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mercredi 17 juillet 2024

Bienheureux les Grecs !

(Ci-dessus : petit précis d'≪antiracisme politique≫, 
c'est-à-dire, donc : ≪barbare≫, si on a bien compris).


CORNÉLIUS CASTORIADIS – Le politique est ce qui concerne le pouvoir dans une société. Du pouvoir dans une société, il y en a toujours eu et il y en aura toujours – pouvoir au sens de : décisions concernant la collectivité qui prennent un caractère obligatoire, et dont le non-respect est sanctionné d'une façon ou d'une autre, ne serait-ce que le : «Tu ne tueras point». (...). En revanche, l'apport du monde grec et du monde occidental, c'est la politique. La politique comme activité collective qui se veut lucide et consciente, et qui met en question les institutions existantes de la société. Peut-être le fait-elle pour les reconfirmer, mais elle les met en question ; alors que dans le cadre de l'empire pharaonique, de l'empire maya ou inca, aztèque ou chinois, dans le royaume de Baïbar aux Indes, il peut être question de savoir s'il faut ou non faire telle guerre, s'il faut ou non augmenter les impôts, la corvée des paysans, etc., mais il n'est pas question de mettre en cause l'institution existante de la société. Donc, voilà quel est le privilège, le seul, de la culture, disons – ne parlons plus de culture grecque – occidentale, et c'est ce qui nous importe aujourd'hui. C'est qu'elle se mette en question et qu'elle se reconnaît comme une culture parmi d'autres. Et là, il y a, en effet, une situation paradoxale : nous disons que toutes les cultures sont égales, mais force est de constater dans une première approximation – une première étape, si vous voulez – que parmi toutes ces cultures, une seule reconnaît cette égalité des cultures ; les autres ne la reconnaissent pas. C'est un problème qui pose des questions politiques théoriques et peut arriver à poser des questions pratiques (...). Question subsidiaire sur ce point : dans quelle mesure la culture occidentale moderne est-elle l'héritière légitime de la culture grecque, et aurait-elle droit elle aussi à être «plus égale» que les autres ? J'y ai en partie répondu : je pense que, actuellement, même dans cet effondrement ou ce délabrement, la culture occidentale est quand même à peu près la seule au sein de laquelle on peut exercer une contestation et une remise en question des institutions existantes... Je dirais qu'elle ne vous estampille pas immédiatement comme suppôt de Satan, hérétique, traître à la tribu, à la société, etc. (...). Moi, ce qui m'étonne très souvent dans ces discussions – je ne dis pas cela pour vous – c'est notre provincialisme. On parle comme si, de tout temps, les gens avaient pris des positions politiques, s'étaient donné le droit de discuter et de critiquer leur société. Mais c'est une illusion totale, c'est le provincialisme d'un milieu hypercultivé ! Ces choses n'ont existé que deux siècles dans l'Antiquité et trois siècles dans les temps modernes et encore, pas partout : sur de tout petits promontoires, le promontoire grec ou le promontoire occidental, européen, c'est tout. Ailleurs, cela n'a pas existé. Un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, cela lui paraîtrait même inconcevable, il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. 
Alors, à partir du moment où nous nous donnons ce droit, nous nous trouvons aussi dans l'obligation de dire : parmi ces différents types de sociétés, qu'est-ce que nous choisissons ? La société islamique ? L'empire Romain sous les Antonins, époque dorée, du moins pour ceux qui roulaient effectivement sur l'or ? Est-ce qu'on doit restaurer l'empire des Antonins ? Pourquoi pas ? Eh bien, non ! Mais pourquoi ? Au nom de quoi ? Précisément parce que – et c'est encore un paradoxe – la culture dans laquelle nous nous trouvons nous donne les armes et les moyens d'avoir une posture critique moyennant laquelle nous faisons un choix dans... disons, les paradigmes historiques présents, ou dans les projets possibles – et c'est plutôt les projets que les paradigmes puisque comme je le disais tout à l'heure, il n'y a pas de modèle, il y a un projet d'autonomie qui a son germe : en Grèce et en Occident, mais qui sans doute doit aller beaucoup plus loin. À ce moment-là, nous nous situons comme des hommes (des êtres, des anthropoï : pas des mâles) politiques et nous disons : voilà, nous sommes pour... par exemple : les droits de l'homme et l'égalité entre hommes et femmes, et contre... par exemple : l'infibulation vaginale et l'excision. Nous sommes contre. Je suis contre. (...). Je n'ai jamais dit que, au point de vue d'un choix politique, toutes les cultures sont équivalentes, que la culture esclavagiste des États sudistes américains, si idylliquement décrite par Margaret Mitchell dans Autant en emporte le vent, par exemple, vaut n'importe quel autre culture du point de vue politique. Ce n'est tout simplement pas vrai. (...).

CHANTAL MOUFFE – Par rapport à ce que vous venez de dire : quels seraient les conditions d'universalité de ces valeurs, donc d'autocritique de la démocratie, que vous défendez ? Parce que je suppose que cela ne peut pas se généraliser sans qu'une série de conditions culturelles soit données. Donc, comment est-ce que vous voyez ces valeurs d'origine occidentale devenir des valeurs dominantes dans d'autres cultures ? Quelle serait votre position par rapport à ça ?

CORNÉLIUS CASTORIADIS – C'est une question pratique ?

CHANTAL MOUFFE – Pratique et théorique à la fois...

CORNÉLIUS CASTORIADIS – Au plan théorique, la réponse ne serait pas très difficile parce qu'on peut tout simplement parler de Tian An Men à Pékin... Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n'est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., mais ce n'est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains du moins, manifestent à Tian An Men, l'un d'entre eux est là, devant les blindés. Il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu'est-ce que cela veut dire  ? Cela veut dire qu'il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c'est désagréable mais c'est ainsi – dans les pays de l'Est européens après l'effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c'est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l'ont été ou le sont encore en Occident –, elles exercent une sorte d'appel sur les autres, sans qu'il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. Mais si ce que vous me demandez c'est : qu'est-ce qu'on fait si les autres persistent, parce que c'est ça finalement la question, la réponse est : on ne peut rien faire, sinon prêcher par l'exemple. Robespierre disait : «les peuples n'aiment pas les missionnaires armés». Moi, je ne suis pas pour l'imposition par la force d'une démocratie quelconque, d'une révolution quelconque, dans les pays islamiques ou dans les autres. Je suis pour la défense de ces valeurs, pour leur propagation par l'exemple, et je crois – mais là c'est une autre question – que si actuellement ce... disons, rayonnement a beaucoup perdu de son intensité (les choses sont plus compliquées que ça, d'ailleurs...), c'est en grande partie à cause de cette espèce d'effondrement interne de l'Occident. La renaissance des intégrismes en terre d'Islam ou ailleurs (car en Inde il y a des phénomènes analogues chez les hindouistes) est en grande partie due à ce qu'il faut bel et bien appeler la faillite spirituelle de l'Occident. Actuellement, la culture occidentale apparaît pour ce qu'elle est, hélas  ! de plus en plus : une culture de gadgets. Qu'est-ce qu'ils font, les autres ? Avec une duplicité admirable, ils prennent les gadgets et ils laissent le reste. Ils prennent les Jeep, les mitraillettes, la télévision comme moyen de manipulation – au moins les classes possédantes, qui ont les télévisions couleur, les voitures, etc., mais ils disent que tout le reste, c'est la corruption occidentale, c'est le Grand Satan, etc. Je crois que tout est dû au – et est aussi conditionné par – le fait que l'Occident lui-même a un rayonnement de moins en moins fort parce que précisément, la culture occidentale, et cela en tant que culture démocratique au sens fort du terme, s'affaiblit de plus en plus. 
Mais, pour en revenir à votre question de la condition de l'universalisation de ces valeurs, la condition, c'est que les autres se les approprient – et là, il y a un addendum, qui est tout à fait essentiel dans mon esprit, se les approprier ne veut pas dire s’européaniser. C'est un problème que je ne suis pas en mesure de résoudre : s'il est résolu ce sera par l'Histoire. J'ai toujours pensé qu'il devrait y avoir non pas une synthèse possible – je n'aime pas le mot, trop radical-socialiste –, mais un dépassement commun qui combinerait la culture démocratique de l'Occident (avec des étapes qui doivent venir ou qui devraient, c'est-à-dire une véritable autonomie individuelle et collective dans la société) avec conservation, reprise, développement – sur un autre mode – des valeurs de socialité et de communauté qui subsistent – dans la mesure où elles ont subsisté – dans les pays du tiers monde. Car il y a encore par exemple des valeurs tribales en Afrique, hélas ! elles se manifestent de plus en plus dans les massacres mutuels ; mais elles continuent aussi à se manifester dans des formes de solidarité entre les personnes qui sont pratiquement tout à fait perdues en Occident et misérablement remplacées par la Sécurité Sociale. Alors, je ne dis pas qu'il faut transformer les Africains, les Asiatiques, etc., en Européens. Je dis qu'il faut qu'il y ait quelque chose qui aille au-delà, et qu'il y a encore dans le tiers-monde, ou du moins dans certaines de ses parties, des comportements, des types anthropologiques, des valeurs sociales, des significations imaginaires, comme je les appelle, qui pourraient être, elles aussi, prises dans ce mouvement, le transformer, l'enrichir, le féconder.»

(Cornélius Castoriadis, Démocratie et relativisme, 
Débat avec le MAUSS, décembre 1994)

jeudi 11 juillet 2024

Le Norman Ajari nouveau est arrivé !

≪N'est pas Michel Foucault qui veut≫ 
une telle proposition ne peut cesser d'être vraie,
≪pas plus dans dix mille ans que n'importe quand 
(lundi matin, par exemple...)

≪Quel que soit son contexte, le discours du complot est envisagé [par ses adversaires "progressistes" (sic) ou "de gauche" (re-sic)] comme une suite d’énoncés faux, auxquels il convient d’abord d’opposer, puis de substituer, un raisonnement vrai. En ce domaine, notre réflexe philosophique est zététique ; nous nous métamorphosons naturellement en correcteurs dès que l’opportunité se présente. Peut-être n’est-ce là que l’expression d’un amour de la vérité, mais alors il faut admettre que l’amour, c’est-à-dire l’éros, y importe au moins autant que la vérité. Avoir raison, au centre comme à gauche, c’est une esthétique, une jouissance de l’argument juste, une extase de statistiques et de notes de bas de page≫.
  
  (Norman Ajari, philosophe racialiste — tendance essentialiste-stratégiquedéfendant le rap complotiste ≪antifasciste≫ intitulé No Pasarán !sur Lundi-Matin, 9 juillet 2024)

«Les choses sont comme elles sont indépendamment de toute affirmation et négation. Ce n'est pas à cause de l'affirmation ou de la négation que ceci sera ou ne sera pas, et pas plus dans dix mille ans que n'importe quand.»

(Aristote, Sur l'interprétation, 18b37) 

« Dire de ce qui est qu’il n’est pas, et dire de ce qui n’est pas qu’il est, voilà le faux ; dire de ce qui est qu’il est, et de ce qui n’est pas qu’il n’est pas, voilà le vrai. »

(Aristote, Métaphysique, θ-10, 1051b6) 

vendredi 5 juillet 2024

Pratico-inerte


Toute la bourgeoisie blanche indigéniste résumée en quelques secondes, dans ce qu'elle a de plus répugnant, de plus suffisant (et insuffisant), de plus insupportablement cuistre. Après avoir incité son lectorat, qui lui ressemble et le mérite bien, à se ≪méfier de Kafka≫ (sic) dans un essai récent, tant léger qu'indigeste, voilà que Lagasnerie pousse désormais ses aficionados à associer Adorno, Horkheimer et Pierre Bourdieu en un plan à trois ridicule, dont l'obscénité ne pouvait guère triompher positivement que dans la représentation d'un sociologue de gauche d'aujourd'hui. 

Pour rappel : l'essentiel du travail d'Adorno et Horkheimer, relativement à la personnalité autoritaire, repose sur un certain paradoxe voulant que des ≪structures≫ (pour parler comme les cons) en théorie vouées à l'émancipation aboutissent en pratique à la reconduction d'habitudes et de pouvoirs de droite : l'exemple canonique d'un tel phénomène étant le vote pro-hitlérien conséquent, dans l'Allemagne des années 1930, de militants de la gauche soi-disant révolutionnaire, pourtant ≪endurcis≫ (n'est-ce pas là tout le problème ?) et donc, en principe, vaccinés contre de telles errances irrationnelles. 

Or, par contraste, c'est, selon la Théorie Critique (et n'en déplaise au très communiste Geoffroy Daniel de Lagasnerie), précisément une certaine tendance individualiste et libérale, au sens bourgeois du terme, qui constitue après examen le seul ≪négatif≫ authentique de telles habitudes autoritaires irrésistiblement reconduites, en dépit de leurs postures et objectifs conscients, par les structures de gauche dominantes (partis, syndicats). Le fait qu'à cet aspect nécessairement libéral et individualiste, donc, de la vraie personnalité non-autoritaire (Adorno, dans sa fameuse enquête, emploie l'expression genuine liberal pour qualifier ce ≪type idéal≫ s'éloignant le plus du haut ≪potentiel fasciste≫ retrouvé par lui dans l'ensemble de la population des USA : chez les prolétaires et chez les riches, chez les détenus de droit commun comme chez les militants de gauche ou de droite) s'ajoute, certes, comme facteur antifasciste renforcé, la nécessité d'une socialisation, d'une médiatisation des expériences individuelles (dans la rencontre, l'échange libre, la curiosité intellectuelle) ne change rien à cette première découverte fondamentale : c'est bien, en effet, la quête d'intériorisation, le goût de cultiver une certaine sensibilité individuelle, le désir de fuir le groupe, tout groupe (groupe prompt, d'ailleurs, aussitôt et en retour, à condamner cette volonté de solitude, d'indépendance : qu'on pense au mépris typiquement viriliste que le fascisme témoigne au goût de l'introspection, jugé par lui dangereusement féminin) qui témoigne le plus sûrement d'une imperméabilité durable aux tendances fascistes chez l'individu. Cette tendance à la résistance individuelle doit donc être encouragée. 

Qu'on mette cela en rapport avec cette manière lagasnerienne outrecuidante de donner à tout bout de champ (bourdieusien, bien sûr) des leçons d'éthique et de sociologie collectiviste aux prolétaires que ce monsieur fantasme, prêts à tout pour s'échapper de leur cage à poules HLMiste, quitte à succomber, en effet, à ≪l'idéologie pavillonnaire≫. Mais dans n'importe quelle idéologie populaire gît le spectre, toujours actif, d'une certaine utopie, dont le noyau émancipateur ne demande qu'à être identifié, défendu et libéré par des sociologues sérieux (pour ne s'en tenir qu'à cette catégorie d'êtres humains défavorisés par les accidents de la vie). Le rêve pavillonnaire ne renvoie-t-il précisément pas, dans une large mesure inconsciente et aliénée, il est vrai ! à ce besoin individualiste de calme, de sérénité, d'épanouissement personnel que Lagasnerie et ses semblables n'ont évidemment jamais conscience de ressentir, auprès de leur grande bibliothèque bien rangée, à force que ce besoin social ait été, pour ce qui les concerne, satisfait dès leur plus jeune âge ?

Autre contresens majeur concernant les Francfortois, ici atrocement mêlés à l'indépassable penseur positiviste français des Habitus : le rapport d'Adorno et Horkheimer à l'autorité familiale. Attention, tarte à la crème ! Si Lagasnerie avait fait un minimum d'efforts de lecture ou s'il était un tant soit peu honnête intellectuellement, il n'en resterait pas à ces lieux communs transgressifs anti-familialiste et s'empresserait de préciser que le coeur vivant de la Théorie Critique (passé une certaine période optimiste de maturation, moins intéressante, courant, disons, jusqu'au tout début des années 1940) constitue une reprise du désespoir anti-moderne d'un Freud, chez qui l'affrontement œdipien (et sa défaite bien assumée) dans la famille bourgeoise constitue la condition essentielle d'existence d'un ≪moi fort≫, équilibré, et, à ce titre, capable de résister aux séductions inconscientes impersonnelles collectivistes du type de celles que le fascisme propose. Ce que propose Adorno, en particulier, c'est une psychologie de masse d'un fascisme apte à survivre dans le post-fascisme de la démocratie avancée, une psychologie montrant que c'est la disparition tendancielle de l'ancienne famille bourgeoise qui mène précisément à la dépersonnalisation de la construction psychique, donc à la prise en charge funeste, désormais intégrale, par toute la société aliénée, d'une telle construction (d'une telle ≪déconstruction≫, plutôt, comme disent les cons : d'une destruction programmée, pure et simple, de l'ancien individu, dont la liberté, les droits de l'Homme, etc, restaient le programme idéologique transcendantal, non-négociable). Autrement dit : dans une ≪société sans père≫, selon la célèbre expression de Mitscherlich, le fascisme collectiviste tend plutôt à prospérer, surgissant en bout de chaîne d'un pré-façonnage psychique organisé par le ≪collectif≫, la ≪bande≫, les sinistres réseaux sociaux, l'industrie culturelle. Alors : réactionnaires, les Francfortois ? Peut-être. Il y aurait tant à dire sur leur pratique (ou leur absence de pratique). Mais à ce compte, il faudrait tenir aussi le Marcuse de Éros et civilisation comme un réactionnaire, lui dont l'activisme sera resté admirable, et qui propose pourtant des réflexions très proches, relativement à cet effacement contemporain de la famille bourgeoise et à ses (potentiellement terribles) conséquences politiques. 

O lectorat, pour finir : un bon conseil ! Avant de songer à te méfier de Kafka, méfie-toi d'abord des faussaires puants de la gauche radicale d'aujourd'hui, des compagnons de route bien bourgeois, bien doctes et bien blancs de l'anti-universalisme patenté, gavés à la structure et à la haine de la Raison. Que ceux-là checkent leurs privilèges, s'ils tiennent vraiment à s'occuper. Le labeur ne leur manquera pas. Et le temps est court. Qu'ils économisent le leur (et le nôtre), et s'abstiennent de venir souiller de leurs interprétations ineptes ce qui subsiste de bon et de grand dans tous ces livres inconnus qu'ils ne comprendront jamais, dans toute cette vieille et noble critique de la culture, qui les crucifie en silence sitôt qu'ils tentent de la mettre au travail.              

dimanche 27 mars 2022

La goutte de poison (Anna Colin Lebedev)

(Ci-dessus : Anna Colin Lebedev, 
maîtresse de conférences en sciences politiques, 
à l'Université de Paris-Nanterre)

≪J’avoue être épuisée de devoir encore et encore, pour la millième fois depuis 2014, faire le point sur l’extrême-droite et les "néonazis" en Ukraine. Des dizaines d’articles et d’interventions de multiples chercheurs. Et il faut recommencer. Le régime russe excelle dans la tâche de susciter notre indignation et notre doute. Son arme la plus puissante est de nous emmener sur son terrain, de nous imposer son agenda et ses grilles de lecture. La récente affaire «BHL à Mariupol» a ravivé la flamme. Back to basics. Le discours russe sur les «néonazis ukrainiens» se développe à partir de 2014. Il tombe sur le terreau fertile de nos stéréotypes sur les Ukrainiens qui seraient intrinséquement antisémites, qui auraient collaboré avec les nazis.
Même Boris Cyrulnik s’y colle hier sur France Inter, en parlant des Ukrainiens : «Pourtant, pendant la guerre, ils n’étaient pas très bien engagés, mais leurs enfants ne sont pas responsables des crimes de leurs parents». Entendre ça est désespérant (https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-17-mars-2022)
Rappelons les faits. La très grande majorité des soldats ukrainiens ont combattu les nazis au sein de l’Armée rouge (plus de 4 millions). Environ 200 000 ont combattu aux côtés de l’Allemagne nazie. Ça fait maximum 5% de pro-nazis parmi les combattants. La collaboration arrive dans le contexte particulier des politiques répressives de Moscou sur les territoires ukrainiens. Il s’agit pour beaucoup d’Ukrainiens de choisir le moins pire des deux maux : l’URSS et l’Allemagne. Leurs motivations sont diverses (https://www.jstor.org/stable/26624533)
Je ne cherche pas à justifier. Je constate simplement que notre raisonnement suit la logique de la goutte de poison qui contamine tout le liquide où elle est versée. 5% des hommes en armes ukrainiens ont combattu aux côtés des nazis, donc l’Ukraine était toute entière collabo. Oui, lorsque l’Ukraine indépendante se constitue, il y a parmi ses symboles les personnages ambigus que sont les nationalistes du milieu du XXe. Côté pile, ils luttaient pour l’indépendance de l’Ukraine. Côté face, beaucoup ont collaboré. Le récit historique est porteur de cette mémoire complexe. On commémore à la fois la participation des Ukrainiens à la lutte contre le nazisme et le combat nationaliste contre l’URSS. Mais le débat intellectuel est ouvert en Ukraine, la société travaille sur son passé. À l’inverse, en Russie, la question de la collaboration avec les nazis est un sujet tabou. On réduit la collaboration à quelques personnages diabolisés (Vlasov), mais sans quantifier et surtout sans s’interroger sur les motivations et le lien avec les répressions staliniennes.
La logique de la goutte de poison revient dans le récit russe, puis dans le nôtre, dès 2014. Les médias russes poussent l’idée que la révolution du Maïdan est ultra-nationaliste, en donnant pour preuve des portraits du nationaliste Stepan Bandera présents sur la place. Or, le Maïdan est une mobilisation inclusive, autour d’un objectif commun : le départ du président en place et le rejet du projet de société qu’il incarne. Des citoyens idéologiquement très divers se retrouvent dans ce mot d’ordre. Oui, les nationalistes sont aussi là. La logique de la goutte de poison fait que puisqu’on a repéré l’extrême droite dans la foule, la manifestation entière est contaminée. Comme si l’on disait : puisque Marine Le Pen était dans les manifestations «Je suis Charlie», ces manifestations sont d’extrême droite [et que dire des Gilets Jaunes, en ce cas ? note du Moine Bleu]. Or, le Maïdan est divers, multilingue (et plutôt russophone d’ailleurs), valorisant cette pluralité. Les portraits de Bandera ne plaisent pas à tout le monde, mais on laisse faire, au nom de l’inclusion de tous et de la lutte commune. La logique de la goutte de poison atteint son paroxysme lorsqu’on parle des bataillons qui se sont formés à partir de 2014. Deux sont sur toutes les lèvres : Azov et Pravy Sektor. «Bataillon ultranationaliste», ça fait frémir. Le pouvoir russe utilise notre frémissement. Oui, le bataillon Azov et le bataillon Pravy Sektor (deux sur une trentaine) ont été formés par des groupes politiquement ultranationalistes. Mais même dans ceux-là, de nombreux combattants ne partageaient pas l’ancrage politique du bataillon. J’ai fait des entretiens en 2016-2017 avec plusieurs combattants de Pravy Sektor. Un bataillon très décentralisé, où chaque groupe vit un peu sa vie. Je n’ai pas détecté d’idéologie particulière ; les gens s’y engagent parce que ce bataillon est non affilié à l’Etat. Azov est plus idéologisé et porteur d’idées ultranationalistes, mais en 2014-2015, beaucoup de combattants se retrouvent dans Azov sans motivation idéologique. Chacun de ces bataillons compte quelques centaines de personnes. Voir mon rapport ici : https://t.co/R30AHj9Nel
Aidar (récemment revenu dans nos radars grâce à BHL) est un bataillon sans idéologie autre que l’engagement patriotique. Un bataillon ouvert qui a accueilli des combattants sans faire trop de tri ( voir https://connexion.liberation.fr/autorefresh?referer=https%3a%2f%2fwww.liberation.fr%2fchecknews)... Oui, Aidar a pu compter des membres porteurs d’idées nationalistes, conséquence logique d’un recrutement ouvert. Mais aucune idée extrémiste n’y était officiellement promue. Plusieurs Aidar ont été auteurs de crimes, mais pas de crimes motivés par la langue ou l’ethnie. Il est logique qu’un conflit armé attire entre autres des personnes idéologiquement radicales. Ce qu’il faut regarder, c’est le bilan. Amnesty, l’OSCE, l’OFPRA ont relevé (des deux côtés) des crimes de guerre. Mais pas d’exactions de masse ou de nettoyages ethniques.
La logique de la goutte de poison nous fait dire que l’armée ukrainienne entière aurait été contaminée par le néo-nazisme promu par quelques membres. Que doit-on dire alors de nos propres forces de l’ordre qui votent volontiers pour l’extrême droite ? (https://www.ouest-france.fr/politique/marine-le-pen/presidentielle-44-des-policiers-et-militaires-prets-a-voter-pour-marine). 
Il n’est pas impossible d’ailleurs que je sois en train de donner une idée au Kremlin. Dans un prochain discours, Poutine pourra dire, chiffres à l’appui, que l’armée française est néo-nazie. Et par extension, que le pouvoir français est néo-nazi. Une seule goutte suffit.
Lorsque l’État a intégré les bataillons volontaires (sauf Pravy Sektor, marginalisé), cela a été fait dans une logique de reprise de contrôle. Plus facile de gérer les trublions dedans que dehors. Ça n’a pas très bien marché pour Azov qui a continué à se développer. Mais les forces politiques ultra-nationalistes sont en constante diminution en Ukraine depuis 2014. Il n’y a pas de parlementaires d’extrême droite dans le parlement ukrainien. C’est aussi parce que le nationalisme soft, nourri par l’agression russe, est devenu mainstream. Ce nationalisme civique contient un fort attachement à une identité ukrainienne, plutôt européenne, et l’idée que cette identité est en permanence menacée un ennemi extérieur, l’Etat russe. Je ne vois pas comment cette vision pourrait faiblir dans un proche avenir. Il y a une chose qu’on ne trouve pas dans le nationalisme soft ukrainien : c’est l’antisémitisme. Ni dans la population en général, ni dans le pouvoir, ni même dans les groupes d’extrême droite. L’ennemi, c’est aujourd’hui l’envahisseur russe (https://www.jpost.com/diaspora/article-692443). L’Ukraine qui a longtemps négligé l’histoire de l’Holocauste sur son territoire, a changé depuis 10-15 ans. Baby Yar, site de la Shoah par balles, est visité annuellement par chaque président ukrainien. L’Holocauste est enseignée. Les questions douloureuses sont posées. La Russie a bien plus de chemin à faire dans ce domaine (j’en parlais dans un billet de blog en 2012) , même si je pense que la population russe n’est pas aujourd’hui particulièrement antisémite (https://blogs.mediapart.fr/anna-colin-lebedev/blog/030412/regards-sur-la-russie-contemporaine-l-holocauste-une-colle). Mais une seule goutte de poison nous a suffi pour que le soupçon pèse sur l’Ukraine. Je ne le répéterai jamais assez : les blindés russes s’embourbent sur le terrain, mais le pouvoir russe sait très bien venir nous chercher, appuyer et désinformé là où ça nous fait mal.≫

(Anna Colin Lebedev, Twitter, 21 mars 2022) 

vendredi 9 avril 2021

Marshall Sahlins et le cauchemar sociobiologique



Marshall Sahlins vient de mourir. Sans nourrir vis-à-vis de son œuvre (c'est le moins qu'on puisse dire) de sympathie particulière, nous aimerions rappeler ici le rôle extrêmement sain qu'il joua, lors d'un des derniers contrecoups récents de ce que certains nommèrent une guerre d'anthropologues (titre français du documentaire brésilien Segredos Da Tribo, réalisé par José Padilha, sorti en 2010, ET DONT ON RETROUVERA ICI LA VERSION INTÉGRALE). 

Un scandale considérable éclata au tournant du siècle dernier, impliquant une bande d'anthropologues, d'ethnologues et généticiens sociobiologistes fanatiques, ayant trouvé en Amazonie de quoi satisfaire ensemble leurs besoins pulsionnels et épistémologiques. Les plus tristement célèbres d'entre eux restent sans doute aujourd'hui James Neel et Napoleon Chagnon, dont les agissements ignobles parmi le peuple des Yanomami firent l'objet du livre de Patrick Tierney, publié aux USA en 2000 et intitulé Darkness in Eldorado (traduction française : Au nom de la civilisation, Grasset, 2002). Le récit de Tierney est peut-être exagéré. Il a déclenché immédiatement de terribles controverses dans le milieu scientifique et, évidemment, au-delà. Il est, en attendant, absolument terrifiant. Nous sommes dans les années 1960. Les susmentionnés Chagnon et Neel, tout occupés à valider in situ leur hypothèse délirante d'un fondement génétique au Leadership social, à la domination finale et nécessaire des individus les plus agressifs et violents au sein d'une population humaine donnée, auraient, durant des années, occupé l'espace social des Yanomami : leurs villages, leurs tribus, dans le but méthodologique d'y déclencher des guerres, des conflits, des querelles artificielles, souvent mortelles et à fort pouvoir spectaculaire (complaisamment, bien entendu, filmées par leurs équipes à fin de propagande, parfois dans des «villages-témoin» entièrement reconstitués pour l'occasion), mais aussi, prétend Tierney, des épidémies mortelles de masse (rougeole, en 1968) sciemment et même méticuleusement diffusées, ainsi que des prélèvements sauvages de sang et d'ADN (destinés, eux, à nourrir des bases de données nord-américaines à usage militaire ou techno-scientifique) sur la masse indigène. Toutes ces horreurs n'auraient eu, au fond et encore une fois, qu'un seul et même objectif : établir et documenter un lien entre une soi-disant agressivité native des Yanomami (présenté par Chagnon comme un «peuple spontanément féroce» : en témoigne le titre de son ouvrage The Fierce People, paru en 1968) et leur capacité supérieure de survie, de reproduction optimale de leur patrimoine génétique (les plus violents des individus mâles accédant de fait, selon Chagnon, au plus grand nombre de femmes, etc). En d'autres termes, Chagnon visait le triomphe d'une version contemporaine de la guerre générale naturelle de tous contre tous, de cet «état de nature» belliqueux défini, pour la première fois par Thomas Hobbes au 17ème siècle et n'ayant jamais fini d'exciter les libéraux intégristes férus d'un Darwin qu'ils ont toujours tellement mal lus. Mais c'est, à dire vrai, l'attitude de l'anthropologie elle-même, de manière (beaucoup plus) générale, qui se trouve dénoncée par Tierney, dans son brulot, comme intrinsèquement invasive, nuisible aux indigènes (via l'introduction, qu'elle rechercherait plus ou moins volontairement, à fin plus ou moins consciente, de mise en situation de crise extrême de sociétés coupées du monde et d'autant plus intéressantes à ce titre dans leurs réactions «authentiques»). On observe surtout, chez ces anthropologues, un effondrement apocalyptique de toute retenue surmoïque, de toute inhibition civilisée, et une émancipation à peu près totale (presque sadienne) des instincts, au nom même de la civilisation (titre français du livre), devant une population considérée comme entièrement «neuve», vierge, enfantine, et transformée, à ce titre, en terrain de jeux et de plaisirs primaires épouvantablement régressifs. L'élève de Lévi-Strauss, Jacques Lizot, lié à Chagnon et Neel, spécialiste internationalement reconnu des Yanomami, y est ainsi présenté comme un prédateur pédophile essentiellement préoccupé de se constituer et renouveler, en permanence, un réservoir de jeunes garçons disponibles. Aucun des protagonistes de ce scandale ne fut jamais, notons-le bien, ni en France ni aux USA ni ailleurs, inquiété le moins du monde par la Justice. Au contraire, les récompenses académiques et symboliques prestigieuses ne leur firent jamais défaut.

Le 23 février 2013, Marshall Sahlins démissionne ainsi de la National Academy of Sciences (Académie Nationale des Sciences) pour protester, pêle-mêle, contre «l’élection de Napoléon Chagnon et les projets de recherche militaire de l’Académie.» Voici la déclaration qu’il publia alors pour expliquer sa démission :

«Comme le prouvent ses propres écrits ainsi que le témoignage d’autres personnes, y compris celui des peuples amazoniens et des spécialistes qui observent cette région, Chagnon a fait beaucoup de mal aux communautés indigènes au sein desquelles il a effectué ses recherches. Parallèlement, ses déclarations "scientifiques" concernant l’évolution humaine et la sélection génétique en faveur de la violence masculine – comme dans l’étude célèbre qu’il a publiée dans Science en 1988 – s’avèrent superficielles et sans fondement, ce qui n’est pas à l’honneur de l’anthropologie. Son élection à l’Académie Nationale des Sciences est, au mieux, une énorme bévue morale et intellectuelle de la part de ses membres. À tel point que ma propre participation à l’Académie est devenue gênante. Je ne souhaite pas non plus me rendre complice de l’assistance, de l’encouragement et du soutien que l’Académie nationale des sciences procure à la recherche en sciences sociales afin d’améliorer les performances de l’armée américaine, étant donné tout ce que cette armée a coûté de sang, de richesse et de bonheur au peuple américain, et les souffrances qu’elle a infligées à d’autres peuples au cours des guerres inutiles de ce siècle. Je crois que l’Académie Nationale des Sciences, si elle s’engage dans cette recherche connexe, devrait réfléchir au moyen de promouvoir la paix et non de faire la guerre.»

jeudi 25 février 2021

Des cannibalo-sceptiques (une histoire de climat idéologique)


À la mémoire de Joseph Ponthus


«Le cannibale n'est absolument pas l'autre. Le cannibale c'est moi comme individu culturel. Ainsi l'anthropocannibalisme fait partie de notre histoire culturelle. Nous sommes tous des êtes culturels. Nous sommes tous des cannibales». C'est sur ces mots que se clôt le petit livre, souvent très intéressant, de Ian Gonzalez Alaña, intitulé Cadavres exquis (Fage éditions, 2020). 

Le fait suivant, rappelé dans l'ouvrage en question, apparaît étonnant : il n'existait aucune preuve suffisante et définitive au plan scientifique de l'existence de pratiques cannibales humaines avant les années 2000. Autrement dit, ce que des siècles de témoignages directs et de travaux anthropologiques en tout genre avaient, semble-t-il, établi de manière certaine (soit pour stigmatiser la «barbarie» de sauvages tout nus qu'un monothéisme conquérant eût tôt fait de civiliser, soit comme pratique culturelle finalement pas plus absurde ou critiquable qu'une autre au plan éthique : on pense ici, bien entendu, au Montaigne des Essais, I, 31, et à ses suiveurs divers), tout cela n'avait donc pas valeur, jusqu'à très récemment, de vérité apodictique. Il semble même qu'il ne fallait pas, aux yeux de certains, que le cannibalisme existât pour de vrai, que le cannibale étant toujours l'autre, l'homme nié comme homme : le sous-homme, conséquemment, le cannibale ne pouvait être qu'une invention, une pure recréation, une construction. À déconstruire, évidemment. Car il en va ainsi (la chose est entendue) des constructions historiques et sociales qu'on se doit de les déconstruire aussitôt que possible, afin de les mieux laisser en place, d'une part, et de ne surtout pas passer pour un con, d'autre part, le con étant défini comme quelqu'un n'ayant rien de nouveau à dire ou à écrire, au plan universitaire s'entend. C'est ainsi, rappelle Ian Gonzalez Alaña, qu'en 1979, un très éminent universitaire du nom de William Arens publie son célèbre ouvrage, intitulé Le mythe du mangeur d'homme, où se voit ouverte «une terrible brèche dans les certitudes anthropologiques au sujet de l'anthropocannibalisme. Faisant endosser à cette pratique le statut de mythe, [Arens] arrache avec force toutes les pages du grimoire de l'anthropologie portant sur l'existence de la consommation de l'humain par l'humain. En pleine fronde contre les origines impérialistes [sic], il semble logique que traiter les autochtones d'anthropocannibales ne fasse qu'appuyer les thèses impérialistes. Ne passant en revue que des témoignages ethnologiques, il conclut que les sources du cannibalisme humain ne sont que des sources de seconde, voire de troisième main, sans véritable preuve et donc incapables de rendre une image objective de la pratique» (op. cit., p. 63). D'autres, plus prudents, certes, en viennent néanmoins à une mise en question comparable du fait cannibale lui-même. Clastres, par exemple, reprend cette idée d'une altérité radicale que l'on s'imposerait par ce biais symbolique et polémique, d'ennemi à ennemi : «Ces affirmations [suivant lesquelles le peuple dont il est question : les Aché ou Guayaki, étaient cannibales] n'étaient pas dignes de crédit car, dans l'un et l'autre cas, on parlait des ennemis, c'est-à-dire de gens que l'on se plaît à charger de tous les opprobres : ils sont toujours laids, lâches, stupides, ne savent pas parler et, par-dessus tout, ils sont des mangeurs d'hommes. Aché Kyravwa : mangeurs de graisse humaine. Comment ajouter foi à des discours aussi véhéments, comment les vérifier ? Le cannibale, c'est toujours l'autre» (id., p. 64). Chez les Konso, peuple du sud-ouest éthiopien (et de semblables exemples doivent être fort nombreux) c'est ainsi le terrible «Homme blanc» qui est réputé anthropophage, c'est lui dont les mères usent comme d'une menace rituelle terrifiante à l'égard de l'enfant indiscipliné. Notons, cependant que, même chez un Claude d'Abbéville, l'un des grands témoins historiques classiques (dont l'authenticité des dires se voit à juste titre souvent questionnée), la même utilité psycho-stratégique, parfaitement aperçue, de la réputation de cannibale n'empêche en rien l'établissement de la pratique elle-même. Ce n'est pas, note ainsi d'Abbéville dans son grand récit de voyage au Brésil de 1614, «qu'ils [les consommateurs de chair humaine] trouvent tant de délice à manger cette chair humaine que leur appétit sensuel qui les porte à tels mets. Car, il me souvient d'avoir entendu d'eux-mêmes, qu'après l'avoir mangée, ils sont quelquefois contraints de la vomir, leur estomac n'étant pas capables de la digérer» (id., p. 66). Et Alaña de préciser ici le sens de cet «appétit sensuel», ou amour de la vie : «D'Abbéville touche ici à une thématique récurrente dans la controverse cannibale, celle de l'utilisation de l'image du supposé cannibale non par envie, mais par besoin de survie. Staden [Marin allemand resté captif, durant deux années, de ces fameux Tupinamba amazoniens sur lesquels brodera Montaigne, Hans Staden dut se trouver particulièrement bien placé, de fait, pour nourrir quelques inquiétudes sur le sort qui lui était explicitement promis par ses «hôtes», et qui lui inspira son best-seller de l'époque Nus, Féroces et Anthropophages (1557)] va en partie dans ce sens quand il affirme que les Tupinamba ne mangent pas de la chair humaine car ils ont faim, mais pour faire peur à l'ennemi "par hostilité, par grande haine". Brandir la menace cannibale serait donc, aux yeux de certains, une vraie arme dissuasive pour éviter que les ennemis ne reviennent» (id. p. 67). Cela étant dit et accepté, il en faut beaucoup plus, néanmoins, pour ôter l'idée au même Alaña, d'une cuisine, voire d'une «gastronomie» cannibale. Car c'est une chose de terrifier l'ennemi, une autre d'accommoder au moins la viande porteuse d'une telle stratégie guerrière, et de faire en sorte qu'elle soit a minima réputée comestible et donc, par extension, réputée cuisinée. En dernière analyse, en effet, le mangé l'était bel et bien (mangé), et qu'il l'eût été suite à une razzia ou un rituel funéraire concernant les membres déjà décédés de son propre clan n'y change pas grand-chose. Une troisième hypothèse, d'ailleurs, tant qu'on en parle, est évoquée par Ian Gonzalez Alaña, avec beaucoup de réserves, certes : la théorie de Michael Harner, auteur du célèbre article «The Ecological Basis for Aztec  Sacrifice», selon laquelle les sacrifices aztèques et leur consommation postérieure de chair humaine auraient revêtu, en réalité, une signification «malthusienne» avant la lettre, le but étant, en période de sécheresse et de disette généralisée, d'amener «les gens à se sacrifier entre eux pour faire baisser la pression démographique, et aussi disposer d'un stock de protéines conséquent» (id. p. 63). Gonzalez Alaña évacue cette théorie, déjà en cours chez les conquérants hispaniques, à l'aune de la relative pauvreté de la chair humaine en protéines, celle-ci n'ayant donc pu suffire à combler quelque pénurie que ce fût : «Bernard Ortiz de Montellano (...), en analysant les besoins d'un peuple comme celui de México-Tenochtitlán, est arrivé à la conclusion que les besoins en viande d'une telle population ne seraient satisfaits, dans le cadre de la consommation anthropocannibale, qu'à hauteur de 6, 5 %» (id., p. 60). Il n'empêche, cependant ! À supposer, pour mettre les choses au présent, que la viande de préfet de police, entre autres exemples de carne répugnante, n'entrât, sous couvert de la plus extrême nécessité, que pour 1% de nos propres besoins en protéines journaliers, serait-ce là une raison valable de ne point s'intéresser du tout aux diverses manières possibles de cuisiner ce type de ressource disponible, après une partie de chasse somme toute réussie, en compagnie des siens, au coin du feu ? C'est bien, au reste, un tel esprit à la fois empirique et pragmatique qui dut avoir cours chez les diverses populations anthropocannibales étudiées dans l'ouvrage de M. Gonzalez Alaña. Essayons ! Cuisinons ! Goûtons ! Nous verrons bien, alors, si (et comment) la barbaque profite. 

C'est, en tout cas, et de quelque manière que les choses aient pu se passer au juste, précisément l'existence d'une telle gastronomie cannibale qui amena, enfin, les preuves historiques du fait cannibale lui-même. 
1°) Preuve pimentée, d'abord, selon Alaña, qui procède en trois temps et commence, donc, par l'étude de cas suivante (convoquée pour confirmer ou infirmer l'hypothèse d'une cuisson cannibale, dont les règles de l'art se trouvent exposées dans certains récits d'explorateurs occidentaux classiques ─ celui de Hans Staden, captif des Tupinamba, en particulier) : «Existe-t-il des traces d'une cuisine cannibale ? Le site Maya de Tlatelcomila, daté du Préclassique récent autour de 700-500 AEC, a peut-être une réponse à nous donner. Le site en question a livré une série de restes osseux humains portant des traces de coloration très prononcées et à couleur variable, parfois rouge, parfois jaune. (...) les premières hypothèses se sont tournées vers des différences de température de cuisson des os. Or la présence de taches jaunes et rouges ne pouvait pas correspondre à une question de température puisqu'elles étaient présentes tant sur des os bouillis que grillés. La cause des colorations ne pouvait être qu'exogène, ce qui a motivé une étude chimique, publiée en 2015. Cette dernière s'est avérée pleine de surprises, puisque c'est la présence d'axiote, de pipián, et de chili ─ des condiments ─ qui ont donné de la couleur aux os. La coloration provenait ainsi de la préparation servant à cuire les os, constituant par là même une trace rare des recettes de cuisine mésoaméricaine» (id., p. 57). Ingrédients pour ingrédients, et recette pour recette, l'auteur note d'ailleurs la persistance étonnante d'une spécialité gastronomique, propre à la zone caraïbe «française», nommée migant. Cette sorte de «plat en purée ou en bouillie» aurait pour origine une préparation anthropocannibale typique, déjà évoquée par le décidément très précieux témoignage du marin allemand Staden, qui la présente en ces termes : «Les femmes prennent les entrailles, les font cuire, et en préparent une espèce de bouillon, nommée mingau, qu'elles partagent avec les enfants» (id., p. 54).  
2°) Il semble à première vue difficile, à l'examen même approfondi de restes humains osseux, de décider si les marques, entailles, brisures, traces diverses portées par lesdits restes peuvent réellement être attribuées à des actes de boucherie, c'est-à-dire des actes de préparation et de mise en forme pré-culinaires. C'est le rôle de la taphonomie (science issue à la base de la géologie et étudiant tous les phénomènes se déroulant au niveau du sol, de la mort à la fossilisation du vivant) de trancher, si l'on peut dire, entre ce qui participerait davantage de la dévoration des insectes, des atteintes dégradantes annexes du milieu naturel et d'une préparation «bouchère» humaine. Or, si cette discrimination restait traditionnellement ardue (et donc l'hypothèse cannibale, impossible à valider formellement), tout change avec la mise au jour d'un phénomène mixte, très caractéristique, d'abrasion et de cuisson connu sous le nom de «pot polish» et que Alaña présente ainsi : «Il y a un cas particulier de trace archéologique liée à la cuisson qui admet peu de débat au sein des différents spécialistes de l'anthropocannibalisme. Certains sites archéologiques (...) ont livré des restes osseux qui présentaient clairement sur certains de leurs bords des traces de polissage. Après avoir mis de côté l'hypothèse d'une cause taphonomique, certains ont conclu à une utilisation de ces os comme des outils, ce qui expliquerait parfaitement le polissage. Cependant, un autre chercheur, Tim White, a lui trouvé une toute autre origine à cette altération si caractéristique. Pour lui, le pot polish devait être le résultat d'un frottement de certaines parties osseuses contre la paroi d'un contenant servant à les faire bouillir. L'action mécanique de l'eau et le frottement des parties saillantes des os crée ce phénomène de polissage. Il a ainsi réussi à obtenir ces mêmes résultats en réalisant des expériences de réplication, montrant ainsi le pot polish comme une des traces directes les plus irréfutables de la pratique anthropocannibales» (id., p. 74).
3°) La découverte de ce pot polish date de 1992. Mais la «preuve en or» restait à venir. Or, l'or, ainsi que Freud l'a parfaitement exposé, ce n'est autre que de la merde. Vérité troublante à laquelle le cannibalisme, en tant que simple modalité alimentaire, n'aura pas échappé. Voilà comment Alaña restitue, avec intensité, toute la généalogie de cette polémique «cannibalo-sceptique» (ou «canniba-sceptique», comme il le dit lui-même) et comment, selon lui, cette polémique trouva sa conclusion définitive : «Paul Bahn écrit, en 1990, dans la prestigieuse revue Nature, un article portant un titre édifiant : "Eating People is wrong" [Manger des gens c'est mal]. À la fin de celui-ci, il écrit une phrase qui tout en semblant ironiquement mettre le doute sur la preuve absolue de l'anthropocannibalisme (...) en deviendra presque prophétique (la traduction est de nous) : "Curieusement, la seule preuve tangible de cannibalisme ─ la présence de restes humains dans des coprolithes humains [des excréments fossilisés] n'a jamais été retrouvée où que ce soit." Cette affirmation sur la présence de preuves tangibles au niveau archéologique, c'est-à-dire suffisantes à elles seules pour parler de consommation humaine de restes humains, va être démontrée deux ans plus tard, en 1992, par White et la découverte du phénomène du pot polish que nous venons de décrire. Mais ce n'est que bien plus tard et grâce aux avancées en termes de technique de fouilles mais aussi en termes de finesse des analyses que la preuve la plus irréfutable d'anthropocannibalisme sera mise à jour. Comble de l'ironie, c'est dans cette même revue, Nature, que cette preuve sera apportée, sous la forme d'un bref article de Richard Marlar ["Biochemical evidence of cannibalism at a prehistoric Puebloan site in southwestern Colorado", Nature 407, 2000, p. 74-78]. Dans cet article, Marlar fait état de la découverte, sur le site de Cowboy Wash, près de Mesa Verde dans le Colorado, de deux éléments d'une importance capitale. D'un côté, la fouille de trois puits a permis de retrouver, parmi des ossements humains portant des traces de boucherie et d'équarrissage, des poteries dans un très bon état de conservation. Les analyses biochimiques réalisées ont révélé la présence de myoglobine humaine à l'intérieur de ces dernières. La myoglobine est une protéine présente dans dans le cœur et dans les muscles, ce qui a confirmé de façon sûre et tangible que de la viande humaine y a été cuite à l'intérieur. Encore mieux, un coprolithe humain portant lui aussi des traces de myoglobine humaine a été retrouvé dans le foyer d'une des maisons fouillées. Comme par une ironie du destin, dix ans plus tard et dans la même revue (...), la phrase de Bahn trouvera ainsi sa réponse. La preuve absolue d'anthropocannibalisme tombe tel un couperet sur le cou des "canniba-sceptiques", dégradant le Man eating myth de Arens au rang des opus dépassés par la preuve empirique» (id., pp. 75-76).
Nous vous ferons grâce, pour l'essentiel et pour ce soir (ou ce matin), des passages les plus savoureux, situés vers la toute fin du petit livre de M. Alaña, consacrés à la dégustation effréné de cervelle humaine chez certains peuples de l'actuelle Papouasie-Nouvelle Guinée, et provoquant chez ces derniers (autre utilisation féconde et auto-validante de l'hypothèse cannibale) des poussées épidémiques régulières de maladies à prions («tremblante», en particulier, dite de Creutzfeld-Jakob, au cours de laquelle une certaine «protéine PrP-c [ingérée avec le cerveau humain du porteur consommé] prend une forme repliée sur elle-même, notée PrP-sc, qui par accumulation rend le cerveau [du consommateur actuel] totalement ramolli, d'où l'appellation "spongiforme" [on parle en effet d'encéphalopathie spongiforme, chez les humains comme chez les bovins : les malheureuses "vaches folles"]» (id., p. 84). Nous nous en tiendrons à cette simple interrogation finale, de béotien, concernant le goût possible que pourrait posséder la viande humaine, certaines hypothèses anthropologiques associant, par exemple, la proscription religieuse transcendantale de consommation de viande de porc et une proximité naturelle, génétique, morphologique existant entre cet animal et l'être humain. Alors, en définitive, «l'homme a-t-il le goût du porc, du bœuf ou du cheval ?» demande Alaña (id., p. 58). Il semble que ledit goût varie (on pouvait s'y attendre) en fonction des préparations, bref : que le goût cannibale relève bel et bien d'une question de culture, impliquant l'acceptation préliminaire de la fameuse dichotomie lévi-straussienne du crû et du cuit (le sauvage absolu étant justement désigné par moult des diverses ethnies cannibales ici mentionnées comme le mangeur de viande crue, sanguinolente, non-préparée et non-cuite). L'homme aurait donc, suivant les techniques de cuisson employées (et les organes concernés) goût de «tortue», de «chimpanzé», de «poulet» ou de «cheval dans certains endroits» (id., p. 59). Néanmoins, soupçonne l'auteur, il devrait plutôt s'agir «d'un goût proche du gibier, [cette viande] serait plutôt à mettre du côté des viandes fortes en goût, à fort caractère, ce qui peut aussi inclure certains goûts mentionnant le porc ou le bœuf qui, dans beaucoup de cultures étaient semi-sauvages» (id., p. 60). 
Du porc ou du bœuf à demi-sauvage, donc. Plutôt que du simple poulet domestique rôti. Hum. Tout ceci demande de plus amples et empiriques vérifications. C'est ainsi que fleurissent sans fin Science et Progrès, depuis l'aube de la civilisation.

(«S'ils s'obstinent, ces cannibales...»)

mardi 26 juillet 2016

Éloge du métissage en général, et psychanalytique en particulier

(Géza Roheim, Blanc, Juif, Nous)



Pour J.


Au regard de l’actualité sanglante récente, de cette dizaine de massacres ou tentatives de massacre de masse survenus ces derniers jours en Europe occidentale, il devient sans doute difficile à tout observateur « gauchiste » un tant soit peu honnête – et lucide – d’esquiver la vérité politique fondamentale suivante : la psychanalyse constitue désormais la dernière ligne de défense substantielle d’un certain principe épistémologique (apanage ancien du communisme dialectique d’origine hégélienne) imposant l’étude critique de la totalité individuelle humaine comme seul accès possible à la compréhension du monde.

Le fait qu’en quelques semaines, une poignée de soi-disant « soldats du Califat » eussent d’abord massacré cinquante homosexuels à Orlando, quatre-vingt-quatre piétons à Nice, puis se soient vus, presque aussitôt, imités en Allemagne par d’autres massacreurs « psychotiques » (soucieux, à leur tour, d’égaler « l’authenticité », c’est-à-dire l’efficacité homicide des djihadistes « authentiques » opérant dans la zone irako-syrienne), ce fait, à lui seul, ruine précisément par avance toute possibilité de dichotomie grossière entre « djihadicité  authentique » et simple « passage à l’acte psychotique ». Et quoique, ces temps-ci, pour des raisons conjoncturelles diverses, MM. Valls-Cazeneuve et Mme Merkel s’échinent systématiquement à favoriser a priori – boucherie après boucherie – l’un de ces types d’explications au détriment exclusif de l’autre, leur ineptie unilatérale commune, cependant, ne peut que sauter aux yeux de l’univers. « S’agit-il d’un attentat islamiste ? » se demandent, anxieux, les imbéciles internationaux ? « Ou plutôt d’un pétage de plombs purement individuel ? » se redressent-ils dans un réflexe salubre (et de dignité), cherchant alors dans la foule l’avis du premier psychologue disponible.    

C’est là que ce bon vieux Freud (celui de L’Avenir d’une illusion) se rappelle opportunément à notre souvenir critique, lui qui assimile, sans plus d’égards (y’a plus de respect, aussi, faut dire, c’est ça, le problème !) la religion elle-même – en son intégrité insoupçonnable, dans ses très respectables exigences morales et disciplinaires de base – à une vulgaire « névrose obsessionnelle »…Voilà aussi, de manière générale, que nous revient en mémoire la résistance théorique décisive d’une certaine « anthropologie psychanalytique » refusant, au début du vingtième siècle (déjà !), de céder sous les coups de boutoir de « l’anthropologie différentialiste » – sur la question, en particulier, d’un universel du tabou : ce lot irrésistiblement commun de structuration ontogénétique, que révèle l’étude approfondie des mythes et de la culture humaine. Nous pensons et rendons, ici, hommage, en premier lieu, à Géza Roheim, disciple de Freud et Ferenczi, accessoirement embarqué, avec ce dernier, dans l’aventure de la révolution prolétarienne hongroise de 1919.

Que le meurtre du « Père » par « les fils de la horde » ait été – partout à la surface de cette planète – fantasmé ou réel, la violence humaine a priori d’un tel conflit primaire, son influence sur le développement de tout individu revêtent, aux yeux de Roheim (suivant là Freud de manière à la fois fidèle, prudente et critique) une effectivité cosmopolite, dont l’absolue nécessité ne saurait s’embarrasser de différences de forme, jugées inessentielles. L’ethnographe Malinovski ayant ainsi nié, dans son ouvrage La sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, au nom de l’étude « concrète » des pratiques de telle tribu trobriandaise, que le célèbre complexe d’Œdipe pût s’appliquer à ses membres tout aussi fortement qu’aux rejetons de la bourgeoisie viennoise, étant donné la disposition matrilinéaire de cette société (l’abence formelle du « père » la caractérisant), on sait comment Géza Roheim, autre grand érudit et « spécialiste de terrain » des mœurs australiennes (et de cette zone trobriandaise, en particulier) rembarra cette initiative : « [Roheim] relève, dans de nombreux récits [trobriandais], la fréquence des thèmes ressortissant à l’analité, découvre l’importance du coït anal, et surtout démontre avec force l’existence du complexe d’Œdipe, dont l’universalité ne faisait à ses yeux aucun doute ; seulement, les relations oedipiennes ont subi dans une société matrilinéaire des déplacements dont la signification avait échappé à Malinovski ; on y trouve tout simplement, ironise Roheim, un homme qui aime sa sœur et qui entretient avec son oncle une relation d’antagonisme chargée d’ambivalence »… (Roger Dadoun, introduction à Psychanalyse et anthropologie, de Géza Roheim, p. 9).    

Bref, « la théorie du conditionnement culturel ne peut rendre compte d’un certain nombre de parallélismes entre des cultures largement divergentes (…) » et «  bien qu’elles existent sans aucun doute, les différences entre cultures ont été considérablement exagérées pour des raisons psychologiques données » (Roheim, ibid., p. 38). Ce qui vaut pour les cadres oniriques et névrotiques de départ vaut évidemment pour tous les conflits latents et futurs : « si l’interprétation [analytique], explique Roheim, n’a de valeur que dans le cadre d’une seule culture, comment se fait-il que nous trouvions des éléments identiques dans de nombreuses cultures, bien qu’elles puissent être orientées vers des buts différents ? Faut-il invoquer la diffusion ? C’est bien peu probable. Du reste, cela ne prouverait rien car une collectivité n’empruntera ou n’acceptera que des éléments culturels correspondant à quelque chose dans sa propre organisation. Mais il existe une preuve bien plus frappante : c’est que dans toutes les cultures, les rêves ont la même signification latente. » (ibid., p. 49). N’en déplaise à ces sympathiques tiers-mondistes différencialistes, et indigénistes actuels, aux yeux desquel(le)s – on vous le rappelle – l’homosexualité, tout autant que la contraception, la lutte des classes ou le féminisme, constituent des « inventions » purement occidentales, dont « l’homme authentique » maghrébin ou sub-saharien ne se serait trouvé contaminé que fort tard, et par un regrettable accident de l’histoire.  

Parlons-en, tiens, des névroses homosexuelles, «racisées» ou «non-racisées». Étudiant le rêve d’un patient de la jet set new-yorkaise, littéralement torturé par ses penchants gays non assumés, et celui d’un chef de tribu Kebebeku de l’île Normanby, Roheim constate une identité parfaite – jusque dans les moindres détails – des deux constructions oniriques en présence (les deux hommes s’y voyant semblablement attaqués par un « porc sauvage », muni de « terribles défenses », et menaçant de détruire le tronc de l’arbre au sommet duquel tous deux se sont réfugiés). Vérification faite, le père du gay de New York avait une fois, dans un accès de colère dirigé contre les tendances coupables de son fils, effectivement menacé de le castrer : de lui cisailler le tronc. Et quant au chef Kebebeku, avant de raconter son rêve, lui «avait parlé de l’inceste réel et mythique, et de ses nombreux succès féminins avant son mariage. Dans ses rêves, le porc aux défenses est son père : il se sent coupable de désirer sa mère » (ibid., p. 53). Et Roheim de conclure : « Il n’y a aucun lien possible, aucun élément commun, ni dans la personnalité ni dans la culture, entre le malade américain et le rêveur de l’île Normanby – si ce n’est que tous deux sont des êtres humains. » (id., souligné par nous).

Cette vérité factuelle que Omar Mateen, le massacreur de gays de Floride, ait témoigné lui-même de solides penchants homosexuels devrait, à en croire nos bons théoriciens actuels des races et tabous endémiques, être justement mise au compte d’un « métissage » funeste, forcément agressif (« colonial »), auquel notre pauvre sicaire n’était pas préparé et qui aura, de cette façon, emporté finalement son esprit et son corps. Les gens de l’ex-« tribu Ka » ne disent pas autre chose. Et quant au noyau dur (hum…) de « Daesh » lui-même, il ne dispose jamais de mot assez offensif contre les vices ordinairement provoqués par ce type de compromission culturelle avec l’occident et ses innombrables perversions intrinsèques. Le noyau en question fustigeait ainsi, dans une vidéo récente ayant fait le buzz, certaines « petites racailles arabo-francisées » [sic] lui ayant promis, elles – dans d’autres vidéos, concurrentes – rien moins que la guerre totale, des fois que le « Califat » de M. Al Baghdadi se risquerait à attaquer leur bonneuh villeuh de Marseilleuh. Ce fait avéré que, dans la région de Marseille, on aime traditionnellement volontiers à « enculer Paris » n’entre pas ici en ligne de compte. Nous ne le rappelons – c’est le cas de le dire – que pour la bonne bouche. Ce qui importe, en l’occurrence, c’est cette homosexualité, à tout point de vue très problématique, de notre tueur d’homosexuels de Floride, un trait qu’il partageait, semble-t-il, avec son étonnant suiveur culturiste (et conducteur de poids lourds) niçois.

Car, en parlant de culture, là où l’explication « culturaliste » (djihado-indigéniste) de la névrose par le métissage (au choix, donc : « arabo-francisé » ou « racisé-non-racisé ») se révèlerait peut-être vaguement défaillante, ce serait au moment d’examiner les pratiques homosexuelles ordinaires notoirement massives au sein du noyau dur (hum…) des combattants islamistes dits « authentiques » opérant sur le front syrien. Qu’il nous suffise de rappeler les stratégies répressives adoptées là-contre, là-bas, par lesdits combattants. Ce surmoi-là vaut le détour, si l’on nous passe l’expression cruelle. S’ils se voient, d’aventure, convaincus, par leur hiérarchie, de « viol » homosexuel, les djihadistes exécutent immédiatement (à fin de conjurer de tels penchants insupportablement criminels)…les seules malheureuses victimes de leur propre désir coupable. Celles-ci se voient précipitées vivantes depuis le haut de quelque toit d’immeuble  (c’est là le « tarif » macabre de la punition appliquée au violé), comme un écho, terrible, à ce vertige pulsionnel assaillant sans aucun doute, chaque seconde que leur Dieu fait, l’âme impeccable de leurs bourreaux à gros sabres, à grosses kalach, ou à gros camion…
En sorte que la rigueur de l’opposition spectaculaire installée entre «authenticité» djihadiste et «inauthenticité djihadiste du simple péteur de plombs individuel» s’amenuiserait singulièrement, à cette aune d’homosexualité partagée (pour ainsi dire à priori) dont parlait Roheim, pourvoyeuse de névroses et psychoses potentielles communes (ou comparables), et de passages à l’acte éventuellement inscrits au cœur de la destinée native de toute l’humanité.

Il y a beaucoup de souffrance liée au désir physique, en ce monde, ma bonne dame. Certes. Par qui au juste (ou plutôt : par quel « gauchiste » de nos jours ?) une définition précise de ce lien entre souffrance et désir, dépassant le simple constat bistrotier, se voit encore prioritairement, structurellement, unitairement établie comme problème suprême à régler ?
La composante majoritairement pulsionnelle, pourtant, d’une telle souffrance, semble incontestable, tout comme l’agressivité homicide et suicidaire à laquelle elle donne parfois libre cours (de plus en plus, visiblement) au sein d’une société définitivement tolérante, où le « fait religieux » se trouve invinciblement  absous de la moindre responsabilité.
Semblable contexte général d’œcuménisme culturaliste – accepté, quant au fond, par les identitaires « anti-métissage » de tout bord – impose immanquablement qu’au surgissement de crises spectaculaires de ce genre (explosif), le lieu réel de leur origine soit occulté, et leur compréhension rationnelle échappe autant au spectateur terrorisé que la compréhension de toutes les autres crises « économiques » sur la figure desquelles elles devraient au contraire pouvoir se superposer admirablement. La totalité de cohérence reliant organiquement, en effet, telle énième crise des « subprimes », tel autre ravage ordinaire du libéralisme mental, pulsionnel, économique, et puis ces gigantesques poussées de massacres auxquelles on assiste, impuissants, ces jours-ci, n’est tout simplement plus disponible, à supposer même qu’elle fût voulue (elle ne l’est pas). Le théoricien spontané des années 2016 échoue ainsi désespérément à lire de telles crises, à proportion de son « respect » culturel de l’idéologie religieuse, comme de sa « spécialisation » ponctuelle et anti-dialectique d’expert en : radicalisation, déradicalisation, anti-terrorisme, droit immobilier, deleuzisme, médiologie, trotskisme infra-structurel, sociologie matérialiste, et – bien sûr, last but not least– psychanalyse…

Les théories racialistes actuellement en vogue parmi l’extrême-gauche soi-disant « matérialiste » ne représentent, insistons-y encore et encore, que l’aboutissement monstrueux d’un travail de sape dirigé tout entier, contre la dialectique et l’universalisme révolutionnaire concret, par la « pensée » dominante depuis plus de quarante ans (pour ne parler ici que de la France, phare intellectuel du monde libre). Cette pensée de la « Différance » obsessionnelle ne trouve rien d’autre que son sous-corollaire immédiatiste minable dans l’affolement journalistique actuel « au contact » de ce « réel » rendu aussi illisible qu’anxiogène et débilitant. Et quant aux solutions profondes de cette pensée (contestation encore accrue du dernier « commun » logique concevable, morcellement renforcé et atomisation hystériquement encore poursuivie d’intérêts humains pourtant évidemment commensurables, à l’aune des besoins pulsionnels-économiques contemporains « mondialisés »), elles rejoignent simplement (en plus verbeux) les errements pathétiques de ces politiciens-journalistes analphabètes, entièrement affairés à fixer tel mode de discrimination – positive – enfin propre à laisser distinguer « tueurs de masse individuels » et « djihadistes authentiques »…
Qui nie ce fait élémentaire que tout djihadiste est par-là même un taré rongé de culpabilité et de répression – notamment sur-homosexuelle – ceci qu’il passe ou non à l’acte, celui-là pense, pour nous, tout aussi vite, et peu, que tel.l.e autre insistant matin, midi et soir sur les « différences » essentielles séparant les besoins et pulsions des « Blancs », des « Juifs » et de quelque « race » annexe que ce soit.. 

Revenons à la psychanalyse. 
Elle aussi, on l’a dit, constitue à l’occasion une spécialité, bien aussi débile que les autres, mais qui ne laisse pas, néanmoins, de présenter deux avantages de fond : celui, d’abord, de présenter spontanément l’homme comme ce tout économique (pulsionnel) qui nous intéresse. Elle possède, en outre, cette qualité de toujours développer, en son sein, sa propre limite, sa propre insuffisance énergétique, donc sa propre hérésie : sa propre auto-critique immanente, à l’unisson d’un monde matériel lui-même toujours changeant, toujours fluctuant et nouveau, autant que les instruments permettant de le connaître. Le métissage épistémologique proposé par Géza Roheim fournit, du phénomène, une merveilleuse illustration. La raison de cette tendance spécifiquement psychanalytique à « l’insatisfaction » productive et auto-sublimante, à l’auto-mouvement perpétuel nécessaire ne serait-elle pas, une fois de plus, à chercher du côté de l’indécision originaire, liée au pessimisme, de Freud en matière politique ?
À refuser, en effet, le pur basculement dans la pratique révolutionnaire, autour des années 1920 (réserve faite, bien sûr, du comportement de moult disciples freudiens, à commencer, rappelons-le, précisément par Ferenczi ou Roheim, sans oublier Gross, Fenichel, Reich, etc), à choisir malgré tout d’en rester ainsi à la théorie, il fallait bien, du moins, que ce grand refoulement primordial fît bouillonner sans fin la théorie, fût-ce dans des directions parfois inconciliables (Rank, Jung).
Il fallait bien qu’un tel procédé et une trouvaille de fond par essence aussi critiques fussent amenés à se dévorer, ensuite, eux-mêmes en tant que simple conception scientifique unilatérale, dans le sens d’un développement incessant, tous azimuts, de nouvelles intuitions épistémologiques, restituant chaque fois – au gré de ce « métissage » idéal (opéré avec la sociologie, le marxisme, l’ethnologie, l’esthétique) – à la même souffrance universelle sa dignité tragique d’objet anthropologique total.

Tragique, la psychanalyse l’est assurément en ce qu’elle réunit – dans la droite ligne de l’idéalisme allemand classique (de Kant, en particulier) – en l’homme une Nature et une Liberté foncièrement inconciliables : maîtrise culturelle, d’un côté, besoin et servitude organique de l’autre. À quel autre moment historique qu’aujourd’hui la conscience douloureuse d’un tel dualisme pourrait-elle se montrer davantage impérieuse ? Sous le fascisme comme phénomène à la fois industriel et archaïque, nous direz-vous ? Certes. Sous la civilisation de « mobilisation totale » issue de la Première guerre mondiale, et révélant, chez le Freud des Réflexions sur la guerre et la mort, la puissance simplement continuée d’effets mythiques primitifs ? Certes, encore. Au moment, ajouterez-vous, de l’émergence de la « société de consommation » ou des crimes coloniaux « sauvages » pourtant commis au nom de la raison universelle ?
Cela commence à faire beaucoup, et même à relativiser, pourquoi pas ! cette « guerre de civilisation » dont les neo-cons nord-américains ne font qu’un stupide affrontement de blocs étatiques, ou proto-étatiques. Tout le long du siècle, en somme, la psychanalyse aura ainsi accompagné le processus historique de manière critique : tout le long de ces crises sanglantes répétant, chaque fois, le tissu contradictoire « progressiste-régressif » du capitalisme contemporain. De là, l’explication de sa richesse métisse inépuisable, de sa grandeur polymorphe. Mais néanmoins fidèle, tragiquement fidèle, à son universel projet anthropologique-critique de départ, vis-à-vis duquel nous ne lâcherons rien.

La notion de « spécialisation professionnelle » psychanalytique constitue donc l’une seulement de ces hérésies automatiques (épistémologique et réactionnaire, en l’occurrence) auxquelles l’attitude psychanalytique est susceptible de donner lieu. D’autres, situées au pôle opposé, à la pointe extrême du travail visionnaire de ses chercheurs maudits (voire consciemment orthodoxes : c’est le cas de Freud lui-même, en ses prises de risque théoriques ponctuelles les plus marquantes), renverront sans problèmes à la seule critique qui vaille (totale) du monde bourgeois, entendu et défendu, depuis sa naissance, par ses sectateurs comme gigantesque et durable « harmonie démocratique ». Le principe même de la psychanalyse, par-delà ses défauts, ses lâchetés et ses impuissances particulières, est un principe critique  faisant justement voler en éclats, révélant comme absolument fausse ladite harmonie, et indiquant donc par là – plus ou moins négativement, il est vrai – le chemin d’une sortie, d’une évasion possible, à tout le moins concevable. Sa critique intrinsèque, indéfectible, du phénomène religieux, en particulier, nous offre une arme irremplaçable  par les temps qui courent, marqués sur ce sujet précis par la défection, pour ne pas dire autre chose, de moult camarades « communistes » ou « libertaires ».
 
Quant à l’ensemble aperçu de ces phénomènes congruents : soit la misère totale impliquée par le libéralisme existentiel, permissif et tolérant, associée à une domination désormais socialement réelle de la pulsion de mort, dont le libéralisme préparait, depuis des décennies de « libération sexuelle », la capacité « militaire » décuplée d’agressivité (contre soi, contre la nature culturelle de l’homme – sa « raison sensible » – autant que la nature extérieure), un libéralisme « de gauche » prolongé et dépassé, en cela, aujourd’hui, par une religiosité mortifère posant (évidemment à l’encontre de ses suppôts prolétaires même) les bases futures d’une réussite capitaliste intégrale (Qatar, Turquie, etc) ; quant à tout cela, donc, relativement aux compréhension et critique pertinentes possibles d’une semblable évolution catastrophique programmée, ce n’est pas, en vérité, que la psychanalyse ait encore quelque chose à dire, mais plutôt que son « oubli » récent – organisé par ses ennemis et maîtres – se trouve lui-même, sous peu, voué à l’oubli nécessaire.