Marshall Sahlins vient de mourir. Sans nourrir vis-à-vis de son œuvre (c'est le moins qu'on puisse dire) de sympathie particulière, nous aimerions rappeler ici le rôle extrêmement sain qu'il joua, lors d'un des derniers contrecoups récents de ce que certains nommèrent une guerre d'anthropologues (titre français du documentaire brésilien Segredos Da Tribo, réalisé par José Padilha, sorti en 2010, ET DONT ON RETROUVERA ICI LA VERSION INTÉGRALE).
Un scandale considérable éclata au tournant du siècle dernier, impliquant une bande d'anthropologues, d'ethnologues et généticiens sociobiologistes fanatiques, ayant trouvé en Amazonie de quoi satisfaire ensemble leurs besoins pulsionnels et épistémologiques. Les plus tristement célèbres d'entre eux restent sans doute aujourd'hui James Neel et Napoleon Chagnon, dont les agissements ignobles parmi le peuple des Yanomami firent l'objet du livre de Patrick Tierney, publié aux USA en 2000 et intitulé Darkness in Eldorado (traduction française : Au nom de la civilisation, Grasset, 2002). Le récit de Tierney est peut-être exagéré. Il a déclenché immédiatement de terribles controverses dans le milieu scientifique et, évidemment, au-delà. Il est, en attendant, absolument terrifiant. Nous sommes dans les années 1960. Les susmentionnés Chagnon et Neel, tout occupés à valider in situ leur hypothèse délirante d'un fondement génétique au Leadership social, à la domination finale et nécessaire des individus les plus agressifs et violents au sein d'une population humaine donnée, auraient, durant des années, occupé l'espace social des Yanomami : leurs villages, leurs tribus, dans le but méthodologique d'y déclencher des guerres, des conflits, des querelles artificielles, souvent mortelles et à fort pouvoir spectaculaire (complaisamment, bien entendu, filmées par leurs équipes à fin de propagande, parfois dans des «villages-témoin» entièrement reconstitués pour l'occasion), mais aussi, prétend Tierney, des épidémies mortelles de masse (rougeole, en 1968) sciemment et même méticuleusement diffusées, ainsi que des prélèvements sauvages de sang et d'ADN (destinés, eux, à nourrir des bases de données nord-américaines à usage militaire ou techno-scientifique) sur la masse indigène. Toutes ces horreurs n'auraient eu, au fond et encore une fois, qu'un seul et même objectif : établir et documenter un lien entre une soi-disant agressivité native des Yanomami (présenté par Chagnon comme un «peuple spontanément féroce» : en témoigne le titre de son ouvrage The Fierce People, paru en 1968) et leur capacité supérieure de survie, de reproduction optimale de leur patrimoine génétique (les plus violents des individus mâles accédant de fait, selon Chagnon, au plus grand nombre de femmes, etc). En d'autres termes, Chagnon visait le triomphe d'une version contemporaine de la guerre générale naturelle de tous contre tous, de cet «état de nature» belliqueux défini, pour la première fois par Thomas Hobbes au 17ème siècle et n'ayant jamais fini d'exciter les libéraux intégristes férus d'un Darwin qu'ils ont toujours tellement mal lus. Mais c'est, à dire vrai, l'attitude de l'anthropologie elle-même, de manière (beaucoup plus) générale, qui se trouve dénoncée par Tierney, dans son brulot, comme intrinsèquement invasive, nuisible aux indigènes (via l'introduction, qu'elle rechercherait plus ou moins volontairement, à fin plus ou moins consciente, de mise en situation de crise extrême de sociétés coupées du monde et d'autant plus intéressantes à ce titre dans leurs réactions «authentiques»). On observe surtout, chez ces anthropologues, un effondrement apocalyptique de toute retenue surmoïque, de toute inhibition civilisée, et une émancipation à peu près totale (presque sadienne) des instincts, au nom même de la civilisation (titre français du livre), devant une population considérée comme entièrement «neuve», vierge, enfantine, et transformée, à ce titre, en terrain de jeux et de plaisirs primaires épouvantablement régressifs. L'élève de Lévi-Strauss, Jacques Lizot, lié à Chagnon et Neel, spécialiste internationalement reconnu des Yanomami, y est ainsi présenté comme un prédateur pédophile essentiellement préoccupé de se constituer et renouveler, en permanence, un réservoir de jeunes garçons disponibles. Aucun des protagonistes de ce scandale ne fut jamais, notons-le bien, ni en France ni aux USA ni ailleurs, inquiété le moins du monde par la Justice. Au contraire, les récompenses académiques et symboliques prestigieuses ne leur firent jamais défaut.
Le 23 février 2013, Marshall Sahlins démissionne ainsi de la National Academy of Sciences (Académie Nationale des Sciences) pour protester, pêle-mêle, contre «l’élection de Napoléon Chagnon et les projets de recherche militaire de l’Académie.» Voici la déclaration qu’il publia alors pour expliquer sa démission :
«Comme le prouvent ses propres écrits ainsi que le témoignage d’autres personnes, y compris celui des peuples amazoniens et des spécialistes qui observent cette région, Chagnon a fait beaucoup de mal aux communautés indigènes au sein desquelles il a effectué ses recherches. Parallèlement, ses déclarations "scientifiques" concernant l’évolution humaine et la sélection génétique en faveur de la violence masculine – comme dans l’étude célèbre qu’il a publiée dans Science en 1988 – s’avèrent superficielles et sans fondement, ce qui n’est pas à l’honneur de l’anthropologie. Son élection à l’Académie Nationale des Sciences est, au mieux, une énorme bévue morale et intellectuelle de la part de ses membres. À tel point que ma propre participation à l’Académie est devenue gênante. Je ne souhaite pas non plus me rendre complice de l’assistance, de l’encouragement et du soutien que l’Académie nationale des sciences procure à la recherche en sciences sociales afin d’améliorer les performances de l’armée américaine, étant donné tout ce que cette armée a coûté de sang, de richesse et de bonheur au peuple américain, et les souffrances qu’elle a infligées à d’autres peuples au cours des guerres inutiles de ce siècle. Je crois que l’Académie Nationale des Sciences, si elle s’engage dans cette recherche connexe, devrait réfléchir au moyen de promouvoir la paix et non de faire la guerre.»
Je ne connaissais qu'un ouvrage de cet auteur, mais il vaut franchement l'examen et l'étude, sorte de pendant symétrique, d'un point de vue économique, à la Société contre l’État de Pierre Clastres, ce dernier assurant d'ailleurs une remarquable et lumineuse préface à l'ouvrage : Age de pierre, âge d'abondance.
RépondreSupprimerColin
Oui : référence de choix pour tous les ennemis sincères du Travail.
SupprimerClastres bénéficie d'une lecture complaisante chez les libertaires, mais si on s'efforce de le lire avec un peu d'esprit critique, on est obligé de reconnaître qu'il entasse les affirmations à l'emporte pièce et les postulat essentialistes. C'est perceptible dans la Société contre l'État, c'est encore pire dans son interview avec l'Anti-mythe (trouvable sur archivesautonomies.org). Emmanuel Terray pointais quelques problèmes majeurs ici : https://www.persee.fr/doc/hom_0439-4216_1989_num_29_110_369112.
SupprimerPour Sahlins, il y a bien des choses intéressantes, mais il nous ressert surtout la potion institutionnaliste de Polanyi en y mettant un parfum libertaire.
On pointerait bien, pour notre part, quelques problèmes majeurs d'Emmanuel Terray. Mais bon : restons courtois.
SupprimerVoici ce que disait quelqu'un dont on respecte davantage la parole, en revanche, sur le texte dont vous venez de parler :
http://lemoinebleu.blogspot.com/2017/09/du-pouvoir-3-la-societe-contre-letat.html
Mon commentaire précédent était peut-être un peu abrupt, ça n'était pas mon intention.
SupprimerPour ce qui est du petit texte d'Abensour, c'est sans doute une très bonne chose de la part de Clastres de ne pas céder aux sirènes post-modernistes et de restreindre la définition du pouvoir. Il n'empêche qu'il enchaîne les formulations contradictoires et peu étayées. Il me semble que Terray souligne correctement. Y a-t-il besoin de l'apprécier pour autant ?
Il est tant de gens non étayés que nous apprécions pour autant.
SupprimerJ'ai survolé très rapidement le texte de Terray, mais ça ma l'air de baigner pile-poil dans ce qu'Abensour épingle, à savoir les gens qui ne font aucune différence entre un mec qui fait de sa nana sa chose et, disons, un flic qui s'agenouille plusieurs minutes sur le cou de quelqu'un. Complètement dans le prolongement de Clastres:
Supprimer« Ainsi, dans les relations matrimoniales, le type qui refuse que sa femme ait un second époux (Chronique des Indiens guayaki), finalement, il rentre dans le rang au bout d’un certain temps. Alors le pouvoir existe quand même puisqu’il y a des normes de comportement ?
» Ce sont des normes soutenues par la société entière, ce ne sont pas des normes imposées par un groupe particulier à l’ensemble de la société. Ce sont les normes de la société elle-même ; ce sont les normes à travers lesquelles la société se maintient ; ce sont les normes que tout le monde respecte ; elles ne sont imposées par personne. Les normes dans les sociétés primitives, les interdits, etc., c’est comme les lois chez nous, on peut toujours transiger un petit peu. Mais enfin là, ce ne sont pas les normes d’un groupe spécial de la société, qui les impose au reste de la société ; c’est les normes de la société elle-même. Ce n’est pas une question de pouvoir. D’ailleurs pouvoir de qui ? Sur qui ? C’est le pouvoir de la société prise comme un tout unitaire, puisqu’elle n’est pas divisée, c’est le pouvoir de la société comme un tout sur les individus qui la composent. »
On notera quand même que, si la violence n'a en rien la dimension d'une sélection naturelle, celle-ci a quand même chez Clastres un rôle essentiel puisque plus ou moins la guerre clôt le groupe sur lui-même, l'empêchant de devenir trop grand, ce qui pourrait déboucher sur une automisation du pouvoir aux mains d'un petit groupe restreint. C'est tout de même un terrible revers de médaille.
SupprimerL'hypothèse géniale, c'est surtout, selon nous, de chercher à localiser le pouvoir (spécialisé) comme DANGER (donc, en effet, l'apparition d'une CLASSE spécialisée dans l'exercice du pouvoir, une classe supérieure, quoi...). Pour localiser ce "risque", cette menace planant sans cesse sur la sociéte, "on" (qui ?) aurait choisi (mystère logique des "conventions" fondatrices, tacites ou écrites) de "nommer" des chefs. Le "chef" : position la plus inconfortable qui soit, porteuse de toute la suspicion sociale, et des responsabilités adjacentes (en cas d'épidémies, de morts anormales, de calamités annexes, etc). Cette hypothèse est intéressante parce qu'elle ruine le postulat foucaldien du "pouvoir qui est partout" (donc nulle part, donc pas "mauvais" en soi) au profit d'une autre : celle d'un "risque de pouvoir", universellement reconnu, universellement combattu.
SupprimerC'est très bien de vouloir ruiner le postulat foucaldien, je suis pour ! Mais ce que nous dit Clastres des Amérindiens est-il vrai ? C'est la seule chose qui compte. Il formule des affirmations fracassantes qu'il est sans doute plaisant de lire, mais qui, à l'examen, ne semblent pas si exactes que cela voir légèrement absurdes. Le "refus" de l'État par les Tupi me paraît tomber pile poil dans cette catégorie.
SupprimerOn peut éventuellement (et encore) pardonner à un philosophe ou à un théoricien d'employer la figure allégorique d'un Sauvage lointain pour nourrir une réflexion sur d'autres façon de vivre pour l'humanité. C'est plus ennuyeux lorsque c'est un anthropologue anarchiste qui se charge de construire cette figure. (Mais finalement, quoi de plus banal que de présupposer l'existence d'un Autre en anthropologie ?)
Je serais intéressé de savoir plus précisément ce que tu reproches à Terray. Je vois bien à sa bio wikipédia que ça ne serait pas un camarade, mais encore. Hormis ce texte je ne le connais pas.
Il me semble que ce n'est pas à proprement parler le refus de l'État chez Clastres, mais plutôt celle de l'émergence de l'autorité indispensable à l'État, c'est à dire du moment de bascule où quelqu'un dans la tribu va être en mesure d'ordonner quelque chose à quelqu'un d'autre. Là le seul "pouvoir", c'est de rappeler ce que tout le monde fait. Quand il y a désaccord insurmontable, le groupe se scinde, personne n'a pour fonction de casser du contestataire afin de préserver l'ordre social. Sur ce point précis, je ne vois pas d'absurdité.
SupprimerClastres n'est par ailleurs pas le seul à creuser ce renversement de perspective, où l'État apparaît comme une dégénérescence sociale. On peut citer Homo Domesticus de James C. Scott, qui tente de le faire sur un temps beaucoup plus long et un espace beaucoup plus large. Je n'ai pas encore lu le bouquin, mais ça ne saurait tarder, tellement ça a l'air excitant (ça commence à 23'10", mais le bouquin de Casilli sur les prolos du clic paraît lui aussi très intéressant).