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dimanche 7 janvier 2018

James Carr dialecticien : de l'identification raciale perçue, au mieux, comme simple rupture INAUGURALE de l'isolement humain.


« Dès qu’il est en prison, les autorités font tout ce qui est en leur pouvoir pour cultiver le côté individualiste et paranoïde du détenu, pour entretenir la rivalité et la suspicion à l’aide de maigres récompenses, en répandant des fausses rumeurs, en enfermant délibérément ensemble les pires ennemis, pour qu’ils puissent respectivement se détruire, etc. La première réaction positive de la population pénitentiaire à cet enfer de haine et d’incertitude avait consisté, pour les détenus, à s’identifier chacun aux représentants de sa race, et à se définir en opposition aux autres races. Ce phénomène avait débuté, dans les prisons de Californie, vers le milieu des années 50, et avait connu son apogée au début des années 60 avec le développement, à l’extérieur, du nationalisme africain et afro-américain. Le nationalisme – formation de larges groupes sur une base raciale – avait tiré le détenu de son isolement le plus fondamental, et inauguré un processus qui lui permettait, pour le moins, de commencer à prendre conscience de ses propres rapports avec le monde extérieur. Ce qui, bien entendu, ouvrait une brèche dans le système de contrôle des autorités, et les avait amenées, tout aussi naturellement, à se rabattre sur leur seconde ligne de défense, le racisme. Toutes leurs petites intrigues et grossières manipulations passèrent du niveau individuel au plan inter-racial, avec un caractère d’autant plus frénétique ou sournois qu’elles craignaient de voir tout contrôle leur échapper. Lorsque les détenus s’étaient mis à combattre ce racisme lui-même, à San Quentin et à Soledad, le système s’était replié sur sa troisième ligne de défense : le cercle vicieux du militantisme et de la répression. Et les détenus, même lorsqu’ils eurent pleinement conscience d’être tous opposés au système, ne pouvaient se situer de façon réaliste par rapport à lui ; plutôt que de reconnaître qu’ils étaient en marge de la société, et d’étudier en termes stratégiques le développement de cette société dans son ensemble, ils se considéraient comme une classe distincte du prolétariat, ou comme son avant-garde, et adoptaient une idéologie de lutte des classes dont le seul terrain était la prison elle-même. Ils prenaient le bras du système pour son coeur. Ils se voyaient, bien sûr, constamment renforcés dans cette fallacieuse prise de conscience par l’attitude de la gauche, son fétichisme romantique du crime, sa dénonciation moralisante du système pénal, sa rhétorique de la guérilla, son culte et son exploitation des détenus martyrs (qui introduisait là l’image humiliante du prisonnier victime, de la même manière que le mouvement pour les droits civiques réduisait à ce rôle de victimes tous les Noirs – image dont ont usé et abusé, depuis trois ans, tous les pamphlétaires du milieu carcéral). L’idéologie de la guérilla réduit toutes les questions révolutionnaires à des problèmes quantitatifs de force militaire. Rien ne saurait être plus désastreux, même dehors. En prison, les résultats sont aussi horribles que déments : la mort de George Jackson et la révolte d’Attica en sont deux exemples évidents. Rien ne saurait plaire davantage aux autorités pénitentiaires les plus réactionnaires qu’un combat au finish. Les quelques militants qui sortent de la prison vivants se font généralement tuer ou arrêter à nouveau au bout de quelques mois. Ils ont été formés, par les gardiens et par la gauche, à s’attendre, à tout moment, à un combat sans merci, qu’il leur arrive, même lorsque la police ne s’en mêle pas, de provoquer volontairement. Chacun de ces militants, naturellement, est suivi à la trace et harcelé ; les flics ont l’impression d’avoir perdu un point, quand un quelconque fauteur de troubles sort de taule, et, s’ils ne vous abattent pas directement, ils vous talonnent jusqu’à ce que vous entriez dans leur jeu et vous liquidiez tout seul. La plupart des militants tombent dans ce piège. Ils demeurent aussi isolés de la société, une fois libres, que lorsqu’ils étaient en taule, et ne fréquentent guère qu’un monde de gendarmes et de voleurs (ou de "révolutionnaires"). »

(James Carr, Crève)


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Note : un extrait plus ample de ce texte tellement important (et terrifiant) est disponible chez les camarades de Non-Fides : ICI !


vendredi 15 décembre 2017

« Leurs philosophies se complétaient »


« J'étais ce que les flics appellent un "incorrigible ». J'avais passé deux semaines peinard avec les autres, et puis je m'étais fait piquer à me servir un supplément de steak, au dîner, où on avait chacun son petit bout de viande.
Le jour où on m'avait renvoyé au Trou, les Musulmans [Black Muslims] avaient tenu congrès dans la cour annexe. Ils vous assenaient leur salade raciste, et se débinaient dès qu'il y avait de la bagarre. Ils vous expliquaient cet assez lâche comportement en prétendant que le diable blanc voulait les pousser à se battre, et qu'ils ne tomberaient pas dans le panneau.
Les Nazis [détenus blancs racisteset les Musulmans s'entendaient généralement assez bien. Leurs philosophies se complétaient ; chacun de ces deux groupes était certain de sa propre supériorité raciale, aucun des deux ne se montrait exagérément agressif. Ils se laissaient réciproquement tranquilles ; chacun avait son terrain. Cette fois-là, cependant, il s'était trouvé quelques Nazis dans les parages lorsqu'un des Musulmans avait commencé son discours sur les hommes blancs, incarnations du démon. Les Nazis, sous peine de perdre la face, étaient forcés d'intervenir.
Les matons, de la passerelle, observaient la scène. Leur stratégie, en l'occurrence, avait consisté à ne pas s'en mêler, jusqu'à ce que les Musulmans aient l'air d'avoir le dessus, sur quoi les matons étaient intervenus, avaient emballé les Noirs, et conduit tout le monde au Trou. Je m'y étais donc retrouvé entouré de Musulmans s'excitant mutuellement, comme des prédicateurs de bas quartier. Ce que je ne savais pas, c'était que tous ces sermons étaient à mon bénéfice : ils essayaient de me convertir.
Leur dénonciation de la race blanche m'ayant laissé froid, leur chef, Lamar Rivers, m'avait appelé, et m'avait demandé mon nom. Rivers connaissait sa doctrine comme pas un. Il avait la langue bien pendue et pouvait rester debout toute la nuit à vous débiter les analyses d'Elijah Muhammad.
Il ressemblait au type qu'on voit sur les boîtes de café Hill Brothers : il était grand et d'autant plus maigre qu'il jeûnait tout le temps. Le mec s'imaginait qu'il avait un don de prophétie - tout ce qu'il vous disait sortait de la bouche du Messager d'Allah. Il m'avait posé un tas de questions sur moi-même, comme mon âge et d'où je venais. Quand je lui avais dit que j'avais dix-sept ans, il était devenu des plus sérieux, tout à coup. Quelqu'un, au-dehors, devait me trouver un avocat, disait-il ; je devais déposer une plainte contre l'Etat pour incarcération illégale dans ce pénitencier. Je pourrais être dans les rues, et riche, disait-il, si j'introduisais une action judiciaire. Mais je me foutais pas mal de toute cette salade juridique ; les seuls avocats que je connaissais étaient des escrocs. Je restais sourd à ses conseils.
Il m'avait demandé si je mangeais du porc. Je lui avais répondu que j'en mangeais chaque fois que j'en avais l'occasion, que c'était ma viande préférée. 
Lamar était très énervé, soudain.
- Tu ne sais donc pas que Mahomet nous interdit de manger du porc ?
(Je l'ignorais, à l'époque, mais Red Nelson, le directeur adjoint, essayait de détruire leur organisation. Il avait tous les Musulmans sous la main, au Trou, et les affamait, en ne leur faisant servir que du porc, trois fois par jour. Lamar avait ordonné à ses disciples de jeûner, et aucun d'eux n'avait mangé pendant près de quinze jours.)
Je restais là, assis, à observer, et à engraisser d'autant mieux que les gardes me donnaient toute la viande que les Musulmans refusaient. Rivers insistait quotidiennement pour que je renonce au cochon. Je ne l'écoutais même pas. Ça me faisait rigoler, de penser qu'on m'avait fourré au Trou parce que je mangeais trop, et que j'étais là à me bourrer, en guise de punition. »

(James Carr, Crève !)