mercredi 21 avril 2021

Conceptualiser l'expérience ?

« L’expérience intérieure ne trouvera nulle part, elle, un langage strictement approprié. Force lui sera bien de revenir au concept, en lui adjoignant tout au plus l’image. Mais alors il faudra qu’elle élargisse le concept, qu’elle l’assouplisse, et qu’elle annonce, par la frange colorée dont elle l’entourera, qu’il ne contient pas l’expérience tout entière. » 

                                               (Bergson)

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L'intuition et l'intelligence divergent-elles à ce point ? Seraient-elles à ce point distinctes ? L'expérience ne serait-elle point, plutôt, du concept en puissance ? En sorte qu'on penserait déjà en ressentant, la pensée apparaissant, pointant, teintant déjà, de moins en moins loin, une sensation consistant tout entière dans son propre raffinement progressif : en idée. En sorte, ainsi, que la pensée (qui n'est que de juger, de classer, de ramener des expériences l'une à l'autre pour les comparer et les trouver, au moins potentiellement, commensurables d'une manière quelconque) procéderait de la sensation, et donc de la matière, comme de sa virtualité essentielle : d'une virtualité que la pensée développerait non comme on développe rétrospectivement, un possible déjà-tout-fait-tout-prêt et qui, d'une mystérieuse pichenette, passerait ainsi (déjà préformé) sans plus de difficultés à l'existence réelle, mais comme existent plutôt, diversement, des représentants différents d'une même réalité vivante et matérielle : plantes, animaux, idées. L'intelligence conceptuelle serait donc de l'intuition, de l'expérience individuelle, en simple voie de traduction, ou d'expression différenciée.

9 commentaires:

  1. Là, très cher Moine, j'ai du mal à vous suivre. Bergson semble dire ici que l'expérience déborde, certes, le concept ; mais aussi qu'il le forme "l'élargit", "l'assouplit". Or vous semblez désigner, sinon décrire, cette formation même.

    En quoi cela achoppe-t-il entre vous ? Quant à la latence liée à la durée du chemin de la "traduction" ou de la synthèse des expériences ? À moins que l'actualisation "expériencée" (pour éviter de dire "expérimentale" ou "empirique") de la puissance du concept relève d'un processus qui nierait le débordement initialement posé. Comme si le spiritualisme réputé de Bergson cachait un empirisme, et que vous le contesteriez au moyen d'une primauté de la sensation, immédiatement coïncidente au concept...

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    1. Les choses sont pourtant simples : Bergson nie toute commensurabilité véritable entre VIE (et de là, ce qu'il nomme expérience et intuition) et CONCEPT (ou "intelligence", c'est-à-dire chez lui : puissance analytique d'ARRÊT, de "perte" de la vie, de découpage de celle-ci en des éléments stables et identifiables, spatialement déterminés quand la vraie "vie" serait plutôt durée, par principe ineffable. Canguilhem, dans son article "Le concept et la vie" (1968) lui faisait ce reproche, insistant d'ailleurs sur le fait que l'évolution de la biologie contemporaine donnait sur ce point raison (à tous les sens du terme) à Aristote et à Hegel contre lui.
      Cette dissociation vie-concept se double d'un rapport détestable et faux (selon nous) du bergsonisme à la notion de possible : le possible serait ainsi toujours rétrospectif, il suivrait toujours logiquement le réel comme une reconstruction (conceptuelle) de ce que la vie aurait d'abord tranché, en une improvisation (une expérience) géniale, ramenée ensuite - donc - par reconstruction à un fait identifié, classé, reconnu. L'action précéderait et conditionnerait toujours la connaissance, le concept. Prétendre connaître l'avenir, ou orienter la connaissance vers lui, vers du pur "Nouveau" (du possible, quoi !) serait donc une absurdité.

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    2. Vi-vi, merci. Je comprends mieux, et j'avais beaucoup aimé le texte de Canguilhem, prêté et resté dans une campagne. Mais l'avenir comme objet de connaissance, la chouette encore éveillée au matin, voire insomniaque même le jour... Je suspends mon jugement.

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    3. En d'autres termes, expérience (singulière) et Logos s'épanouissent chez Bergson en raison inverse l'une de l'autre. La référence à "l'imagination" renvoie à une sorte de pis-aller : de déchéance "conceptuelle" où l'on aurait, au mieux, "limité les dégâts" (limité la "perte" vitale) : "L’expérience intérieure ne trouvera nulle part, elle, un LANGAGE strictement approprié. Force lui sera bien de revenir au concept, en lui adjoignant TOUT AU PLUS l’image".
      C'est évidemment l'opposé d'un "empirisme" bien compris, à la Aristote (qui n'est, justement, pas "empiriste" à la Hume, dans le sens où la sensation est médiatement toujours relayée, chez le Stagirite, par l'émergence d'une pensée adéquate). Rappelons cette phrase capitale du DE ANIMA suivant laquelle "jamais l'âme ne PENSE sans IMAGES".

      Le nouveau (donc le possible) n'est jamais pensable chez Bergson. Il n'existe pas comme objet conceptuel. Le possible reste une simple catégorie logique : est possible ce qui n'est pas contradictoire dans son concept, et basta ! Le nouveau, le possible ne recouvre en lui-même rien de positif qui soit susceptible d'un discours. Ce n'est qu'une fois le réel posé que le possible, après coup, peut être dit tel et simplement exister, sans phrases. Le possible réside strictement dans le passé : il ne peut être que RE-connu uniquement, figé comme est figé tout ce que le concept touche et identifie, mécanique plaqué sur du "vivant". De ce point de vue, Bergson est aussi "actualiste" et anti-utopiste qu'un Spinoza, par exemple.

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    4. Bien. Beaucoup plus clair encore. Le nouveau ne cesse de me surprendre, souvent de manière décevante, mais pas toujours. Son absence m'ennuie fortement. Et s'il m'arrive, rarement, d'en précipiter de bonnes augures, je concède que c'est un peu comme par hasard (ce qui n'est pas sans charme au demeurant), pas d'en avoir maîtrisé la plupart des paramètres. L'aventure arrive à ceux qui la font arriver, mais elle est tout de même assez aventureuse.

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    5. Max Weber en avait fait le sujet de son petit livre sur la différence, l'abîme existant entre les "professions" de savant et de politique. Peut-il y avoir une "science politique", une science du contingent ? Tout au plus une "prudence", disait Aristote (qui pensait aussi, cependant, le "singulier" donc le non-scientifique suprême (l'inexprimable logique) également comme seule réalité, comme substance...). N'existerait-il pas un art, une habitude, une disposition (travaillée par l'expérience) à saisir le moment idéal : la fenêtre de tir, le moment, comme on disait en d'autres temps, de mûrissement parfait des contradictions ou conditions objectives. À ce moment de mûrissement objectif correspondrait alors le moment subjectif d'agir : la capacité de définition de cette coïncidence temporelle, seule, faisant la connaissance expérimentale du moment (kairos), posant un "sens" de l'avenir, un sens du possible.

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    6. Toutes possibilités évacuées par Bergson, on le voit bien, pour qui l'intuition doit demeurer (VIVANTE donc) aveugle, par principe. Or, une intuition sans concept est aveugle, critiquait Kant qui, par son schématisme de l'imagination, posait justement, lui, une zone grise, à moins qu'elle ne fût plutôt bariolée (forcément métaphysiquement déterminée, en tout cas : échappant, comme un secret mystique, à toute connaissance possible quoique bien réelle !) où concept et intuition se rencontraient, se touchaient, passaient l'un dans l'autre. Schiller est celui (Lettres sur l'éducation esthétique de l'Homme) qui sera allé le plus loin dans l'exploration d'une telle fusion imaginaire, et restant rationnelle, médiée, entre forme et matière, concept et expérience.

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  2. Complexe mais intéressant. L'intuition, l'expérience deviendrait donc intelligible et pensable par la médiation du langage et du concept ? Le possible devient possible une fois que son évènement est traduit ? Je ne suis pas certaine d'avoir bien tout saisi mais possible que tout cela s'imbrique et s'emmêle les pinceaux pour les êtres de logos et d'imaginaire.

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  3. Au fond, deux problèmes s'entremêlent ici, qui n'en font qu'un.
    Celui du possible, d'abord, et celui de l'individuel. Il faudrait faire droit à l'expérience individuelle : pouvoir réussir à l'exprimer, à la respecter, à l'atteindre en tant que telle. Cette expérience a de la valeur en tant que telle, en tant qu'unique. Le souci, c'est qu'en tant, justement, qu'elle est unique, elle est inexprimable (encore) : on perdrait de sa richesse, de son épaisseur à essayer de la dire, car dire (ou penser, ou juger), c'est toujours identifier une expérience à une autre, ramener de l'inconnu (de l'inconnaissable, encore) à du déjà-rencontré, du déjà-classé, du déjà-connu. Si j'arrive à dire ce que je ressens, exactement, c'est que je ne ressens plus mais que je pense. Cela, c'est la théorie, et elle se défend. Par extension, le principe même de politique semble donc porter en lui une impossibilité : celle de réunir (sous le nom, et le pavillon, de "classe sociale") des expériences nécessairement diverses quoique ayant un point commun : la souffrance, la douleur caractéristiques de la société contemporaine, totalitaire-marchande. Il y a donc une tension entre la nécessité politique de construire cette fédération des douleurs et l'impossibilité objective d'affilier conceptuellement chaque expérience (singulière donc indicible) à une autre. Sauf si l'on redéfinit le lien entre concept et sensibilité, et qu'on établit entre eux un lien de puissance, de potentialité. Si la sensation, puis la perception réfléchie, c'est de l'idée en puissance, alors ce principe érotique d'un raffinement immanent de l'expérience peut s'appliquer partout politiquement. Ce passage de la sensation à la pensée est érotique, au sens de Platon : au sens où l'amour (des beaux corps, de chaque beau corps) est proprement introductif, préparatoire aux joies de la pensée. Quand je partage des sensations agréables, voire jouissives avec un autre être singulier, sans paroles ni concepts (encore), nous faisons néanmoins route ensemble vers une expérience et des plaisirs conceptuels communs. Rien de plus favorable à la Révolution, à son projet de grande santé nouvelle, et de re-création humaine, que la jouissance, et la tranquillité du corps, et de l'âme, qui découle de celle-ci. Il y a donc une dialectique ascensionnelle de la sensation et de la pensée, correspondant à celle reliant le singulier et l'universel, et à une troisième (au plan strictement modal, ou logique) : celle du réel au possible.

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