Le Moine Bleu,
Les débuts difficiles de l'anti-hiérarchisme, 1372.
(détail)
Rêvons. Imaginons, un bref instant, un travailleur malien, arabe, turc ou quelque autre prolétaire que ce soit
issu, plus ou moins lointainement, d'une autre région de culture traditionnelle
musulmane, et choisissant
plutôt, pure
hypothèse délirante ! en pleine liberté et au moment de se définir lui-même, d'assumer par
révolte telle identité purement politique, apatride et athée. Cet homme ne délaisserait-il pas, à
l'instant même, de
fait, toute
autre identité - essentialisée, elle - que la société spectaculaire (gauchistes compris) essaie d'ordinaire à toute force de lui coller sur le dos à fin de stabilité symbolique ? Ledit
camarade, ce grand choix effectué, ne pourrait plus être ravalé autoritairement à quelque communauté illusoire, nationale ou transnationale que ce soit. On
nous dira que de telles transformations ne sauraient se produire ex nihilo. Mais nous ne sommes pas ex nihilo. Nous sommes dans une
puissance capitaliste d'avant-garde exploitant des travailleurs de la manière
la plus moderne possible, et leur fourguant ensuite, au cours de ce qu'il leur
reste de temps dit libre, une camelote culturelle de pointe à consommer. Toute cette
modernité objective façonne. Elle force immanquablement la main, en quelque sorte, à la modernité ouvrière subjective, cela depuis que
le capitalisme existe et exploite. L'extinction progressive du sentiment du divin
chez les immigrés italiens, ou polonais, ou portugais, au bénéfice du
syndicalisme, de la politique ou simplement du libertinage individualiste,
serait-elle, hors toute considération historique et dialectique, simplement impossible à concevoir chez d'autres
ethnies ? Il suffit, pour se convaincre de la fausseté dogmatique d'une telle
position, d'examiner la situation des travailleurs, des travailleuses immigrées
arabes d'aujourd'hui, relativement à leurs anciens (et leurs anciennes) ayant
connu, ne fût-ce que depuis un autre espace-temps, certes, que le travailleur
ou le bourgeois français, la période d'hédonisme libéral de la fin des Trente
Glorieuses. Ce que le gauchisme contemporain, souvent, refusera d'admettre ici,
c'est la
pure défaite historique,
la perte
objective de liberté individuelle (en matière de moeurs, de sexualité, de
comportement festif, etc) notamment par soumission gauchiste opportuniste à la
pression religieuse latente et renouvelée. Cela vous a un tout autre air que l'identité maghrébine
intangiblement conservatrice à respecter en tant que telle, et autres sornettes
idéologiques typiquement indigénistes-de-la-république. Et la chose ne vaut pas qu'en France.
Partout dans le monde arabe, de telles compromissions gauchistes auront, à
toutes époques, fait le lit de cette régression purement historique, et
pourtant mise au compte ensuite, de manière criminellement stupide,
et anti-dialectique, de quelque solidité essentielle, structurelle, transhistorique du conservatisme
moyen-oriental, maghrébin ou africain.
La
déchristianisation finale du peuple français était objectivement, voilà cent
ans, quelque chose d'impossible à imaginer, une hypothèse absolument
fantaisiste. Il faut cependant persister à croire une telle hypothèse, radicalement anti-religieuse et anti-identitaire, possible, et pour toutes et tous
encore ! sous
le capitalisme, car c'est ainsi, après tout, que le capitalisme procède, par
décomposition progressive des identités. Il convient de considérer définitivement,
d'autre part, comme plus ou moins inconsciemment raciste la thèse gauchiste
spontanée interdisant le surgissement identiquement possible chez tous les hommes d'une telle conscience de
classe. La conscience de classe, nourrie, pour une large part, par la pire
détresse matérielle et la haine instinctive (toujours très sûre) des riches
prêchant par tous moyens, y compris théologiques, la paix sociale et la
collaboration de classe ne saurait se voir absurdement réservée aux riches. L'égalité de toutes ethnies
devant la possibilité
radicale d'apostasie
et de basculement final hors de toutes identités, devient ainsi pour nous le
critère décisif de l'antiracisme authentique.
En
un mot comme en mille, le communiste, l'anarchiste, le révolutionnaire - tel pourrait
bien être sa définition adéquate - est celui qui disparaît,
une bonne fois pour toutes, en tant que porteur d'identité
fixe. Il serait, pour un libertaire digne de ce nom,
aussi absurde de souscrire à la thèse d'une existence déterminée a
priori, intangible, quasiment biologique du musulman que de dénier au Français blanc de souche (comme disent ces imbéciles
d'identitaires polychromes toujours assoiffés de racines) la possibilité
de devenir jamais autre chose, au
mieux, qu'un catholique ou un protestant modéré. Celui
qui assume de manière acritique une identité fondamentale religieuse plutôt
qu'une identité de classe, mouvante, décomposée, bref moderne et ouverte
à tous les bouleversements de l'avenir, incluant la genèse d'un univers
sans Dieu, a fait un choix d'adulte. Il ne saurait être, dans ce choix, ni
encouragé ni défendu - à la manière d'un mineur cornaqué
- par tel grand frère libertaire fermant, magnanime,
les yeux sur le comportement aberrant, quoique sans conséquences gravement
immédiates, de son cadet bien-aimé.