mardi 27 août 2024

D'un désespoir l'autre

 

«Le désespoir de la nature est toujours féroce, frénétique, sanguinaire, il ne cède pas à la nécessité, à la chance, mais veut l'emporter par lui-même c'est-à-dire à ses dépens, par sa mort, etc. Un autre désespoir, placide, tranquille, résigné, par lequel l'homme, après avoir perdu tout espoir de bonheur, qu'il s'agisse en général de l'espèce humaine, ou en particulier de sa propre condition, néanmoins, s'adapte à la vie, à la tolérance du temps et des ans, cédant à la nécessité admise, ce désespoir, quoi qu'il dérive du premier, n'est toutefois presque propre qu'à la raison et à la philosophie et donc spécialement et singulièrement propre aux temps modernes, et maintenant, en effet, on peut dire que n'importe qui possédant un certain degré de talent et de sentiment, ayant fait l'expérience du monde, et en particulier, du reste, tous ceux qui, étant tels et arrivés à un âge mûr sont malheureux, tombent et restent jusqu'à la mort dans cet état de tranquille désespoir. État presque entièrement connu des Anciens et aujourd'hui encore de la jeunesse sensible, magnanime et malheureuse. Une conséquence du premier désespoir est la haine de soi (car il reste encore dans l'homme assez de force d'amour-propre pour qu'il puisse se détester) mais le souci et l’estime des choses. Du second, c'est l'insouciance et le mépris et l'indifférence envers les choses, et envers soi un certain amour languide (car l'homme n'a plus assez d'amour-propre pour avoir la force de se détester), qui ressemble à l'insouciance, mais est pourtant de l'amour, toutefois tel qu'il ne porte pas l'homme à s'angoisser, à se morfondre, à ressentir de la compassion pour ses propres malheurs, et encore moins à faire des efforts ni à rien entreprendre pour soi, considérant les choses comme indifférentes, ayant presque perdu le tact et le sens de l'esprit, et ayant recouvert d'un cal toute la faculté sensitive, désidérative, etc., bref : les passions et affections de toute sorte, et presque perdu, à cause d'un long usage et d'une longue et forte pression, presque toute l'élasticité des ressorts et des forces de l'âme. Ordinairement, le plus grand souci de ces personnes est de conserver l'état présent, de mener une vie méthodique, et de ne rien changer ni innover, non pas par naturel pusillanime ou inerte, car elle sera tout l'opposé, mais par une timidité qui dérive de l'expérience des malheurs, qui porte l'homme à redouter de perdre, à cause des nouveautés, cette part de repos, de tranquillité ou de sommeil, dans lequel, après de longs combats et résistances, son esprit s'est enfin assoupi et recueilli, et presque tapi. Le monde est plein, de nos jours, de désespérés de cette seconde sorte (comme chez les Anciens, très fréquents étaient ceux de la première espèce). On peut donc aisément voir ce que doivent y gagner l'activité, la variété, la mobilité, la vie de ce monde ; quand tous, peut-on dire, les meilleurs esprits, parvenus à une certaine maturité, deviennent incapables d'action, et inutiles à eux-mêmes, et aux autres. »

(Giacomo Leopardi, Zibaldone, 6 février 1821)

2 commentaires:

  1. À défaut de boussole de l'espérance, deux taquets. Heureusement, « ressentir de la compassion pour ses propres malheurs », c'est tellement moche que ça donne pas envie.

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    1. Certes : "complaisance", voire "intérêt" eussent peut-être été mieux indiqués, ici, en français.

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