jeudi 20 août 2020

« Qu'est-ce que ça veut dire d'être une chauve-souris ? »


 1- Milieux et subjectivité animale
«L'éthologie contemporaine déteste toujours autant la plongée en apnée dans les subjectivités animales, mais quelques francs-tireurs se préoccupent comme d'une guigne des oukazes de leurs collègues. On connaît donc un peu mieux les mondes intérieurs des animaux, malgré les sophismes plus ou moins rigolos de quelques philosophes au cuir paléolithique comme l'Américain Thomas Nagel qui écrivit jadis un article célèbre qui s'intitulait sobrement "Qu'est-ce que ça veut dire d'être une chauve-souris ?" avant de conclure doctement qu'on ne le saura jamais, qu'il est impossible, en d'autres termes, de fournir une description objective des états subjectifs d'un animal non-humain. À cette prétention pour le moins définitive, l'artiste brésilien Eduardo Kac répondit en construisant un artefact immersif qui permettait au visiteur de son installation d'être une chauve-souris au milieu de vraies chauves-souris. Les philosophes diront que c'est au mieux une grossière approximation, et ils n'auront pas totalement tort. Mais une approximation (même grossière !) est d'une autre nature qu'une impossibilité (même courtoise...). Les Umwelten [milieux] non-humains, c'est-à-dire les environnements globaux des animaux envisagés du point de vue de celui qui vit dedans et qui vit avec, ne sont pas inaccessibles à l'humain, ils sont tout simplement d'accès difficile. Ce n'est pas pareil. 
Le Dr Joyce Pool, avec ses potes

Qui s'intéresse à l'éthologie et à la psychologie comparée contemporaine sera donc passionné par la multiplication des travaux qui explorent les mondes subjectifs de l'animal, c'est-à-dire précisément les façons qu'a l'animal de s'engager dans des environnements qu'il finit par faire siens ― ce que sont finalement les Umwelten [milieux]. On peut citer les travaux de Joyce Poole sur les éléphants, de Bernd Heinrich sur les corbeaux, de Shirley Strum sur les babouins, de David Merch sur les loups, de Jane Goodall sur les chimpanzés, et de très nombreux autres».

(Dominique Lestel, «De Jakob von Uexküll à la biosémiotique») 


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2-Casser les noix...
Ci-dessus : l'Umwelt urbain du corbeau. «Les corbeaux (...) sont parfois plus habiles que les singes : pour dénicher des insectes, ils sont capables de tordre les brindilles de façon méticuleuse et transportent leur outil plutôt que de perdre du temps à en fabriquer un nouveau. Casser une noix n’est pas un problème : ils la posent sur une route et attendent qu’une voiture roule dessus. Ils utilisent même les feux pour savoir quand ils peuvent récupérer la nourriture en toute sécurité...» (source : Sweet Random Science


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3-Jouer comme l'éléphant 

«Je n'ai pas le loisir ici d'approfondir chacun de ces merveilleux travaux et je vais seulement évoquer un peu plus longtemps l'un d'eux à titre d'exemple. Joyce Poole a étudié les éléphants sauvages d'Afrique pendant des années avant de soutenir une thèse de doctorat sur leur comportement à Cambridge. La familiarité qu'elle a acquise avec ces mammifères étranges aux grandes oreilles lui a permis de développer ce qu'elle appelle elle-même une "vraie intuition" de leur monde sensoriel. Une multitude de détails très fins doivent en effet être saisis pour pouvoir pénétrer dans leur Umwelt [milieu]. Poole évoque à cet égard une activité révélatrice. Elle décrit la marche très particulière d'un mâle qui cherche une femelle pour s'accoupler avec elle : anajua pahali anapoenda ― "il sait où il va et nous ne le savons pas". Plonger dans les mondes subjectifs de l'éléphant est pourtant d'autant moins facile que ce dernier a à sa disposition un répertoire sensoriel dont nous n'avons aucune expérience. L'éléphant est par exemple sensible aux infrasons à des niveaux de haute pression. Il s'ensuit entre autres choses que les éléphants s'orientent moins par leur vision qu'à partir d'un paysage sonore qui peut s'étendre sur des kilomètres. Joyce Poole ne se laisse pourtant pas impressionner par les difficultés de la tâche dont elle est néanmoins tout à fait consciente et elle n'hésite pas à évoquer la vie "imaginaire" de ses grands mammifères favoris, en particulier lorsqu'ils jouent ensemble et qu'ils chargent un ennemi inexistant ! »

(Dominique Lestel, op. cit., préface à Milieu animal et milieu humain, de Jakob von Uexküll, Rivages, p. 15-16) 

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