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mardi 9 juin 2020

Les Guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (7) T'y penses toujours, à l'Indochine...


En 1986, Taï Luc, chanteur de La Souris Déglinguée, n'était pas encore le grand spécialiste universitaire de la linguistique Tay qu'il deviendrait bientôt. Ça ne l'empêchait certes pas de penser, toujours, à l'Indochine. Sept siècles très exactement plus tôt, Khubilaï Khan, était quant à lui déjà l'Empereur de toute la Chine, mais ne pouvait davantage décrocher. C'en était même devenu une véritable obsession. Et pour cause : par deux fois déjà (1258 puis 1285 ― voir nos épisodes précédents), au Đại Việt et au Champa, ses armées y avaient connu d'humiliantes défaites, lors même qu'elles faisaient trembler, et avaient soumis, une grande partie du reste de l'Asie. Y en a certains, faut vraiment qu'ils arrêtent. Mais que voulez-vous ! Le produit (le Pouvoir) est bon, quoique tellement fort et dangereux sous couvert d'émollience. Il fait voir les choses autrement, trop périlleusement sans doute. Il donne la fièvre. Il fait oublier qui l'on est au juste, d'où l'on venait et pour y faire quoi, et puis les forces ou capacités spéciales, d'analyse, d'intelligence et d'adaptation qui étaient, à ce titre, et dans ce but déjà oublié, les nôtres. Khubilaï pensa ainsi jusqu'au bout à cette Indochine orientale qui se dérobait à lui, à moins que ce ne fût l'Indochine qui le pensa en définitive (de même que le papillon rêvait peut-être, en définitive, le fameux sage de l'histoire). Elle le perdit, en tout cas, comme stratège de pointe, de même que la Chine impériale (étape préliminaire du processus) l'avait auparavant digéré comme Mongol nomade, recrachant ensuite très loin de lui la puissance d'intuition pastorale ayant jadis été la sienne. 


***

Fin 1287, Toghan franchit à nouveau la frontière à Lạng Sơn, à la tête d'une armée de terre de 500 000 hommes épaulée, si l'on en croit les annales officielles Việt, d'une flotte de 620 jonques de guerre. D'après Lê Thành Khôi (cf son Histoire du Vietnam des origines à 1858, p. 188), le nombre de fantassins Yuan pourrait plus modestement être évalué autour de 100 000. L'idée est donc, cette fois, de mener conjointement les opérations sur terre et mer, et de prendre en tenaille les Trần entre le nord du bassin du Fleuve Rouge et la baie d'Hạ Long. C'est justement là, à Vân Đồn, près de l'actuelle Hong Gai, qu'une flotte de ravitaillement mongole se fait surprendre par le général Trần Khánh Dư, qui prive ainsi, d'entrée de jeu, l'armée Yuan d'une énorme quantité de matériels, de vivres et de combattants. Les prisonniers sont relâchés, en sorte que la nouvelle de leur défaite démoralise un peu plus Toghan, déjà soumis, dans les terres, aux rigueurs du climat et de la guérilla (id., p. 189). Le général mongol ne tarde d'ailleurs pas à ordonner la retraite générale. Et pour ce qui concerne la partie navale de celle-ci, il est prévu qu'elle s'effectue via l'estuaire de Bạch Đằng, bras septentrional du delta du Fleuve Rouge.


(Ci-dessus : Situation générale de la zone de Bạch Đằng. Sur la carte de droite, la croix noire sur fond rouge situe approximativement le lieu de l'engagement décisif). 

C'est alors que, renouant avec un stratagème qui avait déjà fait ses preuves contre les Chinois trois siècles auparavant, le général Trần Hưng Đạo fait truffer le Bạch Đằng (précisément au croisement actuel des rivières Chanh et Nam et du cours principal de l'estuaire) de gigantesques pieux acérés généreusement garnis de pointes de métal (voir l'image ci-dessous).   



À marée haute, la marine mongole passe au-dessus des champs de pieux (invisibles), provoquée par une flotille Việt insolente qui invite l'ennemi à se lancer à sa poursuite en remontant l'estuaire. À marée basse, les Việt font soudain volte-face et contre-attaquent avec violence, faisant refluer en désordre les navires Yuan, qui s'encastrent sur les pieux, se disloquent et coulent.

  
Notre vieille connaissance, le général Omar (O-ma-nhi, pour les Việt) est fait prisonnier. Il sera, immédiatement après, victime d'un très étrange accident maritime (et plus vraisemblablement exécuté discrètement, par noyade, les Trần lui reprochant depuis la guerre précédente de 1285 un certain nombre d'atrocités gratuites commises sur les champs de bataille). 100 jonques sont détruites, 400 autres capturées. 
Dans la foulée, le roi Trần Nhân Tông, en position de force pour négocier, envoie à Pékin une mission chargée du port du tribut. Puis, dès l'année suivante, en 1289, il relâche tous ses prisonniers. Il semblerait alors que Khubilaï se soit lassé de ces dernières déconvenues militaires et qu'il ait accepté faute de mieux le tribut Trần. Mais il semble en même temps (comme dirait l'autre crétin) qu'il préparait encore au moment de sa mort, en 1294, une nouvelle expédition contre le Đại Việt, et que ce dernier projet n'ait été ajourné que par son petit-fils Timür, qui lui succéda (1295-1307) sur le trône impérial. La guerre interlignage faisait alors toujours rage entre les descendants de Gengis Khan. L'ögödeïde (c'est-à-dire : descendant d'Ögödeï, troisième fils de Gengis Khan) Qaidou menaçant depuis 1275 la suprématie du Khan de Chine (Khubilaï est issu, lui, de la lignée de Tolui, plus jeune fils de Gengis Khan), il appartenait à Timür de continuer contre lui la lutte intrafamiliale cruciale que son grand-père n'avait pu achever. Les sources s'accordent en tout cas à présenter comme durablement pacifiées, voire même amicales, les relations que le Đại Việt et la Cour mongole entretiendront désormais (voir là-dessus, entre autres références modernes, Grousset, L'empire des steppes, op. cit., p. 358, et le stalinien Nguyễn Khắc Viện, Viêtnam, une longue histoire, op. cit., p.50).

          
ÉPILOGUE

Lorsqu'en 1292-93, Khubilaï lança contre Java une grande expédition navale (qui devait d'ailleurs échouer lamentablement, les unités Yuan se trouvant forcées de réembarquer en catastrophe, trahies qu'elles furent par Raden Vidjaya, précédemment leur allié dans la lutte contre un premier adversaire, et futur fondateur de la l'Empire de Madjapahit), il était sans doute formellement le «maître des côtes de l'Indochine», comme l'écrit Jean-Paul Roux, dans son Histoire de l'Empire mongol (p. 389). Mais à quel genre de «maître» exactement interdit-on, comme le firent alors les Cham, un libre accès à ses propres terres ? «Au moment de l'expédition punitive contre Java en 1292, note ainsi D.G. Hall, les Cham veillèrent à ce que les éléments composant la flotte mongole descendent le long de leurs côtes sans jamais débarquer sur leur territoire» (in A History of South-East Asia, p. 208). Comparons une telle situation à celle en vigueur à la même époque dans d'autres possessions de l'Empire : en Corée, par exemple. Celle-ci ne «fut plus dès lors (les années 1260) qu'une province mongole sous des rois indigènes. Ceux-ci, mariés à des Mongoles, fils de mères mongoles, conseillés par des résidents mongols, étaient, au bon plaisir du Khan, appelés à Pékin, exilés, déposés. Ils parlaient la langue, portaient le costume des Yuan, ils n'avaient plus rien de coréen» (Courant, cité par Grousset, in L'Empire des steppes, op. cit., p. 356). De fait, la résonance très contemporaine de l'emploi par Grousset du terme d'«expéditions coloniales» pour qualifier l'intervention khubilaïde en Asie du Sud-Est est impressionnante. Qu'on rapine, ou qu'on défende ensuite le fruit de sa rapine, il s'agit toujours dans une expédition coloniale d'assujettir des populations radicalement différentes et hostiles, tentées ou pas d'assumer un quelconque «destin national», une souveraineté formelle rien moins qu'automatique. Le piquant de la chose est qu'un tel désir, frappant d'abord les «élites» bourgeoises et lettrées de ces populations (le camarade Ngô Văn a écrit, pour ce qui est du Vietnam, des pages fort éclairantes à ce sujet), ledit désir se voit immanquablement exacerbé et diffusé par la réalité insupportable de la pression et/ou de l'occupation étrangères. Voilà ce que Khubilaï, au nom de la domination chinoise sur cette partie de l'Asie, qu'il prétendait assumer, dut affronter au Champa, au Đại Việt, chez les Birmans ou les Shan. 
Autant de difficultés, voire d'échecs, certainement. Autant aussi, justement, de poids et d'influence durables sur la recomposition régionale concernant ces zones. La terre birmane revient bientôt aux Tay, l'Indonésie change de maître, le Đại Việt et le Champa, ennemis pourtant irréductibles, se réconcilient quelque temps sur le dos des Yuan, passant pour la première fois des alliances matrimoniales au sommet : La princesse Huyền Trân est ainsi promise en 1301 par Trần Nhân Tông à Chế Mân (l'ex-prince résistant Cham Harijit) au grand dam de la partie la plus xénophobe de la noblesse et des lettrés, dénonçant l'union d'une Việt et d'un «barbare». Le Champa cède même deux districts aux Việt, au nord du Col des Nuages, ce qui ― pour installer présentement la paix ― ne manquera pas, plus tard, de déclencher la guerre. 
Autant de conséquences, directes ou indirectes, de la présence mongole en Chine du Sud, puisque la victoire de Khubilaï sur celle-ci impliquait dialectiquement que ce dernier se soumît à elle, que la Chine absorbe en quelque sorte le négatif mongol (pastoral) s'exerçant d'abord offensivement sur sa civilisation sédentaire, agricole, centralisée et bureaucratique. Des armées chinoises, ou au moins sino-mongoles (comme l'indiquent toutes les sources), voire même sino-coréennes, voilà ce qui déferla sur l'Indochine comme sur le Japon, avec le même (manque de) succès militaire à long terme mais un même impact diplomatique : l'influence maintenue d'un Empire Chinois, unifié, pour la deuxième fois de son histoire, et cette fois à la faveur d'une invasion étrangère, «barbare». L'Histoire, comme dirait Hegel, et n'en déplaise à tous les nationalistes de l'univers (aux staliniens chinois actuels, en particulier) a parfois de ces ruses et de ces ironies. Le temps de Khubilaï ne fut donc certainement pas pour la Chine le temps de l'éclipse hors de ses frontières terrestres. Et les Ming, sitôt remis en selle, à la chute finale des Mongols, auront beau jeu de repartir à l'assaut du Đại Việt. Ils s'y casseront d'ailleurs, eux aussi, les dents.
En ce qui concerne la figure singulière de Khubilaï elle-même, les contretemps indochinois susmentionnés ne sauraient faire oublier sa double réussite essentielle, à savoir la maîtrise totale en Chine et, presque totale, sur les siens. Arik-Böke, le premier frère lésé (voir les premiers épisodes), puis Qaidu (avec qui la guerre ne s'éteint pas du vivant du Khan mais qui est, au moins, maintenu en respect) incarnent deux réactions violentes au transfert historique du centre de gravité impérial mongol, suivies toutes deux, finalement, de leurs cruels désastres et désaveux. Timür, le petit-fils, «dernier homme de valeur de la dynastie mongole en Chine» (Grousset, L'Empire des steppes, op. cit., p. 391), jouira encore, peu de temps, jusqu'à sa mort en 1307, du rêve réalisé par son grand-père. Un rêve auquel il aura ajouté de vivre à peu près en paix avec ses fougueux voisins. 


          T'as compris ce que j't'ai dit 
ou il faut que j'te répète ?

samedi 6 juin 2020

Les Guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (6) Janvier 1285 : l'assaut.


Bon, ça y est. Les meilleures choses ont une fin. L'aube est venue. Qui promet d'être sanglante. Rappel : on est en janvier 1285, quelque part entre Annam et Tonkin. Vous êtes prêts ? Nous aussi...

Les Mongols passent la frontière à Lạng Sơn. Leur cavalerie enfonce rapidement les défenses Việt, puis atteint Thăng Long (l'actuelle capitale Hà Nội), que le général Trần Hưng Đạo a abandonnée pour se replier sur Van Kiêp (aujourd'hui Kiêp Bac, dans le delta du Fleuve Rouge, dans l'actuelle province de Hải Dương).

(La statue réaliste-non socialiste 
de Trần Hưng Đạo, à Saigon)  

Une de ses proclamations, affichée dans tous les villages de la zone, appelle la population à la résistance jusqu'à la mort contre les envahisseurs. Si une telle résistance n'était plus possible, il y est fait consigne à tous de se replier dans les forêts et montagnes sans jamais se rendre. Il faut dire que la prise de Thăng Long incite certains à passer à l'ennemi, tel ce prince Ích Tắc, «fondateur, explique Philippe Papin, de l'une des premières écoles privées de la capitale, ou l'historien renommé Lê Tac, qui publia en Chine son grand ouvrage Abrégé d'Histoire et de Géographie d'Annam, disant dans sa préface sa joie immense de voir "l'influence vertueuse et réformatrice de la dynastie des Yuan s'étendre sur tous les pays sans exception"» (Histoire de Hà Nội, op. cit., p. 108). Les annales officielles Việt évoquent, elles, la figure trouble d'un rallié (un Cham ?) passé aux Yuan, auquel les Trần réservent un sort stratégiquement clément : «Le sixième jour du sixième mois, raconte le Đại Việt Sử Ký Toàn Thư (op. cit.), le roi ordonna à son officier d'ordonnance Dang Du Chi de reconduire au Champa Ba-Lau-Ke-Na-Lien et ses compagnons qui avaient été fait prisonniers pour avoir rallié le mongol Sögètü». Les mêmes annales rendront également compte, plus tard, d'un passage inverse des Yuan aux Việt : celui du général Trương Hiến qui combattra pour les Trần, après les guerres mongoles, en pays Ai-Lao, où il trouvera d'ailleurs la mort en 1298. Les annales attestent que ce général bénéficia, à ce titre, «d'un culte officiel au temple des sacrifices impériaux» (id.). Était-il d'ethnie mongole ? Rien de moins sûr. Déjà en Chine, au moment de la guerre contre les Song, et a fortiori lors des deux expéditions postérieures ratées contre le Japon, en 1274 puis 1281, les Mongols ne formaient que l'encadrement d'une troupe largement composée de Chinois ralliés, de gré ou de force, et d'auxiliaires iraniens, ouighours, voire d'Alains (chrétiens du Caucase) ou de Coréens, suivant les cas (voir sur ce sujet l'ouvrage de Louis Frédéric, L'Empire éternel, pp. 184-185). L'emploi des machines de guerre et engins de siège ayant emporté la décision devant les villes de Xiangjiang et Fanchang, dans le bassin de la Han, était, lui, le fait, non pas, comme on le sait aujourd'hui, de Marco Polo, qui en attribue la paternité à sa famille, mais de deux brillants ingénieurs musulmans originaires de Mossoul pour le premier, de Bagdad pour l'autre. Mais, pour l'essentiel des troupes engagées au Champa en 1283 et au Đại Việt un peu plus tard, on doit bien convenir que «leur qualité militaire était limitée, la plupart étant recrutés parmi les prisonniers de droit commun, et les désertions étaient nombreuses, aussi bien parmi la troupe que dans le corps des officiers» (Régaud et Lechervy, Les guerres d'Indochine, op. cit., p. 32). Dans le camp d'en face, après la victoire de Khubilaï en Chine, nombre de soldats chinois restés fidèles aux Song continuèrent la lutte sous leur propre uniforme, aux côtés des Vietnamiens. On peut imaginer que leur détermination et leur combativité furent au moins égales à celles des auxiliaires chinois Yuan. 


(Ci-dessus : deuxième guerre d'Indochine mongole. Les points rouges représentent les zones de forte résistance Việt (dynastie Trần)

En Février 1285, les Mongols avancent, donc, dans le delta du Fleuve Rouge. Ils prennent Thiên Mạc (district de Hưng Yên) où ils capturent le général Trần Bình Trọng, qui est sauvagement exécuté immédiatement après avoir refusé leur offre de collaboration. Lê Thành Khôi cite sa crâne réplique alors faite aux Mongols, demeurée célèbre : Mieux vaut le sort d'un fantôme du Sud que celui d'un prince du Nord (in Histoire du Vietnam des origines à 1858, p. 186).    
Dans le même temps, pour tenter de refermer la tenaille, Sögètü remonte du Sud, c'est-à-dire du Champa, où il n'est pas parvenu à emporter la décision militaire, afin de faire sa jonction avec Toghan et ce général, réputé pour sa cruauté sur le champ de bataille, que les Việt appellent O-Ma-Nhi (Omar). Les Yuan contrôlent maintenant la quasi-totalité du Đại Việt : une grande partie du delta du Fleuve Rouge et des provinces actuelles de Thanh Hóa (où les Trần se sont réfugiés, avec leurs partisans irréductibles) et du Nghệ An. Sögètü se heurte alors à l'armée de Trần Quang Khải, qui tient encore coûte que coûte, précisément pour compliquer cette jonction attendue Sögètü-Toghan, la province du Nghệ An, centre actuel du Vietnam, et à qui Sögètü cause des pertes épouvantables, sans toutefois réussir à l'écraser complètement. Le général mongol parvient néanmoins jusqu'au Fleuve Rouge, où croise sa flotte, et où il espère enfin retrouver le gros des troupes. 
Mais dès le moi de mai 1285, à l'approche de l'été et des fortes chaleurs, la situation se retourne. Les soldats Việt (un détachement de 50 000 hommes) remportent coup sur coup deux victoires navales sur un bras du Fleuve Rouge, à Hàm Thử, puis Chương Dương. Des victoires décisives puisqu'elles rouvrent les portes de la capitale : le site de Chương Dương, avant-poste mongol, n'est situé qu'à une vingtaine de kilomètres au sud de la Hà Nội actuelle. Toghan évacue en catastrophe la ville et se fixe au Nord, où les Việt  les poursuivent : à Vạn Kiếp, notamment, où «le massacre de l'ennemi fut tel que le Fleuve Rouge charria pendant des jours des flots de sang» (id., p. 188). Toghan lui-même ne parviendra à s'enfuir de cet enfer qu'à la faveur d'une exfiltration rocambolesque vers la Chine mongole, dissimulé dans un fût de bronze. 
Les troupes de Sögètü, de leur côté, ignorant le sort tragique de celles de Toghan, continuent de remonter à l'aveugle le Fleuve Rouge, dans l'espoir de plus en plus ténu de les retrouver quelque part. C'est alors que les Việt les surprennent et les écrasent à Tây Kết (juillet 1285). La déroute est totale pour les Yuan. Sögètü lui-même trouve la mort. Nguyễn Trãi, le grand lettré et résistant anti-Chinois du 15ème siècle, le fait à tort périr à Hàm Thử, dans son poème de 1428. D'après les annales Việt, le roi Trần Nhân Tông lui-même rendit hommage à la dépouille du général mongol, saluant sa bravoure, et le faisant ensevelir avec tous les honneurs. La deuxième guerre du Đại Việt est finie. On compte près de 50 000 prisonniers Yuan. Tandis que les Trần rentrent en triomphe dans leur capitale, les Cham et les Khmers, qui comprennent que le répit ne peut durer bien longtemps, s'empressent de reconnaître la suzeraineté de Khubilaï (automne 1285).                  

samedi 16 mai 2020

Les guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (5) : Sát Thát («Mort aux Mongols !»)


À l'époque affranchi de la tutelle de l'empire Khmer (depuis 1220, date de la fin de l'occupation), le royaume du Champa, «de race malayo-polynésienne, de culture indienne, brahmanique et bouddhique» (suivant la terminologie coloniale poussiéreuse de René Grousset dans son Empire des steppes) s'étendait au sud du Đại-Việt, depuis le Col des Nuages jusqu'au delta du Mékong, et se montrait à dire vrai un bien encombrant voisin.
L'opposition Cham-Việt n'est pas sans évoquer le conflit Birmano-Siamois (déjà évoqué ici dans les épisodes précédents), dans son irréductibilité apparente : elle s'étend en effet, de manière larvée ou explosive, de 1044 (date de la première «Marche vers le sud» impérialiste des Lý) à 1471, année de la destruction définitive de l'empire Cham, et trouve son origine essentielle dans l'attitude symétriquement expansionniste des deux puissances : razzias cham prétendument restées impunies, d'un côté, et refus, de l'autre, de solder honnêtement des différends territoriaux (les Cham réclament notamment des provinces annexées par les Việt, d'abord en 1069, à la suite d'une pure opération militaire de conquête, puis au moment de la retraite khmère de 1220, la nature humaine ayant, à ce qu'il paraît horreur du vide). La différence avec le conflit entre Birmans et Siamois tient au fait qu'ici, ce sont deux empires constitués et indépendants qui s'affrontent. Le caractère diffus de la puissance Tay, que les Mongols aident justement par leur intervention à se concentrer, à cristalliser en une espèce de sentiment national, ne concerne ni le Đại-Việt ni le Champa, où c'est précisément la force d'un tel sentiment en acte, capté de part et d'autre du Col des Nuages par d'habiles dirigeants impériaux et militaires que les Mongols vont rudement expérimenter.
(Ruines de l'ancien Champa, à My Son, actuel Centre-Viêtnam)

L'ordre, émis par ces derniers, de se déclarer vassal, parvint au Champa en 1280. Immédiatement, le maharajah Indravarman IV s'y soumit. Et immédiatement, il fut désavoué par son peuple qui, partout, se souleva, enragé, contre cette décision.
Dès lors, tant pour faire respecter sa propre autorité qu'aider son allié monarque fantoche en bien fâcheuse posture, Khubilaï lança la guerre. Il nomma, en 1281, Sögètü, jusqu'alors en charge du Fuxien, noeud commercial maritime stratégique comprenant notamment la mégapole portuaire de Quanzhou, au poste de gouverneur du Champa, en remplacement pur et simple du roi, et lui confia les pleins pouvoirs militaires. D'après Lê Thành Khôi, Sögètü aurait aussi été chargé de mettre en place au Champa, sitôt le pays pacifié, «le siège d'un grand gouvernement des pays d'outre-mer» (Histoire du Vietnam, op. cit., p. 184). La stratégie initiale de Sögètü consiste, en toute logique, à traverser le Đại-Việt (en gros, donc : le nord du Vietnam actuel) à la tête d'une forte armée de terre pour descendre le long du littoral et écraser les résistants Cham. 
Mais, après réunion des instances impériales et militaires Việt, à la désagréable surprise des Mongols, le roi Nhân-Tông (dont les Cham, on le rappelle, sont alors les ennemis mortels à l'époque) oppose un refus définitif aux exigences Yuan. Voilà comment le Đại Việt sử ký toàn thư (en Français : les Mémoires historiques intégrales du Đại Việt, soit les chroniques officielles du royaume, écrites en idéogrammes, xylographiées en 1697 et retraçant l'histoire du pays des origines jusqu'à 1675) témoigne de la perception immédiate, chez les Việt, du danger qui les guettait : «En automne, le huitième mois, le gouverneur de la province de Lang Lương Vất rendit compte que le premier ministre de droite [c'est-à-dire le chef militaire suprême] des Yuan, Sögètü [Toa Dô, en vietnamien], sous prétexte de traverser notre territoire avec 500 000 soldats d'élite pour aller combattre le Champa, avait en réalité l'intention d'envahir notre royaume » (trad. française : Paris, L'Harmattan, 1990). 
Face au refus de Nhân-Tông, Sögètü, dans un premier temps, s'incline (souvenir, sans doute, de la raclée de 1257-58) et cherche une autre voie de pénétration en pays Cham. Il opte finalement pour un débarquement maritime et s'attelle à la constitution d'une escadre, vite rassemblée à Canton, et comprenant, selon les chiffres de Régaud et Lechervy dans leur ouvrage Les guerres d'Indochine (p.31), «5000 hommes, 1000 jonques». Une fois débarquées, ses troupes écrasent «les 10 000 soldats de l'armée Cham après un combat de six heures» (id.). Sögètü est désormais maître de la capitale, Vijaya (près de l'actuelle province de Bình Định, au centre du Viêt-nam), ainsi que des principales citadelles du pays. Cependant, derrière le prince Harijit, près de 20 000 partisans Cham gagnent les montagnes et se lancent aussitôt dans une guérilla extrêmement meurtrière pour l'envahisseur. Sur place, les troupes Yuan qui y sont confrontées souffrent, en plus, «de la chaleur, de la maladie et du manque de vivres» (Lê Thành Khôi, op. cit., p. 184). Les troupes fraîches (si l'on peut dire) devant relever cette tête de pont en pays Cham (1283 : premier renfort de 15 000 hommes ; 1284 : à nouveau 15 000 hommes), obligées de partir par mer du fait de la fermeture des frontières terrestres du Đại Việt, se trouvent «décimées par la tempête au large des côtes Cham» (id.). Fait significatif : les Cham envoient des ambassades dans toute la région : chez les ennemis Khmers d'hier, et jusqu'à Java, pour obtenir un soutien militaire. Seuls les Việt, leurs adversaires historiques inconciliables, accèdent à cette requête, et envoient 20 000 soldats ! 
Face à cette résistance imprévue, la guerre s'éternisant, Khubilaï décide à la fin 1284 de forcer le passage au Nord et d'envahir le Đại Việt pour aller secourir en bon ordre le reste embourbé de ses troupes. Sögètü occupé au Sud, le Grand Khan charge son propre fils Toghan (en vietnamien : Thoát Hoan) de la campagne du Nord. 
(Toghan, impérialiste de profession, en route vers la fin de son CDD)

Celui-ci s'avance jusqu'à Tay Kêt, sur le Fleuve Rouge. Les annales Việt, déjà mentionnées, confondent ici les deux généraux : «Le troisième mois, peut-on y lire, le général en chef Sögètü entra dans le Laos par le Yunnan avec 500 000 hommes et se dirigea vers le Champa. Il fit sa jonction avec les troupes Yuan au district d'O-Ly, puis s'empara des districts de Hoán et de Ai. Il poussa jusqu'à Tay-Kêt où il établit son camp, se donnant, pour soumettre notre royaume, un délai de trois ans» (l'erreur est rectifiée par les traducteurs contemporains des Annales classiques, Bùi Quang Tung et Nguyêñ Huong, qui confirment : «Sögètü avait emmené ses troupes au Champa par la voie maritime. Tay Kêt se trouvait sur le Fleuve Rouge [au Viêt-Nam Nord, donc] dans la sous-préfecture de Khoái Châu»).


(Ci-dessus : la tenaille mongole de 1285. 
En rouge, les mouvements Việt. 
Les lignes noires continues symbolisent les offensives mongoles. 
Les lignes noires en pointillé, leurs débâcles...) 

Dans l'intervalle 1282-1285, les subtils empereurs Trần avaient, de leur côté, à la fois préparé sérieusement l'affrontement armé, considéré comme inévitable à terme, et envoyé une mission à Pékin dans le but de «travailler à retarder la guerre» et «sonder les intentions mongoles» (Lê Thành Khôi, op. cit., p. 185). À l'automne 1284, le général suprême Hưng Đạo passe en revue ses troupes à Đông Bộ Đầu, sur le Fleuve Rouge, à l'endroit même de la défaite mongole de 1257. Il galvanise, à cette époque, ses soldats par un certain nombre d'écrits et de proclamations restés célèbres dans l'Histoire vietnamienne comme des monuments de l'époque Trần, à la fois politiques, culturels, littéraires. C'est le cas, surtout, du Binh thư yếu lược («Proclamation aux officiers») où Hưng Đạo recourt efficacement, au plan psychologique, aux grands souvenirs des guerres et des héros passés, appelant tout le peuple à défendre une même terre et un même héritage historique. Nous avons là affaire à une matrice incontournable du nationalisme vietnamien traditionnel, dont la force stratégique interclassiste, quoi qu'on en pense (et nous n'en pensons évidemment pas du bien) a cependant, depuis, maintes fois fait ses preuves sur le terrain : «Si les Mongols submergent le pays (...) alors, vous et moi gémirons sous la botte de l'ennemi. Non seulement je ne jouirai plus, moi, de mes apanages, mais vous aurez, vous aussi, perdu tous vos privilèges ; ma famille sera dispersée, mais vos femmes et enfants seront également dans le malheur ; les temples ancestraux des rois seront piétinés, autant que les sépultures de vos aïeux...» (traduction du très stalinien Nguyễn Khắc Viện).
À la suite de la grande revue de Đông Bộ Đầu, la plupart des soldats Việt présents, soit au total près de 200 000 hommes, se font tatouer sur le bras les deux caractères Sát Thát («Mort aux Mongols !»).
Le combat commence en janvier 1285.

dimanche 10 mai 2020

Les Guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (4) L'orient sera rouge de sang !

Indochine Est, vers 1280.

Dans l'Est de la Péninsule, les Mongols avaient dès le départ privilégié la carte de l'intervention militaire directe, pour deux raisons, l'une pragmatique, l'autre de fond. D'abord, il était hors de question pour Khubilaï de ne pas s'installer effectivement le long des côtes de la mer de Chine méridionale, de ne pas tenir réellement cet espace, garantie pour lui du bon fonctionnement d'échanges maritimes gigantesques que l'empire Yuan devrait très vite assumer. Si, lors de la dernière intrusion au Đại-Việt en 1257, l'argument de la continuation de la guerre contre les Song était tout à fait recevable de leur point de vue, il est clair que dans les années 1280, les Mongols se projettent déjà plus loin. Lê Thành Khôi explique ainsi l'obsession chez le grand Khan de la maîtrise des littoraux Việt et Cham : «Plus que des guerres de prestige, ses expéditions dans la péninsule indochinoise furent dictées par des motifs économiques : la recherche de la route des épices, l'établissement de relations maritimes avec le monde musulman de l'océan Indien et de la méditerranée, et avec le khanat mongol d'Iran. L'unification de l'Asie par la conquête mongole rouvrait les grandes routes du commerce universel : la voie transcontinentale, correspondant à l'antique route de la Soie et du pélerinage bouddhique qui, par le Pamir, unit la Chine à l'Iran et à l'Europe, fermée depuis le XIè siècle par l'expansion des Turcs, et la voie maritime, suivie également par des religieux, mais qui fut essentiellement la route des épices, apportés par les navires arabes, indiens et malais aux ports de Chine méridionale (...). Ce fut le désir d'assurer à ses flottes marchandes, base de la prospérité de son empire, la sécurité des communications ainsi que des points d'appui navals, qui inspira les entreprises de Khubilaï Khan dans l'Asie du Sud-Est» (Histoire du Vietnam, p. 184). 
L'autre raison est évidemment symbolique. La victoire finale sur la Chine signifiait pour les Mongols l'assomption de la représentation sino-centrée du monde, en particulier la domination éternelle de l'empire chinois sur des régions entières dont le Đại Việt faisait partie. Certes, les questions de l'origine ethnique et/ou géographique du peuple Việt (ou Kinh), et de son autonomie fondamentale vis-à-vis de la Chine constituent encore à ce jour une pierre d'achoppement dans les relations entre les deux pays, comme ce fut le cas à quelque époque passée, et sous quelque régime politique, chinois ou  vietnamien, que ce fût. De l'insurrection anti-chinoise des célèbres soeurs Trưng (Hai Bà Trưng) sous la dynastie Han, jusqu'à la résistance anti-Song de Lý Thường Kiệt (avant l'arrivée des Mongols dans le jeu local), puis (après la défaite de ces derniers) à la lutte contre les Ming, lesquels s'empresseront de revendiquer à nouveau tout le territoire Việt, puis de l'occuper pour vingt ans (1407-1427), l'histoire vietnamienne pourrait, d'une certaine manière, ne concerner que la Chine du Sud.

(Les deux frangines Trưng au combat)

Les empereurs Việt, quant à eux, tout indépendantistes qu'ils se proclamassent, se disaient pourtant aussi Fils du Ciel, reproduisant à l'identique le schéma cosmologique chinois de l'essentialité ou de la primauté absolue accordée au «Centre des centres» (l'Empereur, dans la Cité interdite), les qualités humaine et civilisationnelle déclinant ici à proportion exacte de l'éloignement progressif hors de ce centre vers les périphéries : celles peuplées, notamment, de ces ethnies montagnardes de la cordillère annamitique, dites simplement Mọi («sauvages, barbares») en vietnamien. Rien à voir avec les logiques Cham ou Khmer de représentations de pouvoir à la même époque, par exemple. L'idée même de Nation, ou disons d'Empire bureaucratique centralisé serait étrangère à ces dernières. Chez les Khmers, la réalité de telle structure politico-sociale, donc sa frontière légitime, se borne plutôt à la zone géographique d'influence effective de telle ou telle divinité, ou génie (neak). Passé le village ou le groupe de villages placés sous l'autorité et le pouvoir du neak concerné, on entre littéralement, pour un Khmer, dans un autre pays, un autre champ de forces où d'autres stratégies et interlocuteurs s'imposent. Il est intéressant, d'ailleurs, de souligner que chez les Mongols d'avant Khubilaï, un autre jeu : dialectique, redistribuait régulièrement le pouvoir entre un centre et une périphérie désintégrée dont le premier provenait toujours, certes, mais à laquelle il finissait toujours par revenir, pour se régénérer. Mais, précisons-le : sur des bases de mode de vie bien plus que sur des bases ethniques. Pourrait presque en effet, alors, être qualifié de Mongol quiconque vit comme un Mongol : dans des tentes de feutre, en pasteur nomade, en consommant telle nourriture de base, etc. La plaine danubienne continue, prolonge simplement avec cohérence existentielle la Mongolie proprement (ou improprement) dite. 
Pour en revenir, en tout cas, à ces périphéries indochinoises complexes, et de fait si mal comprises, sans doute, par le néo-Fils du Ciel Khubilaï, l'autorité dévolue au centre reste donc, dans la représentation élémentaire de leurs populations, sans commune mesure avec ce qu'elle signifie d'importance autant en Chine qu'au Đại-Việt. On s'en rendra bientôt compte dans la solidarité improbable qui s'ébauchera, au moment de l'agression mongole, entre Champa et Đại-Việt, deux ennemis pourtant acharnés. Les Mongols Yuan feront en outre, face à ce dernier, les frais d'une très étrange guerre de concurrence symbolique, ayant pour enjeu la légitimité de l'exercice impérial chinois. Rappelons que la langue, les caractères écrits utilisés au Đại-Việt restaient chinois, certes avec des variantes locales (système dit du chữ nôm : l'écriture démotique sino-viêt) et le resteraient jusqu'à la création, au 17è siècle par le jésuite français Alexandre de Rhodes (avide de pouvoir prêcher sa bonne parole dans la langue du coin) de ce qui demeure aujourd'hui encore le quốc ngữ : ou vietnamien moderne, romanisé. Le grand poème du résistant Nguyễn Trãi, intitulé Bình Ngô Đại Cáo (1428), célébrant la victoire sur les Ming et considéré comme une des plus belles pièces de la littérature classique vietnamienne, sera d'ailleurs encore rédigé en caractères chinois. Cette ambivalence est d'ailleurs totale : ajoutons, par exemple, qu'après la défaite, face aux Mongols, des Song chinois, de nombreux soldats leur demeurant fidèles intègrent les troupes Việt et combattent avec elles les Mongols impériaux sous l'uniforme en vigueur en Chine du sud (voir, à ce sujet, Philippe Papin, Histoire de Hà Nội, p. 107). Autant d'ambiguïtés, donc, entretenues avant la conflagration par les deux camps, et forçant en quelque sorte le nouveau pouvoir Yuan à parachever sa conquête de Chine, d'une seule manière possible. La même que celle ayant ailleurs en Chine (pourrait-on dire, du point de vue de Khubilaï) réduit les derniers Song. 
La force.             

jeudi 30 avril 2020

Les Guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (3) Aventures en Birmanie

(En gros, c'est ça. Juste tu remplaces Bob Morane par Esen-Temür, les frères Sirkis par Marco et Niccolò Polo. Et le tour est joué).

Khubilaï s'étant installé à Pékin, il entreprend très vite de parachever symboliquement sa victoire militaire. Il envoie dans toutes les zones jusqu'alors dans l'orbite ou sous contrôle chinois des messagers porteurs de ses exigences, simples : reconnaissance du Khan, acte immédiat de vassalité et de soumission à son endroit. Cela avait été le cas pour l'empire de Pagan (capitale du Mien, la Birmanie actuelle) dès 1271, soit près de dix ans avant la victoire finale sur les Song. Dans toute cette partie de l'Indochine, au coeur d'une zone limitée au nord par le Haut-Irrawady et le plateau yunnanais, au sud par l'isthme de Kra, trois acteurs principaux se disputaient, à l'arrivée des Mongols au Yunnan (ou Nan-Zhao, Dali) en 1252, la suprématie depuis près de deux siècles : les Birmans, les Khmers et les peuples d'ethnie Thaie : les outsiders Shans, entre autres. Cette bataille, initiée en 1044 par la fondation de Pagan et l'extension rapide de ce premier empire grand-Birman vers l'ouest (région de l'Arakan), l'est (pays Shan : frontière sino-birmane, entre les fleuves Irrawady et Salouên) et le sud (pays Môn, Birmanie inférieure) avait d'abord pris l'aspect d'une guerre de religion et de civilisation.

  
Les Birmans ayant en effet conquis, au tournant du 12ème siècle la cité Môn de Thaton, ayant ensuite rapatrié vers Pagan une grande partie (peut-être l'ensemble) de sa population et de ses prêtres, eux-mêmes en contact avec les doctrines cinghalaises du Théravéda, tout le premier empire Birman était alors passé, sous l'influence de ces derniers, au bouddhisme dit du petit véhicule (Hinayana) dont il s'était désormais fait une sorte de champion, en face d'un empire Khmer en perte de vitesse, et toujours affilié, lui, à Siva et l'hindouisme. D'autre part, la poussée mongole au Nan-Zhao avait incité des peuples tay originaires de cette région (les Shan, notamment) à se déplacer vers l'ouest et se répandre dans tout le Siam (ou Thaïlande actuelle) encore placé à l'époque sous l'autorité directe de l'empire Khmer. Mais si c'est au départ de manière involontaire que le pouvoir mongol yunnanais déséquilibre un peu plus le rapport des forces dans la région, par ces transferts massifs de population, la conscience d'un tel changement ne met pas longtemps à échapper à Khubilaï, non plus que l'opportunité politique qu'il représente pour lui, dès lors que les Mongols se retrouvent très vite empêtrés ailleurs dans des guerres sanglantes et ruineuses (au Champa, au Đại Việt, sans parler des désastres japonais de 1274 et 1281). C'est ainsi que l'essor de deux principautés tay dissidentes de l'empire Khmer (le royaume de Sukhotaï, d'une part, dans la vallée du Haut-Menam, dont le maître Rama Khamheng a écrasé le gouverneur Khmer local et proclamé son indépendance en 1270 ; le royaume de Chiang Maï, d'autre part, plus au nord dans la vallée du Meping) est sciemment encouragé par Khubilaï. De sorte que la thèse courante, formulée ci-dessous, par exemple, par Philippe Cornu, et suivant laquelle «au XIIIè siècle, les populations thaïes, fuyant devant les mongols, s'établirent dans le pays (Siam). Elles fondèrent deux royaumes, celui de Chiang Maï et celui de Sukhotaï» (in Dictionnaire du Bouddhisme, p. 211), devrait immédiatement se voir complétée et nuancée par celle-là : «Mangraï, prince de Chiang Maï et Rama Khamheng établissent très vite de solides relations avec Khoubilaï qui avait conquis, lui, le vieux royaume de Tali (ou Nan-Zhao). Les attaques qu'ils menaient contre les Khmers se faisaient avec ses encouragements. Jayavarman VIII (empereur Khmer du moment) quant à lui n'arrangeait pas ses affaires en faisant la sourde oreille aux injonctions de Khoubilaï et en emprisonnant notamment un des émissaires du Grand-Khan. Si l'expédition (...) avait réussi au Champa, nul doute que le royaume du Cambodge aurait été le suivant sur la liste. Vu le désastre au Champa, Khoubilaï trouva finalement plus intéressant de laisser les Thaïs affaiblir à sa place, et pour son propre compte, le fier régime d'Angkor» (D.G Hall, A History of South-East Asia, ch.6, p. 169). D'après Pelliot, les deux royaumes siamois ne feront officiellement acte de vassalité qu'en 1294 (cf Deux itinéraires de Chine en Inde, BEFEO). Mais si, en effet, la venue en personne de Rama Khamheng n'est attestée par les annales de Pékin qu'à cette date, l'histoire des bonnes relations entre la dynastie Yuan (mongole de Chine) et les Siamois est clairement plus ancienne. Guy Lubeigt évoque ainsi «l'expansionnisme Shan/Thaï favorisé par les visées sino-mongoles», avant d'expliquer : «Les Thaï, au contraire, s'allient avec les Mongols et entretiennent avec la cour de Pékin des relations régulières dès 1282 (...). Pour les Mongols, le royaume de Sukhotaï était vassal de la Chine. De ce fait, tous les cadeaux offerts par Sukhotaï à l'empereur de Chine étaient considérés comme le versement d'un tribut et non pas comme une simple marque de courtoisie entre les deux souverains» (Réflexions sur l'espace frontalier Birmano-Siamois et ses enjeux traditionnels, XIIIè-XIXè siècle, p. 15. Rama Khamheng aurait ainsi rencontré Khubilaï juste avant la mort de ce dernier). Le «au contraire» employé ci-dessus par Guy Lubeigt renvoie à la situation du dernier roi de Birmanie, un dénommé Kyaswar, qui se retrouve, tout comme les Khmers avant lui, complètement dépassé par l'irrésistible montée en puissance des Tay (Shan) dans la région. Ce souverain sans pouvoirs, qui ne réussit pas à trouver un arrangement avec les Mongols, en est même réduit, humilié, à bientôt concéder des vice-royautés à des chefs Shan en Birmanie centrale (Myinsaing, Mekkara et Pinle). De fait, si l'on remonte aux sources de la première expédition militaire mongole en Birmanie, on constate que les initiatives impériales en direction de Pagan (l'exigence, en 1271, de soumission immédiate de l'empire birman à Khubilaï) ne tombaient pas du ciel : «La suggestion initiale d'un tel projet en avait été faite au vice-roi du Yunnan par un chef Pai-i [nom chinois des Shan]» (D.G Hall, op. cit., p. 171). Du bon usage stratégique, en somme, des visées de l'impérialisme par les peuples «mineurs» eux-mêmes. Les Kurdes du Rojava, tant éreintés politiquement par moult fines mouches «anti-impérialistes» d'aujourd'hui, auraient-ils fait montre d'une moindre sagacité que les Shan de notre histoire, étant donné les cartes dont ils disposaient ? Bref. À l'époque, le souverain birman (1256-1287), un certain Narathihapate, personnage grossier, brutal, peu enclin à la négociation et à la réflexion tactique, avait opposé aux demandes mongoles une simple fin de non-recevoir. Il alla encore plus loin deux ans plus tard (1273) lorsque les Mongols renouvelèrent leurs exigences officielles. L'émissaire impérial, porteur d'une lettre de Khubilaï lui-même, ainsi que l'intégralité de sa suite, furent tout bonnement capturés puis cruellement exécutés. En outre, Narathihapate se lança dans la foulée à l'assaut du petit État de Kangaï (sur le fleuve Taping), lequel s'était déclaré vassal de la Chine. C'en était trop. Khubilaï lança aussitôt une opération depuis le Yunnan, destinée à punir les Birmans. Elle aboutit, dans un premier temps, à la sévère défaite de ces derniers, lors de la bataille de Ngasaunggyan (1277) opposant cavaliers mongols et éléphants birmans, et dont Marco Polo donne une saisissante description dans son Devisement du monde, composé en 1298.

                                                            Ligne de défense à l'ancienne.

«Quand les Tartares [les Mongols] les virent venir, ils ne firent point semblant d'être ébahis de rien, mais montrèrent qu'ils étaient preux et hardis durement. Car sachez sans erreur qu'ils se mettent en marche tous ensemble, en bon ordre et sagement vers l'ennemi ; mais quand ils en sont proches et qu'il n'y a fors que de commencer la bataille, alors les chevaux des Tartares, quand ils ont vu les éléphants, si énormes avec leurs châteaux, et tout rangés de front, ils en ont une telle épouvante que les Tartares ne les peuvent mener en avant vers les ennemis, mais toujours ils tournent bride et s'enfuient. Et le roi et ses gens, avec les éléphants, vont toujours de l'avant. Quand les Tartares voient cela, ils en ont grande ire et ne savent que faire : car ils voient clairement que leurs chevaux sont si épouvantés, ils en descendent, les mettent dedans le bois et les attachent aux arbres ; puis mettent la main aux arcs, dont ils sont si habiles, encochent les flèches et vont à pied vers les éléphants, qu'ils commencent à arroser de leurs flèches. Ils en lancent tant que c'en est merveille, et bien des éléphants sont blessés durement, et bien des hommes aussi» (op. cit., chap. 123-124). 
Par la suite, les Mongols s'étant avancés, sous les ordres de Nasr-uddin jusqu'au district de Bhamo, sur la rive gauche de l'Irrawady, ils finissent par se retirer après la destruction de quelques positions birmanes, peut-être du fait de terribles chaleurs estivales. C'est à ce moment qu'intervient la dernière erreur d'appréciation du souverain Narathihapate, dont l'empire birman lui-même ne parviendra pas à se relever avant des siècles : il relance les raids sur sur la frontière yunnanaise. Les Mongols répliquent aussitôt, en 1283, par une deuxième et dernière grande offensive. Ils écrasent les Birmans à Kangsin, installent des garnisons partout dans la vallée du Haut-Irrawady, puis descendent sur Pagan, la capitale, qu'avec à leur tête Esen-Temür, petit-fils du Khan, ils prennent en 1287.


Dès les débuts de l'opération, d'ailleurs, les séccessions et révoltes intérieures se multiplient. L'autorité centrale s'effondre rapidement sous les coups conjugués des indépendantistes du Nord-Arakan et des Môns méridionaux, assistés d'un célèbre aventurier Shan, nommé Wareru, qui passe pour être un dissident échappé de Sukhotaï. En catastrophe, Narathihapate tente alors de faire parvenir au Yunnan la nouvelle de sa soumission officielle aux Mongols pour rentrer dans sa capitale, qu'il a fuie. Mais c'est trop tard. Il est assassiné par un de ses fils cette même année 1287. Sur le conseil de princes Shan ayant toujours l'oreille des lieutenants de Khubilaï, le territoire de Pagan est divisé en deux provinces, intégrées telles quelles à l'Empire. Mais la poussée des Yuan a bien fini d'accompagner et de favoriser cet événement géostratégique capital : «l'essor de la puissance thaïe dans les deltas du Menam et de l'Irrawady» (Lê Thành Khôi, Histoire du Vietnam, p. 192). Il se passera maintenant peu de temps (une grosse dizaine d'années) avant que les Shan, devenus pour plus de deux siècles la grande puissance régionale, se retournent contre les Yuan, avec succès. Ce dernier épisode est particulièrement intéressant. Ceux qu'il concerne douloureusement, les Mongols, sont en effet les représentants traditionnels d'un milieu (le pastoralisme nomade des steppes) où la recherche d'alliances, la constitution de réseaux précèdent et conditionnent la formation d'entités politiques stables et gigantesques (les empires) avant de les faire éclater immanquablement, suivant des forces centrifuges toujours à l'oeuvre, quoique moins sensibles, perdues de vue et simplement réapparues de plus loin, d'un ailleurs toujours maintenu de la vie sédentaire agricole, d'une génération à l'autre. Leçon faite, pourrait-on dire, régulièrement, du jeune barbare libidinal à son ancêtre un peu embourgeoisé. La sinisation des Mongols khubilaïdes, leur sédentarisation progressive, l'attraction à la fois moderniste et traditionnelle du monde chinois sur les nomades, agissant sur eux comme un estomac gigantesque capable avec le temps de digérer in fine les acides les plus agressifs : autant d'éléments susceptibles de leur faire perdre le Nord. En Indochine centre et ouest, précisément, si les Mongols ont d'abord joué habilement des rapports de force qui s'y étaient stratifiés depuis deux siècles, semblant au fond à l'aise, en terre de connaissance, force est de constater que le bouillonnement propre à cette zone complexe peuplée d'ethnies aux territoires imbriqués les uns dans les autres leur aura finalement échappé. Un tel bouillonnement ne paraît pourtant pas si éloigné d'une situation mongole pré-impériale, durant laquelle chacun attend l'émergence d'un clan légitimé à rallier tous les autres, pour la menée d'un grand projet historique. De fait, les Shan, eux, sitôt l'empire birman dépecé par leurs soins, et ayant ensuite résisté au retour des Mongols, notamment lors du célèbre siège de Myinzaing, en janvier 1301 (siège suivi de la difficile retraite des Yuan en avril de la même année) sauront user symboliquement de ces derniers succès auprès des autres acteurs de la région. L'un de leurs princes, Thihathura, se présentera ainsi en 1312 (ACAB) comme porteur du titre glorieux : Tarok Kan Mingyi. Littéralement : «celui qui a battu les Mongols...»


  

jeudi 23 avril 2020

Les guerres d'Indochine de Khubilaï Khan (2) Victoire totale en Chine


Möngke mort, il faut désigner un nouveau maître à l'empire. Mais le grand-conseil de succession prévu à cet effet viole largement les règles élémentaires intangibles d'une telle réunion élective (nommée Quriltaï), au point que la plupart des historiens le considèrent comme un simple coup d'État orchestré par Khubilaï. La loi mongole (le Yassaq) disposait clairement depuis l'époque de Gengis Khan que le titre d'empereur devait traditionnellement revenir au dernier fils de ce dernier : à savoir Tolui, puis à ses propres descendants, ce qui n'avait empêché, jusqu'ici, ni frictions ni luttes d'ambition incertaines. Le Quriltaï décisif, en l'espèce, fut imposé aux conditions léonines de Khubilaï, l'un des fils de Tolui. Il se déroula, d'abord, en effet, à Chang-tou, très loin du coeur historique de la Mongolie, comme c'était l'usage. René Grousset note, en outre, que Khubilaï s'y fit proclamer Khan par ses seuls partisans, en l'espèce son armée, et que n'étaient présents à cette réunion que deux gengiskhanides reconnus (cf L'Empire des steppes, p. 352). La proclamation en question eut lieu en 1260. Il s'ensuivit presque immédiatement  (novembre 1261) une guerre avec son frère Ariq-Böke, chargé de veiller, pendant les guerres de conquête, sur la patrie mongole originelle, et qui s'était dans le même temps lui aussi déclaré Khan. Le conflit ne prendra fin qu'en juillet 1264, avec la défaite de ce dernier. Il prive au début Khoubilaï de l'accès aux vastes réserves de chevaux mongols, et lui fait surtout craindre, un moment, une alliance générale de toutes les factions gengiskhanides autour de son rival. Une fois celui-ci écrasé, la guerre de Chine peut reprendre. Les combats sont relancés en 1268. Les Song opposent jusqu'à la défaite finale une résistance héroïque. L'ultime bataille a lieu sur mer, au large de Canton, près de l'île Yai-Chen. Le 3 avril 1279, une escadre mongole y attaque la flotte adverse, partout empêchée de débarquer, et la taille en pièces, provoquant la mort du dernier prince Song, un enfant de 9 ans nommé Ti-Ping. Pour la première fois de son histoire (les Jürchen, futurs Mandchous, ayant échoué à mi-parcours, et leur empire s'étant effondré en 1234), la Chine toute entière tombe aux mains des assaillants du Nord. 
(Ci-dessus : l'Empire Mongol, réparti entre les successeurs de Gengis Khan, après la victoire Khubilaïde contre les Song)

mercredi 22 avril 2020

Les guerres d'Indochine de Khubilaï Khan, une étude historique (1)


Il est des personnages historiques dont la mort ne bloque pas aussitôt l'action, tant celle-ci s'était exercée de leur vivant dans toutes les directions en profondeur. Khoubilaï (1215-1294), petit-fils de Gengis Khan, empereur de Chine et de tous les Mongols, fut de ces figures remarquables. Du fait, d'abord, de la difficulté, voire de l'impossibilité (sur laquelle certains outsiders parièrent, d'ailleurs imprudemment, à son époque) que représentait a priori son projet politique : régner à la fois sur les steppes et la Chine sédentaire paysanne, incarner à la fois la puissance pastorale nomade et la légitimité impériale de dix-huit dynasties précédentes. Si ce n'est que postérieurement à la conquête finale (1279) de l'Empire du Milieu que des responsabilités chinoises s'imposeront au Khan, c'est au cours de cette longue lutte contre les derniers résistants Song que le projet impérial en question mûrit et s'ancre en lui. D'abord entré, pour ainsi dire, par accident en Asie du Sud-Est, en tant que stratège militaire contournant un problème (1257), Khoubilaï y reviendra ensuite par conviction, tant symbolique qu'économique. Il s'agira alors pour lui d'affirmer, dans ces zones et à sa façon, la poursuite d'une même influence : celle de la Chine éternelle dont il assume l'héritage. Ce faisant, le Khan intervenant (militairement mais pas uniquement) dans diverses régions, c'est tout le paysage indochinois, en particulier, qui s'en trouvera géostratégiquement modifié. L'histoire de cette transformation, de cette réactivité à la présence mongole, est un des sujets-clé de cette courte étude, l'autre thème dominant, symétrique, étant la transformation des Mongols eux-mêmes, depuis leur capacité, au départ et traditionnellement élevée à lire et comprendre des rapports de force, des situations politiques, des intérêts stratégiques, jusqu'à leur prise de contact avec l'Asie du Sud-Est, zone complexe et bouillonnante, où ils connaîtront nombre d'échecs en tout genre, dans les domaines même où ils se reconnaissaient invincibles.
Il paraît que ces temps-ci, Thucydide est l'auteur à la mode dans les milieux intellectuels et diplomatiques, spécialement aux USA, où ses analyses serviraient à anticiper les événements les plus inquiétants d'une supposée marche à la guerre, inéluctable, entre l'Amérique trumpiste et la Chine stalinienne-de-marché. Cette marche à la guerre ferait écho à celle, antique, ayant conduit Sparte et Athènes à s'affronter durant près de trente ans, au cinquième siècle avant notre ère. Le côté local de ce dernier conflit, cependant, déjà raillé par Voltaire et bien d'autres, et à l'aune des rapports de force mondialisés d'aujourd'hui, pourrait induire de jeter un cil tout aussi intéressé sur certaines des guerres asiatiques que nous allons à présent évoquer. L'impérialisme et ses logiques, de l'Athènes classique à la Chine ancienne, restent les mêmes. Les résistances à celui-ci, tout inconscientes d'elles-mêmes et diffuses soient-elles, suivent également les mêmes processus. Rien de nouveau sous le soleil levant.
   
(ci-dessus : En 1252-53, Khubilaï attaque le Yunnan pour prendre à revers l'empire chinois des Song, cependant que son frère Möngke fond, lui, directement avec ses troupes sur l'ennemi. Möngke trouvera la mort dans la ville de Ho-tchéou, sur le Yang-Tsé-Kiang, en 1259). 

En 1251, Khoubilaï est solidement apanagé en Chine du Nord par son frère Möngke. René Grousset explique plus précisément, dans son très classique Empire des steppes, que «Möngke l'avait chargé du gouvernement des parties conquises de la Chine, puis lui avait donné comme apanage le Ho-nan (circonscription administrative qui débordait de beaucoup la province actuelle de ce nom puisqu'elle comprenait tout le pays entre l'ancien cours du fleuve Jaune et le Yang-Tseu jusqu'au 110° de Greenwich à l'ouest), plus le district de Kon-tch'ang, sur la haute Wei, dans l'actuel Kansou» (p. 350).  Möngke, petit-fils de Gengis Khan, est alors lui-même Grand-Khan, c'est-à-dire chef suprême de l'Empire mongol, et le restera jusqu'à sa mort, de dysenterie, en 1259, à Ho-tchéou, au cours d'une opération militaire contre l'empire chinois des Song. C'est sur son ordre que Khoubilaï pénètre pour la première fois en Asie du Sud-Est. L'attraction qu'exerce sur lui le monde chinois, favorisée très tôt par l'influence du lettré Yao Chou, est déjà évidente. Dans le but de vaincre la résistance acharnée que leur opposent, depuis 1235, les Song, en les prenant à revers, les troupes mongoles commencent, sous la conduite de Khoubilaï lui-même, épaulé d'un général prestigieux, Ouriyanqkataï, fils du grand Subotaï (resté célèbre, et craint, pour ses raids d'une incroyable audace sur l'Europe orientale des années 1240, quand les Mongols étaient allés jusqu'à Pest, Vienne ou Split, où ils avaient fait s'ébrouer leurs petits chevaux dans la mer Adriatique), par envahir et soumettre en 1252-53 le royaume de Nanzhao (ou : Dali, Tali), alors indépendant de l'empire Song, de population thaïe et tibéto-birmane (ethnie Lo-Lo) et correspondant dans ses limites géographiques au Yunnan actuel. Khoubilaï consent à laisser le roi du Nanzhao sur son trône mais n'en divise pas moins le pays en commanderies mongoles, imposant au souverain un administrateur chinois (le rallié Liu-Che-tchong) et chargeant du gouvernement effectif de la région, sous des titres divers, des princes du sang gengiskhanides : d'abord son propre fils, Hugetchi (de 1267 à 1271) puis Toughlouq, Nasr-uddin, lequel mènera la future campagne de Birmanie en 1277-1278, et, enfin, son petit-fils Esen-Temür, à partir de 1285.  
C'est suite à cette victoire sans embrouilles au Yunnan qu'à l'automne 1257, Ouriyangqataï arrive à la frontière du Đại Việt (le «Grand Viêt»nom du pays depuis 1054), lequel s'étend à l'époque du Tonkin jusqu'à la province de Quảng Trị, au centre du Vietnam actuel, et voit régner depuis 1225 la dynastie des Trần.
Le général mongol ayant exigé de celle-ci qu'elle laisse le passage à ses soldats sur son territoire pour aller attaquer les Song, non seulement le roi việt du moment, Thái Tông, refuse, mais il retient prisonnier les envoyés mongols et charge dans la foulée son neveu Quốc Tuấn d'aller garder la frontière à la tête d'une forte troupe. L'armée mongole, forte de quelque 30 000 hommes, remonte alors rapidement le Fleuve Rouge et, en janvier 1258, prend et met à sac une capitale, Thăng Long (la future Hà Nội) largement désertée. Le roi Thái Tông juge-t-il alors prudent de se reconnaître immédiatement comme vassal (dès mars, comme l'affirme René Grousset) ? Le stalinien Nguyễn Khắc Viện évoque seulement des «concessions tactiques» de la part des Trần (in Vietnam, une longue histoire, p. 44). Jean-Paul Roux, dans son Histoire de l'empire mongol, parle, lui, de transformation du Đại Việt en protectorat où la domination mongole était cependant toujours «mal assurée» (p. 387). Ce qui est sûr, c'est qu'au sac de Thăng Long succède très vite une première victoire militaire des Việt, mentionnée notamment en ces termes par Philippe Papin : «Quelques semaines plus tard, la flotte vietnamienne, dirigée par Trần Thủ Độ, remporta une bataille décisive à l'embarcadère de Đông Bộ Đầu, au pied de la pagode de l'Immense Béatitude (Hồng-Phúc) qui, à cette époque, était au bord du Fleuve Rouge» (in Histoire de Hà Nội, p. 107). Lê Thành Khôi évoque, lui, une retraite mongole suivant la défaite en question sous la pression d'un climat «accablant» et du harcèlement impitoyable de minorités tribales («Ils refluent vers le Yunnan après avoir essuyé à Quy-Hóa une attaque de montagnards» (in Histoire du Vietnam, p. 182).
(ci-dessus, cartographie de la guerre de 1257-58. Les lignes, mouvements et attaques việt sont figurés en rouge, les opérations mongoles en noir. Les flèches en pointillé symbolisent les replis việt et la débâcle mongole).  

En 1259, la mort du Grand-Khan Möngke devant Ho-Tchéou laisse un moment de répit aux Song.