mardi 11 août 2020

Critique de la faculté de juger téléologique

Ci-dessus : subjectivité d'espèce (détail)

1-But du sujet et plan de la Nature
«Comme nous humains sommes habitués à conduire notre existence péniblement de but en but, nous sommes de ce fait convaincus que les animaux vivent de la même manière. C'est une erreur fondamentale de croire qui a jusqu'à présent toujours mené la recherche sur de fausses voies.
Il est vrai que personne ne prêtera de buts à un oursin ou à un ver de terre. Mais déjà pour décrire la vie de la tique, nous avions dit qu'elle «guettait» sa proie. À travers cette expression, même si c'est involontaire, nous avons déjà laissé les petits tracas de la vie quotidienne des humains s'immiscer dans la vie de la tique qui est uniquement commandée par le plan de la nature. 
Notre première préoccupation doit en ce sens être d'éteindre le feu follet du but durant l'examen des milieux. cela ne peut se faire que si nous ordonnons la manifestation de la vie animale à la perspective du plan. Peut-être que, par la suite, certains actes de mammifères supérieurs s'avéreront des actes intentionnels qui sont eux-mêmes ordonnés au plan général de la nature [souligné par le Moine Bleu, en vacances]».

2-Plan de la nature et Instinct 
«La mise en parallèle entre but du sujet et plan de la nature nous épargne la question de l'instinct, par laquelle on ne peut rien entreprendre de correct. 
Pour devenir un chêne, le gland a-t-il besoin d'un instinct, ou encore un groupe de cellules mésodermiques en a-t-il besoin pour former un os ? Si l'on répond par la négative et que l'on pose à la place de l'instinct un plan de la nature comme facteur d'ordre, on reconnaîtra alors le règne de plans de nature aussi bien dans le tissage de la toile d'araignée que dans la nidification de l'oiseau car, dans les deux cas, il n'est pas question de but individuel.
L'«instinct» est seulement un produit de l'embarras et se trouve mobilisé quand on nie les plans supra-individuels de la nature. Et on les nie parce que l'on échoue à se faire une idée juste de ce qu'est un plan, car ce n'est ni une substance ni une force. Il n'est pourtant pas difficile d'acquérir une expérience du plan si l'on s'en tient à un exemple concret : pour planter un clou dans le mur, le plan le plus parfait ne suffit pas si l'on n'a pas de marteau, mais le marteau le plus parfait ne suffit pas non plus si l'on n'a pas de plan et que l'on s'en remet au hasard. On se tape alors sur les doigts».

(Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain)

21 commentaires:

  1. Dangereuse et puérile croyance dans un "plan" de la nature (qui LA fait apparaître, de même qu'IL apparaissait : Dieu). Pour reprendre le titre de votre billet, Kant avait fait son sort mérité fut un temps à ce genre de projection de la subjectivité.

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    1. Ça dépend de ce qu'on entend par Nature. Dans un sens absolu, évidemment c'est absurde, car la météorite qui a balayé les dinosaures et ouvert la voie aux mammifères n'obéissait certainement à aucun plan (et il s'agissait là d'une extinction massive parmi d'autres). Maintenant, si vous prenez Nature au sens de ce moment-ci de la Nature, transitoire, et qui en tant que tel vaut tous les autres, alors cela a beaucoup plus de sens. C'est qu'en définitive le substrat des catégories pures chères à Kant (qui reste théiste) est biologique et développé en tant que continuité d'un ensemble plus vaste. On peut choisir la perspective sadienne, et dire que l'homme ne peut rien faire d'anti-naturel, puisqu'en rupture il ne fera jamais en définitive qu'actualiser tel ou tel de ses plans, de ses moments, infinis. Ou, au contraire, on peut chercher à préserver ou rétablir la continuité, et s'inscrire en tant qu'être humain dans ce moment présent. Un peu comme cet homme qui s'amuse à semer des plantes pionnières dans Zurich. C'est la question de notre lieu, au fond : le perfectionnement du bocal est-il ou non une simple autre forme d'eau vive ?

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    2. @ l'Anonyme : Vous avez raison de souligner l'hostilité de Kant à ce qui relève ici pour lui, du défaut traditionnel de toute "métaphysique", savoir confondre "chose en soi" (réalité ontologique, si vous voulez) et simple "phénomène", bref : l'oubli de la prudence scientifique de base, qui exclurait toute "croyance" en un plan, c'est-à-dire une "finalité" de la Nature (et un projet, ou une intention finalement divine). Mais est-on obligés de suivre Kant ? Ce d'autant que "téléologie" et "téléonomie" ne coïncident pas. Les biologistes comme Monod valident la seconde, pas la première. On peut donc, selon nous, d'une part, dépasser la frilosité critique kantienne et, d'autre part, reconnaître un plan de la Nature (un plan évolutif et non téléologique, à l'exemple de Darwin qui faisait, de manière héraclitéenne et dialectique, de la variation elle-même (ou : du mouvement transformateur perpétuel des espèces) la "substance" réelle de ce plan.

      Voici la note fort intéressante que Charles-Martin Freville consacre, dans notre exemplaire du bouquin de von Uexküll à une traduction française antérieure (par Muller) de "Ordnungsbedingungen" (terme employé par von Uexküll, et que Freville traduit justement par "conditions ordinatrices" :

      " Muller traduit Ordnungsbedingungen par "conditions régulatrices", probablement dans le fil du principe régulateur invoqué par Kant pour qualifier la finalité des êtres organisés (notamment dans le paragraphe 65 de la Critique de la faculté de juger). Or le rapprochement avec Kant ne repose pas sur une affinité lexicale, puisque le philosophe utilise l'adjectif "regulativ" et non "ordnend" à propos du statut de la finalité. Il semble donc reposer uniquement sur une supposée affinité de pensée entre Uexküll et la téléologie kantienne. Mais cette obstination à vouloir subordonner Uexküll au kantisme occulte la dimension proprement EFFICIENTE du plan de la nature sur la nature même. Il ne s'agit pas simplement d'une manière commode d'organiser notre représentation de la nature : le plan de la nature structure la nature en tant que telle. Uexküll est un scientifique plutôt qu'un philosophe transcendantal : la nature dont il nous parle est celle que nous expérimentons, sans se préoccuper de savoir si elle est réelle ou purement phénoménale" (p. 106).

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    3. Sur l'opposition téléologie/téléonomie : https://lemoinebleu.blogspot.com/2019/02/teleonomie.html

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  2. @Vilbidon : Il y a beaucoup de points communs entre Kant et Sade, au plan - justement - de la domination de la Nature par la "Liberté" de la raison, la pratique dominatrice de la raison : Adorno et Horkheimer y insistent particulièrement dans la Dialectique de la raison. Sade n'est qu'un Kant radicalisé (ou conséquent), selon eux.
    C'est surtout la "prudence" régulatrice kantienne qu'il conviendrait de dépasser ici : d'abord car la logique téléonomique à l'oeuvre dans la "nature" (la génétique du vivant, pour être plus précis) est aujourd'hui incontestable ; ensuite parce que la "métaphysique" (littéralement : le "dépassement du donné", dans sa signification utopique, qu'elle revêt déjà chez Kant lui-même, d'ailleurs, à certains égards) est nécessaire à tout point de vue révolutionnaire.

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    1. @Vilbidon 2 : Le "plan" devrait aussi, selon nous, pouvoir être ici entendu au sens géométrique : "soit un plan P dans lequel les droites y1, y2, etc, se coupent ; où la tangente T touche le cercle C, etc.
      La "co-évolution" objective des espèces (animales, végétales) s'en trouverait restituée et toute axiologie-théologie-finaliste, promptement évacuée.

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    2. Justement non, je crois que la raison ne domine pas la nature chez Sade. Au mieux, elle amène l'homme au constat que, précisément, il ne peut rien contre elle, même avec plusieurs milliers de bombes thermonucléaires. Qu'il ruine entièrement l'état présent de la nature, il ne fera qu'ouvrir la voie à un autre état qui était là, en puissance, contrarié, bloqué par l'actualisation de l'état précédent. Comme le fort doit régner brutalement et sans phrase sur le faible dans le but de « décharger » (selon moi le véritable principe premier chez Sade), la nature supprimera tôt ou tard l'homme dans un élan créateur qui culbutera tout.

      Je pense qu'Annie Lebrun a mille fois raison lorsqu'elle dit que Sade n'est pas un philosophe, mais qu'il a mis la philosophie dans le boudoir. La raison, ces argumentations serrées comme jamais contre Dieu et les religions, est auxiliaire. Elle sert à dissoudre tout ce contrarie la jouissance, c'est à dire l'irrationnel, la perte de contrôle. Ne reste de l'homme que son système nerveux et l'insatiable désir de le stimuler, de le commotionner, via les voluptés les plus délirantes sans cesse renouvelées. Le travail de la raison est ici une claque monstrueuse sur la face de l'humanité, ce qui a d'ailleurs complètement échappé à Jappe. Car si on accorde que la proposition de Sade est en réalité inassumable, alors ne reste qu'un vide proprement vertigineux (une sorte de Zen paradoxal), défi à relever pour tout projet à prétention révolutionnaire (sans qu'il soit donc besoin de branler en tous sens la forme-valeur pour lui faire cracher ce qu'elle n'a jamais contenu).

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  3. Nous avons longtemps été de votre avis (contre Sade, d'ailleurs, que nous pensions naïvement irrationaliste, lui préférant Freud), notamment ici : http://lemoinebleu.blogspot.com/2015/01/sade-orsay-en-maniere-de-bilan.html

    Et puis nous avons lu ces lignes, qui ont complètement changé la donne :

    " La raison est l'organe du calcul, de la planification ; elle est neutre à l'égard des buts, son élément est la coordination (...) Les équipes sportives modernes, dont les activités collectives sont réglées avec une telle précision qu'aucun membre n'a le moindre doute sur le rôle qu'il doit jouer et q'un remplaçant est prêt à se substituer à chacun, ont un modèle précis dans les jeux sexuels collectifs de Juliette, où aucun instant n'est inutilisé, aucun orifice corporel négligé, aucune fonction ne reste inactive (...) Juliette aime le système et la cohérence et se sert parfaitement de l'organe du penser rationnel. En ce qui concerne la maîtrise de soi, ses méthodes se situent parfois par rapport à celles de Kant comme l'application particulière par rapport à son principe de base. " La vertu, dit Kant, dans la mesure où elle se fonde sur la liberté intérieure, contient également pour les hommes un principe affirmatif qui est de SOUMETTRE toutes les facultés et inclinations à son pouvoir (celui de la raison), et, par conséquent, à la maîtrise de soi qui l'emporte sur le commandement interdisant de se laisser dominer par ses sentiments et inclinations (le devoir de l'apathie : car si la raison ne prend pas les rênes du gouvernement, les émotions et inclinations domineront l'homme." Juliette disserte sur l'autodiscipline du délinquant (...) Pour la raison formaliste, être dégagé de tout scrupule est aussi essentiel que se sentir libre à l'égard de l'amour ou de la haine. "L'apathie (considérée comme une force) est un présupposé indispensable de la vertu" dit Kant, en distinguant, un peu comme Sade, cette "apathie morale" de l'insensibilité, dans la mesure où elle signifie indifférence aux excitations physiques. L'enthousiasme est une mauvaise chose. Le calme et la détermination sont la force de la vertu. (...). Clairwill, l'amie de Juliette, fait la même constatation à propos du vice : "Mon âme est dure, et je suis loin de croire la sensibilité préférable à l'heureuse apathie dont je jouis. O Juliette... tu te trompes peut-être sur cette sensibilité dangereuse dont tant d'imbéciles s'honorent." (...) le credo de Juliette est la science. Elle abhorre toute vénération dont la rationalité ne peut être démontrée : la foi en Dieu et en son fils mort, l'obéissance aux dix commandements, la supériorité du bien sur le mal, du salut sur le péché (...) elle opère avec la sémantique et la syntaxe comme le plus moderne des positivistes."
    (Dialectique de la raison, pp. 136-148)

    Là où vous avez (selon nous) raison, c'est dans l'assomption par Sade d'une disparition inéluctable de l'espèce humaine livrée à elle-même (mais alors - selon nous à nouveau - livrée à ce qui la DISTINGUE, cette espèce, des autres espèces animales, c'est-à-dire justement non sa "nature" spontanée mais bien sa RAISON : calculatrice, planificatrice et dominante).

    Une raison qui emmène l'homme dans le néant.
    Bref : une raison suicidaire, nihiliste par principe ou "autophage", selon le terme employé par Jappe. Cette raison est essentiellement "formaliste", vide, fondée à tout poser comme équivalent et interchangeable. Le triomphe, autrement dit, au plan social, de l'argent, du travail abstrait, de la valeur d'échange : autant de modalités de réalisation historiques de la Raison, en son triomphe totalitaire.

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    1. I

      Cette partie de La dialectique de la raison est un super texte, mais à mon avis s'écarte de Sade. Ce n'est pas la raison en tant que telle qui est nihiliste chez lui, mais la raison soumise au corps et à son principe de plaisir. Un peu comme, aujourd'hui qu'on sait que l'intestin a un système neuronal, certains pensent que le cerveau est une grosse annexe du ventre dédiée à sa satisfaction. Si Juliette se tient à la raison, c'est avant tout pour ne pas être le jouet, c'est à dire la victime dans tous les sens du terme, des passions d'autrui (souvenez-vous que tout le clergé jusqu'au pape sont des hypocrites en vérité libertins au dernier degré). Être celle qui jouit avant d'être celle dont on jouit, dans un monde où toute confiance hors la collusion d'intérêts est impossible, car on y reste en vie uniquement en étant plus utile vivante que morte à la jouissance (principe premier, encore) de ceux dont on dépend. Et les emboîtements humains à répétition ne sont qu'une étape dans la gradation des horreurs à la recherche incessante d'une espèce de virginité perverse. Il y a certes une rationalisation de la stimulation, mais elle n'est rien à côté de l'imagination et de l'exécution (raison instrumentale, là d'accord) de "crimes" sans cesse plus grands. Crimes qui pourraient aller jusqu'à la destruction de l'univers, si l'homme n'était impuissant face à la nature. Car le vrai nihilisme est en définitive du côté de la nature, pure combinatoire d'éléments toujours en transition. L'homme évolue de toute manière sur un fil qui va lâcher, et la seule chose qu'il peut faire, c'est jouir le maximum en attendant. Jappe est, je pense, passé trop vite sur l'ennui qu'il a ressenti devant le répétitif des scènes pornographiques, car c'est pour moi un sujet à soi seul : au bout du bout de la jouissance, il n'y a rien, raisonnablement, et pourtant, l'imagination crée, combine sans cesse de nouvelles perspectives de stimulations sans cesse plus démentes, pour tenter, même au bord de l'essoufflement, de combler l'abîme.

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    2. II

      Concernant la valeur, mon objection tient à ce que la Critique de la Valeur confond à mon avis allégrement travail abstrait et égalisation sociale du travail. Si on ne produit pas assez de chaussures, il faut bien se demander 1) le temps de travail nécessaire pour produire ce qui manque, et 2) le temps de travail qu'on peut prendre dans les autres secteurs sans se retrouver en pénurie d'autre chose. Ça, c'est l'égalisation sociale du travail, et c'est nécessaire dans n'importe quelle société, sauf à imaginer qu'elle est faite d'éléments autarciques (ce qui a mon avis ne fait guère peur à Jappe qui aime à prendre l'exemple de la fermette dont on échangerait le surplus, comme en 36, bla bla bla). Le travail abstrait ne naît que dans la société marchande, parce qu'il n'y a pas d'entente entre les producteurs (ils sont séparés et ne peuvent s'influencer que par les prix). Tout le monde amène donc ses produits sur le marché, ceux qui vendent (échangent) participent à la reproduction sociale, les autres non. Et c'est là que la valeur entre en jeu, qui derrière le mécanisme d'offre et de demande va amarrer les prix et provoquer le déplacement du travail et du capital (qui développe les forces productives) d'un secteur d'activité vers un autre. D'où, sitôt qu'on s'entend à l'avance, qu'on décide démocratiquement de ce qu'on produit et de comment on le produit, la valeur est morte, l'échange n'étant plus nécessaire pour ajuster travail social et demande sociale, et le travail de chacun se trouvant directement social (là où en premier lieu on gagnait de l'argent, base de la socialisation des individus, on produit désormais immédiatement une valeur d'usage déterminée). Pour autant, évidemment, personne ne vous y fera une maison pour un jambon-beurre, sous prétexte qu'autrement ce serait entrer dans un calcul d'équivalent d'énergie musculaire et mentale de mauvais aloi, entraînant de fil en aiguille je ne sais quelle déshumanisation générale. En bref, il me semble que nos « Théoriciens », à force de raffinements, ont fait de la valeur un truc totalement aberrent, l'alpha et l'oméga de tout le mal sur Terre (vous avez dit travail unificateur de la raison?), alors que je doute, par exemple, que la civilisation aztèque, qui l'ignorait mais pratiquait la guerre et l'anthropophagie, était capable de crever des dizaines de milliers de poitrines pour l'inauguration d'un temple, et s'était mise en tête qu'elle était responsable du lever du soleil, ait connu un degré d'aliénation de l'humain bien inférieur à la société marchande et son si retors sujet automate (vous avez dit fétichisation?).

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    3. @ Vilbidon : Vous dites : "Car le vrai nihilisme est en définitive du côté de la nature, pure combinatoire d'éléments toujours en transition"

      C'est vrai pour la "nature" inerte (la "Phusis" : la physique des choses). La Thermodynamique nous l'enseigne, en effet. L'univers court à sa destruction, en tant que système de systèmes séparés (c'est la fameuse "entropie").
      Ca ne l'est pas pour ce qui est de la nature vivante : ici, la "complexification" des systèmes, bref, en langage thermodynamique, l'augmentation tendancielle de "l'ordre" s'oppose à l'entropie des systèmes physiques (voyez la sélection darwinienne, qui est en fait une adaptabilité générale, une tendance à la métamorphose optimale permanente du vivant).

      La nature (vivante) nest donc pas "nihiliste" mais érotique, au sens de Freud : elle associe sans cesse des éléments, bâtit sans cesse de nouveaux ensembles.

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    4. ... bien que chez Freud, la pulsion de mort, c'est-à-dire "homéostatique", nivelante, entropique existe aussi dans la nature.
      Mais elle s'exprime à travers la vie : la vie est le mode d'expression de cette tendance morbide.
      Ce qui est, on vous l'accorde, aussi incompréhensible que stimulant...

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    5. "C'est vrai pour la "nature" inerte (la "Phusis" : la physique des choses). La Thermodynamique nous l'enseigne, en effet."

      Je m'avance peut-être, mais chez Sade on a l'impression que c'est bien la nature vivante, érotique qui commande la destruction. Celle-ci est comme irritée par l'actualisation des choses, qui contrarie ce qu'elle garde en puissance. Ce qui est empêche ce qui pourrait être, et qui travaille derrière. En gros la nature est elle-même un criminel qui veut jouir, « décharger » à tout prix. Du coup le criminel humain ne fait que l'imiter et se confondre avec elle. Raser des forêts, détruire des espèces, ce n'est qu'être l'instrument de la nature dans son renouvellement perpétuel.

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    6. Mais celui qui jouit, qui décharge n'accouche précisément pas de "formes" nouvelles : il se répand, "s'éclate" dans le monde (Nirvana = homéostasie = entropie).
      Cela se distingue précisément de l'érotisme qui tend vers des associations, des systèmes toujours plus riches. La potentialité de la matière vivante est une potentialité d'êtres, de formes, pas de néant.
      Aucun autre animal ne détruit des forêts, car ladite forêt n'existe pour lui que comme milieu (Umwelt) pas comme environnement neutre indifférent (Umgebung) et mathématisé à la Descartes.

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    7. La forêt, le milieu, c'est le corps étendu de l'animal.
      L'homme seul - via sa Raison, non sa "nature" animale - détruit ce corps extérieur.

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    8. La forêt allemande détruite par scolyte est bien une destruction naturelle. Elle se remet à mesure que les essences fragiles meurent et font place à des essences plus robustes, il n'empêche que c'est bien un changement, une destruction recombinatoire, de milieu initié à partir du vivant. D'un point de vue sadien, ce qui différencie l'homme du scolyte, c'est que le premier a la raison au service de ses appétits, instrument qui le rend plus fort que n'importe quel animal. Si sa satisfaction doit détruire une forêt, ce ne sont clairement pas les arbres qui vont l'arrêter. Ici, en tant que «super-scolyte», et si on reste aux menaces du vivant, il ne pourra sans doute guère trouver que lui-même (ex. apocalypse nucléaire, empoisonnement entraînant une infertilité congénitale massive, etc.) pour se détruire, mais ce sera toujours la nature, qui a doté l'homme de raison comme le chat de griffes, à l'œuvre. D'où "nihilisme" (il n'y aura pas rien, on aura juste fait place à un monde sans homme – qui peut-être verra l'avènement d'autres formes vivantes raisonnables –, la nature décharge, se libère, comme l'alien éclate son hôte), qui n'existe que dans l'esprit de l'homme, les animaux ne pouvant concevoir leur milieu en tant que tel, donc encore moins leur fin en tant qu'espèces.

      Après c'est Sade (le défi, disais-je), hein. Personnellement, je pense que la nature est aussi notre corps étendu. On en est juste aujourd'hui si coupé qu'on se prend à vouloir la gérer (comme si elle en avait besoin) comme un immense entrepôt, soi-disant pour son bien (« la bonne santé des écosystème »).

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    9. L'exemple du scolyte ne serait-il pas mal choisi puisque, en théorie, cet insecte ne "s'attaque" (anthropomorphisme agressif) justement qu'aux arbres malades et affaiblis, incapables de sécréter contre lui des défenses efficaces ? En sorte que ce vous appelez "destruction" (la forêt allemande "détruite") ne serait qu'une reconfiguration, un changement de formes, un dépassement bénéfique, reconstructeur ? Francis Hallé était, certes, bien isolé lorsqu'après la tempête Cynthia, il prêtait un semblable rôle reconfigurateur et salubre aux grosses tempêtes effectuant en quelque sorte le tri parmi les arbres (ceux ayant résisté transmettant ensuite génétiquement cette résistance à leurs "descendants") et donc... renforçant la forêt.

      Si le scolyte parvient à forcer les défenses d'une forêt "saine", à l'inverse, ne pourrait-on justement imputer cette anomalie à des facteurs anthropocéniques (tels que le réchauffement climatique industriellement et bourgeoisement induits, déréglant le développement du champignon naturellement associé au scolyte dans son MILIEU naturel) ?

      N'est "nihiliste" au fond que ce qui sait, comprend et anticipe son éventuelle disparition spécifique, induite par des comportements nuisibles, clairement et distinctement identifiés mais auxquels, cependant, on ne renonce pas.
      Dans le cadre d'une telle définition, ni le scolyte ni le champignon son associé, ni la forêt allemande qui (jusqu'à la raison industrielle paroxystique) se portait très bien, en ses formes successives, de leur action conjointe (la forêt n'étant d'ailleurs que le corps étendu de l'un et de l'autre), ni aucun être vivant, ni la "nature" en général, ne sauraient être présentés comme "nihilistes".

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    10. Les autres exemples ne manquent pas. Les écureuils gris d'Amérique sont en train de menacer gravement les écureuils roux européens, dont ils détruisent l'habitat. En Australie, on prend des mesures drastiques pour réduire la population de chats harets, qui sont redoutables pour la faune locale. On peut toujours arguer que c'est l'homme qui les a introduits, mais la nature n'a cessé d'ouvrir et de fermer des territoires (ex. Détroit de Béring), et les changements climatiques brutaux ne nous ont pas attendu pour avoir lieu (il n'y avait pas du tout de calottes glacières à l'époque des dinosaures, et le réchauffement actuel est de la gnognotte comparé à ce que la Terre a connu avant l'homme).

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    11. "On peut toujours arguer que c'est l'homme qui les a introduits..."

      Ben, c'est-à-dire... oui.
      De même que les colonisateurs introduisirent la variole en Amérique centrale et méridionale, provoquant, de fait, un effondrement des populations.
      Était-ce un phénomène "naturel" que cela ?

      On ne peut raisonnablement le penser, à moins de tout noyer dans une "nuit noire de l'Absolu (naturel) où toutes les vaches sont grises" (Hegel).

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    12. Z'êtes passé trop vite sur l'écureuil gris : non seulement il met une forte pression sur l'écureuil roux, mais en plus il détruit les forêts par « commodité ».

      « De même que les colonisateurs introduisirent la variole en Amérique centrale et méridionale, provoquant, de fait, un effondrement des populations.
      Était-ce un phénomène "naturel" que cela ? »

      Ça dépend comment vous entendez "introduisent". Si on compte que les Européens ont de leur côté ramené la syphilis d'Amérique, on voit bien qu'il y a là un phénomène purement naturel. Certes, ça le devient beaucoup moins quand on distribue la maladie avec les couvertures, mais c'est justement le point de Sade : ce n'est pas l'homme qui alors invente le principe de destruction, il ne fait que le mettre à son service.

      Ça n'est pas faire dans l'Absolu (tout est tout), c'est juste reconnaître que dans la nature, pour peu qu'on prenne la bonne échelle de temps, rien n'est réglé, tout est précaire. C'est pour cela que l'intuition de Sade, la contingence de l'humanité, me paraît d'une cruelle acuité.

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  4. La Nature de l'Homme étant de "posséder" la Raison ; la Raison étant, pour sa part, un mythe inconscient de lui-même, relayant simplement les mythes archaïques qu'elle aura détruit, et - de manière générale - ces deux concepts (Nature et raison) étant dialectiquement irrésistiblement contenus l'un dans l'autre, toute approche consistant à les opposer extérieurement serait, bien entendu, vaine. Le surmoi culturel est une création et une victoire, certes médiatisée, des pulsions "naturelles".

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