« Aussi ne disons-nous pas aux juifs, avec Bauer : vous ne pouvez être politiquement émancipés sans vous émanciper radicalement du judaïsme. Nous leur disons plutôt : c’est parce que vous pouvez être émancipés politiquement, sans vous détacher complètement et définitivement du judaïsme que l’émancipation politique elle-même n’est pas l’émancipation humaine. Si vous, juifs, vous désirez votre émancipation politique sans vous émanciper vous-mêmes humainement, c’est que l’imperfection et la contradiction ne sont pas seulement en vous, mais sont inhérentes à l’essence et à la catégorie de l’émancipation politique. »
Karl Marx, À propos de La question juive, 1843.
À une certaine époque, lointaine, le
grand philosophe Emmanuel Lévinas estima à l’encontre de M. Bernard Bourgeois, spécialiste de Hegel, qu’il défendait l’œuvre de son héros de l’Esprit
avec le zèle « d’un propagandiste hitlérien ». Le temps passa,
puis ce fut M. Finkielkraut qui défendit la mémoire d’Emmanuel Lévinas, avec un
zèle que nous nous bornerons à qualifier de « passionné » ou de
« philosophique », tout en consacrant ses moments perdus, entre
autres loisirs, au décompte plus ou moins précis du nombre de Noirs évoluant
dans l’équipe de France de football, ainsi que Louis-Ferdinand Céline en avait
déjà donné le brillant exemple, dans une lettre de juin 1942 : « Voyez
nos équipes nationales sportives, bariolages grotesques, hâtifs racolages de
n’importe qui, pêchés n’importe où, d’Afrique en Finlande ! »
Nous ignorons
si Emmanuel Lévinas eût estimé, s’intéressant à cette question sérieuse, qu’on
a les apologètes qu’on peut, sinon ceux qu’on mérite. Toujours est-il que voilà
quelques années, de passage à la Sorbonne, cette industrie de production en
série du vide intellectuel sidéral, sous forme d’êtres humains bientôt
rendus suprêmement serviles et méchants, la fréquentation des cours de ce
propagandiste hitlérien, donc, qu’était M. Bernard Bourgeois, constitua bien, en
notre âme, l’un des seuls motifs durables d’enthousiasme donnant à
l’existence, peut-être, la valeur d’être vécue. Les rares amis dont nous disposions
alors (un seul, pour dire les choses
crûment, et en termes de quantité, il faut bien reconnaître que les choses
n’auront guère changé) pourraient témoigner des ravages, sublimes,
causés sur nous par la palabre de ce petit homme en costume vert, qu’on
eût juré chargé d’électricité (la faute au tissu, direz-vous. Certes, mais pas
seulement), suiveur absolument assumé de son grand homme – propagandiste, en
effet, de celui-ci, par amour, un amour qui passait, d’évidence, de lui à nous. À ce jour, la Phénoménologie, d’abord lue dans Hyppolite, littéralement primo-traduite chez ce dernier, puis dite, enfin, scandée, l’air de
ne pas y toucher, par ce M. Bourgeois comme au coin du feu lorsque, levant les yeux
vers le ciel de bois clos de son amphithéâtre, il se voyait pris d’un sourire
léger, contrastant avec l’intensité, que nous devinions, de la possession
intérieure l’étreignant depuis des décennies, à ce jour, donc, ces
souvenirs-là ne nous ont point quitté. Ils nous renvoient sans aucun doute, en
philosophie, à ce que nous connûmes de plus hautement plaisant. M. Bourgeois était Hegel, du moins s’efforçait de satisfaire à
cette possibilité simple de lui offrir sa parole, telle une humble occasion, afin que
Hegel, en vérité, pût s’y exprimer tout entier, tout vrai, tout juste, au
travers d’elle. Il ne rajoutait rien, ne retranchait rien non plus, suivait, avec
fidélité, les exigences de la présentation de l’œuvre de son Maître, recouvrant
ladite présentation de celle, plus fondamentale, de la Chose-même, de cette Darstellung nourrissant sa propre nécessité, simplement destinée à se voir adorer,
ensuite, par quelque « Secrétaire de l’Esprit » compétent, capable d'en conserver la trace sténographique, acceptant de
s’effacer devant elle en tant qu’intervenant trop trifouilleur, pour la
restituer parfaitement, parfaitement nue. Ce mouvement de l’Esprit présenté par
Hegel comme automatique avait beau être celui de l'esprit de Hegel lui-même, quoi qu’il en dît (et à notre époque, conséquemment, celui de M. Bourgeois parlant de Hegel),
nous ressentions devant un tel mouvement, devant sa force de conviction, la
même admiration que Marx ne cessa jamais de lui vouer, quoiqu’il eût percé son
mensonge, ou disons sa fausseté. Sans doute pour les mêmes raisons, ainsi définies
par lui dans sa Sainte Famille :
« D’abord, Hegel s’entend, avec une maîtrise de sophiste, à exposer le processus par lequel le philosophe passe – grâce à l’expérience sensible et à l’intuition d’un objet à l’autre -, comme le processus même de l’être de raison imaginé, du sujet absolu. Mais ensuite Hegel propose très souvent, à travers son discours spéculatif un discours réel qui appréhende l’objet même. Ce développement réel à l’intérieur du développement spéculatif incite le lecteur à considérer le dernier comme réel et le premier comme spéculatif. » (Chapitre 5, II).
Spiritualiser le réel, oui. Voir
dans chaque objet – ou tordre celui-ci pour y voir – de l’intelligible,
autrement dit – pour nous – du sens, de la raison, et de l’histoire : un
pouvoir à prendre, humainement, sur lui, sur sa facticité prétendument
indépassable. Enchanter la trivialité du réel, trouver une légitimité, donc une
forme de beauté, au plus anecdotique des débris de réalité. Colorer, soudain,
les choses, les gens, les lieux, de nécessité avant de faire retour à leur
massivité, à leur opacité brute et minérale. Passer, sans fin, de l’un à
l’autre de ces états. Crouler sous le sens possible, la connaissance le méritant, légitime,
de tout le réel. Voilà ce qui nous fascinait, et nous fascine toujours, dans la
fréquentation de Hegel.
Le cliché inépuisable de sa judéophobie profonde n’aurait-elle point été étrangère à la
présentation lévinassienne du très-fidèle M. Bourgeois comme zélateur et
« propagandiste hitlérien » ? La chose est probable. Les
instructeurs perpétuels, inconscients ou non, de ce procès en antisémitisme de
Hegel doivent néanmoins savoir qu’ils ne sortiront jamais grandis d’une telle affaire.
Ils font mine d’oublier qu’en des temps où la limite à l’expansion de la pensée
demeure une limite théologique, le propos théologique ne saurait, lui, suffire à définir l’engagement politique concret. Et ils passent
soigneusement sous silence des phrases telles que celle-ci :
« Autant on serait formellement en droit de s’opposer à l’octroi de droits civiques aux Juifs, sous prétexte qu’ils ne se considèrent pas simplement comme un groupe religieux particulier mais comme membres d’un peuple étranger, autant ceux qui invoquent tapageusement ce point de vue et d’autres semblables oublient que les juifs sont avant tout des hommes et que cela n’est pas qu’une qualité futile et abstraite (…) ; bien au contraire, cela implique que, grâce aux droits civiques octroyés, on fait naître le sentiment de dignité, la certitude d’être considérés comme des personnes respectables dans la société civile, et c’est de cette source infinie et totalement libre que naîtra l’égalisation exigée de la manière de penser et de juger. Sinon, la séparation reprochée aux juifs se serait plutôt maintenue, et c’est à juste titre que l’on aurait pu en rendre responsable l’État pratiquant à tort l’exclusion. »
(Philosophie du Droit, ¶ 270),
ou celle-là :
« L’homme vaut ainsi (comme
personne universelle), parce qu’il est homme, et non parce qu’il est juif, catholique,
protestant, Allemand, Italien, etc. Cette conscience est incommensurable ;
elle n’est fautive que si, par exemple, elle s’obstine à s’opposer en tant que cosmopolitisme à la vie concrète de l’État. »
(ibid, ¶ 209).
Faut-il rappeler que Marx se voit lui-même aujourd'hui encore fréquemment taxer d’antisémitisme, alors que le fameux « cosmopolitisme » stigmatisé ci-dessus comme seule menace valable (quoique finalement inepte) permettant formellement, d'après Hegel, de s’opposer à l’octroi de droits civiques aux juifs en Allemagne (rappelons qu'ils en étaient alors dépourvus, aux termes de la nature religieuse explicitement chrétienne de l'État) révèle précisément l’insuffisance, décelée par Marx, du simple mot d’ordre d’émancipation politique des juifs, un mot d'ordre dont tous deux – Hegel et Marx – furent cependant des défenseurs acharnés ?
À l’émancipation politique – soit la liberté bourgeoise et citoyenne d’être considéré à la fois comme juif et comme citoyen – doit succéder l’émancipation humaine, c’est-à-dire, pour Marx, l’émancipation commune en-dehors de l’État et de sa foutue citoyenneté. Les sentences soi-disant « antijudaïques » de Marx, tirées de la seconde partie de sa réplique à la Question Juive de Bruno Bauer doivent, de fait, simplement s’entendre comme la dénonciation de la tartufferie bourgeoise habituelle cristallisant en religion, juive ou chrétienne, dans un État laïque respectant les droits de l’homme (État que Marx appelle pourtant sans ambiguïtés de ses vœux, comme un progrès). Et quand il évoque le destin sordidement « juif » de la société chrétienne, son enjuivement en quelque sorte (et cet imbécile de Céline, encore lui, s’est plusieurs fois amusé bruyamment, auprès de ses amis nazis, de lire semblable expression sous la plume du juif Marx), quand il évoque le destin « d’argent » de cette société, Marx fait, au fond, précisément référence à l'hypocrisie antisémite habituelle, persistant à associer spécifiquement les juifs à l’argent, lors même que tous : juifs, chrétiens ou athées, sacrifient désormais à cette espèce de religiosité indéfinie, et impersonnelle, parfaitement adaptée à l’ignoble nouveau monde des affaires. Léon Bloy ou Nietzsche, dans leur critique implacable de l’antisémitisme laïque, adopteront d’ailleurs des positions étrangement voisines. Quant à Heine (lui-même juif et communisant), ne déclarait-il pas dans une lettre parisienne datée de 21 mai 1840 :
« Dans la synagogue, tout comme dans l’église chrétienne, l’acide spirituel de la critique voltairienne a produit des effets destructeurs. Chez les Français juifs ainsi que chez les autres Français, l’argent est le dieu du jour, et l’industrie est la religion dominante » ?
D’aucuns auront même, pour cela, prêté à Marx une dimension de messie juif, de « rabbin communiste », pour reprendre le surnom dont on affublait parfois Moses Hess, au motif qu’en stigmatisant le « juif des autres jours de la semaine » par opposition au « juif du shabbat », c'est-à-dire le juif observant fidèlement les règles religieuses, certes, mais un jour sur sept seulement, les autres étant consacrés, sans que ledit juif y voie un problème quelconque, aux canailleries triviales du commerce et de l’usure, Marx aurait manifesté, vis-à-vis de la ferveur juive religieuse authentique, une sorte de nostalgie romantique.
Cela n’empêcha pas certaine revue théorique, paraît-il libertaire, il y a quelques années – revue dont nous tairons ici le nom par indulgence et dont un exemplaire nous tomba Dieu sait comment ! entre les mains ces jours derniers – de laisser généreusement recontextualiser, en une pauvre phrase, émise par quelque savant universitaire interviouvé, le soi-disant antisémitisme de Marx, compréhensible, expliquait en substance ledit interviouvé (suggérant ainsi qu’un tel antisémitisme serait excusable : merci pour lui) à l’aune, d’une part, de l'ignorance de Marx, et de la judéophobie européenne ordinaire, d’autre part, constituant un lieu commun - y compris chez les communistes - de son époque.
Grandeur et finesse inaltérables, en particulier sur les questions de religion, de la critique sociale radicale française.