«§ 9. On voit alors comme notre problème est au centre de la philosophie en ce qu'elle a non seulement de plus vivant, mais peut-être de plus tendancieux. Sur cette seule proposition : "il y a plus d'un genre d'existence" ; ou inversement : "le mot d'existence est univoque", s'affronteront non seulement les conceptions métaphysiques, mais, comme il est juste, les conceptions pratiques de l'existence les plus opposées. Selon la réponse, tout l'univers et toute la destinée humaine changent d'aspect ; surtout si on les combine en les croisant avec ces deux propositions : "Il y a plus d'un être", ou bien "l'être est unique". Portes de bronze ouvrant et fermant, de leur battement fatidique, dans la philosophie de grands espoirs, dans l'univers de vastes régions.
§ 10. C'est que le monde entier est bien vaste, s'il y a plus d'un genre d'existence ; s'il est vrai qu'on ne l'a pas épuisé, quand on a parcouru tout ce qui existe selon un de ses modes, celui par exemple de l'existence physique, ou celui de l'existence psychique ; s'il est vrai qu'il faille encore pour le comprendre l'englober dans tout ce qui lui confère ses significations ou ses valeurs ; s'il est vrai qu'en chacun de ses points, intersections d'un réseau déterminé de relations constituantes (par exemple spatio-temporelles) il faille aboucher, comme un soupirail ouvrant sur un autre monde, tout un nouvel ensemble de déterminations de l'être, intemporelles, non spatiales, subjectives peut-êtres, ou qualitatives, ou virtuelles, ou transcendantes ; de celles peut-être où l'existence ne se saisit qu'en des expériences fugaces, presque indicibles, ou qui demandent à l'intelligence un effort terrible pour saisir ce à quoi elle n'est pas encore faite, et qu'une pensée plus large pourrait seule embrasser ; s'il est vrai même qu'il faille, pour appréhender l'univers dans sa complexité, non seulement rendre la pensée capable de tous les rayons multicolores de l'existence, mais même d'une lumière nouvelle, d'une lumière blanche les unissant dans la clarté d'une surexistence qui surpasse tous ces modes sans en subvertir la réalité.
§ 11. Et inversement, le monde est bien intelligible et bien rationnel, si un seul mode d'existence peut rendre raison de tout ce qu'il contient, s'il est possible de le mettre en ordre selon une seule détermination fondamentale, ou un seul réseau relationnel. Mais qu'on ne s'y trompe pas : pour que cette simplification méthodique devienne illégitime, il suffit d'un seul craquement de ce réseau. Il suffit, par exemple, si tous les êtres ont été décrits en relations quantitatives, que le qualitatif s'avère indispensable pour rendre raison d'existants véritables, ou de variations dans les degrés de leur existence.
§ 12. Et la réalité humaine aussi deviendra bien riche, s'il apparaît qu'elle implique plusieurs genres d'existence ; qu'un homme pour exister pleinement, pour conquérir toute sa vérité d'être, doit occuper aussi bien (pour suivre l'analyse biranienne) son existence biologique que son existence sensitive, perceptive et réflexive, puis enfin son existence spirituelle. Elle apparaîtra au contraire bien simple et bien rationalisable si, de ces genres d'existence, un seul est bien réel ; si, par exemple, une dialectique matérialiste suffit à poser l'existence totale ; ou si l'individu n'a à se composer qu'une existence temporelle, sans se préoccuper des "points à l'infini" (pour ainsi parler) de son être ; s'il n'y a pour lui aucune existence hors du temps que son ignorance à cet égard puisse méconnaître ou laisser vacante. Et une seule petite phrase : "il n'y a qu'une seule manière d'exister" ; ou bien "il y en a plusieurs", décidera de tout cela.
§ 13. J'ai observé, dit le physicien ou l'astronome, des positons et des neutrons, des électrons représentables par intermittence, et qui dansaient le Ballet des Quanta sur la scène de l'espace et du temps, en rentrant parfois dans les coulisses de l'indéterminé ; j'ai vu des galaxies en expansion, de dimensions épouvantables à ma petite pensée humaine. Mais tout ceci avait-il une existence physique, objective et cosmique ; ou une existence de raison et de représentation ; ou enfin une existence microscopique et télescopique ; je dis, qui soit substantiellement liée à celle de la chose microscope ou de la chose télescope ?
J'ai rêvé de toi, disent Goethe à Ennoia-Hélène ou Vigny à Éva. Mais (devront-ils dire encore), y a-t-il place pour toi dans le monde réel, ou bien l'être qui t'incarnerait ne serait-il pas, par sa manière essentielle d'être, indigne de toi ? Es-tu, dans ta substance, un être de rêve, et "fait de l'étoffe dont sont faits les rêves", comme dit Shakespeare, donc labile et précaire ; ou bien, procédant en moi de causes profondes et de raisons véritables, es-tu un être nécessaire ? Est-ce simplement une fermentation physiologique qui te soutient ? Es-tu l'Éternel Féminin, l'Éternel Idéal, ou l'Eternel Mensonge ? Es-tu une nécessaire et constante présence, ou faut-il te chercher du côté de ce que jamais on ne verra deux fois ?
J'ai rêvé de moi, meilleur que moi-même, plus sublime. Et cependant c'était moi, moi plus réel. Ce moi sublime est-il un être de vérité ou d'illusion ; de vie objective transcendante ou de vie psychique contingente et subjective ? Une essence, une entéléchie ; ou l'extrapolation illégitime d'une tendance ? Et de quelle manière serai-je le plus sage et le plus positif ; en disant : cela n'existe pas ; ou en m'attachant à cela pour en vivre ?
§ 14. Tel est le problème. Ou plutôt telles sont les questions auxquelles une droite discussion du problème devrait permettre au philosophe de répondre avec tranquillité.
Question-clé, disions-nous tout à l'heure ; point crucial où convergent les plus grands problèmes. Quels êtres prendrons-nous en charge par l'esprit ? La connaissance devra-t-elle sacrifier à la Vérité des populations entières d'êtres, rayées de toute positivité existentielle ; ou devra-t-elle, pour les admettre, dédoubler, détripler le monde ?
Question pratique aussi. Tant il est de grande conséquence pour chacun de nous de savoir si les êtres qu'il pose ou qu'il suppose, qu'il rêve ou qu'il désire, existent d'une existence de rêve et de réalité, et de quelle réalité ; quel genre d'existence est préparé pour les recevoir, présent pour les soutenir, ou absent, pour les anéantir ; ou si, n'en considérant, à tort, qu'un seul genre, sa pensée laisse en friche et sa vie en déshérence de riches et vastes possibilités existentielles.
Question, d'autre part, remarquablement limitée. Elle tient bien, nous le voyons, dans celle de savoir si ce mot : exister, a ou non le même sens dans tous ses emplois ; si les différents modes d'existence qu'ont pu signaler et distinguer les philosophes méritent pleinement et également ce nom d'existence».
(Étienne Souriau, Les différents modes d'existence, 1943)
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