mardi 31 octobre 2017

lundi 30 octobre 2017

Fantassins et stratégie



(à partir de 0'44) :
« - Au moins, ils sont morts pour une bonne cause...
- Ah ouais ? Laquelle, au juste ?
- La liberté, non ? (...)
- Tu crois que c'est pour la liberté qu'on bute des bridés ? C'est un massacre, nom de dieu... Et si je dois me faire péter les valseuses pour un simple mot, autant que ce soit pour : Craque-boume-hue »

(Full Metal Jacket, Stanley Kubrick)

dimanche 29 octobre 2017

Apories du démocratisme radical (1) Note sur Marx et Dewey


 

Marx et Dewey nous paraissent converger sur le caractère épanouissant et renforçant, aux plans cognitif et intellectuel, de la démocratie entendue comme pratique libre d'échange. Ce qui les sépare, c'est évidemment la logique de classe marxienne, étant rappelé, pour ce qui est de Marx, que ce sont précisément ses réflexions sur la question démocratique qui entraîneront chez lui ce passage à l'attitude classiste. Qu'on songe à ce processus notamment initié par ses divers articles de la Rheinische Zeitung du début des années 1840 : celui du 12 mai 1842, par exemple, où Marx s'empare au nom de la démocratie des lois sur la censure et la presse, ou encore celui de janvier 1843, dans lequel il rappelle les liens unissant la presse et le peuple, la première entraînant la genèse de l'opinion publique. Certes, cela évoque irrésistiblement Le Public et ses problèmes. Mais, quand Marx traite, à la même époque, des nouvelles lois sur le vol de bois, son traitement des conséquences sociales (pour parler en termes deweyens) d'un tel phénomène n'entraîne pas seulement, comme chez Dewey, un départage expérimental des sphères publique et privée. Marx en vient à reconnaître ici l’affrontement nécessaire de deux droits en quelque sorte également légitimes du seul point de vue de leurs sujets : celui, coutumier, des pauvres et celui, simple universalisation juridiquement reconstruite d’une situation de fait (l’occupation primitive par la force d’une portion de terre), des riches. De là, Marx choisit de montrer que l’universalisation rationnelle, la légitimité déterminée par l'investigation (chère à Dewey) pencherait incontestablement du côté d’une seule des deux classes en lutte, définissant certes alors un besoin public, trans-classiste, mais rendant en même temps par définition impossible pratiquement toute sanction institutionnelle, ou constitutionnelle, d'un tel résultat. La suite logique de la démocratie ne peut donc être l'État, mais la révolution. Marx se situerait ainsi au point articulé d’une démocratie déjà reconnue per se comme radicale, comme exigence rationnelle de légitimation (avec Dewey), avant que cette exigence, toutefois, poussée à ses dernières limites, n'entraîne le basculement nécessaire dans la prise de parti. La démocratie authentique ne peut avoir ainsi, à l'usage, que peu, sinon rien de commun avec un quelconque système procédural de légitimation abstraite et vide du genre de celui défendu, par exemple, un siècle plus tard, par Habermas. Au plan épistémologique, le jeune Marx et Dewey rapprochent, certes, ensemble, dans le processus de formation de l’opinion démocratique (par la presse libre), ces deux organes que sont la tête et le cœur, et à travers cette métaphore, les deux pôles de la connaissance et de l'intérêt, de la possibilité de l’accord rationnel et de la nécessité contradictoire du conflit : “Produite par l’opinion publique, la presse libre produit aussi l’opinion publique ”, dit Marx, pour qui le journalisme démocratique, “ par rapport à la situation du peuple”, se pose comme “ intelligence, mais tout autant comme cœur”. À la période démocrate-radicale de Marx succède aussitôt, contrairement à Dewey, la conception d'une unique voie émancipatrice passant par la “ formation d’une classe aux chaînes radicales, d’une classe de la société civile bourgeoise qui n’est pas une classe de la société civile bourgeoise, d’un état qui est la dissolution de tous les états sociaux (...) Cette dissolution de la société en tant qu’état particulier, c’est le prolétariat.” (Critique de la philosophie du droit de Hegel). Chez Dewey, la démocratie n'est précisément pas une dissolution mais une fusion, une harmonisation desdits “ états sociaux” - maintenus comme tels, dans leur inter-dépendance - au sein du tout-organique de la société. D'où l'exigence deweyenne (dans la lignée de Durkheim) d'une “juste division du travail ”, pour nous évidemment absurde.

mardi 24 octobre 2017

Incompréhensible, inexplicable, incontestable


« Dans leur machinerie, pour des raisons "psychiques" les équipages étaient aveugles.
Sans aucun doute il régnait, sur Zerbst et Straßfurt tout comme 
sur Halberstadt, l'azur d'un ciel pré-estival. 
En aucune manière, donc, nuages sur Straßfurt 
et pas davantage (...) nébulosité sur Halberstadt.
Qu'en dépit de cela la plupart des avions ait 
bombardé non pas à vue, mais au radar, cela démontre 
que les yeux ont qualité de stratèges, 
non pas d'organes personnels des vigies en question.
D'un autre côté, Douglas, colonel (cadre de réserve) de l'USAir force, le 10. 4. 1977 : 
cessez donc d'employer le mot "stratégie". 
Il nous est venu, objecte l'un des scientifiques, parce que vous vous appeliez, 
ou que vous vous appelez encore "strategic bombing command".
Foutaises, dit le colonel.
Vous devez voir ça comme une période de travail diurne normale dans une entreprise industrielle.
"200 moyennes entreprises industrielles en vol d'approche sur la ville".
Mais les scientifiques rétorquèrent : elles volaient comme 
si elles avaient les yeux bandés.
Comment cela s'explique-t-il ?
Le colonel (cadre de réserve) ne le sait pas non plus. »
 (Alexander Kluge, Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945).


                                                                                        Pour Alain Damasio


Les images de Rakka, «libérée» mais réduite à l'état de gruyère apocalyptique par les bombardements de la coalition anti-DAESH, ayant également causé la mort de plus d'un millier de civils, nous replongeaient ces jours-ci dans des réflexions anciennes quant aux possibilité et légitimité soit d'expliquer soit de comprendre la position théorico-stratégique validant les bombardements de masse.  On se souvient de cet extrait du Fond de l'air est rouge, de Chris Marker, au cours duquel, à la fin des années 1960, un pilote de l'Us airforce scande de commentaires spontanément fascistoïdes ses remarquables performances homicides (soit le rafalage et l'exécution en série de paysans vietnamiens, du haut de son jet) : « ce qui vaut vraiment le coup», s'extasie alors notre mass killer assermenté, c'est de les faire « sortir de leur trou, comme des rats », puis de les voir se disperser dans la foulée, apeurés, et, enfin, tomber sous la mitraille. Cette référence bruyante aux « rats », aux nuisibles, à la vermine à exterminer était déjà pointée comme typique de cette potentialité fasciste toujours présente sous le capitalisme tardif par Adorno dans son étude sur la personnalité autoritaire de 1951, dont on vous parlait ici même voilà peu. Une des propositions du questionnaire sur lequel reposait cette terrifiante étude (proposition à laquelle l'interviewé / l'interviewée devait, ou non, donner son accord formel) stipulait en substance (on était alors à la toute-fin des opérations militaires de la seconde guerre mondiale) qu'il fallait au plus tôt, et à la suite les uns des autres, exterminer «japonais et allemands, comme de la vermine». Autrement dit : à l'aune des hypothèses socio-psychanalytiques de fond dégagées par cette étude, on pouvait encore envisager de comprendre (via la mise au jour de certaines tendances autoritaires latentes dans l'esprit du sujet concerné) le plaisir ordinaire potentiellement pris par le citoyen lambda à telle tuerie éventuelle (tel bombardement de masse de population, par exemple). Ce plaisir procéderait, selon Adorno, entre autres facteurs, d'une certaine angoisse intime projetée à fins conservatoires vers l'extérieur, sur un objet chargé (tel le classique bouc-émissaire) de toutes sortes de phobies, donc de désirs et de conflits personnels, insupportables. Un objet extérieur dont la destruction se trouverait accompagnée et justifiée par une somme de proclamations conscientes auto-légitimantes, chargées de valeurs, de nobles intentions morales, de goût hautement affecté pour la justice, ainsi que de désir (et de joie) revendiqués de combattre le mal, etc. Or, de telles honorables ambitions, servies, donc, par le plaisir singulier manifestement pris à l'acte homicide, impliquent par là même de VOIR ce mal qu'on entend affronter et éradiquer de la surface de la terre, de le distinguer, de l'apercevoir pour le frapper, en quelque sorte, à la loyale, d'homme à homme (ou d'homme à monstre), consécutivement à un choix moral individuel, réfléchi. Bref : rien de ce qui est humain ne nous étant étranger, la compréhension d'un tel comportement, fût-il suprêmement aliéné (il l'est) serait au moins, pour nous, à portée de main, du fait de sa triple définition à la fois sensible, organique (voir, éprouver, haïr) et personnelle (voir SON ennemi et faire SES choix guerriers, seul en face de lui). Ainsi s'éclairerait, s'il est possible, le comportement de notre pilote exterminateur à vue du film de Marker. D'autant que ces potentialités autoritaires nous traversent comme quiconque se trouve soumis aux ambivalences du régime libéral, et que les djihadistes contemporains, en particulier, nous apparaissent assurément, autant que les nazis d'autrefois, comme cet ennemi principal, dont l'écrasement satisfait pleinement, à proportion de la répugnance et de la crainte que cet ennemi inspire. Ainsi en irait-il, donc, de ce volet «compréhensible inexplicable» du massacre moderne à visage humain. Le fascisme ne consiste-t-il pas en une synthèse d'archaïsme et de technologie ? Le djihadisme ne recourt-il pas à toute la gamme de séduction propagandiste et pulsionnelle du matériel 2. 0 ? En d'autres termes, une fois encore, barbarie et culture technique se trouveraient ici identifiées comme parfaitement compatibles. Mais la question est un peu différente : elle serait de comprendre pourquoi ou par quoi au juste ce type d'alliance rémanente et caractéristique barbaro-technique (le nazisme, DAESH) se trouve immanquablement à terme vaincue et écrasée à l'époque contemporaine. Elle déboucherait alors sur l'hypothèse d'une faiblesse structurelle de ce barbaro-technicisme précisément liée à son caractère composite et encore trop subjectiviste pour pouvoir espérer vaincre. Ce qui écrase ces tentatives fascistes régulières, par contraste, s'y trouverait justement habilité par le refus programmatique de tout ce qui s'apparenterait encore tant soit peu à l'autonomie d'une prise de décision humaine, motivée notamment par la sensorialité et la perception.
L'aperception sensible de l'adversaire bombardé dont nous parlions (djihadiste, nazi ou vietnamien, etc) se trouve en réalité ordinairement absolument interdite a priori par les conditions de la guerre contemporaine et de ses bombardements de masse. Ce type de guerre annule en effet par avance (ou, du moins : vise à annuler) tout rapport archaïque semblable d'individu à individu, d'expérience à expérience, dans l'administration technique et industrielle de la mort. C'est à cet unique titre - fonctionnel - que notre pilote américain commettrait une faute en insultant de trop bas (en termes d'altitude) ceux qu'il mitraille avec chaleur, croyant, à cet instant précis, faire preuve de volonté ou d'initiative. Ce qui se joue chez lui procéderait alors d'une tension (induisant une faiblesse) entre barbarie subjective classique (psychanalytiquement étudiable) et souci de performance technique. Car idéalement, ce pilote ne serait jamais censé faire preuve, au cours de son travail, lui et ses semblables, d'aucune décision réelle (fût-elle aliénée) suivie d'aucun acte autonome (ou pseudo-autonome). Ou plutôt : l'acte qu'il est payé pour commettre de manière absolument impersonnelle alors, ne saurait se voir mêlé d'une quelconque forme - même aberrante - d'intervention, de délibération, ni même de plaisir. Cet acte ne doit tout simplement pas pouvoir être le sien. Il ne doit exhiber, au contraire, que le stigmate collectif, technique et entrepreunarial de sa genèse impersonnelle, la responsabilité de ce tueur se trouvant limitée, à la mesure même de sa cécité sociale, préparée bien antérieurement, au cours de sa «formation spécialisée». Un tel pré-aveuglement méthodique, élément décisif de l'assujettissement total à l'entreprise guerrière, conditionne donc négativement et dialectiquement cette expérience visuelle toute-prête, et stéréotypée : cette pseudo-vision de «rats» courant partout, et à exterminer d'urgence au nom de la liberté. Le cas est ici limite, car cohabitent en cette «vision», d'une part, un refoulé industriel (ce ne sont ni des humains ni des rats qui courent et essaient d'échapper à mes balles, mais juste des éléments statistiques destinés à alimenter les futurs «décomptes des morts» - body counts) et, d'autre part, malgré cette répression, le retour transfiguré de ce refoulé (ce ne sont pas des éléments statistiques qui courent, mais bien des rats). En définitive, on perçoit donc bien ici tout ce qu'une VISION réelle de l'ennemi (à trop basse altitude) pourrait revêtir de pernicieux quant à la bonne marche des opérations industrielles (militaires). Inutile de préciser que ce qui vaut pour le fascisme latent de la personnalité autoritaire VOYANT plutôt des rats que des objectifs ennemis à détruire, vaut également pour le djihadisme soucieux de VOIR et de GOUTER de près la souffrance des mécréants qu'il égorge avec plaisir. Dans les deux cas, c'est le caractère de proximité sensible et pulsionnelle : perceptive, qui caractérise le rapport obsessionnel à l'adversaire. Dans les deux cas, cette proximité constitue un défaut technique, qu'il s'agit, pour la «stratégie» contemporaine d'éradiquer, cette éradication constituant son avantage décisif. Les bombardements de masse seront donc, principiellement aveugles. Ils sont déterminés, s'ils aspirent à l'efficacité, par cette «rationalité instrumentale» formant, au stade du capitalisme tardif, l'étalon de toute raison possible. VOIR réellement un ennemi, voir son corps, le charger de haine subjective sensible risquerait, du point de vue de cette raison instrumentale, de provoquer une perte de précision fâcheuse au moment crucial de l'exécution. L'irruption de la subjectivité implique de possibles défaillances dans l'accomplissement strictement mesuré de la mission.
En outre, la compréhension dont nous parlions plus haut (soit l'interprétation, par le psychanalyste ou le théoricien critique, de ce plaisir pathologique pris dans l'action par notre bombardeur de masse du Vietnam) serait aussi susceptible de concerner du point de vue de celui qui bombarde, sa victime. Imaginons, par exemple, durant la seconde guerre mondiale, un membre de l'US Airforce volant, au mépris des consignes, trop bas aux commandes de son B17 et retrouvant soudain à cette occasion, dans la brève aperception visuelle (en-dessous de lui) de la configuration des champs, des paysages, des reliefs, de l'ordonnancement des villes à bombarder, etc, autant de souvenirs, de rappels fantasmatiques émouvants de sa jeunesse. Comment être sûr - de là - que son travail s'effectuera avec la même rigueur ? L'oeil qui risquerait dangereusement de retrouver sa fonction humaine sensible au détriment de son pur usage technique, constituerait ainsi le maillon faible de la soi-disant frappe chirurgicale. C'est pourquoi lesdites «frappes chirurgicales» se trouvent, en réalité, toujours nécessairement perpétrées de trop haut (trop haut, précisément, pour être «chirurgicales», mais juste ce qu'il convient pour leur conserver leur pleine efficacité, c'est-à-dire au fond : conjurer tout impair subjectiviste). En d'autres termes, les «frappes chirurgicales» sont par définition impossibles. Car dans toute guerre morale contemporaine, de deux choses l'une : soit on ne voit pas à proprement parler l'ennemi, et alors on tue tout le monde et on rase les villes sans distinction, soit on le voit (de ses yeux) et alors on l'insulte, on le personnalise, mais alors on s'échauffe, on perd ses moyens, et puis la guerre s'éternise (tout en se barbarisant, ce qui, d'un point de vue civilisé et politico-spectaculaire, se paie évidemment au prix fort car fournissant souvent des «images» difficiles, en dépit des efforts prophylactiques de la propagande). Voilà pourquoi une telle alternative se voit, en pratique, simplement refusée par la stratégie contemporaine, laquelle ne prend plus jamais ses commandements qu'à la seule source industrielle et managériale (et ne revêt, d'ailleurs, encore ce vieux nom de «stratégie» que du fait d'une dérisoire habitude).
Voilà donc notre premier point : les bombardements de masse sont par principe incompréhensibles (on ne saurait, par principe, sympathiser, pouvoir s'identifier ni à leurs victimes ni aux aveugles impersonnels les accomplissant de manière purement machinique et routinière, idéalement sans aucune intervention subjective parasite, telle que haine, colère, indignation morale, etc). Le corrélat de cette incompréhensibilité serait-il alors précisément le caractère - inversement - totalement explicable du bombardement de masse, suivant l'opposition traditionnelle comprendre-expliquer ? L'explication, relevant des sciences «dures» ou naturelles, de leur rigueur implacable soi-disant dénuée de toute axiologie, de toute application de valeurs, renvoie en effet spontanément à cette logique instrumentale imparable de la ratio contemporaine progressiste, ayant éclipsé toute autre forme de raison, en accouchant d'aussi incontestables réalisations anthropocéniques que : le matériel nucléaire militaire, le matériel nucléaire civil, la pollution généralisée de tous les lieux de vie possibles sur la Terre, l'extinction programmée de milliers d'espèces végétales et animales à très brève échéance... Les bombardements de masse s'expliqueraient ainsi «rationnellement» (comprendre : techniquement) à proportion exacte de leur incompréhensibilité (ou de leur inhumanité, de l'impossibilité d'en fournir une interprétation humaine quelconque par identification).
Première explication, donc, qu'on nous fournit souvent de l'opportunité d'un chouette bombardement de masse : «ruiner le moral» d'une population donnée, soupçonnée - à tort ou à raison - de soutenir, activement ou passivement, tel adversaire déterminé (l'État Islamique, le Troisième Reich). C'est à ce type d'explication possible que le cinéaste Alexander Kluge s'intéresse, entre autres, dans son ouvrage saisissant Le raid aérien sur Halberstadt le 8 avril 1945 (éditions Diaphanes, 2016 pour la traduction française). La ville moyenne d'Halberstadt, située en Saxe, ne constituait aucunement, pour la coalition anti-nazie, un objectif militaire de premier plan. Initialement, il s'agissait ce jour-là d'attaquer dans les environs de Berlin. Mais l'état-major anglo-américain attendait, pour cela, le feu vert des Russes, dont la zone de bombardement berlinoise était alors la chasse gardée. Ce feu vert ne venant pas, on se reporta alors sur un plan B impliquant Halberstadt. Mais pourquoi au juste ? Tout juste peut-on admettre, parmi les montagnes environnantes de Langenstein, la présence de tunnels alors creusés dans la roche pour abriter des dépôts et sites mineurs de production d'armes (mais alors, pourquoi bombarder le centre-ville ?) ; et encore, au sud de Halberstadt, celle d'un modeste aérodrome (vers Zerbst) ; enfin, d'un dépôt pétrolier à Straßfurt. Or, ce à quoi la ville de Halberstadt se trouva soumise, à partir du 8 avril 1945 (11 h 32) jusqu'à l'après-midi du lendemain, c'est - relativement à cette modestie stratégique qu'elle représentait - un inexplicable déluge de bombes incendiaires, qui la raya littéralement de la carte. Durant ces deux journées infernales, c'est une myriade de forteresses volantes : 25 groupes de B17, 7 groupes de B24, soit un total de quelque 300 avions (précédés et accompagnés de chasseurs de reconnaissance, censés les préserver d'une défense aérienne pourtant désormais largement réduite et inopérante), répartis en 4 gigantesques vagues d'assaut, tournant chacune à 3000 mètres d'altitude, qui la réduisirent méthodiquement en cendres.
Revenons alors, comme le fait Kluge, pour expliquer les choses à défaut de les comprendre, à cette notion «stratégique» de terrorisation de la population : cette hypothèse somme toute acceptable, après tout, pourquoi pas ! d'une volonté «stratégique» de briser la résistance morale de la population civile allemande par un tel déferlement de violence pure, cet enfer sur terre, ce «rolling thunder» qu'infligerait, quelques années plus tard, la même US airforce démocratique aux populations vietnamiennes soupçonnées de collusion avec le «communisme». Le problème, en l'espèce, c'est que, pour ce qui est de l'Allemagne, cette technique particulière de terrorisation de masse avait - en date de ce 8 avril 1945 - déjà été officiellement invalidée (car jugée techniquement inefficace) par le haut commandement allié. C'est là ce qu'avoue oralement, avec candeur et à la seconde même où le bombardement commence, le général de brigade Robert B. Williams, chargé d'observer le raid pour l'état-major, à l'envoyé embedded du journal suisse Neue Züricher Zeitung (NZZ), suivant avec lui le déroulé ahurissant des opérations, depuis l'appareil du captain William Baultrisius. Kluge nous restitue ce dialogue édifiant :

« WILLIAMS [constatant 3000 mètres plus bas, un peu dépité, l'absence de tout site industriel ou militaire susceptible d'expliquer un minimum un assaut pourtant imminent] : Je pensais que l'assaut aurait lieu plus au sud. Nous approchons à présent les signaux fumigènes placés là. Auparavant, les appareils se regroupent là-bas (il indique la sortie nord-est de la ville, approximativement la route de Magdebourg).
NZZ : C'est donc bien dans le centre-ville.
WILLIAMS : J'en suis désolé. Ça va être du moral bombing. J'aurais aimé vous montrer un raid diurne sur un site industriel de base.
NZZ : Bombardez-vous par morale ou bombardez-vous le moral ?
WILLIAMS : Nous bombardons le moral. Il faut enlever l'esprit de résistance à la population concernée en détruisant la ville.
NZZ : Mais on dit que cette doctrine a été abandonnée entre-temps ?
WILLIAMS : Assurément. C'est bien pourquoi je suis moi-même quelque peu étonné. On n'atteint pas le moral avec des bombes. À l'évidence, le moral n'a pas son siège dans les têtes ou ici (il montre son plexus solaire), mais réside quelque part entre les personnes ou populations des villes respectives. On a fait des études là-dessus, et l'état-major est au courant.
NZZ : Mais c'est sans effet sur ce raid.
WILLIAMS : Je pourrais dire : malheureusement, car nos connaissances les plus récentes constituent une victoire sur la théologie. Dans le coeur ou la tête, de toute évidence il n'y a rien. Ce qui est d'ailleurs plausible. Car ceux qui sont fracassés ne pensent ou ne sentent rien. Et ceux qui réchappent à un tel assaut en dépit de toutes les dispositions prises ne transportent manifestement pas sur eux les impressions de la catastrophe. Ils emportent tous les bagages imaginables mais laissent apparemment sur place les instantanés de leurs impressions durant le raid.
NZZ : J'imagine qu'un tel raid, si je pense à Zürich, par exemple, a tout au moins la valeur d'une "apparition". L'"esprit", dirais-je, "parle dans le buisson ardent".
WILLIAMS : Absolument pas. Une pression de réel supérieure à celle que nous imprimons en vingt minutes à une telle ville n'existe tout simplement pas. Je suis certes enclin à croire qu'au moment de l'assaut, les gens disent eux-mêmes : nous nous défaisons de notre moral, de notre volonté de tenir bon, etc. Mais que disent-ils le lendemain ? Lorsque, à un kilomètre de la ville calcinée le train-train continue de toute évidence...?» (Alexander Kluge, Le raid aérien sur Halberstadt, op. cit., p. 79-80)  

Le bombardement massif de ce genre dévoile ainsi idéalement le coeur mythique (c'est-à-dire inexplicable) de la raison instrumentale. Rompant en effet à l'origine formellement avec le mythe, c'est-à-dire avec sa nécessité aveugle, nécessité que l'on subit absurdement, sans questions, cette variété de raison dominante en vient finalement, au terme de son procès de maturation historique, à se changer en ce qu'elle prétendait dépasser à l'origine, et comme origine. Bien entendu, quantitativement, on croulerait volontiers sous les explications disponibles à l'accomplissement de ce bombardement de Halberstadt (c'est le travail spécial incombant à la propagande de fournir un tel éventail explicatif) mais, à parler et penser sérieusement on ne parvient pas, au fur et à mesure de son exécution techniquement parfaite, à déterminer ce qu'il signifie réellement au juste. Ce qui demeure absolument hors de doute, c'est que ce geste autant incompréhensible qu'inexplicable doit se trouver accompli. Toute réflexion fondamentale sur le geste lui-même n'aurait aucune pertinence hors des impératifs techniques que son projet recouvre. Et même, comme en témoignait le dernier extrait ici mentionné du livre de Kluge, ce qui, à l'origine relèverait du domaine technique ne serait plus considéré comme tel dès lors qu'il contrarierait, de quelque façon que ce soit, à un moment ou un autre, le déploiement absolument émancipé du dispositif technique dans son ensemble (nous parlons là de «l'inefficacité technique» du bombardement de masse censé ruiner le moral des populations, inefficacité accordée par le haut-commandement allié lui-même). Comme indiqué plus haut, toute interrogation serait vectrice d'inefficacité, car rouvrant, de manière générale, subrepticement la porte à cette subjectivité précédemment niée dans le processus rationnel-machinique, négation fondant justement toute la puissance victorieuse de ce dernier. Telle est, une fois encore, la différence avec l'acte guerrier (stratégique) antique. Dans ce bombardement du 8 au 9 avril 1945 se donne à observer l'émancipation intégrale de la raison instrumentale dont la forme machinique, structuraliste, fonctionnelle et technique recouvre ainsi tout souvenir possible (critique) d'une quelconque genèse historique. Nous voilà de plain-pied, comme le rappelle Kluge, dans le présent éternel et incrée de l'entreprise, de la gestion, de la performance objective :

« 1. Professionnalisation :
Ce n'est pas le combattant individuel de Valmy, le citoyen en armes (prolétaires, instituteurs, petits entrepreneurs) qui mène ces assauts, mais le fonctionnaire, spécialiste bien formé de la guerre aérienne : conceptualité analytique, rigueur déductive, nécessité de principe d'étayer les comptes rendus d'opérations, compétence professionnelle, etc. Le problème de la "zone étrangère interne" de la perception personnelle occasionnelle, par exemple les champs en bon ordre en bas, danger de confondre des alignements de maisons, des carrés, des quartiers bien ordonnés avec des impressions de chez soi, réflexion sur des températures supposées très estivales en bas, alors même que les indications fournies par les appareils là-haut ne fournissent aucun modèle pour cela...
2- Caractère conventionnel :
Les équipages vivent cela comme "l'histoire journalière de leurs entreprises".
3- Légalisme :
En dehors d'une obéissance d'ordre général, l'assaut ne présuppose pas chez l'équipage ou les staffs de motivation éthiques ni d'obligations de donner sens. On ne punit pas la mentalité délétère, mais l'action qui dévie de la norme, par exemple le demi-tour prématuré, le déclenchement de largages imprécis ou dispersés. Légalisme dans la mesure surtout où des objectifs que les listings qualifient de subalternes ne doivent pas être abordés et bombardés avant des objectifs de rang supérieur. Il y a là pour ainsi dire toute une justice en phase d'approche.
4- Universalité :
S'est substituée à ce qui, en 1942, est thymos (bravoure) ou discipline, donc qualités personnelles et par suite limitées par rapport au système, la valeur au sein de la totalité généralisatrice de toutes les unités militaires. Ce ne sont pas des combattants ou des unités combattantes qui sont en concurrence, mais les différents niveaux de théâtres d'opérations. Celui d'Asie, la 8ème flotte aérienne des États Unis, les unités soviétiques en pleine avancée, les blindés de tête qui, le 8 avril 1945, atteignent les contreforts sud du Harz, le corps des marines, sont en compétition, en une discipline réciproque, médiatisées par le système latéral, instrumental des services de relations publiques installés dans les pays d'origine des Alliés. Par là (...) se trouve franchi le seuil systémique du système universaliste en lieu et place du système restreint. » (Alexander Kluge, op. cit., p. 49-51)

Notre explication précédente, on l'a vu, ne tenait pas : du point de vue même de l'état-major Allié, le bombardement de masse n'entraînait aucun surcroît d'effondrement du soutien à Hitler, et donc aucune accélération particulière de la progression des troupes au sol, engagées dans cette concurrence systématique universelle mentionnée ci-dessus. Mais il y a plus inexplicable, encore : n'aurait-il pas été plus avantageux, d'un point de vue strictement technique et instrumental, de s'emparer sans un coup de feu d'une ville entière, dont le délabrement généralisé du Reich autorisait à penser que ses autorités compétentes étaient toutes disposées à ouvrir les portes, et à collaborer ? C'est là que le vertige s'absolutise. Car en effet, selon toute hypothèse, à un mois de la capitulation allemande, la majorité de la haute administration régissant la municipalité de Halberstadt semblait disposée à un tel comportement. Pourquoi, par conséquent, ne pas au moins tenter d'établir un contact radio avec lesdites autorités, et économiser ainsi des bombes, du matériel et de l'ingénierie extrêmement coûteux financièrement, et peut-être utiles à la poursuite indéfinie de la guerre ? Il semble pourtant que cette piste avait clairement les préférences d'une partie de la hiérarchie, alors ? L'explication «accidentaliste», rappelée par Kluge, selon laquelle «par la voie hiérarchique, la décision SACEUR du 4 avril 1945 ordonnant de mettre fin aux bombardements sur zone ne se fraya pas un chemin jusqu'aux aéroports opérationnels pour le 8. 4 [jour du raid] », pour monstrueuse et instructive qu'elle soit, ne nous satisfait qu'à moitié.
La clé finale de toute l'affaire gît - derrière la singularité de ce cas - dans la structure spontanément nihiliste de la marchandise contemporaine. Ce qui est produit, quoi qu'il arrive, doit être consumé. Sa valeur doit être réalisée, et cette réalisation, apparaître aux yeux de tous, sous forme de consommation, de destruction. La force auto-légitimante de la marchandise (en l'espèce, ici : celle de la bombe incendiaire géante) est à ce point élevée qu'elle recouvre toute explicabilité extérieure. Reconnaître, au matin du 8 avril 1945, quelques minutes avant le raid, l'inutilité absolue du bombardement programmé, eût consisté à soudain faire valoir la raison contre la ratio, contre l'émancipation technique de la marchandise. Or, cette émancipation constitue la base vitale (incompréhensible, inexplicable et incontestable par principe) de la société progressiste contemporaine :

« [Interview du brigadier général Anderson]
En 1952, à Londres, le reporter Kunzert de Halberstadt, replié à l'Ouest avec les troupes anglaises lors de l'évacuation de la Saxe-Anhalt en juin 1945, mit le grappin sur le brigadier général Frederick L. Anderson,  un ancien de la 8ème flotte aérienne américaine, en marge d'un colloque de l'Institute for Strategic Research. Ils sont assis sur des tabourets de bar à l'hôtel "Strand". Anderson avait "commis" le raid sur Halberstadt au plus haut niveau de "coresponsabilité".

REPORTER : Donc, vous avez décollé après le petit-déjeuner ?
ANDERSON : Affirmatif. Jambon-oeufs, avec du café. Les romans policiers, je les lis toujours à l'affût des passages dans lesquels le détective dévore quatre portions de jambon-oeufs et trois de café. Ça me procure une sensation de masse. Je ne mangerais pas ça. Mais j'aime à me l'imaginer. Mais passons aux choses sérieuses !
REPORTER : Bon... vous avez fait des décollages de routine depuis des bases d'opérations dans le sud de l'Angleterre ?
ANDERSON : Podington 92ème escadrille, Chelveston 305ème escadrille, Thurleigh 306ème escadrille, Polebrook 351ème escadrille, Deenethorpe 401ème escadrille et Glatton 457ème escadrille. Rien à redire.
REPORTER : Et si, plutôt qu'énumérer, vous concrétisiez les choses ! Qu'est-ce qu'on voit ?

Anderson fut incapable de lui fournir une image concrète. Tout d'abord, on ne voit pas les escadrilles énumérées ; debout derrière le pilote d'un des appareils, Anderson voit "passer en trombe" prés et hangars, il est plaqué contre la paroi arrière, etc. C'est uniquement grâce à un tas de télex (il suggère une pile d'un demi-mètre de haut) qu'il sait que les autres escadrilles décollent simultanément d'autres endroits. À chaque fois, il y a un équipage de douze à dix-huit personnes dans chacun de ces avions, dont une partie doit attendre, l'autre devant effectuer un certain nombre de manipulations techniques. La somme des installations volantes se rassemble, on survole en boucles d'attente la côte d'Angleterre du Sud.

REPORTER : Pénétration via les côtes du Nord de la France ?
ANDERSON : Comme d'habitude. Nous avons fait semblant d'approcher Nuremberg ou Schweinfurt.
REPORTER : Est-on fier d'avoir vue sur plus de trois cents appareils dans ce flot de bombardiers ?
ANDERSON : J'avais pris place à bord d'un Mosquito. Sur la base des télex déjà mentionnés et de la carte (à supposer que tout se passe comme prévu), je pouvais imaginer ce flot de bombardiers. Mais je ne pouvais pas le voir. Mon Mosquito, un bombardier rapide en bois, volait très à l'écart de la cohorte - côte néerlandaise, Rhin, Weser, Harz septentrional, etc.
REPORTER : Dans ce cas, la surveillance aérienne de chez nous n'aurait eu qu'à suivre à la trace l'appareil éclaireur pour percer à jour la feinte de ce cap sud-est initial du flot de bombardiers ?
ANDERSON : Certainement. Pour autant qu'elle existait encore, elle avait sûrement percé la manoeuvre à jour.
REPORTER : Changement de cap au sud de Fulda ?
ANDERSON : Cap au nord-est.
REPORTER : Comme prévu ?
ANDERSON : Tout est prévu.
REPORTER : Les meneurs d'unités n'ont aucun pouvoir là-dessus ?
ANDERSON : Les avions de tête volent en tête, mais ils ne mènent pas.
REPORTER : Et si vous nous décriviez un peu à quoi ça rimait ?
ANDERSON : Je ne peux pas vous dire à quoi ça rimait. Je peux simplement m'exprimer sur la méthode d'assaut. Ce sont bel et bien des professionnels. Il leur faut tout d'abord "voir" la ville d'une manière ou d'une autre. Donc nous arrivons, c'est-à-dire que nous, les Mosquito, commençons par voir, venant du Sud, le flot de bombardiers en vol d'approche. Puis il y a sur le côté gauche le Harz, on peut apercevoir le Brocken. Les bombardiers survolent la partie sud de la ville, passant une fois sur l'ensemble, opèrent à titre prophylactique quelques lâchers en série sur les endroits où une partie de la population, alertée, fuit en direction de la zone montagneuse. Pour verrouiller tout ça au préalable. Puis les bombardiers se regroupent à la sortie nord-est de la ville, donc au-dessus de la route de sortie en direction de Magdebourg. Ce sont là deux boucles d'attente, pour que toutes les machines soient sur l'objectif et que le raid puisse s'effectuer en vol compact. Ordre était donné de bombarder en tapis, c'est-à-dire de concentrer les largages soit dans la partie sud, soit dans le centre de la ville. Or, nous ne connaissions pas la ville, n'avions que la carte et nos premières impressions. Ces impressions nous disaient : les principales lignes de communication se trouvent sur l'axe est-ouest, tandis qu'il y a des villages au nord et des montagnes au sud. Nous ne pouvons pas consacrer trop de temps à détailler la ville car, ne l'oublions pas, il nous reste encore l'assaut et le voyage retour. Question : chasseurs en protection, défense anti-aérienne, contrôle de la qualité des jets ? Dans ces conditions, nous ne pouvons pas nous occuper du plan de la ville, nous cherchons les pivots.
REPORTER : Ce qui vous apparaît comme un pivot.
ANDERSON : À quoi rime cette attaque à ce stade de la guerre, nous ne pouvons pas le savoir. Donc, nous choisissons une ligne d'attaque raisonnable.
REPORTER : C'est quoi ?
ANDERSON : Que l'attaque ne s'éparpille pas.
REPORTER : Ça veut dire quoi ?
ANDERSON : Il ne faut pas que les largages se dispersent sur le territoire urbain. Donc, nous regardons : principales voies de communication, issues routières. Là où ça brûle vraiment comme il faut. Vous n'êtes pas sans savoir vous-même où ça se trouve dans une vieille cité. Nous ne nous adonnons pas aux études médiévales, mais nous n'en savons pas moins par ouï-dire qu'une telle ville date de l'an huit cent après Jésus-Christ. À partir de quoi les lanceurs de bombes doivent dans un premier temps se concentrer sur les maisons d'angle. Avec ça, nous verrouillons. Formule optimale : cône de déjections à l'entrée de chaque rue et à la sortie. Le piège s'est refermé lorsque nous ouvrons par explosifs les maisons des deux côtés de la rue. Là-dedans, fûts incendiaires, bombes-bâtons incendiaires. Là-dessus, quatrième et cinquième vague, derechef par engins explosifs, incendiaires. Cela donne un quadrillage transversal bien que nous labourions toujours la trace du même sillon. Voyez-vous, il est difficile de mettre le feu à des édifices intacts. Il faut d'abord que les toitures soient soufflées, et il faut percer aux explosifs des ouvertures jusqu'au deuxième étage, et si possible au premier, là où se situent les matières inflammables. Sinon, nous n'avons pas de nappes de feu, pas de tempête de feu, etc. C'est la même chose que le traitement extensif d'une plaie. On ne peut obtenir la guérison de plaies soudées, escarrifiées, à quoi je comparerais volontiers une ville escarrifiée, croissant au fil de l'histoire ; il faut d'abord rouvrir la plaie à vif afin de solliciter de nouveaux vaisseaux sanguins, puis mettre des pommades et de la gaze par-dessus.
REPORTER : Après les quatre premières vagues d'assaut, vous avez récidivé avec deux nouvelles vagues en formation de parade et vous avez "assuré". Pourquoi cela ?
ANDERSON : Comme à la parade, parce qu'il n'y avait aucune manifestation de DCA. Lorsqu'il y a DCA, les machines s'égaillent. Conséquence : des lâchers qui manquent de concentration. Ça n'entrait pas en ligne de compte ici.
REPORTER : Je veux dire : après la dévastation, pourquoi repasser dessus avec deux vagues ?
ANDERSON : C'était l'habitude.
REPORTER : Il existe des rumeurs. On dit qu'à neuf heures et demie du matin, le PC de défense de la ville aurait été appelé depuis Hildesheim par un colonel américain passant par le réseau téléphonique civil : Livrez-nous la ville, comblez les tranchées antichars ! Mais le maire était absent. Detering, le Kreisleiter, qui se trouvait là en sa qualité de commissaire à la défense, repoussa cette requête. Sur quoi l'on bombarda. On dit que si le maire s'était levé plus tôt et avait accédé à la requête, la ville aurait échappé à l'assaut. Si l'on avait hissé avant onze heures du matin un grand drapeau blanc sur la tour gauche de l'église Saint-Martin (à gauche vu du sud), les unités de bombardiers auraient fait demi-tour. En ultime recours, une femme aurait essayé d'emporter un tissu fait de quatre draps cousus ensemble jusqu'au PC municipal ou jusqu'à la tour.
ANDERSON : Billevesées ! À cette heure-là, il n'était plus possible de contacter les bombardiers depuis un poste de commandement de Hildesheim.
REPORTER : Mais qu'y a-t-il de vrai dans la rumeur ?
ANDERSON : Rien du tout. Il aurait fallu que le colonel téléphone. En passant par l'état-major de division, le corps d'armée, l'état-major de l'armée, le groupe d'armées, puis par le Quartier général à Reims, qu'il joigne Londres, puis par connexion transversale le haut commandement du bombardement stratégique, retour à la VIIIème flotte, puis les répartiteurs contactent les centraux téléphoniques des aérodromes du sud de l'Angleterre (avec nécessité première de chercher quelles escadrilles décollent, et pour quelle destination, c'est top secret, sinon le premier espion venu aurait beau jeu de téléphoner), puis il aurait fallu crypter un ordre en ce sens, etc..., l'affaire de six à huit heures.
REPORTER : Qu'auraient fait vos avions-pilotes qui plantaient les marques fumigènes, si un grand drapeau blanc fait de six draps de lit avait été planté de manière bien visible sur les clochers de l'église Saint-Martin ?
ANDERSON : C'est là toute une machinerie en vol d'approche. Pas un avion-éclaireur isolé. Que signifie le drap blanc grand format ? Une ruse ? Rien du tout ? On s'en serait entretenu peut-être. Les appareils les poussent à avancer. Au cas où il n'y aurait pas de marques fumigènes, on suppose qu'il y a eu omission et on en plante de nouvelles, ou bien on opère à vue.
REPORTER : Mais un grand drapeau blanc signifie internationalement qu'on capitule. "Nous nous rendons".
ANDERSON : À des avions ? Imaginons un peu le scénario. Un appareil se pose sur l'aéroport municipal proche - mais la piste d'atterissage serait trop courte pour des quadrimoteurs - et occupe la ville avec douze ou dix-huit hommes d'équipage ? Comment savoir si la personne qui a hissé le drap blanc n'a pas été fusillée depuis un bon bout de temps pour défaitisme ?
REPORTER : Mais ce n'est pas fair-play. Qu'avait donc à faire la ville pour capituler ?
ANDERSON : Que vous faut-il de plus ? Ne comprenez-vous pas qu'il est dangereux d'entreprendre le voyage retour avec une cargaison à haut risque de quatre ou cinq tonnes de bombes explosives et incendiaires ?
REPORTER : Ils pouvaient expédier les bombes ailleurs.
ANDERSON : Dans une forêt... Avant de rentrer... Supposons que les groupes aériens se fassent attaquer en retournant chez eux, et de fait des chasseurs étaient bel et bien stationnés sur l'aérodrome de Hanovre. À vrai dire, nous nous attendions à ce qu'ils sortent à tout moment. Qui veut endosser la responsabilité de ces canards lestés de plomb pour la seule et unique raison qu'un drap blanc s'est montré ? Il faut lâcher la marchandise sur la ville. C'est que tout ça vaut cher. Pratiquement, on ne peut pas non plus l'expédier dans les montagnes ou en rase campagne après qu'on l'a fabriqué à la maison au prix de toute cette force de travail [souligné par le MB]. À votre avis, que fallait-il donc faire remonter dans le compte-rendu de mission ?
REPORTER : Vous pouviez au moins en jeter une partie en rase campagne. Ou dans un cours d'eau.
ANDERSON : Des bombes de cette valeur ? [id.]. Aucune chance que cela reste confidentiel. Il y a 215 fois 12 à 18 hommes qui assistent à ça. De surcroît, nous n'avions rien à faire de la ville. Nous n'y connaissions personne. Pour quelle raison quelqu'un devait-il participer à une conjuration en sa faveur ? J'ordonnerais bien à un peloton d'exécution "Tout le monde aux abris, avion à gauche !" et au prisonnier de disparaître, pourvu que tout le monde se taise. Mais cela n'arrive pratiquement jamais. Donc rien de tel ne se produit.
REPORTER : La ville était donc rayée de la carte dès la programmation du raid ?
ANDERSON : Je dirais ceci : si quelques officiers particulièrement pressés au sein du commandement de nos propres blindés de tête avaient atteint la ville avant 11 h 30 à l'issue d'une très brillante avancée via Goslar, Vienenburg, Wernigerode, cela n'aurait pas modifié l'approche systématique de nos groupes d'assaut.
REPORTER : Mais ils auraient planté des signaux aériens, expédié des signes de reconnaissance à côté des signaux fumigènes.
ANDERSON : Ruse de guerre de l'ennemi !
REPORTER : Vous auriez en toute tranquillité écrabouillé les vôtres ?
ANDERSON : Pas "en toute tranquillité", mais "en proie au doute". Il y aurait eu des communications radio, ce qui aurait peut-être nui à la concentration de nos lâchers en tapis. Mais Dieu merci, il se trouve que les nôtres n'étaient pas des magiciens !
REPORTER : Aviez-vous une idée des finalités de l'attaque ?
ANDERSON : Comme je l'ai déjà dit, une idée pas très claire.
REPORTER : Vous êtes cynique.
ANDERSON : Je ne suis pas hypocrite, c'est tout. À quoi vous servirait-il de recevoir à présent l'expression de ma sympathie ?
REPORTER : À rien.

Il y avait à présent un froid entre eux. Le reporter refusa une tasse de café. Alors même qu'Anderson était tout à fait désireux de le gagner à lui, puisqu'on se trouvait à présent dans une situation tout à fait différente, apaisée. Mais il n'y avait pas non plus moyen de fabriquer de la haine véritable, ici sur les tabourets de bar du "Strand". »

(Alexander Kluge, Le raid aérien sur Halberstadt, op. cit., p. 65-76)

lundi 23 octobre 2017

samedi 21 octobre 2017

vendredi 20 octobre 2017

Santiago


jeudi 19 octobre 2017

Barbara


Au fait, le moine bleu a six ans !


« L'être de l'esprit est un os » 

(G.-W.-F. Hegel, Phénoménologie de l'esprit)

Limites de la génitalité de droite

Extrait de testostérone, Paris, France, 21ème siècle.

«Pendant la guerre, on aurait dit de libérer la parole aussi : Dénonce ton juif, ça aurait été parfait.» 
(Eric Zemmour, au sujet de #balancetonporc, Europe 1, 17/10/17)

mercredi 18 octobre 2017

Limites de la génitalité de gauche

Jeune autrichien à problèmes radicalisé, vers 1920

« La tentative la plus radicale pour développer la théorie sociale implicite chez Freud est contenue dans les premiers essais de Wilhelm Reich. Dans son Einbruch der Sexualmoral (L'irruption de la morale sexuelle), de 1931, Reich orientait la psychanalyse vers les relations entre les structures sociales et les structures instinctuelles. Il insistait pour montrer à quel point la domination et l'exploitation ont renforcé la répression sexuelle, et à quel point ces intérêts sont à leur tour renforcés et reproduits par ce refoulement. Cependant, la notion reichienne de répression sexuelle reste indifférenciée : il néglige la dynamique historique des instincts sexuels et de leur fusion avec les pulsions destructrices. Reich rejette l'hypothèse freudienne de l'instinct de mort et toute la dimension révélée dans la métapsychologie des dernières années de Freud. Par conséquent, la libération sexuelle en soi devient pour Reich une panacée à tous les maux individuels et sociaux. Le problème de la sublimation est sous-estimé ; Reich ne fait aucune distinction essentielle entre sublimation répressive et non-répressive, et le progrès dans la liberté apparaît comme une simple libération de la sexualité. Les vues critiques contenues dans ses premiers écrits ne se développèrent plus. Un primitivisme radical prévaut qui annonce les manies fantastiques et débridées du Reich des dernières années. »

(Herbert Marcuse, Éros et civilisation, Minuit, p. 207-8, nos italiques et corrections des laideurs de la traduction française)

                     ***
« Il faut commencer par rappeler que [chez Marcuse] tous "les concepts psychanalytiques (sublimation, identification, projection, refoulement, introjection) impliquent la possibilité de mutation des instincts" (cf. Éros et civilisation, p. 23 et p.173, où ces mêmes concepts sont en même temps sociaux). Et donc que l'appareil psychique est pensé comme une progressive transformation des pulsions pour les détourner du principe de plaisir vers le principe de la réalité. Transformation nécessaire et répression douloureuse à l'échelle de l'individu et de l'espèce et que Freud confond avec le règne de la raison ou de la civilisation, avec les nécessités de la survie et du progrès.
Or, dans la mesure où le principe de réalité renvoie au niveau de développement des forces productives dans la société, à l'organisation du travail et à son efficacité technique, il est possible de distinguer, contre Freud et ses conclusions conservatrices, une répression nécessaire à la survie de l'espèce et une sur-répression (comme le sur-travail de la plus-value) qui n'est liée qu'à la domination sociale. Différence aux yeux de laquelle la défense freudienne de la civilisation, avec sa dimension normative, de sexualité exclusivement génitale, et d'autorité paternaliste, apparaît aujourd'hui comme partiellement idéologique. Mais cette sur-répression, aujourd'hui considérée, est doublement masquée. Elle prend aujourd'hui la forme 1°) d'une domination rationalisée justifiée de manière efficace au nom d'un principe de rendement fondé sur des objectifs quantitatifs de l'efficacité, de la croissance et du niveau de vie, domination anonyme qui fait corps avec l'organisation de la société plus qu'avec la figure du père individuel, dont l'autorité est secondarisée. Et 2°) elle permet les satisfactions de la consommation et du loisir de masse, ce que Marcuse appelle la "désublimation répressive", grâce à la hausse du niveau de vie et la multiplication des objets que permet le principe de rendement. (...) L'antagonisme entre la possibilité d'une expression plus large des instincts, et leur transformation qualitative en dehors du consumérisme de masse, et une domination rationalisée et anonyme devenue disproportionnée, soutenue par la culture standardisée et les médias de masse est ainsi la forme contemporaine du conflit archaïque entre le fils et le père ou entre le ça et le sumoi. Car demeure, dans la couche la plus profonde de l'inconscient, la potentialité universelle d'un bonheur total non-réprimé : un narcissisme primaire indifférencié, antérieur à la différence d'Éros et Thanatos, qui naissent de sa confrontation avec la réalité. Couche dans laquelle se trouve toute une libido de la réconciliation du plaisir et de la réalité, de la liberté et de la nécessité et dans laquelle puisent la mémoire et l'imaginaire :

"L'imaginaire est un outil de connaissance dans la mesure où il contient la vérité du Grand Refus, ou, envisagé d'une manière positive : dans la mesure où il protège, contre toute raison, les aspirations à l'accomplissement intégral de l'homme et de la nature, aspirations qui sont refoulées par la raison. Dans le domaine de l'imaginaire, les images déraisonnables de la liberté deviennent rationnelles et les "abîmes" de la satisfaction instinctuelle assument une dignité nouvelle" (Éros et civilisation, p. 182).

C'est donc tout le domaine de l'esthétique, de la sensibilité et de l'art, qui joue ici un rôle clef de médiation globale entre la psyché et la réalité, mais aussi entre la sensibilité et la moralité, en tant que possibilité de prolonger ce narcissisme primaire, celui de la perversité polymorphe, dans une forme qui ne soit pas antagoniste avec les valeurs nécessaires et légitimes de la vie sociale, qui soit une espèce de sublimation non répressive. Et Marcuse d'envisager même un changement dans l'orientation et la nature du progrès, une transformation du travail rendue conjointement possible par l'efficacité du système technique et par la libération vis-à-vis de la sur-répression. »

(Jean-Marc Durand-Gasselin, L'École de Francfort, Tel Gallimard, p. 216-17, nos italiques)

                    ***

« Contre Reich, qu'il reconnaît, comme Fromm, comme l'initiateur du freudo-marxisme, [Marcuse] formule cinq critiques : 1°) celle de développer un concept non-différencié de répression (celle qui est nécessaire en fonction du principe de réalité et celle qui est purement idéologique, différence rendue encore plus sensible dans la société hautement productive contemporaine) - point de vue partagé par Fromm ; et donc 2°) de ne pas pouvoir distinguer sublimation légitime et sublimation répressive ; 3°) celle de ne pas assez distinguer les problèmes individuels et les problèmes collectifs (la libération sexuelle de l'individu entraînant mystérieusement la résolution des problèmes sociaux) ; 4°) celle de ne pas rendre aux concepts freudiens leur dimension historique au profit d'un "primitivisme radical" des pulsions ; et donc 5°) d'avoir développé un freudisme de gauche trop centré sur la génitalité... »

(id., n. 150, p. 504)