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dimanche 2 mars 2025

Après Brigitte, Melania !

 
Halte au complotisme transphobe !

jeudi 26 septembre 2024

L'autonomie (pour les nuls)


Quant à la médiocrité individualiste des éthiques néolibérales et pseudo-radicales à la mode, dites du ≪souci de soi≫, on comprend évidemment à qui Fœssel fait allusion ici. On retrouvera la chronique d'un de ses derniers ouvrages ICI !

mercredi 17 juillet 2024

Des idées vulgaires

 (Aleksandr Kosnichyov, Moine, 2006)

1
≪Je vous raconterai, messieurs, une autre anecdote sur Ivan Fiodorovitch lui-même, une anecdote des plus intéressantes et des plus caractéristiques. Voilà cinq jours, pas plus, dans une société de notre ville, essentiellement féminine, il a déclaré solennellement dans un débat qu'il n'y avait absolument rien sur la terre entière qui puisse obliger les gens à s'aimer les uns les autres, que cette loi de la nature selon laquelle l'homme devait aimer l'humanité n'existait pas, et que, si l'amour avait existé sur terre jusqu'à présent, ce n'était pas suite à une loi naturelle, mais uniquement parce que les gens croyaient en leur immortalité. Ivan Fiodorovitch ajoutait à cela entre parenthèses que toute la loi naturelle consistait en ceci qu'il suffisait d'anéantir en l'homme sa foi en son immortalité pour que s'effacent en lui immédiatement non seulement l'amour, mais toute force vitale pour continuer la vie dans le monde. Bien plus : à ce moment-là, il n'y aura plus rien d'immoral, tout sera permis, même l'anthropophagie. Mais, plus encore, il concluait en affirmant que, pour tout individu comme, par exemple, vous et moi, qui ne croit pas en Dieu, ni en son immortalité, la loi morale de la nature devait immédiatement se transformer dans le contraire absolu de la loi précédente, la loi religieuse, et que l'égoïsme et même le crime non seulement devraient être permis, mais être même reconnus comme nécessaires, comme la solution la plus raisonnable, pour ne pas dire la plus noble, de tous les problèmes de l'homme. ≫

2
≪Toute sa théorie, c'est de la crapulerie ! L'humanité se trouvera des forces toute seule pour vivre pour la vertu, même sans croire à l'immortalité de l'âme ! Dans l'amour de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, elle la trouvera...
Rakitine s'était échauffé, il n'arrivait presque pas à se contrôler. Mais, brusquement, comme s'il se souvenait de quelque chose, il s'arrêta.
─ Bon, ça suffit, reprit-il, avec un sourire encore plus torve qu'avant. Pourquoi tu ris ? Tu penses que j'ai des idées vulgaires ? ≫

(Dostoïevski, Les Frères Karamazov, I, 6, 
traduction : André Markowicz)

Bienheureux les Grecs !

(Ci-dessus : petit précis d'≪antiracisme politique≫, 
c'est-à-dire, donc : ≪barbare≫, si on a bien compris).


CORNÉLIUS CASTORIADIS – Le politique est ce qui concerne le pouvoir dans une société. Du pouvoir dans une société, il y en a toujours eu et il y en aura toujours – pouvoir au sens de : décisions concernant la collectivité qui prennent un caractère obligatoire, et dont le non-respect est sanctionné d'une façon ou d'une autre, ne serait-ce que le : «Tu ne tueras point». (...). En revanche, l'apport du monde grec et du monde occidental, c'est la politique. La politique comme activité collective qui se veut lucide et consciente, et qui met en question les institutions existantes de la société. Peut-être le fait-elle pour les reconfirmer, mais elle les met en question ; alors que dans le cadre de l'empire pharaonique, de l'empire maya ou inca, aztèque ou chinois, dans le royaume de Baïbar aux Indes, il peut être question de savoir s'il faut ou non faire telle guerre, s'il faut ou non augmenter les impôts, la corvée des paysans, etc., mais il n'est pas question de mettre en cause l'institution existante de la société. Donc, voilà quel est le privilège, le seul, de la culture, disons – ne parlons plus de culture grecque – occidentale, et c'est ce qui nous importe aujourd'hui. C'est qu'elle se mette en question et qu'elle se reconnaît comme une culture parmi d'autres. Et là, il y a, en effet, une situation paradoxale : nous disons que toutes les cultures sont égales, mais force est de constater dans une première approximation – une première étape, si vous voulez – que parmi toutes ces cultures, une seule reconnaît cette égalité des cultures ; les autres ne la reconnaissent pas. C'est un problème qui pose des questions politiques théoriques et peut arriver à poser des questions pratiques (...). Question subsidiaire sur ce point : dans quelle mesure la culture occidentale moderne est-elle l'héritière légitime de la culture grecque, et aurait-elle droit elle aussi à être «plus égale» que les autres ? J'y ai en partie répondu : je pense que, actuellement, même dans cet effondrement ou ce délabrement, la culture occidentale est quand même à peu près la seule au sein de laquelle on peut exercer une contestation et une remise en question des institutions existantes... Je dirais qu'elle ne vous estampille pas immédiatement comme suppôt de Satan, hérétique, traître à la tribu, à la société, etc. (...). Moi, ce qui m'étonne très souvent dans ces discussions – je ne dis pas cela pour vous – c'est notre provincialisme. On parle comme si, de tout temps, les gens avaient pris des positions politiques, s'étaient donné le droit de discuter et de critiquer leur société. Mais c'est une illusion totale, c'est le provincialisme d'un milieu hypercultivé ! Ces choses n'ont existé que deux siècles dans l'Antiquité et trois siècles dans les temps modernes et encore, pas partout : sur de tout petits promontoires, le promontoire grec ou le promontoire occidental, européen, c'est tout. Ailleurs, cela n'a pas existé. Un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, cela lui paraîtrait même inconcevable, il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. 
Alors, à partir du moment où nous nous donnons ce droit, nous nous trouvons aussi dans l'obligation de dire : parmi ces différents types de sociétés, qu'est-ce que nous choisissons ? La société islamique ? L'empire Romain sous les Antonins, époque dorée, du moins pour ceux qui roulaient effectivement sur l'or ? Est-ce qu'on doit restaurer l'empire des Antonins ? Pourquoi pas ? Eh bien, non ! Mais pourquoi ? Au nom de quoi ? Précisément parce que – et c'est encore un paradoxe – la culture dans laquelle nous nous trouvons nous donne les armes et les moyens d'avoir une posture critique moyennant laquelle nous faisons un choix dans... disons, les paradigmes historiques présents, ou dans les projets possibles – et c'est plutôt les projets que les paradigmes puisque comme je le disais tout à l'heure, il n'y a pas de modèle, il y a un projet d'autonomie qui a son germe : en Grèce et en Occident, mais qui sans doute doit aller beaucoup plus loin. À ce moment-là, nous nous situons comme des hommes (des êtres, des anthropoï : pas des mâles) politiques et nous disons : voilà, nous sommes pour... par exemple : les droits de l'homme et l'égalité entre hommes et femmes, et contre... par exemple : l'infibulation vaginale et l'excision. Nous sommes contre. Je suis contre. (...). Je n'ai jamais dit que, au point de vue d'un choix politique, toutes les cultures sont équivalentes, que la culture esclavagiste des États sudistes américains, si idylliquement décrite par Margaret Mitchell dans Autant en emporte le vent, par exemple, vaut n'importe quel autre culture du point de vue politique. Ce n'est tout simplement pas vrai. (...).

CHANTAL MOUFFE – Par rapport à ce que vous venez de dire : quels seraient les conditions d'universalité de ces valeurs, donc d'autocritique de la démocratie, que vous défendez ? Parce que je suppose que cela ne peut pas se généraliser sans qu'une série de conditions culturelles soit données. Donc, comment est-ce que vous voyez ces valeurs d'origine occidentale devenir des valeurs dominantes dans d'autres cultures ? Quelle serait votre position par rapport à ça ?

CORNÉLIUS CASTORIADIS – C'est une question pratique ?

CHANTAL MOUFFE – Pratique et théorique à la fois...

CORNÉLIUS CASTORIADIS – Au plan théorique, la réponse ne serait pas très difficile parce qu'on peut tout simplement parler de Tian An Men à Pékin... Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n'est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., mais ce n'est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains du moins, manifestent à Tian An Men, l'un d'entre eux est là, devant les blindés. Il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu'est-ce que cela veut dire  ? Cela veut dire qu'il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c'est désagréable mais c'est ainsi – dans les pays de l'Est européens après l'effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c'est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l'ont été ou le sont encore en Occident –, elles exercent une sorte d'appel sur les autres, sans qu'il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. Mais si ce que vous me demandez c'est : qu'est-ce qu'on fait si les autres persistent, parce que c'est ça finalement la question, la réponse est : on ne peut rien faire, sinon prêcher par l'exemple. Robespierre disait : «les peuples n'aiment pas les missionnaires armés». Moi, je ne suis pas pour l'imposition par la force d'une démocratie quelconque, d'une révolution quelconque, dans les pays islamiques ou dans les autres. Je suis pour la défense de ces valeurs, pour leur propagation par l'exemple, et je crois – mais là c'est une autre question – que si actuellement ce... disons, rayonnement a beaucoup perdu de son intensité (les choses sont plus compliquées que ça, d'ailleurs...), c'est en grande partie à cause de cette espèce d'effondrement interne de l'Occident. La renaissance des intégrismes en terre d'Islam ou ailleurs (car en Inde il y a des phénomènes analogues chez les hindouistes) est en grande partie due à ce qu'il faut bel et bien appeler la faillite spirituelle de l'Occident. Actuellement, la culture occidentale apparaît pour ce qu'elle est, hélas  ! de plus en plus : une culture de gadgets. Qu'est-ce qu'ils font, les autres ? Avec une duplicité admirable, ils prennent les gadgets et ils laissent le reste. Ils prennent les Jeep, les mitraillettes, la télévision comme moyen de manipulation – au moins les classes possédantes, qui ont les télévisions couleur, les voitures, etc., mais ils disent que tout le reste, c'est la corruption occidentale, c'est le Grand Satan, etc. Je crois que tout est dû au – et est aussi conditionné par – le fait que l'Occident lui-même a un rayonnement de moins en moins fort parce que précisément, la culture occidentale, et cela en tant que culture démocratique au sens fort du terme, s'affaiblit de plus en plus. 
Mais, pour en revenir à votre question de la condition de l'universalisation de ces valeurs, la condition, c'est que les autres se les approprient – et là, il y a un addendum, qui est tout à fait essentiel dans mon esprit, se les approprier ne veut pas dire s’européaniser. C'est un problème que je ne suis pas en mesure de résoudre : s'il est résolu ce sera par l'Histoire. J'ai toujours pensé qu'il devrait y avoir non pas une synthèse possible – je n'aime pas le mot, trop radical-socialiste –, mais un dépassement commun qui combinerait la culture démocratique de l'Occident (avec des étapes qui doivent venir ou qui devraient, c'est-à-dire une véritable autonomie individuelle et collective dans la société) avec conservation, reprise, développement – sur un autre mode – des valeurs de socialité et de communauté qui subsistent – dans la mesure où elles ont subsisté – dans les pays du tiers monde. Car il y a encore par exemple des valeurs tribales en Afrique, hélas ! elles se manifestent de plus en plus dans les massacres mutuels ; mais elles continuent aussi à se manifester dans des formes de solidarité entre les personnes qui sont pratiquement tout à fait perdues en Occident et misérablement remplacées par la Sécurité Sociale. Alors, je ne dis pas qu'il faut transformer les Africains, les Asiatiques, etc., en Européens. Je dis qu'il faut qu'il y ait quelque chose qui aille au-delà, et qu'il y a encore dans le tiers-monde, ou du moins dans certaines de ses parties, des comportements, des types anthropologiques, des valeurs sociales, des significations imaginaires, comme je les appelle, qui pourraient être, elles aussi, prises dans ce mouvement, le transformer, l'enrichir, le féconder.»

(Cornélius Castoriadis, Démocratie et relativisme, 
Débat avec le MAUSS, décembre 1994)

vendredi 21 juin 2024

≪Nous allons vous laisser une chance≫

 

≪Le vieux système de la culture, depuis la métaphysique abstraite jusqu'aux institutions de la religion et de l'éducation, a eu pour résultat d'imprégner l'humanité de l'idée que seul un comportement rationnel, qui comprend le respect des droits, des revendications et des besoins d'autrui, pouvait assurer sa survie. Sous la terreur, un tel comportement pourrait être équivalent à une auto-annihilation. Le terrorisme efface la relation causale entre la conduite sociale et la survie, et oppose l'individu à la force brute de la nature - en fait une nature dénaturée - sous la forme d'une machine terroriste toute-puissante. Ce que la terreur vise à provoquer, et qu'elle impose par la torture, c'est la mise à l'unisson du  comportement des gens avec sa propre loi, c'est-à-dire que tous leurs projets n'aient qu'un seul but : la perpétuation de soi. Plus les gens se livrent à la quête impitoyable de leur propre survie, plus ils deviennent les pions psychologiques et les pantins d'un système qui ne connaît pas d'autre objectif que de se maintenir au pouvoir. D'anciens détenus des camps de concentration nazis attestent cette régression vers le darwinisme pur et simple - ou peut-être, devrait-on dire : vers l'infantilisme... ≫

(Léo Löwenthal, L'atomisation de l'homme par la terreur, 1946)

***
≪J'estime que c'est là l'origine (à savoir : la ressemblance avec les animaux irrationnels) qui fait aussi jaillir chacune des passions comme d'une source dans la vie humaine. La parenté des passions qui se manifeste à la fois en nous et dans les animaux irrationnels confirme cette origine. Car il n'est pas juste d'attribuer à la nature humaine formée à l'image de Dieu l'origine de ces affects passibles. Car la ressemblance de l'homme avec Dieu ne peut pas consister dans la colère, et la nature supérieure ne peut pas non plus consister dans le plaisir. La peur et la férocité, le désir de posséder davantage, la haine éprouvée pour ce qui est moindre, et toutes les propriétés analogues sont loin de comporter le caractère de la Beauté divine. La nature humaine a donc tiré ces propriétés de la nature irrationnelle. La vie irrationnelle a été pourvue de ces propriétés pour sa conservation, et, transposées à la vie humaine, celles-ci sont devenues des passions.≫
(Grégoire de Nysse, vers 380)

Note du Moine Bleu  
L'≪assurance≫, dont le personnage de L'Armée des ombres joué par Lino Ventura dit ci-dessus admirablement qu'elle ≪l'enchaîne encore mieux que ses fers≫, c'est la foi ─ cynique, moqueuse et réductionniste ─ de toute pensée totalitaire en la prééminence ultime, au sein de l'être humain, de l'instinct naturel de conservation, l'instinct de survie. La liberté, la dignité de l'individu ne revêtent, chez les nazis, les staliniens, et autres businessmen efficaces de toutes obédiences, aucune espèce d'importance. Seuls comptent à leurs yeux le Projet, la Collectivité, la Masse, bref, pour le dire en termes biologiques : l'espèce, à laquelle on sacrifie tout (et dont, seules, la liberté et la dignité comptent vraiment, pour le coup). La raison, elle-même essentiellement conçue comme instrumentale et calculatrice (calculer ses chances) n'est jamais considérée par le fascisme comme dépassement de la nature (refus de courir, de jouer le jeu, refus de penser à sauver sa peau), comme trouée impossible et suicidaire produite par la nature au sein de son propre règne absolu. Le pire, c'est que le totalitarisme a raison sur ce point. La raison, d'extraction naturelle (compétitive, et adaptative) tend en effet irrésistiblement à vérifier cette origine naturelle terrible, quand bien même elle la nierait à toute force, dans sa culture et sa métaphysique. On notera ainsi ce qui distingue et rassemble à la fois les deux passages cités ci-dessus : pour des raisons évidemment différentes, nature et raison n'y sont jamais comprises comme les modalités d'un même processus, éventuellement désignable sous le nom d'humanité.     

lundi 19 février 2024

≪Des gens raisonnables et maîtrisés≫

Hourrah l'Oural ! (2018)

S'il y a, certes, un volet émancipateur de la Raison, sa puissance adverse de maîtrise et de domination ne fait, elle non plus, aucun doute. Bref, il y a une dialectique de la Raison. Certains ne l'aperçoivent pas, par bêtise simple. D'autres, par bêtise augmentée, non seulement ne l'aperçoivent pas (faut dire qu'ils n'aperçoivent déjà pas la proximité aveuglante d'un Trump et d'un Poutine...), mais encore s'éjouissent de ce qu'ils pensent être la Raison unilatérale, le fin mot de la Raison, c'est-à-dire, donc, la Maîtrise, et de ce qu'ils pensent être la Maîtrise, autrement dit : la Raison. Serons-nous un jour débarrassés de tous ces cons ? Il est au moins probable que, bientôt, depuis le fond de la cellule glacée de notre Goulag ≪anti-impérialiste≫, on ne les entende plus jamais ouvrir leur sale gueule. C'est déjà ça.    

dimanche 15 octobre 2023

D'un massacre l'autre

 

Comme nous achevons, ces jours-ci, de lire le précieux ouvrage de Charles Enderlin présenté ci-dessus, et à la veille du grand massacre qui s'annonce de la population civile de la bande de Gaza, une série de questionnements amers nous retourne l'esprit. Une fois encore, par exemple, il faut que ce soit un démocrate bourgeois (issu, en l'espèce, de la gauche sioniste) qui produise une analyse géopolitique valable, et se trouve, par-dessus le marché, du bon côté de la morale. De même que dans l'affaire ukrainienne, seuls d'autres bourgeois libéraux à l'ancienne, nourris à l'humanisme des Lumières, défendront vraisemblablement jusqu'au bout la résistance armée d'une démocratie formelle à l'invasion d'une dictature réellement fasciste, de même Enderlin incarne ici, à lui seul, toute la clairvoyance de cette partie, minoritaire quoique importante, de la population d'Israël qui, depuis des années, se mobilise contre le basculement programmé de son État dans le racisme institutionnel, le suprémacisme, l'apartheid et la théocratie expansionniste. Comment expliquer, par contraste, l'aveuglement de la gauche soi-disant radicale envers le Hamas, invinciblement considéré comme avant-garde de la ≪résistance palestinienne≫ ? Enderlin rappelle de manière très claire (dans ce texte comme dans de nombreux autres avant lui) à quel point le Hamas et l'extrême-droite raciste israélienne sont organiquement liés, par leur haine antédiluvienne conjointe des nationalistes palestiniens du Fatah, d'abord, certes (Israël ayant favorisé notoirement l'implantation, l'expansion, puis la victoire militaire du Hamas à Gaza depuis les années 1980), mais plus fondamentalement par leur détestation commune de tout ce qui prétendrait s'opposer à leur vision théocratique du monde, vouant à la destruction les homosexuels, hédonistes, athées, rationalistes, pacifistes et gauchistes divers, que les deux territoires peuvent encore compter en leur sein. À une notable exception près, comment expliquer, à ce titre, la non-réaction spécifique de moult pro-palestinienNEs françaisE (par ailleurs wokistes et féministes matérialistes inclusif.VE.s de concours) devant l'horreur du massacre récent perpétré par les islamistes (massacre suivi, rappelons-le, de tortures et viols innombrables) à l'encontre de ces teufeurs naïfs venus célébrer ≪la paix et l'amour≫ dans le désert ? Le fasciste français Julien Rochedy moquait à sa façon, dégueulasse, quelques heures à peine après le carnage,  les bobos du Bataclan, exterminés, selon lui, comme en un juste retour de manivelle par leurs petits protégés civilisationnels. Bien fait pour leur gueule, en somme. Pas de raison qu'il en aille différemment ici. On imagine, à l'annonce du massacre israélien, la réjouissance secrète de ces suprémacistes juifs racistes et homophobes composant ce gouvernement d'Israël dont le Hamas martyrisa ainsi les ennemis. À l'égard de ce dernier, donc, comment se montrer à ce point stupide, politiquement aussi illettré ? Que les Indigènes de la République, qui sont antisémites, s'épuisent en célébrations bruyantes de la chose, on ne le comprend hélas ! que trop bien. Mais que dire de la quasi-totalité des militants du NPA, de la France Insoumise ou d'autres groupuscules de même tendance, envers lesquels, bien entendu, notre mépris est sans bornes, mais dont, tout de même ! l'hystérie actuelle pro-Nétanyahou, en France, ne saurait néanmoins, dans son déferlement et ses pulsions de lynchage généralisé, imposer l'hypothèse aberrante qu'ils soient tous antisémites, et que ≪le nazisme serait désormais passé à gauche≫, comme le titrait avant-hier, la chaîne nazie C-News ? Cette hypothèse étant écartée, l'hypothèse d'une bêtise crasse de l'extrême-gauche anti-impérialiste devra donc bien être privilégiée. Or, c'est le caractère insondable d'une telle bêtise qui nous laisse cependant pantois. Le clientélisme musulman de ces misérables boutiques n'explique pas tout : les gens du NPA, de LFI et consorts croient-ils vraiment, sincèrement bientôt palper les retours sur investissement électoraux de ce positionnement ? Ils en seront pour leurs frais. 

Enderlin s'indigne, symétriquement, de l'effondrement de toute logique permettant qu'en France, hors des milieux gauchistes, la notion d'apartheid ne puisse s'appliquer à la politique actuelle d'Israël, lors qu'en Israël même, la réalité d'une telle politique d'apartheid est devenue une évidence triviale de longue date, ou du moins depuis que le parlement a adopté le 19 juillet 2018 une loi à valeur constitutionnelle définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif, équivalant à dé-laïciser, à ≪judaïser≫, c'est-à-dire, en vérité à ethniciser et théocratiser la citoyenneté israélienne. De cette évidence, rappelle Enderlin, conviennent volontiers nombre d'anciens premier ministre, chef des services de renseignements, responsables politiciens israéliens de premier plan, qu'on éprouvera quelque difficulté à traiter d'antisémites, d'agents doubles ou d'ennemis intérieurs sans faire rire les mouches. Les palestiniens sont-ils à ce point des damnés de la terre qu'ils seraient aussi des maudits de la logique ? Quelle pire injure faire à un être de pensée et de parole ! Les mots, en ce qui les concerne, ne pourraient donc revêtir le même sens désignant, partout ailleurs, toutes les choses de l'univers, de manière distincte ? Enderlin préfère, quant à lui, dire les choses telles qu'elles sont : à savoir que le gouvernement actuel d'Israël comprend nombre de membres puissants et décisionnaires explicitement racistes, militant pour l'expulsion collective des Arabes israéliens eux-mêmes, la colonisation sans limites, la fin de tout contre-pouvoir légal (démocratique bourgeois) susceptible d'entraver quelque peu celle-ci (c'était l'enjeu de l'immense lutte de ces derniers mois ayant mobilisé la population autour de la défense des compétences de la Cour Suprême) et in fine le développement séparé des populations via une ségrégation raciale effective et désormais inscrite dans la Loi. Et le terme d'apartheid, s'indigne-t-il, demeurerait impropre pour qualifier tout ce processus ? Il y a là de quoi devenir fou, littéralement, ou devenir officiellement mort (puisque les palestiniens se voient déjà reconnus là, au fond, comme inexistants ou indignes d'exister comme animaux rationnels, le chef d'état-major actuel d'Israël les qualifiant juste ≪d'animaux humains≫, sans plus de précision). Mort pour mort, autant rejoindre au pas cadencé l'armée des zombis islamistes, ce fer de lance glorieux de la ≪résistance palestinienne≫, comme disent les gauchistes français mentionnés plus haut. 

Les soldats israéliens qui, bientôt, entreront dans Gaza, avides de vengeance, sont pour beaucoup les mêmes, ou ressemblent fort à ces teufeurs désarmés que le Hamas, la semaine dernière, assassina, tortura et viola en masse. Ce sont, pour l'essentiel, des ennemis de M. Netanyahou et de son gouvernement fasciste. Enderlin rappelle que les religieux fanatiques colonisant la Cisjordanie sont déjà, par exemple, largement exemptés de service militaire, et que le montant des diverses bourses et traitements qu'ils reçoivent pour perpétrer leur besogne colonisatrice, dépasse de très loin la solde des appelés ordinaires. La semaine même du massacre dans le sud d'Israël, Nétanyahou s'apprêtait, d'ailleurs, à imposer une éniéme nouvelle loi en ce sens. Mais ce ne sont pas eux, en majorité, qui iront soutenir bientôt ce pouvoir vacillant, responsable, par son soutien de toujours aux islamistes de Gaza, de la débâcle israélienne stratégique de la semaine dernière. Eux continueront, dans un danger bien moindre, à faire des cartons sur les palestiniens de Cisjordanie, sous la protection des chars. Pas évident que ce désir sacrificiel de la jeunesse laïque d'Israël tienne néanmoins la distance, cette fois, si, d'aventure, la résistance islamiste se révèle plus intense que prévue ou le massacre de civils palestiniens, beaucoup trop spectaculaire.

Partout dans le monde, la démocratie agonise, pour reprendre le titre du bouquin de Charles Enderlin. Et il serait bon que l'on comprenne enfin, dans certaines sphères d'avant-garde, que ce concept de démocratie doit être dialectisé pour être compris et critiqué, au lieu de se voir évacué sans discrimination aucune, avec l'eau sale des mensonges bourgeois concernant la démocratie, et privatisant justement celle-ci. La démocratie bourgeoise aura, notamment, produit la notion (et sans doute aussi, dans une large mesure, la réalité) de l'individu émancipé, convaincu du pouvoir de la raison, de la logique, de la vérité, et pourvu de libertés formelles, certes, mais dont le formalisme ne signifie pas la nullité. Perdre la démocratie, en Israël, en Ukraine, en Turquie ; ne pas vouloir la gagner en Iran, en Chine, en Russie ou partout ailleurs, c'est perdre cet individu-là, le voir massacré au sens propre. Reconnaître cela, c'est aussi reconnaître que ce perdant-là, ce vaincu de l'Histoire, le cas échéant, aura toujours néanmoins raison par principe. Comme une boussole systématiquement déréglée et en laquelle, pour cette raison même, on ne peut jamais retirer sa confiance.               

samedi 26 août 2023

Tête de Janus (ou : ce dont on ne peut pas parler, c'est cela, précisément, qu'il s'agirait de dire)

 
(Ingeborg Bachmann)

«CRITIQUE– Permettez-moi de demander : Quel accent a le mystique chez Wittgenstein  ? Cette proposition ne rappelle-t-elle pas, et de manière inquiétante, la question de Heidegger – question assurément «dépourvue de sens» du strict point de vue de Wittgenstein : «Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ?» ? Est-ce que la perte du langage qui est celle de Heidegger face à l'être, n'est pas aussi celle de Wittgenstein  ? Le positiviste et le philosophe de l'être ne tombent-t-il pas dans la même aporie ?

SPEAKER II– L'expérience qui est au fondement de la mystique heideggérienne de l’être pourrait être semblable à celle qui permet à Wittgenstein de parler du mystique. Pourtant, il serait impossible pour Wittgenstein de poser la question heideggérienne puisqu’il nie ce que Heidegger présuppose, à savoir que l'être vient au langage dans la pensée. Heidegger commence à philosopher précisément là où Wittgenstein cesse de philosopher. Car, comme le dit la dernière proposition du Tractatus Logico-philosophicus :

WITTGENSTEIN – «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.»

SPEAKER II – Selon les thèses de Wittgenstein, parler du «sens» de l'être est impossible car il n'y a pas de sens dans un monde qui est seulement représentable, descriptible, mais non explicable. Pour pouvoir expliquer le monde, il faudrait que nous puissions nous placer hors du monde, il faudrait, pour emprunter à Wittgenstein, «pouvoir énoncer des propositions sur les propositions du monde», comme croient pouvoir le faire les métaphysiciens. À côté des propositions qui prononcent sur des faits, ils ont des propositions de second ordre qui prononcent sur des propositions factuelles. Ils accomplissent une donation de sens. Wittgenstein récuse fermement ces essais. S'il y avait du sens dans le monde, ce sens n'aurait aucun sens sans quoi il appartiendrait aux faits, à ce qui est représentable parmi d'autres choses représentables. Il serait du même ordre que les faits : un objet de savoir parmi d'autres objets et, par conséquent, dépourvu de valeur. En effet : 

WITTGENSTEIN – «Comment est le monde voilà qui est absolument indifférent. [...] Le sens du monde doit se montrer en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont et se produisent comme elles se produisent».

CRITIQUE – S'il n'y a pas de réponse à cette question sur le sens de l'être, question que nous sommes habitués à adresser à la philosophie, si cette question ne fait que nous renvoyer à nous-mêmes parce que la pensée et le langage se refusent à nous, comment les questions de l'éthique, qui lui sont étroitement associées, trouveront-elles une réponse ? En effet, les normes éthiques, les propositions liées au «devoir» et les valeurs à partir desquelles nous nous orientons sont, elles aussi, des propositions de second ordre, ancrées dans la métaphysique. Mais si une réalité de second ordre, dans laquelle sont logées la donation du sens et celle de la loi morale, propres à notre vie, se trouvait contestée, c'est toute l'éthique qui serait abolie dans cette philosophie néopositiviste, et on atteindrait effectivement le degré zéro de la pensée occidentale, la réalisation d'un nihilisme absolu, que Nietzsche lui-même, ce destructeur des systèmes des valeurs de la tradition occidentale, n'a pas été capable de concevoir. 

SPEAKER II – La philosophie de Wittgenstein est naturellement une philosophie négative. Wittgenstein aurait pu nommer son Tractacus de la même manière que Nicolas de Cues, De docta ignorantia. Car ce dont nous pouvons parler ne vaut rien et ce dans quoi réside la valeur, nous ne pouvons pas en parler. Par conséquent, conclut Wittgenstein, nous ne pouvons formuler aucune proposition d'éthique qui soit vraie et démontrable.

WITTGENSTEIN – «L'éthique est transcendantale.»

SPEAKER II – Wittgenstein entend par là que la forme éthique, qui n'appartient pas au fait du monde, est analogue à la forme logique. Elle ne peut plus être présentée, mais elle se montre. Comme la forme logique, avec l'aide de laquelle nous représentons le monde, elle est la limite du monde, que nous ne pouvons pas transgresser. Et il poursuit : 

WITTGENSTEIN – «La solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps.»

SPEAKER II– Et nous revenons ainsi à la proposition décisive :

WITTGENSTEIN– «Comment est le monde, voilà qui est absolument indifférent pour ce qui est plus élevé. Dieu ne se révèle pas dans le monde 

SPEAKER II – C’est la proposition la plus amère du Tractatus, elle fait écho à un vers de Hölderlin : «Eux dans le Ciel sont si peu attentifs à nos vies !». Mais ce qui est visé, c'est surtout que Dieu reste le Dieu caché, le deus absconditus, qui ne se montre pas dans ce monde, que nous pouvons représenter par un schéma formel. Que le monde soit dicible – donc représentable –, que le dicible soit possible, cela ne tient sa possibilité que de l'indicible, du mystique, de la limite, ou de quelque nom par lequel on voudra l’appeler.»


(...)

SPEAKER I– Comme le Tractatus, les Investigations philosophiques mûrissent un résultat très remarquable. Elles veulent mettre fin à ce que nous avons pratiqué au titre de la philosophie pendant des millénaires et sous les formes les plus diverses. Et elles le font en accordant au positivisme le droit de donner une description valide du monde mais elles le jettent à la ferraille en tant que vision du monde et philosophie capable d'expliquer le monde ainsi que toutes les autres philosophies qui interrogent l'être et l'existence. Mais il me semble qu'il y a là un point névralgique, qui tient au fait qu'après cette élimination ou suspension des problèmes – qui sont aujourd'hui volontiers désignés comme un «besoin existentiel» –, ceux-ci persistent malgré tout parce qu'il est dans la nature de l'homme de questionner et de voir dans la réalité davantage que la positivité et le rationnel dont Wittgenstein pense, en outre, qu'ils ne constituent pas la totalité de la réalité. Et très nombreux seront ceux parmi nous qui ne sont pas satisfaits par cette détermination certes incontestable de ce qu'on peut savoir et ne peut pas savoir, de la science positive et des limites, qui font leur entrée comme forme logique et éthique dans le sujet métaphysique, mais dont on ne peut plus parler [...]. Que Wittgenstein n'ait pas fait la profession de foi attendue en faveur du christianisme ne doit pas nous induire en erreur à propos des limites qui ne sont pas seulement des limites, mais aussi des lieux d'effraction de ce qui se montre, de ce qui peut faire l'objet d'expérience sur un mode mystique ou par la foi, et qui agit sur nos faits et gestes. Il n'y a simplement pas de place dans son œuvre pour une confession dans la mesure où celle-ci ne se laisse pas dire ; dite, elle quitterait déjà l'œuvre. Et Wittgenstein voulait aussi, avec autant de passion que Spinoza, libérer Dieu du défaut que constitue la possibilité qu'on s'adresse à lui. 

SPEAKER II – Nous devons chercher la raison de son attitude dans la situation historique ou il se trouvait. Son silence est entièrement à comprendre comme une protestation contre l'anti-rationalisme spécifique de l'époque, contre la pensée occidentale contaminée par la métaphysique – surtout la pensée allemande, qui se complaît dans des lamentations sur la perte du sens, dans des appels à la réflexion, dans des pronostics de déclin, de transition et de réveil de l'Occident, autant de courants d'une pensée hostile à la raison, mobilisée contre les «dangereuses» sciences positives, le «déchaînement» de la technique, et cherchant à maintenir l'humanité dans un état primitif de la pensée. Le silence de Wittgenstein est aussi à comprendre comme une protestation contre les tendances de l'époque qui croient à la science et au progrès, contre l'ignorance relative à la «totalité du réel», ignorance toujours plus répandue aussi bien dans l'école néopositiviste qui a pris son essor dans son œuvre que parmi les scientifiques proches de cette école. Wittgenstein fut un jour qualifié de «tête de Janus» par un philosophe viennois. C'est lui, et personne d'autre, qui reconnut, affronta dans son œuvre, et surmonta les dangers inhérents aux antagonismes toujours plus durs de la pensée de son siècle : l'irrationalisme et le rationalisme. »

(Ingeborg Bachmann, Le dicible et l’indicible)

lundi 26 juin 2023

Une interview de Susan Neiman


Susan Neiman, philosophe nord-américaine, est l'auteure récente des très pertinents ouvrages suivants, heureusement traduits en français : Penser le mal, d'abord, publié au éditions du Premier parallèle ; et Grandir, éloge de l'âge adulte à une époque qui nous infantilise, ensuite (disponible chez le même éditeur). 


En attendant de revenir ici-même, bientôt, sur l'un et l'autre de ces textes rafraîchissants, voilà, ci-dessous, la traduction réalisée par nos soins d'une interview accordée par la dame, le 23 mai dernier, au journal australien en ligne Quillette (sic ! ça vaudra toujours mieux que Causette...). Cet entretien porte sur un troisième texte de Susan Neiman, qui devrait lui-même être accessible au lectorat français sous peu, et intitulé en Anglais Left is not Woke. Tout un programme. Nous n'approuvons pas, loin de là, l'intégralité de ce qui suit (sur le racisme et l'eurocentrisme éventuels de Kant ou Voltaire, qui méritent qu'on y réfléchisse davantage. Diderot n'était-il pas disponible ? ; sur la notion de progrès et la confiance qui lui est un peu naïvement accordée ; ou sur Foucault, tant dans l'approche proposée de sa critique de la Prison ─ insuffisamment nuancée ─ que relativement à ce ≪fait qu'il était ouvertement gay à une époque où c'était très inhabituel à l'époque≫ ─ Neiman dixit ─, ce qui est faux, Foucault s'étant par ailleurs longtemps, voire toujours, dissocié de tout mouvement gay révolutionnaire ou réformiste prétendant arracher ponctuellement, par la lutte, des droits nouveaux favorables aux intéressé(e)s, le Droit se voyant chez lui transcendantalement associé à la domination). Il n'empêche ! l'échange vaut le coup d'y consacrer cinq minutes. En attendant la sortie du livre. Et les polémiques bienvenues que celle-ci déclenchera sans doute.



«Ce livre ne pouvait pas attendre, il était trop urgent et nécessaire», me confie la philosophe américano-allemande Susan Neiman dans son hôtel à Gand. Actuellement en tournée à travers l'Europe pour lancer son dernier livre Left is Not Woke [La Gauche n’est pas le Wokisme], Neiman est née et a grandi à Atlanta, mais a passé la majeure partie de sa vie d'adulte en Allemagne, où elle est directrice du Forum Einstein à Potsdam. Elle a écrit plusieurs livres sur la responsabilité morale, sur l'éthique et les pensées des Lumières, et sur la façon dont l'Allemagne a tenté d'expier les atrocités nazies. Son œuvre la plus ambitieuse à ce jour, Evil in Modern Thought [Penser le mal] est une nouvelle histoire de la philosophie moderne vue comme une série de réponses au problème du mal moral. Elle préparait un autre tome philosophique, Heroism in an Age of Victimhood [De l’héroïsme à l’âge victimaire] mais la montée de l'idéologie «woke» l'a tellement inquiétée qu'elle a décidé de s’atteler à cet ouvrage de dimension plus réduite. «Mon éditeur s'est précipité sur le livre, qui sera également publié très rapidement dans d'autres langues». Neiman reconnaît n'avoir pas écrit le livre à l’intention de son milieu professionnel universitaire : «C'est l'une des raisons de mon engagement en faveur des penseurs des Lumières, qui n'écrivaient pas non plus pour leurs étudiants diplômés mais pour le grand public. Et ces Lumières – leur universalisme, leur foi dans le progrès et la justice – sont aujourd'hui attaquées par des intellectuels et des militants qui se prétendent, à tort, de «gauche». L’interview qui suit s’est déroulée au cours d’une balade effectuée le long des canaux médiévaux de Gand, jusqu'au site de l'ancien monastère où Susan Neiman s'apprêtait à donner sa conférence. Philosopher... En se promenant, après tout ! c'est bien ainsi que le père fondateur de la philosophie occidentale Aristote – célèbre mâle blanc mort parmi tant d'autres – l'avait initialement imaginé, non ?

***
Maarten Boudry : De nombreuses personnes de gauche pensent que le péril «woke» n'est au fond qu'une pure création imaginaire, un fantasme de droite. Pourquoi avez-vous pensé qu'il était nécessaire d'attaquer cette idéologie sous un angle explicitement de gauche ?

Susan Neiman : Au cours des deux dernières années, j'ai rencontré bon nombre d’amis, dans de nombreux pays différents, qui évoquaient – discrètement et uniquement entre amis de confiance – tel ou tel incident lié à des «excès de wokisme», la censure de telle ou telle personne pour des raisons ridicules. Et tous ces gens me confiaient, moroses : «Bon voilà, ça y est. Je suppose que je ne suis plus de gauche». Et à un certain moment, ma réaction s’est imposée : non, ce sont eux, toute cette foule de «wokistes» qui ne sont plus de gauche. J'ai donc voulu casser ce schéma binaire d’un simple affrontement entre gauche «woke» et droite, démêler toute cette confusion, pour faire en sorte que la gauche se réapproprie enfin certaines positions fondamentales, comme l'universalisme et la croyance au progrès moral. La version la plus courte de mon argument est que l’idéologie woke, bien qu'alimentée par toutes sortes d'émotions progressistes, telles que la sympathie envers l'opprimé, l'indignation exprimée par les marginalisés, aboutit en fin de compte à des idées extrêmement réactionnaires.

MB : Naturellement, vos détracteurs diront que vous apportez de l’eau au moulin de la droite.

SN : Je le comprends très bien, et j'étais très nerveuse, au début, à l'idée d'aider et de renforcer ainsi la droite. Critiquer le wokisme semble vous mettre, d’un seul coup, dans le camp des Ron De Santis, Donald Trump ou Rishi Sunak. Et bon nombre d’amis m’ont dit : «Susan, je suis entièrement d'accord avec ton point de vue, mais par pitié, change de titre ! Évite de te lancer dans toute cette mode du débat autour du woke». J'y ai pensé, bien entendu, mais je n'ai pas trouvé d'autre titre qui fonctionne. Nous savons tous de quoi nous parlons. Mais j’entendais préciser, dès la première page, qu'il s'agit d'une voix de gauche. Je suis de gauche, socialiste et je l'ai toujours été. J'ai également été assez prudente en évitant d’apparaître dans certaines émissions de droite où j'avais clairement prévenu mon éditeur que je ne mettrai pas les pieds.

MB : J'imagine qu'elles auraient bien jubilé de vous avoir, pourtant, sur le mode : «Voilà que même une philosophe de gauche s’aligne sur nos positions, maintenant !»...

SN : Je n'ai récolté qu'une seule critique émanant de la droite conservatrice, disant en substance : «Il faut d’abord se taper beaucoup de conneries de gauche pour y arriver, mais enfin, bon, elle finit par y arriver, ses arguments sont bons». Il est assez clair que je ne suis pas instrumentalisée par la droite. Mais concernant, à présent, tous ceux qui prétendent que le «phénomène woke» n'est pas un phénomène réel, je me demande juste s'ils n’auraient pas vécu au fond d’une grotte ces derniers temps. Il suffit, tout simplement, de jeter un œil à la liste de ce qui se publie et de ce qui ne se publie pas. Je parle là d’une situation mondiale, internationale. Les choses ont peut-être bien commencé dans les universités américaines, mais cela a désormais, par exemple, des conséquences évidentes sur la vie culturelle à Berlin, ville où je réside. Dans mon livre, je ne donne pas une très longue liste d'exemples, parce que je veux aller droit aux racines philosophiques de l'affaire, mais il suffit d’évoquer «l’affaire» emblématique de la critique de la traduction néerlandaise du poème d'Amanda Gorman. Voilà un parfait exemple de la raison pour laquelle toute l'idéologie dite de «l'appropriation culturelle» est si extraordinairement problématique. Rappelons les faits : Gorman choisit un traducteur en se basant sur le fait que cette personne a écrit un travail qu'elle aime. Quelqu'un qui saura faire passer ses mots. Là-dessus, une blogueuse afro-néerlandaise ou surinamaise, spécialisée dans la mode, écrit que seule une femme de couleur pourrait traduire correctement le travail de Gorman, s’interroge sur le fait qu’on n'en ait pas trouvé. Et finalement, le traducteur d'origine, qui est blanc (et également «non-binaire», au passage...) s’efface, au profit d’un traducteur néerlandais noir. Puis la chose se reproduit dans toute l'Europe. La traduction espagnole, par exemple, est refaite par une personne de couleur, les Allemands trouvant, eux, une solution très allemande, avec un comité de traduction composé de trois personnes provenant d'horizons différents. L'idée que vous ne pouvez écrire sur tel ou tel sujet que si vous avez l'identité ethnique et de genre correspondant au sujet sape le pouvoir de la culture elle-même. C’est la thèse que l’un de mes amis, un non-blanc visible [Susan Neiman fait vraisemblablement référence ici à Benjamin Zachariah], a défendue au cours de toute une série de conférences, sous le titre : «La culture, C’EST l'appropriation».

MB : Parce que rien n'y est entièrement original et que tout y est emprunté ?

SN : Ne considérons pas la culture comme une marchandise, mais comme une communication. Ce qui est fou avec l'identitarisme actuel, c'est qu'il nous réduit aux deux aspects de l'identité sur lesquels nous n'avons strictement aucun contrôle. Au lieu des idées que vous avez, des jugements que vous portez, des carrières professionnelles que vous construisez, des compétences que vous acquérez et des relations que vous établissez, vous êtes réduits aux deux éléments de l'identité sur lesquels vous avez le moins de contrôle et qui peuvent juste le mieux vous profiter en tant que victime.

MB : Parlons de l'attaque dirigée contre les «Lumières». Selon les idéologues woke, les Lumières constitueraient la racine de l'eurocentrisme, du colonialisme et du racisme.

SN : Quand j'ai entendu développer ces points de vue pour la première fois, au début de ce siècle, de la part de théoriciens postcoloniaux, j'ai pensé que c'était tout simplement trop idiot pour que l’on s'en soucie. Mais aujourd’hui, vous pouvez simplement lire sur la page Wikipédia consacré à Kant qu'il était raciste et colonialiste. Ce sont les Lumières qui ont inventé la critique de l'eurocentrisme. Il suffit d'ouvrir un livre, même pas un livre savant : quelque chose comme le très lisible et satirique roman Candide, de Voltaire, par exemple. Les penseurs des Lumières ont fermement condamné le colonialisme et le racisme. Quand les post-colonialistes soutiennent que nous devons prêter attention au reste du monde, et à la façon dont l'Europe apparaît aux yeux du reste du monde, cette idée-là, c’est le siècle des Lumières. Le fait que Kant et Voltaire ne soient pas allés aussi loin que nous le ferions aujourd'hui, par exemple dans la condamnation du racisme, doit être quelque chose dont on peut se réjouir, car cela montre que le progrès existe. Une chose qu'ils n'ont absolument pas comprise, en revanche, c'est le sexisme. Pourquoi ces gens, qui ont tant écrit sur l'universalité et les droits humains à travers les cultures, n'ont-ils pas accordé les mêmes droits aux femmes vivant juste à côté d'eux ? Ils ne l'ont pas fait. Il convient certes de rappeler que les femmes étaient contraintes de procréer, au 18ème siècle, d'une manière que nous ne pouvons même pas imaginer. Toute femme était tenue d’avoir cinq enfants, dans le but de remplacer une population humaine menacée par des taux de mortalité énormes touchant les enfants autant que les mères. Je ne voudrais pas laisser les philosophes des Lumières s'en tirer là-dessus, mais prenons, par exemple, le cas de l'amante de Voltaire, Madame du Châtelet, traductrice de Newton et auteure d’ouvrages sur l'astronomie, et qu’il respectait en tant que penseuse. Elle est morte en couches.

MB : Vous portez des jugements sévères sur Michel Foucault, le qualifiant d'au moins aussi réactionnaire qu'Edmund Burke ou Joseph de Maistre, deux figures incontournables des Anti-Lumières. Comment se fait-il alors qu'il soit considéré comme un parangon de la pensée progressiste ?

SN : J’aimerais vraiment pouvoir m’asseoir cinq minutes en compagnie de quelqu'un pensant que Foucault était progressiste et écouter l’un de ses arguments en ce sens (autre que le fait qu'il était ouvertement gay à une époque où c'était très inhabituel). Qu'il s'agisse d'écoles, de maisons de fous, de prisons ou d'autres institutions, Foucault a toujours soutenu que ce que vous considérez comme un progrès est, en fait, une forme beaucoup plus subtile de domination et de contrôle. Ainsi, chaque fois que vous essayez de faire un pas en avant, vous vous retrouvez malgré vous à faire quelque chose de plus dévastateur. La raison pour laquelle il est pire que de Maistre ou Burke, c'est qu'il a un discours beaucoup plus puissant.

MB : Plus insidieux.

SN : Oui. Absolument insidieux.

MB : Les défenseurs de Foucault vous répondraient que, contrairement aux vrais réactionnaires, il luttait contre l'oppression en dévoilant les mécanismes de celle-ci.

SN : Exact. Mais il vous donne aussi l'impression que quoi que vous fassiez pour combattre ces mécanismes d'oppression, ils sont plus grands que vous, et vous en faites même d’ailleurs partie. C'est un extraordinaire appel au défaitisme ou à la résignation. Prenons le cas des réformes pénitentiaires : où se situait-il au juste, là-dedans ? Quand les gens parlaient d'améliorations concrètes qui rendraient la vie des prisonniers meilleure, Foucault disait simplement : «Tout cela est bien trivial, bien insignifiant». Et beaucoup d'universitaires soi-disant progressistes en sont venus, à sa suite, à penser qu'il suffisait au fond de déconstruire les mécanismes du pouvoir. Mais la déconstruction n'est pas un acte politique en soi.

MB : Vos collègues universitaires rétorqueront sans doute que vous avez compris Foucault complètement de travers. 

SN : Un de mes amis m'a dit que je n'étais pas juste envers Foucault, que toute son œuvre nourrissait en réalité la libération. Évidemment, je ne voulais pas commettre d'erreur aussi grossière, alors j'ai décidé de revenir en arrière et de donner une nouvelle chance à Foucault. J'ai lu sa dernière série de conférences sur le néolibéralisme, qui se révèlent assez perspicaces en termes de diagnostic, parce qu'il écrit en 1978-1979, alors que le néolibéralisme n'avait pas encore conquis la planète. Mais quel est l'impact normatif de sa discussion, en vérité ? J'ai fait l’acquisition de tout un volume d'essais rédigés par des érudits, spécialistes de Foucault, qui ne parviennent même pas à se mettre d’accord entre eux sur le fait de savoir s'il était, lui, pour ou contre le néolibéralisme. Désolé, mais maintenant, à vrai dire, je m'en fous complètement. Je ne pense pas que patauger dans ce genre de marais scolastique soit ce dont nous avons vraiment besoin en ce moment. Quand on parle des idéologues woke, on ne parle pas d'une armée d’experts ès Foucault-Schmitt-Heidegger. De nombreux wokistes n'ont peut-être même jamais entendu parler d’aucun de ces noms-là. Pourtant, certaines de leurs hypothèses réactionnaires se sont pour ainsi dire infiltrées partout, ont imprégné le courant général, à la source.

MB : À l'origine, les Lumières visaient aussi à détruire les vieilles certitudes, les dogmes, les traditions, la foi. Mais après que toutes les vieilles idoles eurent été brisées, que restait-il d'autre à détruire ? Eh bien, disent les post-modernes : les fondements même des Lumières elles-mêmes ! Rationalité, vérité, progrès. Peut-on considérer le postmodernisme lui-même comme un enfant des Lumières, un enfant capricieux et rebelle ?

SN : Je pense que vous avez raison et le même problème se pose avec Adorno et Horkheimer. J'ai récemment échangé avec un spécialiste de leur célèbre Dialectique de la Raison, et qui défend la thèse selon laquelle tout leur projet commun visait au fond à déconstruire les fondements des Lumières, afin de construire de «nouvelles Lumières», sur de meilleurs fondements. Et là, j'ai demandé : pouvez-vous me montrer où exactement Adorno et Horkheimer défendent un tel projet ? Et sa réponse a été : «Eh bien, en fait, ils n'ont jamais écrit la deuxième partie !» (rires).

MB : Essayons de suivre à la trace vos adversaires, d’adopter leurs perspectives, une fois encore. Certes, l'eurocentrisme n'a pas été «formellement» inventé par les Lumières. Mais n'est-il pas vrai, cependant, que les Occidentaux entendent imposer leurs valeurs et leurs normes au reste du monde ? Ne désirons-nous pas, par exemple, que le monde entier adopte la démocratie ? Un tel universalisme est tout à fait étranger, disons, à la civilisation chinoise. Aujourd'hui, la Chine est également accusée de colonialisme avec son initiative des «Nouvelles Routes de la Soie», mais une différence notable ne serait-elle pas qu'elle n'a aucunement l'intention d'imposer son propre système politique aux pays africains. Nous faisons cela, en revanche. Nous prétendons posséder certaines valeurs «universelles» dont nous pensons qu'elles ne sont pas négociables. Comment réagiriez-vous à ce type d’accusation ?

SN : Le problème est que vous pourriez faire la même affirmation relativiste à propos de coutumes et traditions «indigènes» qui sont encore pires [que les traditions occidentales] : pensons aux mutilations génitales féminines. Quelqu'un comme Narendra Modi, le président indien actuel, est un parfait exemple de l'utilisation abusive d'une telle rhétorique post-coloniale et des revendications sur l'indigénité. Oui, les droits de l'homme ont été formalisés à l'origine en tant que concept en Europe, bien que des versions en existent dans d'autres cultures. Mais malgré tous les méfaits très réels du colonialisme britannique en Asie du Sud, présenterons-nous comme une mauvaise chose le fait que le colonialisme en question ait attaqué puis interdit le «Suttee» (sacrifice volontaire traditionnel des veuves sur le bûcher de leur mari) ?

MB : Peut-être qu'au fond, même celles et ceux qui font semblant de brandir le relativisme culturel sont des universalistes cachés, parce que lorsqu'il s'agit d'exemples extrêmes comme les mutilations génitales féminines et le Suttee, ils ou elles reculent ?

SN : C'est tout à fait ça. Il suffit de descendre de l'abstrait aux cas particuliers pour trouver, d’un seul coup, bien plus d'accord universel !

MB : En parlant d'universalisme, vous reliez le tribalisme de gauche d'aujourd'hui à la montée de la psychologie évolutionniste. Mais cela me semble étrange. L'une des pierres angulaires de la psychologie évolutionniste est en effet la notion d'universalisme et de nature humaine «partagée» en dépit de toutes nos différences culturelles. Si vous comparez l'esprit d'un chasseur-cueilleur d'il y a deux millions d'années avec l'esprit d'un être humain moderne, ce serait presque exactement la même chose, car l'évolution est trop lente et les différences génétiques entre les populations humaines apparaissent trop superficielles pour qu’il en soit autrement. Il me semble donc non seulement que la psychologie évolutionniste n'offre pas exactement un terrain fertile pour le tribalisme, et peut-être même, au contraire, qu'elle pourrait constituer un rempart contre cette croyance en l’existence de barrières ethniques et culturelles infranchissables.

SN : Je vois bien le type d’usage possible auquel vous vous référez. Mais permettez-moi, d’abord, de poser la question suivante. Quand vous dites : «Prenez l'esprit d'un chasseur-cueilleur d’il y a deux millions d'années», comment, au juste, l’avez-vous «pris», cet esprit ? Et comment qui ce soit d'autre pourrait bien, à son tour, «mettre la main dessus» ? Je dois admettre que c'était là la partie de mon livre dont j'étais le moins assurée et satisfaite, alors je m’en suis ouvert à mon ami Philip Kitcher, qui a commis au moins deux ouvrages sur la psychologie évolutionniste. Je l’ai prié de lire les passages en question et de me dire franchement où j’avais pu faire fausse route. Il s’est fendu de quelques suggestions mineures, mais son avis était néanmoins que j'avais bien compris le cœur de la chose. La psychologie évolutionniste est le plus grand exemple d'une pseudo-science ayant atteint la respectabilité maximale. En l’absence, pourtant, de tout fondement susceptible d’étayer ses recherches et de les prolonger. Certes, l'évolution fonctionne lentement, d’accord ! Mais nous ne bénéficions pas pour autant d’un «accès libre» à l'esprit des chasseur-cueilleurs. Nous pouvons scruter leurs ossements, étudier diverses reliques archéologiques, mais parler de leur «esprit» relève de la pure imagination. Même si nous savions ce que pensaient nos ancêtres il y a deux millions d'années, nous n'aurions absolument aucune raison de croire que nous avons les mêmes pulsions et motivations qu'eux, car au cours des deux millions d'années qui ont suivi, les cultures ont également évolué.

MB : Vous ne croyez donc pas à l'existence d'«universaux humains» (comme dans la liste de Donald Brown) censés montrer que de nombreuses cultures, évoluant indépendamment les unes des autres, ont cependant des choses en commun, telles que les intuitions morales, les émotions, les capacités cognitives ? L'explication la plus simple de cela ne serait-elle pas que nous possédons au moins quelques dispositions innées ?

SN : Je pense que nous possédons, certes, beaucoup de dispositions innées. Mais l'essentiel des principes de la psychologie évolutionniste de pointe se résume à cette seule disposition qui serait la nôtre, à savoir : la volonté de développer, sans relâche, notre propre patrimoine génétique, et à l'idée que ce serait là la base de la moindre de nos actions. De ce point de vue, les psychologues évolutionnistes posent ce qu'ils appellent le «problème de l'altruisme». Assez significatif, en vérité, qu’ils considèrent cela comme un problème ! En fait, l'altruisme est assez courant dans le monde vivant, comme vous pouvez le lire dans les livres de Frans de Waal. Et pour expliquer l'altruisme, ils disent des choses comme : vous sacrifierez vos propres intérêts si et seulement si vous augmentez le patrimoine génétique de vos proches, au profit soit de deux enfants, soit de quatre nièces ou neveux, etc. Tout cela a un côté presque comique, parodique. Ce n'est pas une coïncidence si la psychologie évolutionniste a été réinventée, et reconditionnée, à l'époque où tout le monde a commencé à répéter l'affirmation de Margaret Thatcher selon laquelle «il n'y a pas d'alternative» au néolibéralisme mondial. Les gens ont spéculé sur la nature humaine pendant des milliers d'années mais, comme l'a souligné Rousseau, nous projetons toujours nos propres idées préconçues sur la nature humaine. Seulement voilà : tout d’un coup, quelque chose débarque, qui s'appelle «la science» et si vous n'êtes pas d'accord avec elle, vous êtes forcément rangé dans le camp de l'un ou l’autre de ces créationnistes dérangés…

MB : Mais supposons que vous ayez raison de dire que la psychologie évolutionniste est une pseudo-science. Pourtant, les plus grands adversaires de la psychologie évolutionniste sont les wokistes. Eux détestent absolument ça.

SN : Une attaque woke contre la psychologie évolutionniste ? Ah bon ! Il faudrait me la montrer. Parce que je ne l’ai encore jamais rencontrée.

MB : Eh bien, cette psychologie est présentée comme sexiste, car essentialisant les différences entre hommes et femmes.

SN : Ma foi, c'est le cas ! Mais cela, même nos chers wokistes l’assument. Vous ne pouvez pas grandir dans un tel milieu sans absorber ce genre de discours. Une fois, j'ai parlé de psychologie évolutionniste avec mon fils, qui est un réalisateur de documentaires et un penseur très «woke», quoique sophistiqué. Et il m'a juste dit : «Eh bien, ce n'est que de la science !»

MB : Que diriez-vous d'une autre source intellectuelle prêtée au wokisme, à savoir le marxisme ? Certains ont soutenu que le wokisme est fondamentalement l'application des schémas de pensée marxistes dans la sphère non-économique, donc à la sexualité, au genre, à l'ethnicité. Vous divisez la société en deux groupes, les oppresseurs et les victimes, on se retrouve avec un jeu à somme nulle, avec un no man's land au milieu. Les deux groupes ont leur propre conscience collective, mais la classe des victimes est épistémiquement privilégiée en raison de sa victimisation. Et si vous n'êtes pas d'accord, vous souffrez de «fausse conscience».

SN : C'est là une vision bien réductrice du marxisme, même si je dois dire ici que je suis socialiste, pas marxiste, pour plusieurs raisons, mais principalement parce que Marx était un réductionniste de classe, du moins dans ses écrits tardifs. Au 19ème  siècle, cela avait un sens de l’être, mais ce serait une façon ridicule de diviser les gens au 21ème siècle. Les gens ne font pas seulement les choses en fonction de leur intérêt de classe, et c'est un euphémisme. Marx s’est ainsi trompé de deux côtés : d’abord de celui des millions de gens de la classe moyenne ayant un jour soutenu le socialisme, non pas à cause de leur intérêt de classe mais à cause d'un sens de la justice ; et, de l’autre, de celui des millions de gens de la classe ouvrière qui ont continué, vaille que vaille, à défendre des intérêts réactionnaires.

MB : De la même manière, les personnes non-blanches ne suivant pas la ligne du parti, comme Ayaan Hirsi Ali ou John McWhorter, sont rejetées comme des «traîtres à la race» ou des «oncles Tom».

SN : Ce genre de pensée est très en vogue. Un de mes amis, éminent historien indien (et à ce dernier titre représentant pourtant évidemment bien identifié d’une «minorité visible») travaille sur les racines fascistes du post-colonialisme. Et bien, il s’est vu débarqué, tout simplement, par de nombreuses institutions ! Ça, c'est vraiment un problème. Si vous voulez représenter un groupe particulier, les seules voix considérées comme «authentiques» au sein de celui-ci seront celles qui insistent sur la victimisation maximale. J'ai moi-même été traitée d'antisémite par un certain nombre de journaux allemands, et de «traître à ma race» par certains juifs conservateurs, parce que je défends cette idée étrange selon laquelle les Palestiniens méritent les mêmes droits que les Israéliens et du fait que je ne considère pas le fait d’être juif comme un motif fondamental d’auto-victimisation. Bien sûr, tout wokiste sera par principe pro-palestiniens à ce stade de l'histoire, les Palestiniens constituant un groupe victime évident. Mais je soutiens, moi, les droits civiques des Palestiniens du fait que je suis universaliste, pas parce que je me rangerais de manière automatique et immédiate du côté des gens de couleur.

MB : Êtes-vous d'accord pour dire que la montée de la droite dure («l'alt-right») est en partie motivée par le wokisme ? Les deux factions ne se rendent-elles pas mutuellement folles ?

SN : Il y a du vrai là-dedans. J'ai rencontré des gens tellement rebutés par les idées woke qu'ils disent évoluer vers le centre ou le centre-droit. Mais ce qui reste plus courant, c'est que les gens qui se situeraient à gauche se retirent purement et simplement de tout engagement politique, parce qu'ils ont le sentiment que la gauche a été capturée, confisquée. Je termine le livre en rappelant aux gens comment les fascistes sont arrivés au pouvoir en 1933 : si les gauchistes avaient formé un front uni contre le fascisme, le monde aurait été épargné d'une terrible guerre. Le problème est que la gauche dévore toujours ses propres enfants et passe à côté du vrai danger. Donald Trump pourrait vraiment redevenir président. Le Pen pourrait battre Macron si des élections avaient lieu aujourd'hui. Le président du plus grand pays du monde est un fasciste, selon mes amis indiens. Les dangers de notre époque sont bien réels et nous devons renforcer nos propres rangs».

Traduction française : Le Moine Bleu

lundi 6 mars 2023

La paix, dites-vous !

Que ce soit en Grèce, en Russie ou en France, l'irrationalité d'État contemporaine expose incontestablement à tous types de risques, dont la variété s'étend bien au-delà du simple assassinat par privatisation ferroviaire, mitraillage extra-judiciaire précédé de torture et de viol ou recul autoritaire de l'âge légal de la retraite. On notera que lesdits risques en viennent accessoirement, et inévitablement, à concerner les
sujets étatiques eux-mêmes.
***  
≪La paix, dites-vous ! Ou plutôt ce qu'on appelle paix aujourd'hui. J'affirme au contraire que jamais les oppositions n'ont été aussi aiguës que de nos jours, et que l'éternelle opposition (qui est la même dans toutes les époques, sauf qu'au cours de l'Histoire, elle s'accroît et se développe toujours davantage) : l'opposition de la liberté et de la non-liberté a été portée à son ultime et plus haut sommet dans notre présent qui ressemble tant à la période de dissolution du monde païen !≫

(Bakounine, La réaction en Allemagne, 1842)   

mardi 27 septembre 2022

Catastrophe écologique

      (Le Marin, 26-09-22)

mardi 23 août 2022

lundi 28 février 2022

≪Tout est sur la table !≫ (Vladimir Poutine)

 Tu m'étonnes...

lundi 20 décembre 2021

La vérité est-elle un «effet de pouvoir» ?

«Pour un réaliste comme Frege, ce qui fait de la vérité une vérité est aussi ce qui fait que la vérité ne peut pas être "l'effet" de quoi que ce soit, et surtout pas du discours. Il peut certes y avoir une histoire de la croyance ou de la connaissance de la vérité, mais sûrement pas de la production de la vérité et pour finir de la vérité elle-même. Et il peut aussi, bien entendu, y avoir une politique de la recherche et de l'utilisation de la vérité, mais sûrement pas ce que Foucault appelle une "politique de la vérité", une expression à laquelle j'ai toujours été, je l'avoue, incapable de donner un sens quelconque. Il ne serait sans doute pas difficile de montrer que la plupart des expressions foucaldiennes typiques dans lesquelles le mot "vérité" intervient comme complément de nom ─ "production de la vérité", "histoire de la vérité", "politique de la vérité", "jeux de vérité", etc ─ reposent sur une confusion peut-être délibérée entre deux choses que Frege considérait comme essentiel de distinguer : l'être-vrai (das Wahrsein) et l'assentiment donné à une proposition considérée comme vraie (das Fürwahrhalten), une distinction qui entraîne celle des lois de l'être-vrai et des lois de l'assentiment. Ce qu'un philosophe comme Frege reprocherait à Foucault est probablement de n'avoir jamais traité que des mécanismes, des lois et des conditions historiques et sociales de production de l'assentiment et de la croyance, et d'avoir tiré de cela abusivement des conclusions concernant la vérité elle-même.»

(Jacques Bouveresse, Nietzsche contre Foucault ; sur la vérité, la connaissance et le pouvoir)

Imperial College of London (ça sent le sapin !)

«Selon le dernier rapport de l’Imperial College de Londres, le variant Omicron échappe largement à l’immunité conférée par une infection antérieure ou par deux doses de vaccin. Basée sur des données de vie réelle, l’analyse des experts a permis d’établir que la protection conférée par une infection antérieure était de 19 % et que le risque de réinfection par Omicron était 5,4 fois supérieur au variant delta. Son taux de reproduction est supérieur à 3. La protection contre les infections symptomatiques conférée par le vaccin chute de façon significative.L’étude se base sur les données de l’UKHSA et du NHS pour tous les cas de SARS-CoV-2 confirmés par PCR en Angleterre et ayant subi un test entre le 29 novembre et le 11 décembre 2021. Elle comprend des personnes identifiées comme ayant une infection par Omicron en raison d’un échec de ciblage du gène S (SGTF), ainsi que des personnes dont les données de génotype ont confirmé l’infection par Omicron. Au total, 196 463 personnes sans échec de ciblage du gène S (susceptibles d’être infectées par une autre variante) et 11 329 cas avec échec de ciblage (susceptibles d’être infectés par Omicron) ont été inclus dans l’analyse, ainsi que 122 063 cas delta et 1 846 cas Omicron dans l’analyse du génotype.
Les résultats suggèrent que la proportion d’Omicron parmi tous les cas COVID a doublé tous les 2 jours jusqu’au 11 décembre. Sur la base de ces résultats, les experts estiment que le taux de reproduction (R) d’Omicron était supérieur à 3 sur la période étudiée. La distribution d’Omicron en fonction de l’âge, de la région et de l’origine ethnique diffère actuellement de façon marquée de celle de Delta, les personnes âgées de 18 à 29 ans, les résidents de la région de Londres et les personnes d’origine africaine présentant des taux d’infection par Omicron nettement plus élevés que ceux de Delta. Londres est nettement en avance sur les autres régions anglaises en ce qui concerne la diffusion d’Omicron. 
L’étude ne trouve aucune preuve qu’Omicron soit moins grave que delta, si l’on en juge par la proportion de personnes testées positives qui signalent des symptômes, ou par la proportion de cas qui demandent des soins hospitaliers après l’infection. Cependant, les données sur les hospitalisations restent très limitées à l’heure actuelle. En tenant compte du statut vaccinal, de l’âge, du sexe, de l’origine ethnique, du statut asymptomatique, de la région et de la date de l’échantillon, Omicron était associé à un risque de réinfection 5,40 fois plus élevé (IC 95 % : 4,38-6,63) que delta. Pour replacer ces résultats dans leur contexte, à l’époque pré-Omicron, l’étude britannique "SIREN" sur l’infection à COVID chez les travailleurs de la santé a estimé qu’une infection antérieure conférait une protection de 85 % contre une seconde infection à COVID sur une période de 6 mois. Le risque de réinfection estimé dans l’étude actuelle suggère que cette protection est tombée à 19 % (95%CI : 0-27 %) contre une infection par Omicron. 
Les chercheurs ont constaté une augmentation significative du risque de développer un cas symptomatique d’Omicron par rapport à Delta chez les personnes qui avaient reçu leur deuxième dose de vaccin depuis deux semaines ou plus, et celles qui avaient reçu leur dose de rappel depuis deux semaines ou plus (pour les vaccins AstraZeneca et Pfizer). Selon les estimations utilisées pour l’efficacité du vaccin contre l’infection symptomatique les estimations sont comprises entre 0 et 20 % après deux doses, et entre 55 et 80 % après une dose de rappel. Des estimations similaires ont été obtenues en utilisant les données du génotype, bien qu’avec une plus grande incertitude. 
Le professeur Neil Ferguson, de l’Imperial College de Londres, a déclaré : "Cette étude apporte de nouvelles preuves de la capacité d’Omicron à échapper à l’immunité préalable conférée par l’infection ou la vaccination. Ce niveau d’évasion immunitaire signifie qu’Omicron représente une menace majeure et imminente pour la santé publique". Le professeur Azra Ghani de l’Imperial College de Londres a déclaré : "Quantifier le risque de réinfection et l’efficacité du vaccin contre Omicron est essentiel pour modéliser la trajectoire future probable de la vague Omicron et l’impact potentiel de la vaccination et d’autres interventions de santé publique." 
Ces travaux n’ont pas encore fait l’objet d’un examen par des pairs.»

(source anglaise : Imperial ac.uk, 17 décembre 2021)