Aristote, à l'ancienne.
Vous imaginez, vous, causer de vote utile à un Grec de l'époque
classique, par exemple, un citoyen d'Athènes ? La notion eût sans doute provoqué son incompréhension, voire déchaîné sa fureur. C'est que l'utilité, telle que nous
l'entendons, se trouvait associée, pour lui, aux seuls objets utiles, donc à la technique ou à l'art de produire ces objets utiles, autrement dit à une
sphère d'activités symboliquement dévalorisée, réservée aux esclaves. Certes,
Aristote, imaginant un temps où les navettes (autrement dit : les instruments de travail) se déplaceraient toutes seules, ne repousse, de fait, pas la notion
d'utilité en soi autant que la notion de travail. Ce n'est pas tant que
l'utilité ait été en soi dévalorisée par les Grecs, ce qui serait
absurde : c'est plutôt que l'existence extérieure, autonome, de l'utilité
faisait problème pour eux dans le cadre d'une conception associant directement
chaque objet (naturel ou artificiel) à sa cause finale, et pour une physique posant
qu'à chaque chose doit se voir associé ontologiquement un certain lieu, une destination
essentiellement adéquate. Le lieu ou la fin de la pierre est contenu dans son concept : la pierre parfaite, achevée, est celle qui a gagné le sol, du fait de sa pesanteur ou de sa lourditude, comme dirait Ségolène Royal. Outre cette cause finale, chaque chose, de même, avait aussi sa cause
matérielle (tel ensemble de briques, tel mortier n'auraient ainsi pu être proprement
dits "utiles" à la construction d'une maison, ni, encore :
telle maîtrise technique formelle de maçonnerie, etc).
En sorte que cette puissance électorale (le vote)
dont nous parlions plus haut pour l'opposer à notre "vote utile", cette
puissance de vote caractérisant le citoyen athénien, le caractérisant tout entier, suffisant presque à le
définir, bref en constituant une sorte de cause
finale démocratique, aurait moins que tout le reste pu se voir
ramené à une utilité quelconque.
La démocratie, alors, ce même citoyen l'aurait-il
davantage assimilée à un fait de culture ? Assurément oui, mais à
condition d'entendre seulement par "culture" l'ensemble des aspects
intellectuels d'une civilisation, ou, de manière plus extensive, l'ensemble
des formes acquises de comportement dans cette civilisation donnée : l'ensemble
des habitudes suffisant à la spécifier, depuis les productions
artistiques ou religieuses les plus ésotériques jusqu'aux normes régissant les
échanges et les rapports les plus ordinaires de l'existence quotidienne. Ces
habitudes - cet éthos, dont parle
Aristote dans son Éthique à Nicomaque, constituent bien ici
une forme de "seconde nature", ce dont notre conception
contemporaine de culture collective
paraît à première vue se rapprocher. Mais là encore, il paraîtrait impossible de définir l'utilité
précise d'un tel complexe culturel. Quelle serait, par exemple, l'utilité
exacte des Mystères d'Éleusis ? L'utilité de Zeus ? Comment appréhender
en termes d'utilité le respect scrupuleux (dans les banquets, les
symposion, ces beuveries dont certains dialogues de Platon fournissent l'image) d'un certain
nombre de moments codifiés se succédant invariablement ? L'art grec (de la statuaire) implique la présence réelle, partout dans la matière, de
l'esprit. Qu'on compare un tel art et son critère de validité à ce que l'on
nomme aujourd'hui les arts décoratifs (ou le design) qui prétendent plutôt réunir médiatement fond et
forme en tant que séparés, l'élément artistique ne valant plus comme simple
présence à soi de l'esprit mais justement en tant que cet esprit est, là, tout autre que
lui-même, extérieur à lui-même, qu'il renvoie à une fonction extérieure, bref :
en tant qu'il est utile. Or, dans la sculpture grecque, note Hegel dans
son Esthétique, la matière
inorganique n'est pas travaillée comme " quelque chose d'étranger à
l'esprit, de manière à en faire un simple entourage approprié à son usage.
"
Autrement dit : à son utilité.
Il ne s'agit pas de redevenir grecs, bien entendu. Juste de rappeler, à nos démocrates citoyennistes-fanatiques d'aujourd'hui, cette simple différence opposant liberté des Anciens et des Modernes, pour reprendre la dichotomie de Benjamin Constant : celle des droits politiques et des droits civils, ces derniers étant présentés aujourd'hui, par les libéraux, avec des trémolos dans la voix, comme l'alpha et l'oméga de toute liberté possible. Les fascistes et les républicains, quant à eux, s'enthousiasment volontiers pour les premiers. Bref, les uns comme les autres pataugent, de fait, en plein fantasme, en pleine reconstruction stupéfiante politique et mentale. Nous les brisent menus, donc : 1°) cette idée de culture républicaine offrant l'aspect de strates sédimentées de modèles comportementaux
intangibles, renvoyant à une stabilité sub-lunaire parfois contrariée (en
regard du mouvement parfait des astres célestes) et que l'excellence politique du
philosophe aura justement vocation à affermir - le respect des lois et
exigences de la Cité n'impliquant ici aucun choix individuel d'épouser la
norme parce que ce me serait utile (au terme d'une réflexion intégrant
délibération ou calculs d'intérêts subjectifs). La délibération, concrète,
prudente, certes, peut et doit intervenir. Elle a sa place dans la théorie. Mais alors, ce qu'Aristote a en vue, une fois de plus, ce n'est pas l'utile, ou l'intéressant au sens où nous l'entendrions. Ce serait, de manière
générale, le Bien, un Bien polysémique chaque fois adapté aux natures (aux essences)
diverses qui tendent vers lui et, du même coup, vers la réalisation
d'elles-mêmes.
2°) de l'autre côté, l'autre sens - utilitaire, contemporain et libéral : macronien - du mot "culture"
: celui d'une affirmation subjective et individuelle de soi, permettant en permanence d'afficher une place hiérarchique, et de tirer son épingle du jeu, au sein de la grande malice économique généralisée.
Penser une utilité de la culture, de fait, ne
pourra être possible que dans un cadre sociologique faisant enfin sa
part de dignité et d'essentialité au travail, d'une part, à
l'individualité psychologique, d'autre part. Ce sera évidemment le cas de la
société moderne, de ses théories atomistiques du contrat social et
d'un prétendu état de nature individualiste, autant que de son apologétique
permanente, corrélative, de la souffrance et de l'effort. À cette apologétique, la culture classique
- ce qu'on appelle fort justement les "humanités" - a toujours paru
suspecte : le mépris des philosophes grecs pour le travail utile n'a jamais été
oublié ni pardonné. Il a toujours été considéré avec inquiétude, sur le mode du danger
latent. Le sociologue Bernard Charlot a ainsi étudié, dans un ouvrage devenu célèbre,
l'évolution théorique anarchique des positions bourgeoises relativement au
degré minimal de culture utile à inculquer aux ouvriers au cours du
19ème siècle. Trop peu de culture (à la limite de l'analphabétisme) impliquait
des catastrophes de production massives (Charlot étudie le cas des secteurs de pointe, du genre de l'horlogerie). Trop de culture inutile
entraîne potentiellement, à l'inverse, un surcroît d'indépendance, d'autonomie, voire de
rébellion de la part du jeune ouvrier. En sorte que la fluctuation de l'utilité
culturelle suit ainsi invariablement celle de la mise en valeur du monde.
L'émergence de ce cadre social utilitaire signe
nécessairement la ruine historique du cadre précédent, : mythique, statiquement
éthique, etc. Elle implique une division du travail toujours accrue, et des rapports
d'échanges radicalement différents, au sein desquels l'utilité spécialisée,
la valeur d'usage de ces échanges (et des marchandises qui leur
correspondent) revêtent toujours davantage d'importance et de précision. Dans son célèbre Essai sur le don, relativement au stade hypothétiquement le plus archaïque de l'échange - comparé à un stade plus évolué (le Potlatch) - Marcel Mauss s'autorise "à concevoir un
régime qui a dû être celui des sociétés qui ont dépassé la phase de la
prestation totale (de clan à clan, et de famille à famille) et qui cependant ne
sont pas encore parvenues au contrat individuel pur". Dans les
économies et les droits ayant précédé les nôtres, précise Mauss, "ce
ne sont pas les individus, ce sont des collectivités qui s'obligent
mutuellement, échangent et contractent". Et "ce système d'échanges, ajoute-t-il encore,
implique un ensemble de biens et de richesses : festins, rites, femmes,
enfants, foires provisoires, etc, bref : pas exclusivement des choses utiles
économiquement." Autrement dit, un lien est ici établi entre la
progression vers un contrat individuel passé entre partenaires et l'utilité
croissante reconnue aux choses échangées par contrat. Auparavant, si l'on rappelle,
ne fût-ce que de manière très générale, le fonctionnement du Potlatch
(cérémonies de don et contre-don) étudié par Mauss, le mépris pour la
valeur d'usage des objets échangés, voire leur destruction massive, y
était courants, afin d'obliger, c'est-à-dire de prendre l'ascendant politique,
symbolique, économique sur un concurrent incapable de surenchérir sur les cadeaux
reçus. Tout cela formant la culture, entendue au sens d'un système de prestations
totales ne différenciant aucun de ses moments, ne fractionnant aucune de ses
représentations en régions mentales isolées (économie ou religion ou
art, ou politique etc). Ici, la culture compacte d'un peuple apparaît donc
toute entière tournée contre l'utilité (les objets sacrifiés ayant bel
et bien une utilité reconnue : canoës, peaux de bêtes, etc). La culture
intervient en raison inverse de l'utilité, la garantie mythique d'une
pérennisation de la société étant précisément conquise sur le mépris affiché
envers une utilité d'objets renvoyant, elle, à la fausseté radicale du monde
des hommes (du moins à sa non-effectivité en regard du pouvoir des esprits et
des dieux, et donc à l'inutilité de s'y attacher exagérément).
Précisément, c'est bien le manque de contrôle sur un
Destin nébuleux, sur des raisons inaccessibles aux hommes, inscrites dans la
nécessité de cycles insondables, qui semble ici entraîner ce mépris culturel de l'utilité.
Mais, d'un autre côté, dans la société mythique,
l'institution du sacrifice ne signifierait-elle pas déjà une forme
d'instrumentalisation utilitaire dont témoignerait toute pensée magique ? Le
chamane, autant que le prêtre de Zeus, n'obligent-ils pas les esprits
suprêmes vers lesquels ils se tournent, et à qui ils offrent des présents, en les
forçant, à leur tour, à obéir aux hommes, à satisfaire leurs désirs ? Bref,
cette culture, ainsi basée sur une manipulation subtile, inversée, des
divinités qui dominent formellement les hommes, ne tendrait-elle pas, malgré
tout, vers une utilisation optimale des dieux par ceux-ci ? La thèse
d'Adorno et Horkheimer, dans La
dialectique de la raison, relativement
à l'Odyssée et au personnage d'Ulysse, est à ce titre éclairante : Ulysse
serait, au fond, le proto-bourgeois individualiste confiant dans le pouvoir
désormais autonome de sa propre raison. Il serait l'homme de la Ruse, roulant en permanence les dieux
(Poséidon, par exemple) sous couvert de satisfaire formellement à tous les
sacrifices qui leur seraient dus. Ulysse serait aussi, et surtout, ce fameux Personne
de l'épisode du Cyclope Polyphème, c'est-à-dire l'individu qui, en se séparant
brutalement de sa culture mythique d'origine (dont le cyclope serait un malheureux
résidu), aurait dans un même mouvement contradictoire de victoire et de chute,
de maîtrise et de perte, gagné un nom autant que son anonymat adéquat. Je suis Personne : la perte de la
culture mythique, le mépris belliqueux envers cette culture, se traduisant, en
particulier, par une tendance cartographique d'Ulysse destinée à le
faire se reconnaître et s'orienter, désormais, dans un espace maritime où
autrefois l'étrangeté et le mystère mythique écrasaient dans la terreur toute
possibilité individuelle. Après avoir utilisé les dieux à son avantage,
et donc fait disparaître ceux-ci comme puissances dominantes, Ulysse prend ainsi
possession de son espace, un espace familier autant qu'il est utile. Le
paradigme d'une nouvelle culture apparaît. Et cette apparition même, signifiant
le vieillissement du paradigme mythique précédent, renvoie aussi à une nouvelle
signification de la culture.
(à suivre)