dimanche 3 septembre 2023

Indigenus sempiternus

Le colonisé doit cesser de se définir 
par les catégories colonisatrices.
(Albert Memmi)

mercredi 30 août 2023

dimanche 27 août 2023

J'aime ma boîte !

                         
Ils m'ont dit : 
« on se retrouve au centième étage !»
J'ai monté les escaliers, 
parce que 
j'en voulais plus...
Et puis ils m'ont donné la clé, 
et j'ai passé la porte,
Et là...
je me suis retrouvée...
perchée comme jamais !

Change ! – si tu veux – 
Ou ne change rien... 
Après tout, quelle différence ?
Si triste de te voir jouer ce jeu !
Chaque dollar de plus te fait jouir...

Ici, où le soleil brille si magnifiquement, 
Pour mettre en lumière les esprits pervers américains,
La main blanche du luxe : si cool, si raffinée...
(Aucune trace des crève-la-faim, dehors).

Change ! – si tu veux – 
Ou ne change rien... 
Après tout, quelle différence ?
Si triste de te voir jouer ce jeu !
Chaque dollar de plus te fait jouir...

Une déchirure à la couture,
De la saleté sur ta manche,
La façade décrépite d’un rêve de cols blancs,
Sans patrie, ni cause,
Paumés dans le brouillard,
Ta peau, tellement resserrée sur toi,
que tu ne peux plus bouger... 

Change ! – si tu veux – 
Ou ne change rien... 
Après tout, quelle différence ?
Si triste de te voir jouer ce jeu !
Chaque dollar de plus te fait jouir...

(Automatic, Skyscraper, 2022) 

samedi 26 août 2023

Tête de Janus (ou : ce dont on ne peut pas parler, c'est cela, précisément, qu'il s'agirait de dire)

 
(Ingeborg Bachmann)

«CRITIQUE– Permettez-moi de demander : Quel accent a le mystique chez Wittgenstein  ? Cette proposition ne rappelle-t-elle pas, et de manière inquiétante, la question de Heidegger – question assurément «dépourvue de sens» du strict point de vue de Wittgenstein : «Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ?» ? Est-ce que la perte du langage qui est celle de Heidegger face à l'être, n'est pas aussi celle de Wittgenstein  ? Le positiviste et le philosophe de l'être ne tombent-t-il pas dans la même aporie ?

SPEAKER II– L'expérience qui est au fondement de la mystique heideggérienne de l’être pourrait être semblable à celle qui permet à Wittgenstein de parler du mystique. Pourtant, il serait impossible pour Wittgenstein de poser la question heideggérienne puisqu’il nie ce que Heidegger présuppose, à savoir que l'être vient au langage dans la pensée. Heidegger commence à philosopher précisément là où Wittgenstein cesse de philosopher. Car, comme le dit la dernière proposition du Tractatus Logico-philosophicus :

WITTGENSTEIN – «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.»

SPEAKER II – Selon les thèses de Wittgenstein, parler du «sens» de l'être est impossible car il n'y a pas de sens dans un monde qui est seulement représentable, descriptible, mais non explicable. Pour pouvoir expliquer le monde, il faudrait que nous puissions nous placer hors du monde, il faudrait, pour emprunter à Wittgenstein, «pouvoir énoncer des propositions sur les propositions du monde», comme croient pouvoir le faire les métaphysiciens. À côté des propositions qui prononcent sur des faits, ils ont des propositions de second ordre qui prononcent sur des propositions factuelles. Ils accomplissent une donation de sens. Wittgenstein récuse fermement ces essais. S'il y avait du sens dans le monde, ce sens n'aurait aucun sens sans quoi il appartiendrait aux faits, à ce qui est représentable parmi d'autres choses représentables. Il serait du même ordre que les faits : un objet de savoir parmi d'autres objets et, par conséquent, dépourvu de valeur. En effet : 

WITTGENSTEIN – «Comment est le monde voilà qui est absolument indifférent. [...] Le sens du monde doit se montrer en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont et se produisent comme elles se produisent».

CRITIQUE – S'il n'y a pas de réponse à cette question sur le sens de l'être, question que nous sommes habitués à adresser à la philosophie, si cette question ne fait que nous renvoyer à nous-mêmes parce que la pensée et le langage se refusent à nous, comment les questions de l'éthique, qui lui sont étroitement associées, trouveront-elles une réponse ? En effet, les normes éthiques, les propositions liées au «devoir» et les valeurs à partir desquelles nous nous orientons sont, elles aussi, des propositions de second ordre, ancrées dans la métaphysique. Mais si une réalité de second ordre, dans laquelle sont logées la donation du sens et celle de la loi morale, propres à notre vie, se trouvait contestée, c'est toute l'éthique qui serait abolie dans cette philosophie néopositiviste, et on atteindrait effectivement le degré zéro de la pensée occidentale, la réalisation d'un nihilisme absolu, que Nietzsche lui-même, ce destructeur des systèmes des valeurs de la tradition occidentale, n'a pas été capable de concevoir. 

SPEAKER II – La philosophie de Wittgenstein est naturellement une philosophie négative. Wittgenstein aurait pu nommer son Tractacus de la même manière que Nicolas de Cues, De docta ignorantia. Car ce dont nous pouvons parler ne vaut rien et ce dans quoi réside la valeur, nous ne pouvons pas en parler. Par conséquent, conclut Wittgenstein, nous ne pouvons formuler aucune proposition d'éthique qui soit vraie et démontrable.

WITTGENSTEIN – «L'éthique est transcendantale.»

SPEAKER II – Wittgenstein entend par là que la forme éthique, qui n'appartient pas au fait du monde, est analogue à la forme logique. Elle ne peut plus être présentée, mais elle se montre. Comme la forme logique, avec l'aide de laquelle nous représentons le monde, elle est la limite du monde, que nous ne pouvons pas transgresser. Et il poursuit : 

WITTGENSTEIN – «La solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps.»

SPEAKER II– Et nous revenons ainsi à la proposition décisive :

WITTGENSTEIN– «Comment est le monde, voilà qui est absolument indifférent pour ce qui est plus élevé. Dieu ne se révèle pas dans le monde 

SPEAKER II – C’est la proposition la plus amère du Tractatus, elle fait écho à un vers de Hölderlin : «Eux dans le Ciel sont si peu attentifs à nos vies !». Mais ce qui est visé, c'est surtout que Dieu reste le Dieu caché, le deus absconditus, qui ne se montre pas dans ce monde, que nous pouvons représenter par un schéma formel. Que le monde soit dicible – donc représentable –, que le dicible soit possible, cela ne tient sa possibilité que de l'indicible, du mystique, de la limite, ou de quelque nom par lequel on voudra l’appeler.»


(...)

SPEAKER I– Comme le Tractatus, les Investigations philosophiques mûrissent un résultat très remarquable. Elles veulent mettre fin à ce que nous avons pratiqué au titre de la philosophie pendant des millénaires et sous les formes les plus diverses. Et elles le font en accordant au positivisme le droit de donner une description valide du monde mais elles le jettent à la ferraille en tant que vision du monde et philosophie capable d'expliquer le monde ainsi que toutes les autres philosophies qui interrogent l'être et l'existence. Mais il me semble qu'il y a là un point névralgique, qui tient au fait qu'après cette élimination ou suspension des problèmes – qui sont aujourd'hui volontiers désignés comme un «besoin existentiel» –, ceux-ci persistent malgré tout parce qu'il est dans la nature de l'homme de questionner et de voir dans la réalité davantage que la positivité et le rationnel dont Wittgenstein pense, en outre, qu'ils ne constituent pas la totalité de la réalité. Et très nombreux seront ceux parmi nous qui ne sont pas satisfaits par cette détermination certes incontestable de ce qu'on peut savoir et ne peut pas savoir, de la science positive et des limites, qui font leur entrée comme forme logique et éthique dans le sujet métaphysique, mais dont on ne peut plus parler [...]. Que Wittgenstein n'ait pas fait la profession de foi attendue en faveur du christianisme ne doit pas nous induire en erreur à propos des limites qui ne sont pas seulement des limites, mais aussi des lieux d'effraction de ce qui se montre, de ce qui peut faire l'objet d'expérience sur un mode mystique ou par la foi, et qui agit sur nos faits et gestes. Il n'y a simplement pas de place dans son œuvre pour une confession dans la mesure où celle-ci ne se laisse pas dire ; dite, elle quitterait déjà l'œuvre. Et Wittgenstein voulait aussi, avec autant de passion que Spinoza, libérer Dieu du défaut que constitue la possibilité qu'on s'adresse à lui. 

SPEAKER II – Nous devons chercher la raison de son attitude dans la situation historique ou il se trouvait. Son silence est entièrement à comprendre comme une protestation contre l'anti-rationalisme spécifique de l'époque, contre la pensée occidentale contaminée par la métaphysique – surtout la pensée allemande, qui se complaît dans des lamentations sur la perte du sens, dans des appels à la réflexion, dans des pronostics de déclin, de transition et de réveil de l'Occident, autant de courants d'une pensée hostile à la raison, mobilisée contre les «dangereuses» sciences positives, le «déchaînement» de la technique, et cherchant à maintenir l'humanité dans un état primitif de la pensée. Le silence de Wittgenstein est aussi à comprendre comme une protestation contre les tendances de l'époque qui croient à la science et au progrès, contre l'ignorance relative à la «totalité du réel», ignorance toujours plus répandue aussi bien dans l'école néopositiviste qui a pris son essor dans son œuvre que parmi les scientifiques proches de cette école. Wittgenstein fut un jour qualifié de «tête de Janus» par un philosophe viennois. C'est lui, et personne d'autre, qui reconnut, affronta dans son œuvre, et surmonta les dangers inhérents aux antagonismes toujours plus durs de la pensée de son siècle : l'irrationalisme et le rationalisme. »

(Ingeborg Bachmann, Le dicible et l’indicible)

The future

jeudi 24 août 2023

Nothing can stop us


D'où vient, au juste, la douce et irrésistible mélancolie que provoque en nous cette ritournelle, concoctée pour le grand Cornell Campbell (ex-Eternals) par les londoniens de Soothsayers ? Sans doute, à bien y réfléchir, procède-t-elle de l'ironie permettant d'accéder, en tordant à peine son titre initial (≪Nothing can stop us≫), à la sombre vérité de notre moment historique présent. Celle du règne sans partage d'un principe de réalité absolument ennemi et malfaisant, mais qui s'impose néanmoins partout, en écrasant et piétinant, sans pitié ni égards, tout ce qui prétendrait un tant soit peu lui résister. Nothing can stop it, en somme : que ce maudit principe s'incarne en un Poutine, un Xi Jinping, un Macron, un grand, moyen ou petit patron libéral, un fasciste de rue, un stalinien de Mairie, le moindre dépositaire annexe d'une autorité de sous-fifre quelconque, toutes ces distinctions méritent, bien entendu, d'être faites, et avec soin. Il demeure, cependant, un point commun à toute cette expression diversifiée et modalisée de puissance : contre elle, la discussion rationnelle ne vous sera ici d'aucune aide. Qu'on se rappelle, en effet, la facilité avec laquelle le président français assuma, voilà quelques semaines, le taux de rejet, dans l'opinion, de sa dernière réforme des retraites, et puis la tranquillité avec laquelle il repoussa, un à un, tous les arguments rationnels que même les économistes bourgeois de son camp, effrayés, mobilisaient, à l'occasion, pour en démontrer l'absurdité. Tout cela, sans doute, dût apparaître bien déconcertant aux yeux d'un libéral historique, encore tout intoxiqué par son idéologie d'origine, selon laquelle sa classe, la bourgeoisie, la classe universelle, avait pour mission l'émancipation humaine par la rationalité. Mais le principe contemporain de réalité, quant à lui, se contente d'asséner (à coups de trique) que les décisions essentielles, relativement à l'humanité, sont toujours déjà prises par définition, et qu'elles doivent être exécutées dans la foulée. Que ces décisions soient mauvaises ou pas importe extrêmement peu, puisque, comme il vient d'être dit, elles ont été prises, et c'est cela qui compte. Que ce choix véritable ait été effectué par un individu élu (par une très faible partie de la population) ou un dictateur plus franc du collier, une fois encore, cette distinction est importante. Mais, une fois encore, l'essentiel est ailleurs. L'essentiel est qu'à terme, la légitimité du pouvoir et l'ordre civil sont tenus de fusionner, quitte à risquer de les voir disparaître ensemble, dans le chaos. Car on ne peut stopper ce principe en lui disant non, en le contestant, en s'opposant à lui au seul moyen d'arguments par ailleurs valables et de tout ce que la pitoyable ≪éthique de la discussion≫ contemporaine propose de gadgets communicationnels, à moins de s'exposer sans lassitude ni crainte au ridicule, à l'humiliation de la défaite et à l'impuissance généralisée (et c'est ce qui est arrivé à tous les mouvements de révolte sociale récents en France, vaincus les uns après les autres). On ne stoppe pas plus un Macron bien décidé en France qu'on ne peut stopper, ailleurs, un stupide missile russe détruisant en une seconde une école remplie d'enfants, ou n'importe quelle bande de flics d'où vous voudrez torturant des gens choisis au hasard, au milieu d'une rue en révolte. Ou plutôt : on ne peut espérer stopper cette force ignoble que les deux monstruosités susmentionnées représentent qu'en leur opposant une puissance supérieure, une guerre supérieure, en intensité, en violence, donc en souffrances inévitables. Et, certes, c'est ce que font, depuis de longs mois, les Ukrainiens qui défendent et sauvent leur existence même en combattant. Serions-nous prêts, de ce côté du monde, à assumer cette nécessité-là, disant, pour ce qui nous concerne, que la révolution, la guerre au principe de réalité bourgeois, sera ou serait évidemment sanglante et terrifiante ? Serait-il même souhaitable de l'assumer, à soupçonner que le résultat final d'un tel désastre risque (en supposant que la victoire finale survienne et sans même présumer de la forme sociale que cette dernière pourrait bien revêtir) de ne consister qu'en une nouvelle réalité de carnage, de laideur, de bêtise et d'ennui ? Bref : en un nouveau principe de réalité, qu'à nouveau on ne pourrait stopper, et ainsi de suite ? Question de point de vue (de classe), nous répondront, bien entendu, certains camarades, non sans pertinence. Les vrais prolétaires n'ont rien à perdre, nous dit-on, et qu'un monde à gagner. Il semble tout de même, à en juger le résultat tant de ces longs mois cumulés de lutte sociale que des dernières émeutes consécutives à l'assassinat récent, par un policier de la BRAV-M, du jeune homme de Nanterre, que quand l'État décide de passer, il passe, et voilà tout. Nothing can stop us, chantaient pourtant les Soothsayers. Nothing can stop them ! songeons-nous en retour, avec mélancolie. Mais qu'on ne se méprenne pas : cette nécessité de la joie partagée, socialisée dont témoigne ladite chansonnette, nous la comprenons bien. Nous ne comprenons même plus qu'elle, en vérité.

(une autre version : meilleure, à notre goût)

mercredi 23 août 2023

Anti-impérialisme


Une belle amitié comme ça, ça fait vraiment plaisir à voir. On notera, tout de même, que, pour une raison étrange, Lavrov se trouve isolé à l'extrême-droite. Enfin, façon de parler. Sans doute a-t-il pu ainsi s'entretenir plus commodément avec le fasciste indien Modi au sujet de ce fameux ≪sang juif≫ dont Hitler était, selon lui, porteur (entre deux discussions sur les progrès récents de la dénazification en Ukraine). Lula se trouve, quant à lui, isolé à l'extrême-gauche, ce qui ne devrait étonner que nous, béotiens que nous sommes. On regrettera par ailleurs, évidemment, l'absence criante et douloureuse d'autres camarades anti-impérialistes n'ayant pourtant point démérité ces derniers temps, tels que les représentants, par exemple, de l'Iran, de l'Algérie ou de l'Arabie Saoudite. Mais les choses devraient bientôt changer, le camarade Xi Jinping s'étant prononcé, à ce sujet, pour une inclusivité (sic) plus large des BRICS, 
l'hégémonisme étant, selon ses propres dire, étranger à l'ADN de la Chine. Il n'y a pas, il n'y a jamais eu et il n'y aura jamais d'impérialisme russe, chinois ou indien. Il n'y a d'impérialisme qu'américain, ou européen, c'est-à-dire blanc. Tenez-vous-le pour dit, suppôts de l'OTAN inavoués que vous êtes.

dimanche 20 août 2023

vendredi 18 août 2023

samedi 8 juillet 2023

Fin de l'antifascisme spécialisé

(Ci-dessus, la police «républicaine» de jour en jour davantage comprise, en ses essence et fonction, comme stade suprême normal de l'irrationalité sociale, Nanterre, France, 29 juin 2023)

«Je ne veux pas aborder la question des organisations néo-nazies. Je considère que la survie du national-socialisme à l’intérieur de la démocratie est potentiellement plus menaçante que la survie de tendances fascistes contre la démocratie».

       (T.-W.-Adorno, « Ce que signifie : repenser le passé », 1959) 

lundi 3 juillet 2023

À l'ancienne

 

Cohérence de ce monde, piliers de cette société

.                             


vendredi 30 juin 2023

Nique la BAC philo !

  

       (Les calculatrices ne sont pas autorisées. 
Les calculateurs non plus)

Marvel in Cergy-Pontoise...


Bon. Si même Spider-Man s'y met, maintenant... Aux dernières nouvelles, le Joker tournerait plutôt, lui, du côté de Sevran, Montreuil et Saint-Denis. Serval est au Châtelet : il s'est trouvé des Nike sympas. Hulk a été aperçu du côté de Pierrefite. Quant à La torche, je vous dis pas...

Darmanin, tu peux pas test.

Paris Olympic Games officialy started...

This is France. This is now.
Summer of Love is here !

Cent jours d'apaisement, qu'ils disaient...

Nanterre, France, tonight.
Summer of Love is here !
(ci-dessus : la glorieuse CRS 8, s'en prenant plein la gueule depuis un moment et n'écoutant soudain que son courage déontologique, décide sagement d'évacuer la cité Pablo Picasso, vers 2h du matin). 

Droit au but ! qu'ils disaient...


Marseille, France, tonight.
Summer of Love is here !

mercredi 28 juin 2023

This is France. This is now.

mardi 27 juin 2023

Choc de simplification


Dans la perspective fixée par le Gouvernement d'une réduction continue de la dette et d'un retour progressif à l'équilibre des comptes publics à l'horizon 2050, ceci est un communiqué du nouveau Ministère du Logement, des Solidarités, de l'Économie, de la Justice, de l'Éducation Nationale Citoyenne et des Transports Solidaires Durables (MiLSEJENCTSD) 

Ensemble, relevons tous les défis ! 
 


Plus d'informations sur https://www.milsejenctsd.infos.gouv.fr
👍
Un grand merci à nos partenaires !

Soft power

Si si, c'est lui...

Quel ennui, décidément, cette dernière Marche des fiertés parisienne, sans émeute ni musique régressive assourdissante, comme autrefois. Il paraît que l'une et l'autre menaçaient trop, cette année, à la fois ≪l'environnement≫ (sic) et la ≪sécurité≫ (re-sic : voir, au sujet de l'absence de tout char baroque pourvoyeur d'ambiance décadente, les explications nébuleusement risibles de l'inter-LGBTIQIA+, en association avec la Ville de Paris, la Préfecture de Police et autres organismes humanistes et citoyens). On en serait presque venu à regretter les derniers cortèges funèbres de la CGT chargés d'expédier la lutte contre la réforme des retraites, bien moins sinistres ─ à tout prendre  que ce pathétique défilé de Tom, bien atones, of Finland. Fort heureusement, l'imagination humaine ne se trouve jamais dépourvue de ressources moqueuses et de mauvais esprit comique (voir ci-dessus) dès lors qu'il s'agit de fuir cette langueur affreuse, antichambre du néant, dont le très regretté Blaise Pascal tenta d'établir jadis la nomenclature sommaire des procédés divertissants permettant justement de lui échapper. Certains y ajoutent, aujourd'hui, le Celebrity Hunting : la chasse aux people de tout genre, en situation urbaine. Voilà donc à quoi nous nous adonnâmes. Ma foi, on passe le temps comme on peut. Mais quelle surprise, en définitive, ce samedi-là ! Alors, ça y est ? Vous aussi, comme nous, vous l'avez reconnu, en dépit de ses très méritoires efforts clandestins ? Impossible, n'est-ce pas ? À ce point de pénétration et d'infiltration, peut-on encore parler de Soft Power ? Telle est la question stratégique. Chapeau bas, camarades.    

lundi 26 juin 2023

Une interview de Susan Neiman


Susan Neiman, philosophe nord-américaine, est l'auteure récente des très pertinents ouvrages suivants, heureusement traduits en français : Penser le mal, d'abord, publié au éditions du Premier parallèle ; et Grandir, éloge de l'âge adulte à une époque qui nous infantilise, ensuite (disponible chez le même éditeur). 


En attendant de revenir ici-même, bientôt, sur l'un et l'autre de ces textes rafraîchissants, voilà, ci-dessous, la traduction réalisée par nos soins d'une interview accordée par la dame, le 23 mai dernier, au journal australien en ligne Quillette (sic ! ça vaudra toujours mieux que Causette...). Cet entretien porte sur un troisième texte de Susan Neiman, qui devrait lui-même être accessible au lectorat français sous peu, et intitulé en Anglais Left is not Woke. Tout un programme. Nous n'approuvons pas, loin de là, l'intégralité de ce qui suit (sur le racisme et l'eurocentrisme éventuels de Kant ou Voltaire, qui méritent qu'on y réfléchisse davantage. Diderot n'était-il pas disponible ? ; sur la notion de progrès et la confiance qui lui est un peu naïvement accordée ; ou sur Foucault, tant dans l'approche proposée de sa critique de la Prison ─ insuffisamment nuancée ─ que relativement à ce ≪fait qu'il était ouvertement gay à une époque où c'était très inhabituel à l'époque≫ ─ Neiman dixit ─, ce qui est faux, Foucault s'étant par ailleurs longtemps, voire toujours, dissocié de tout mouvement gay révolutionnaire ou réformiste prétendant arracher ponctuellement, par la lutte, des droits nouveaux favorables aux intéressé(e)s, le Droit se voyant chez lui transcendantalement associé à la domination). Il n'empêche ! l'échange vaut le coup d'y consacrer cinq minutes. En attendant la sortie du livre. Et les polémiques bienvenues que celle-ci déclenchera sans doute.



«Ce livre ne pouvait pas attendre, il était trop urgent et nécessaire», me confie la philosophe américano-allemande Susan Neiman dans son hôtel à Gand. Actuellement en tournée à travers l'Europe pour lancer son dernier livre Left is Not Woke [La Gauche n’est pas le Wokisme], Neiman est née et a grandi à Atlanta, mais a passé la majeure partie de sa vie d'adulte en Allemagne, où elle est directrice du Forum Einstein à Potsdam. Elle a écrit plusieurs livres sur la responsabilité morale, sur l'éthique et les pensées des Lumières, et sur la façon dont l'Allemagne a tenté d'expier les atrocités nazies. Son œuvre la plus ambitieuse à ce jour, Evil in Modern Thought [Penser le mal] est une nouvelle histoire de la philosophie moderne vue comme une série de réponses au problème du mal moral. Elle préparait un autre tome philosophique, Heroism in an Age of Victimhood [De l’héroïsme à l’âge victimaire] mais la montée de l'idéologie «woke» l'a tellement inquiétée qu'elle a décidé de s’atteler à cet ouvrage de dimension plus réduite. «Mon éditeur s'est précipité sur le livre, qui sera également publié très rapidement dans d'autres langues». Neiman reconnaît n'avoir pas écrit le livre à l’intention de son milieu professionnel universitaire : «C'est l'une des raisons de mon engagement en faveur des penseurs des Lumières, qui n'écrivaient pas non plus pour leurs étudiants diplômés mais pour le grand public. Et ces Lumières – leur universalisme, leur foi dans le progrès et la justice – sont aujourd'hui attaquées par des intellectuels et des militants qui se prétendent, à tort, de «gauche». L’interview qui suit s’est déroulée au cours d’une balade effectuée le long des canaux médiévaux de Gand, jusqu'au site de l'ancien monastère où Susan Neiman s'apprêtait à donner sa conférence. Philosopher... En se promenant, après tout ! c'est bien ainsi que le père fondateur de la philosophie occidentale Aristote – célèbre mâle blanc mort parmi tant d'autres – l'avait initialement imaginé, non ?

***
Maarten Boudry : De nombreuses personnes de gauche pensent que le péril «woke» n'est au fond qu'une pure création imaginaire, un fantasme de droite. Pourquoi avez-vous pensé qu'il était nécessaire d'attaquer cette idéologie sous un angle explicitement de gauche ?

Susan Neiman : Au cours des deux dernières années, j'ai rencontré bon nombre d’amis, dans de nombreux pays différents, qui évoquaient – discrètement et uniquement entre amis de confiance – tel ou tel incident lié à des «excès de wokisme», la censure de telle ou telle personne pour des raisons ridicules. Et tous ces gens me confiaient, moroses : «Bon voilà, ça y est. Je suppose que je ne suis plus de gauche». Et à un certain moment, ma réaction s’est imposée : non, ce sont eux, toute cette foule de «wokistes» qui ne sont plus de gauche. J'ai donc voulu casser ce schéma binaire d’un simple affrontement entre gauche «woke» et droite, démêler toute cette confusion, pour faire en sorte que la gauche se réapproprie enfin certaines positions fondamentales, comme l'universalisme et la croyance au progrès moral. La version la plus courte de mon argument est que l’idéologie woke, bien qu'alimentée par toutes sortes d'émotions progressistes, telles que la sympathie envers l'opprimé, l'indignation exprimée par les marginalisés, aboutit en fin de compte à des idées extrêmement réactionnaires.

MB : Naturellement, vos détracteurs diront que vous apportez de l’eau au moulin de la droite.

SN : Je le comprends très bien, et j'étais très nerveuse, au début, à l'idée d'aider et de renforcer ainsi la droite. Critiquer le wokisme semble vous mettre, d’un seul coup, dans le camp des Ron De Santis, Donald Trump ou Rishi Sunak. Et bon nombre d’amis m’ont dit : «Susan, je suis entièrement d'accord avec ton point de vue, mais par pitié, change de titre ! Évite de te lancer dans toute cette mode du débat autour du woke». J'y ai pensé, bien entendu, mais je n'ai pas trouvé d'autre titre qui fonctionne. Nous savons tous de quoi nous parlons. Mais j’entendais préciser, dès la première page, qu'il s'agit d'une voix de gauche. Je suis de gauche, socialiste et je l'ai toujours été. J'ai également été assez prudente en évitant d’apparaître dans certaines émissions de droite où j'avais clairement prévenu mon éditeur que je ne mettrai pas les pieds.

MB : J'imagine qu'elles auraient bien jubilé de vous avoir, pourtant, sur le mode : «Voilà que même une philosophe de gauche s’aligne sur nos positions, maintenant !»...

SN : Je n'ai récolté qu'une seule critique émanant de la droite conservatrice, disant en substance : «Il faut d’abord se taper beaucoup de conneries de gauche pour y arriver, mais enfin, bon, elle finit par y arriver, ses arguments sont bons». Il est assez clair que je ne suis pas instrumentalisée par la droite. Mais concernant, à présent, tous ceux qui prétendent que le «phénomène woke» n'est pas un phénomène réel, je me demande juste s'ils n’auraient pas vécu au fond d’une grotte ces derniers temps. Il suffit, tout simplement, de jeter un œil à la liste de ce qui se publie et de ce qui ne se publie pas. Je parle là d’une situation mondiale, internationale. Les choses ont peut-être bien commencé dans les universités américaines, mais cela a désormais, par exemple, des conséquences évidentes sur la vie culturelle à Berlin, ville où je réside. Dans mon livre, je ne donne pas une très longue liste d'exemples, parce que je veux aller droit aux racines philosophiques de l'affaire, mais il suffit d’évoquer «l’affaire» emblématique de la critique de la traduction néerlandaise du poème d'Amanda Gorman. Voilà un parfait exemple de la raison pour laquelle toute l'idéologie dite de «l'appropriation culturelle» est si extraordinairement problématique. Rappelons les faits : Gorman choisit un traducteur en se basant sur le fait que cette personne a écrit un travail qu'elle aime. Quelqu'un qui saura faire passer ses mots. Là-dessus, une blogueuse afro-néerlandaise ou surinamaise, spécialisée dans la mode, écrit que seule une femme de couleur pourrait traduire correctement le travail de Gorman, s’interroge sur le fait qu’on n'en ait pas trouvé. Et finalement, le traducteur d'origine, qui est blanc (et également «non-binaire», au passage...) s’efface, au profit d’un traducteur néerlandais noir. Puis la chose se reproduit dans toute l'Europe. La traduction espagnole, par exemple, est refaite par une personne de couleur, les Allemands trouvant, eux, une solution très allemande, avec un comité de traduction composé de trois personnes provenant d'horizons différents. L'idée que vous ne pouvez écrire sur tel ou tel sujet que si vous avez l'identité ethnique et de genre correspondant au sujet sape le pouvoir de la culture elle-même. C’est la thèse que l’un de mes amis, un non-blanc visible [Susan Neiman fait vraisemblablement référence ici à Benjamin Zachariah], a défendue au cours de toute une série de conférences, sous le titre : «La culture, C’EST l'appropriation».

MB : Parce que rien n'y est entièrement original et que tout y est emprunté ?

SN : Ne considérons pas la culture comme une marchandise, mais comme une communication. Ce qui est fou avec l'identitarisme actuel, c'est qu'il nous réduit aux deux aspects de l'identité sur lesquels nous n'avons strictement aucun contrôle. Au lieu des idées que vous avez, des jugements que vous portez, des carrières professionnelles que vous construisez, des compétences que vous acquérez et des relations que vous établissez, vous êtes réduits aux deux éléments de l'identité sur lesquels vous avez le moins de contrôle et qui peuvent juste le mieux vous profiter en tant que victime.

MB : Parlons de l'attaque dirigée contre les «Lumières». Selon les idéologues woke, les Lumières constitueraient la racine de l'eurocentrisme, du colonialisme et du racisme.

SN : Quand j'ai entendu développer ces points de vue pour la première fois, au début de ce siècle, de la part de théoriciens postcoloniaux, j'ai pensé que c'était tout simplement trop idiot pour que l’on s'en soucie. Mais aujourd’hui, vous pouvez simplement lire sur la page Wikipédia consacré à Kant qu'il était raciste et colonialiste. Ce sont les Lumières qui ont inventé la critique de l'eurocentrisme. Il suffit d'ouvrir un livre, même pas un livre savant : quelque chose comme le très lisible et satirique roman Candide, de Voltaire, par exemple. Les penseurs des Lumières ont fermement condamné le colonialisme et le racisme. Quand les post-colonialistes soutiennent que nous devons prêter attention au reste du monde, et à la façon dont l'Europe apparaît aux yeux du reste du monde, cette idée-là, c’est le siècle des Lumières. Le fait que Kant et Voltaire ne soient pas allés aussi loin que nous le ferions aujourd'hui, par exemple dans la condamnation du racisme, doit être quelque chose dont on peut se réjouir, car cela montre que le progrès existe. Une chose qu'ils n'ont absolument pas comprise, en revanche, c'est le sexisme. Pourquoi ces gens, qui ont tant écrit sur l'universalité et les droits humains à travers les cultures, n'ont-ils pas accordé les mêmes droits aux femmes vivant juste à côté d'eux ? Ils ne l'ont pas fait. Il convient certes de rappeler que les femmes étaient contraintes de procréer, au 18ème siècle, d'une manière que nous ne pouvons même pas imaginer. Toute femme était tenue d’avoir cinq enfants, dans le but de remplacer une population humaine menacée par des taux de mortalité énormes touchant les enfants autant que les mères. Je ne voudrais pas laisser les philosophes des Lumières s'en tirer là-dessus, mais prenons, par exemple, le cas de l'amante de Voltaire, Madame du Châtelet, traductrice de Newton et auteure d’ouvrages sur l'astronomie, et qu’il respectait en tant que penseuse. Elle est morte en couches.

MB : Vous portez des jugements sévères sur Michel Foucault, le qualifiant d'au moins aussi réactionnaire qu'Edmund Burke ou Joseph de Maistre, deux figures incontournables des Anti-Lumières. Comment se fait-il alors qu'il soit considéré comme un parangon de la pensée progressiste ?

SN : J’aimerais vraiment pouvoir m’asseoir cinq minutes en compagnie de quelqu'un pensant que Foucault était progressiste et écouter l’un de ses arguments en ce sens (autre que le fait qu'il était ouvertement gay à une époque où c'était très inhabituel). Qu'il s'agisse d'écoles, de maisons de fous, de prisons ou d'autres institutions, Foucault a toujours soutenu que ce que vous considérez comme un progrès est, en fait, une forme beaucoup plus subtile de domination et de contrôle. Ainsi, chaque fois que vous essayez de faire un pas en avant, vous vous retrouvez malgré vous à faire quelque chose de plus dévastateur. La raison pour laquelle il est pire que de Maistre ou Burke, c'est qu'il a un discours beaucoup plus puissant.

MB : Plus insidieux.

SN : Oui. Absolument insidieux.

MB : Les défenseurs de Foucault vous répondraient que, contrairement aux vrais réactionnaires, il luttait contre l'oppression en dévoilant les mécanismes de celle-ci.

SN : Exact. Mais il vous donne aussi l'impression que quoi que vous fassiez pour combattre ces mécanismes d'oppression, ils sont plus grands que vous, et vous en faites même d’ailleurs partie. C'est un extraordinaire appel au défaitisme ou à la résignation. Prenons le cas des réformes pénitentiaires : où se situait-il au juste, là-dedans ? Quand les gens parlaient d'améliorations concrètes qui rendraient la vie des prisonniers meilleure, Foucault disait simplement : «Tout cela est bien trivial, bien insignifiant». Et beaucoup d'universitaires soi-disant progressistes en sont venus, à sa suite, à penser qu'il suffisait au fond de déconstruire les mécanismes du pouvoir. Mais la déconstruction n'est pas un acte politique en soi.

MB : Vos collègues universitaires rétorqueront sans doute que vous avez compris Foucault complètement de travers. 

SN : Un de mes amis m'a dit que je n'étais pas juste envers Foucault, que toute son œuvre nourrissait en réalité la libération. Évidemment, je ne voulais pas commettre d'erreur aussi grossière, alors j'ai décidé de revenir en arrière et de donner une nouvelle chance à Foucault. J'ai lu sa dernière série de conférences sur le néolibéralisme, qui se révèlent assez perspicaces en termes de diagnostic, parce qu'il écrit en 1978-1979, alors que le néolibéralisme n'avait pas encore conquis la planète. Mais quel est l'impact normatif de sa discussion, en vérité ? J'ai fait l’acquisition de tout un volume d'essais rédigés par des érudits, spécialistes de Foucault, qui ne parviennent même pas à se mettre d’accord entre eux sur le fait de savoir s'il était, lui, pour ou contre le néolibéralisme. Désolé, mais maintenant, à vrai dire, je m'en fous complètement. Je ne pense pas que patauger dans ce genre de marais scolastique soit ce dont nous avons vraiment besoin en ce moment. Quand on parle des idéologues woke, on ne parle pas d'une armée d’experts ès Foucault-Schmitt-Heidegger. De nombreux wokistes n'ont peut-être même jamais entendu parler d’aucun de ces noms-là. Pourtant, certaines de leurs hypothèses réactionnaires se sont pour ainsi dire infiltrées partout, ont imprégné le courant général, à la source.

MB : À l'origine, les Lumières visaient aussi à détruire les vieilles certitudes, les dogmes, les traditions, la foi. Mais après que toutes les vieilles idoles eurent été brisées, que restait-il d'autre à détruire ? Eh bien, disent les post-modernes : les fondements même des Lumières elles-mêmes ! Rationalité, vérité, progrès. Peut-on considérer le postmodernisme lui-même comme un enfant des Lumières, un enfant capricieux et rebelle ?

SN : Je pense que vous avez raison et le même problème se pose avec Adorno et Horkheimer. J'ai récemment échangé avec un spécialiste de leur célèbre Dialectique de la Raison, et qui défend la thèse selon laquelle tout leur projet commun visait au fond à déconstruire les fondements des Lumières, afin de construire de «nouvelles Lumières», sur de meilleurs fondements. Et là, j'ai demandé : pouvez-vous me montrer où exactement Adorno et Horkheimer défendent un tel projet ? Et sa réponse a été : «Eh bien, en fait, ils n'ont jamais écrit la deuxième partie !» (rires).

MB : Essayons de suivre à la trace vos adversaires, d’adopter leurs perspectives, une fois encore. Certes, l'eurocentrisme n'a pas été «formellement» inventé par les Lumières. Mais n'est-il pas vrai, cependant, que les Occidentaux entendent imposer leurs valeurs et leurs normes au reste du monde ? Ne désirons-nous pas, par exemple, que le monde entier adopte la démocratie ? Un tel universalisme est tout à fait étranger, disons, à la civilisation chinoise. Aujourd'hui, la Chine est également accusée de colonialisme avec son initiative des «Nouvelles Routes de la Soie», mais une différence notable ne serait-elle pas qu'elle n'a aucunement l'intention d'imposer son propre système politique aux pays africains. Nous faisons cela, en revanche. Nous prétendons posséder certaines valeurs «universelles» dont nous pensons qu'elles ne sont pas négociables. Comment réagiriez-vous à ce type d’accusation ?

SN : Le problème est que vous pourriez faire la même affirmation relativiste à propos de coutumes et traditions «indigènes» qui sont encore pires [que les traditions occidentales] : pensons aux mutilations génitales féminines. Quelqu'un comme Narendra Modi, le président indien actuel, est un parfait exemple de l'utilisation abusive d'une telle rhétorique post-coloniale et des revendications sur l'indigénité. Oui, les droits de l'homme ont été formalisés à l'origine en tant que concept en Europe, bien que des versions en existent dans d'autres cultures. Mais malgré tous les méfaits très réels du colonialisme britannique en Asie du Sud, présenterons-nous comme une mauvaise chose le fait que le colonialisme en question ait attaqué puis interdit le «Suttee» (sacrifice volontaire traditionnel des veuves sur le bûcher de leur mari) ?

MB : Peut-être qu'au fond, même celles et ceux qui font semblant de brandir le relativisme culturel sont des universalistes cachés, parce que lorsqu'il s'agit d'exemples extrêmes comme les mutilations génitales féminines et le Suttee, ils ou elles reculent ?

SN : C'est tout à fait ça. Il suffit de descendre de l'abstrait aux cas particuliers pour trouver, d’un seul coup, bien plus d'accord universel !

MB : En parlant d'universalisme, vous reliez le tribalisme de gauche d'aujourd'hui à la montée de la psychologie évolutionniste. Mais cela me semble étrange. L'une des pierres angulaires de la psychologie évolutionniste est en effet la notion d'universalisme et de nature humaine «partagée» en dépit de toutes nos différences culturelles. Si vous comparez l'esprit d'un chasseur-cueilleur d'il y a deux millions d'années avec l'esprit d'un être humain moderne, ce serait presque exactement la même chose, car l'évolution est trop lente et les différences génétiques entre les populations humaines apparaissent trop superficielles pour qu’il en soit autrement. Il me semble donc non seulement que la psychologie évolutionniste n'offre pas exactement un terrain fertile pour le tribalisme, et peut-être même, au contraire, qu'elle pourrait constituer un rempart contre cette croyance en l’existence de barrières ethniques et culturelles infranchissables.

SN : Je vois bien le type d’usage possible auquel vous vous référez. Mais permettez-moi, d’abord, de poser la question suivante. Quand vous dites : «Prenez l'esprit d'un chasseur-cueilleur d’il y a deux millions d'années», comment, au juste, l’avez-vous «pris», cet esprit ? Et comment qui ce soit d'autre pourrait bien, à son tour, «mettre la main dessus» ? Je dois admettre que c'était là la partie de mon livre dont j'étais le moins assurée et satisfaite, alors je m’en suis ouvert à mon ami Philip Kitcher, qui a commis au moins deux ouvrages sur la psychologie évolutionniste. Je l’ai prié de lire les passages en question et de me dire franchement où j’avais pu faire fausse route. Il s’est fendu de quelques suggestions mineures, mais son avis était néanmoins que j'avais bien compris le cœur de la chose. La psychologie évolutionniste est le plus grand exemple d'une pseudo-science ayant atteint la respectabilité maximale. En l’absence, pourtant, de tout fondement susceptible d’étayer ses recherches et de les prolonger. Certes, l'évolution fonctionne lentement, d’accord ! Mais nous ne bénéficions pas pour autant d’un «accès libre» à l'esprit des chasseur-cueilleurs. Nous pouvons scruter leurs ossements, étudier diverses reliques archéologiques, mais parler de leur «esprit» relève de la pure imagination. Même si nous savions ce que pensaient nos ancêtres il y a deux millions d'années, nous n'aurions absolument aucune raison de croire que nous avons les mêmes pulsions et motivations qu'eux, car au cours des deux millions d'années qui ont suivi, les cultures ont également évolué.

MB : Vous ne croyez donc pas à l'existence d'«universaux humains» (comme dans la liste de Donald Brown) censés montrer que de nombreuses cultures, évoluant indépendamment les unes des autres, ont cependant des choses en commun, telles que les intuitions morales, les émotions, les capacités cognitives ? L'explication la plus simple de cela ne serait-elle pas que nous possédons au moins quelques dispositions innées ?

SN : Je pense que nous possédons, certes, beaucoup de dispositions innées. Mais l'essentiel des principes de la psychologie évolutionniste de pointe se résume à cette seule disposition qui serait la nôtre, à savoir : la volonté de développer, sans relâche, notre propre patrimoine génétique, et à l'idée que ce serait là la base de la moindre de nos actions. De ce point de vue, les psychologues évolutionnistes posent ce qu'ils appellent le «problème de l'altruisme». Assez significatif, en vérité, qu’ils considèrent cela comme un problème ! En fait, l'altruisme est assez courant dans le monde vivant, comme vous pouvez le lire dans les livres de Frans de Waal. Et pour expliquer l'altruisme, ils disent des choses comme : vous sacrifierez vos propres intérêts si et seulement si vous augmentez le patrimoine génétique de vos proches, au profit soit de deux enfants, soit de quatre nièces ou neveux, etc. Tout cela a un côté presque comique, parodique. Ce n'est pas une coïncidence si la psychologie évolutionniste a été réinventée, et reconditionnée, à l'époque où tout le monde a commencé à répéter l'affirmation de Margaret Thatcher selon laquelle «il n'y a pas d'alternative» au néolibéralisme mondial. Les gens ont spéculé sur la nature humaine pendant des milliers d'années mais, comme l'a souligné Rousseau, nous projetons toujours nos propres idées préconçues sur la nature humaine. Seulement voilà : tout d’un coup, quelque chose débarque, qui s'appelle «la science» et si vous n'êtes pas d'accord avec elle, vous êtes forcément rangé dans le camp de l'un ou l’autre de ces créationnistes dérangés…

MB : Mais supposons que vous ayez raison de dire que la psychologie évolutionniste est une pseudo-science. Pourtant, les plus grands adversaires de la psychologie évolutionniste sont les wokistes. Eux détestent absolument ça.

SN : Une attaque woke contre la psychologie évolutionniste ? Ah bon ! Il faudrait me la montrer. Parce que je ne l’ai encore jamais rencontrée.

MB : Eh bien, cette psychologie est présentée comme sexiste, car essentialisant les différences entre hommes et femmes.

SN : Ma foi, c'est le cas ! Mais cela, même nos chers wokistes l’assument. Vous ne pouvez pas grandir dans un tel milieu sans absorber ce genre de discours. Une fois, j'ai parlé de psychologie évolutionniste avec mon fils, qui est un réalisateur de documentaires et un penseur très «woke», quoique sophistiqué. Et il m'a juste dit : «Eh bien, ce n'est que de la science !»

MB : Que diriez-vous d'une autre source intellectuelle prêtée au wokisme, à savoir le marxisme ? Certains ont soutenu que le wokisme est fondamentalement l'application des schémas de pensée marxistes dans la sphère non-économique, donc à la sexualité, au genre, à l'ethnicité. Vous divisez la société en deux groupes, les oppresseurs et les victimes, on se retrouve avec un jeu à somme nulle, avec un no man's land au milieu. Les deux groupes ont leur propre conscience collective, mais la classe des victimes est épistémiquement privilégiée en raison de sa victimisation. Et si vous n'êtes pas d'accord, vous souffrez de «fausse conscience».

SN : C'est là une vision bien réductrice du marxisme, même si je dois dire ici que je suis socialiste, pas marxiste, pour plusieurs raisons, mais principalement parce que Marx était un réductionniste de classe, du moins dans ses écrits tardifs. Au 19ème  siècle, cela avait un sens de l’être, mais ce serait une façon ridicule de diviser les gens au 21ème siècle. Les gens ne font pas seulement les choses en fonction de leur intérêt de classe, et c'est un euphémisme. Marx s’est ainsi trompé de deux côtés : d’abord de celui des millions de gens de la classe moyenne ayant un jour soutenu le socialisme, non pas à cause de leur intérêt de classe mais à cause d'un sens de la justice ; et, de l’autre, de celui des millions de gens de la classe ouvrière qui ont continué, vaille que vaille, à défendre des intérêts réactionnaires.

MB : De la même manière, les personnes non-blanches ne suivant pas la ligne du parti, comme Ayaan Hirsi Ali ou John McWhorter, sont rejetées comme des «traîtres à la race» ou des «oncles Tom».

SN : Ce genre de pensée est très en vogue. Un de mes amis, éminent historien indien (et à ce dernier titre représentant pourtant évidemment bien identifié d’une «minorité visible») travaille sur les racines fascistes du post-colonialisme. Et bien, il s’est vu débarqué, tout simplement, par de nombreuses institutions ! Ça, c'est vraiment un problème. Si vous voulez représenter un groupe particulier, les seules voix considérées comme «authentiques» au sein de celui-ci seront celles qui insistent sur la victimisation maximale. J'ai moi-même été traitée d'antisémite par un certain nombre de journaux allemands, et de «traître à ma race» par certains juifs conservateurs, parce que je défends cette idée étrange selon laquelle les Palestiniens méritent les mêmes droits que les Israéliens et du fait que je ne considère pas le fait d’être juif comme un motif fondamental d’auto-victimisation. Bien sûr, tout wokiste sera par principe pro-palestiniens à ce stade de l'histoire, les Palestiniens constituant un groupe victime évident. Mais je soutiens, moi, les droits civiques des Palestiniens du fait que je suis universaliste, pas parce que je me rangerais de manière automatique et immédiate du côté des gens de couleur.

MB : Êtes-vous d'accord pour dire que la montée de la droite dure («l'alt-right») est en partie motivée par le wokisme ? Les deux factions ne se rendent-elles pas mutuellement folles ?

SN : Il y a du vrai là-dedans. J'ai rencontré des gens tellement rebutés par les idées woke qu'ils disent évoluer vers le centre ou le centre-droit. Mais ce qui reste plus courant, c'est que les gens qui se situeraient à gauche se retirent purement et simplement de tout engagement politique, parce qu'ils ont le sentiment que la gauche a été capturée, confisquée. Je termine le livre en rappelant aux gens comment les fascistes sont arrivés au pouvoir en 1933 : si les gauchistes avaient formé un front uni contre le fascisme, le monde aurait été épargné d'une terrible guerre. Le problème est que la gauche dévore toujours ses propres enfants et passe à côté du vrai danger. Donald Trump pourrait vraiment redevenir président. Le Pen pourrait battre Macron si des élections avaient lieu aujourd'hui. Le président du plus grand pays du monde est un fasciste, selon mes amis indiens. Les dangers de notre époque sont bien réels et nous devons renforcer nos propres rangs».

Traduction française : Le Moine Bleu

mercredi 21 juin 2023

La liberté, pour quoi faire ?

 

≪La liberté ? 
Mais pourquoi donc que t'aurais besoin 
d'un truc pareil ?  
Alors que t'as déjà la télévision, 
et puis l'Intervision, 
sans oublier l'Eurovision ?
 La liberté ? 
Avec tout ce pognon 
qui te ruisselle dessus 
à profusion ? 
À quoi qu'elle te sert, ta liberté, 
à côté de tous ces trucs 
que t'accumuleras 
encore, et encore ? 
Allez, en marche ! 
On y va !
Bras-dessus, bras-dessous, ouais ! 
Au soleil radieux 
de ce nouveau monde... 

Tiens, on va plutôt construire un nouveau pont, 
au nom du président Machin, 
Allez !
Marchons bras-dessus, bras-dessous, je te dis, au soleil radieux
 de ce nouveau monde. 
Et puis on en construira encore, pleins d'autres, des ponts, 
au nom du président Machin. 
La Liberté, tu dis ? 
Mais à quoi qu'elle te sert, ta liberté ? 
T'as déjà des bus, non ? 
Des bus pour aller bosser. 
Et pis des rations gratuite de pinard,
t'en as, 
et de bibine, 
et j'en passe... 
Alors, dis-moi : 
à quoi qu'elle te sert, ta liberté ? 
T'as déjà des gens, non, plus qu'il n'en faut, 
des gens à qui rendre un bel hommage. 
Et aussi la coupe du monde 86, 
non ? 
Alors, la liberté... ? 
Allez, marchons plutôt,
 bras-dessus, bras-dessous : 
au soleil radieux de ce nouveau monde. 
Et pense à ce nouveau pont, 
qu'on va bientôt construire, tiens ! 
au nom du Président Tartempion... 
À quoi qu'elle sert, ta liberté ? 
Pas vrai que t'as déjà tous ces films géniaux 
à regarder ?
Pas vrai que t'as même le droit de manifester, dans la rue, 
des fois ? 
Et puis que la prospérité jaillit, 
de toutes ces expos que tu vas voir, 
magnifiques ? 
Et que t'as du pain 
et des jeux ? 

Alors, quoi, c'est ça ?
Vous courbez tous la tête 
devant le président Machin, 
Oh, tu m'entends ? 
Que se passe-t-il ici, 
depuis tout ce temps ? 
Quel bruit ce monde de mort 
répand-il tout autour de lui ? 
Monde désastreux, en vérité : 
divisé par ces frontières qui te séparent 
des gens que t'aimes, à qui tu ne parles qu'à coup de courrier, que tu ne peux sentir qu'à travers l'odeur de ta colle à timbre,
 juste parce qu'ils vivent ailleurs, 
loin d'ici. 
Tout un chacun, dans ce monde-là, est gourmand, 
et puis cupide, 
ne rêve que d'argent, et d'entreprises. 
Quelques geeks qui mènent la danse politicienne. 
Et les plus puissants d'entre eux, qui 
fantasment d'une gouvernance intergalactique... 
Monde du Désastre, en vérité ! 
En voilà un : un "Discours du Septième Jour", 
en ce monde terrible qui est le nôtre, 
en ce présent qui est le nôtre... ≫
 
Po co wolność, par Kult (1989)