concentre donc sur la stabilisation de ces illusions, on vit dans cet hôtel dans une liberté intellectuelle des plus troublantes : tout est permis, rien n’échappe à la critique. Pour chaque type de critique radicale, il y a ‒ dans le cadre des limites invisibles ‒ des espaces spécialement aménagés. Si l’on veut fonder une secte pour une solution idéologique brevetée pour tous les problèmes culturels, alors il y a à disposition les espaces de réunion nécessaires. Si l’on est un "solitaire" qui, incompris de tous, cherche seul son chemin, alors on a sa chambre spéciale bien aménagée, dans laquelle, entouré de toute la culture du présent, on peut vivre "dans le désert" ou dans la "cellule d’un couvent". Le Grand Hôtel de l’Abîme est soigneusement aménagé pour tous les goûts, pour toutes les orientations. Toute forme d’ivresse intellectuelle, mais en même temps toute forme d’ascèse, d’auto-mortification, sont autorisées de la même manière ; et non seulement elles sont permises, mais il y a des bars brillamment pourvus pour les premiers et des équipements de gymnastique de la meilleure qualité et des chambres de torture pour les besoins des derniers. Et on se préoccupe, non seulement de la solitude, mais aussi de la convivialité de toutes sortes. Chacun, sans être vu, peut être témoin de l’activité de tous les autres ; chacun peut avoir la satisfaction d’être le seul raisonnable dans une tour de Babel de la folie universelle. La danse macabre des visions du monde qui se déroule dans cet hôtel tous les jours et tous les soirs, devient pour ses locataires un jazz-band agréable et entraînant, où ils trouvent un délassement après leur dure journée d’efforts. Est-ce un miracle si de nombreux intellectuels, à la fin d’un cheminement pénible et désespéré pour venir à bout des problèmes de la société bourgeoise insolubles d’un point de vue bourgeois, arrivés au bord de cet abîme, préfèrent s’installer dans cet hôtel plutôt que de quitter leurs habits flamboyants et de tenter le salto vitale au-delà de l’abîme ? Est-ce un miracle si cet hôtel brillamment aménagé pour les plus hautes sommités de l’intelligentsia trouve partout dans l’intelligentsia et la petite bourgeoisie ses imitations moins prestigieuses, plus provinciales ? Dans la société bourgeoise contemporaine, il y a toute une série de stades intermédiaires entre le jazz-band de la danse macabre des visions du monde à l’orchestration raffinée, jusqu’aux orchestres ou gramophones ordinaires des bars réels où ‒ la plupart du temps totalement à l’insu des petits bourgeois présents ‒ on joue et l’on boit également à la danse macabre des visions du monde.
Le Grand Hôtel de l’Abîme ne demande à ses hôtes aucune légitimation autre que celle du niveau intellectuel. Mais c’est pourtant dans cette liberté complète que se manifestent précisément les limites invisibles. Car pour l’intelligentsia bourgeoise, le niveau intellectuel consiste précisément à traiter les problèmes idéologiques de manière purement idéologique, à rester cantonné dans le cercle enchanté de l’idéologie». 

(Georg Lukács, «Grand Hôtel de l'Abîme», 1933. Traduction : Jean-Pierre Morbois).


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