La Théorie Critique allemande semble peu à peu sortir, en France, de l'ignorance crasse dans laquelle elle se trouvait encore confinée voilà quelques années. Elle paraît même désormais relativement à la mode, dans ces milieux même (l'Université gauchiste) où son inexistence transcendantale en impliquait ou sous-entendait naguère tant d'autres : celle des concepts de réification, d'aliénation, de dialectique, en particulier, cette dernière se voyant imperturbablement traitée en chienne crevée par le structuralisme dominant antédiluvien. Certes, n'en déplaise à M. Bégaudeau, réhabiliter la dialectique elle-même auprès d'un tel milieu avide de rigueur, de distinction conceptuelle et de coupure de cheveux en quatre épistémologique, demanderait, selon nos calculs, bien plus de temps encore. Notre hypothèse, à dire vrai, est qu'une telle réhabilitation est au fond impossible, exactement pour la même raison que le début de vogue actuelle dont bénéficie la Théorie Critique en France se trouve fondé sur un énorme malentendu, destiné à la dissipation prochaine. La dialectique dont usent, en effet, comme de leur arme préférée, des gens tels que Adorno et Horkheimer (le cas de Marcuse étant différent), est essentiellement négative. Elle ne se présente nullement sous la forme d'une idéologie méthodique rapidement mobilisable : d'un ≪guide pour l'action≫, comme on disait autrefois partout (et comme on dit aujourd'hui toujours à Paris-8 ou Paris-10) du marxisme-léninisme. Un ≪guide pour l'action≫ auquel, pourtant, très souvent, ses thuriféraires actuels paraissent désirer associer la Théorie Critique, contre son esprit et sa lettre même. Car cette négativité fondamentale colorant ≪sa≫ dialectique, ignorant toute synthèse, toute réconciliation des termes qu'elle met en conflit, assumant ainsi par principe une tendance immanente au blocage interne (conceptuel), et à la reconduction (externe) de la misère réelle, a une conséquence pratique, ou plutôt anti-pratique, assez évidente sur le statut d'un tel courant de pensée, lequel s'ancre, quoi qu'on puisse prétendre ou espérer à ce sujet, dans un pessimisme programmatique indécrottable (au reste, on connaît la fascination native et maintenue de Horkheimer pour Schopenhauer, à qui il doit, au moins autant qu'à Hegel ou Marx, sa personnalité philosophique). Ce qui le rend, à nos yeux, très intéressant mais fondamentalement inutile, en revanche, aux mains de tout entrepreneur idéologique tenté de le mettre au travail militant. Citons, pourtant, à titre d'exemple récent d'une telle tentation productiviste, le projet de faire subir ≪l'épreuve de la pensée décoloniale≫ [sic] à son extraordinaire Crépuscule, lors d'un colloque sis les 14 et 15 juin derniers à l'Université de Panthéon-Sorbonne. Ou encore l'usage jugé politiquement fécond (comprendre : au plan activiste) d'une critique susceptible de ≪nous aider à réinventer pour notre époque un sujet politique qui articule ensemble luttes sociales et luttes écologiques≫, défendu par Jean-Baptiste Vuillerod dans son petit livre, par ailleurs intéressant, intitulé Theodor W. Adorno, La domination de la nature (Amsterdam, 2021). ≪Réinventer un sujet politique≫, diantre. S'il eût été question de ≪procès de subjectivation≫, encore, on aurait compris. Enfin ! disons qu'on se serait au moins retrouvé en territoire connu (quoique déterritorialisant). Reste qu'on se demande encore à cette heure quelle forme concrète pourrait bien revêtir cette fameuse réinvention de sujet, en termes très pragmatiques de ≪rapports de force≫. Mystère. Adorno et ses complices fourniraient-ils des clés stratégiques nouvelles et décisives contre l'existant ? Il nous semble, très modestement, que ce que procure la Théorie Critique, c'est (et, certes, ce n'est pas rien) la conviction renforcée que ce monde est intégralement mauvais et, semblablement, presque intégralement capable (≪expérience non-réglée≫ exceptée, mais cette expérience, chère à Alexander Neumann et aux disciples d'Oskar Negt, n'est en réalité guère thématisée chez Adorno, qui n'en présente que l'intuition géniale dans ses tout derniers écrits sociologiques) de retourner et corrompre tout projet prétendument dirigé contre lui suivant des modalités d'action (autoritaires, en particulier) qu'en réalité, il aura inspirées et sous-tendues. Défendre, donc, ou tenter de préserver un peu de l'imperceptible et indicible trace utopique d'un au-delà possible des faits, d'une métaphysique dont les vaincus de l'Histoire, seuls, incarnent, toujours, la vérité infiniment douloureuse et nostalgique, voilà le travail de la Théorie Critique. Vous conviendrez volontiers que tout cela n'est guère mobilisateur, manque cruellement de ≪boucle de rétroaction≫, comme dit la sociologie sérieuse, et qu'on aura bien du mal à en faire des soirées dansantes, là-dessus, au Lieu-Dit, ou à la Parole errante.
Contrastant quelque peu avec ces dernières tentatives, Enzo Traverso, pointait, lui, de manière plus lucide, et plus ancienne (dans un article de 2013 intitulé ≪Adorno et les antinomies de l'industrie culturelle≫) le grand ≪malentendu≫ ─ le terme est imparable ─ ayant permis d'associer Adorno au mouvement étudiant allemand de la fin des années 1960. Et il rappelle la façon, lamentable, dont le malentendu prit fin à l'époque : ≪[Adorno]... L’ex-exilé n’a rien d’un subversif. Son conflit avec le mouvement des étudiants allemands, en janvier 1969, lorsqu’il appelle la police pour évacuer l’Institut de Recherches Sociales occupé, n’est que l’épilogue inévitable d’un long malentendu. Tandis que la police l’embarque, un des leaders de la contestation, Hans-Jürgen Krahl, le qualifie de «théoricien critique de merde≫. Pourquoi ce malentendu d'un Adorno mouvementiste cesserait-il brusquement d'en être un ? Pourquoi ce qui était valable en 2013 (et avant) cesserait-il de l'être aujourd'hui ? La sympathie évidente des Francfortois pour les révoltes étudiantes de ce temps ne saurait éclipser les très lourdes réserves qu'ils nourrissaient aussi à leur endroit (concernant leur anti-américanisme irréfléchi, leur stalinisme invétéré, leur haine abstraite du Droit, de la démocratie, de la culture bourgeoises, leur goût non moins abstrait pour la violence militariste et viriliste : tous défauts pouvant être mentionnés, précisons-le évidemment, pour qualifier le gauchisme mainstream actuel, lequel rajoute désormais à ces joyeusetés la complaisance occasionnelle pour l'islamisme, le mysticisme, l'aliénation par le sport, le narcissisme informatique, la haine des Juifs). Au passage, Traverso oublie, au terme de l'extrait cité, de rappeler (ce qui eût été plus honnête, éclairant et complet) l'affection indéfectible ayant malgré tout uni, jusqu'au bout, Krahl (l'insulteur d'Adorno) et ce dernier, sans oublier Horkheimer, qui assura sa famille de ses pleins soutien et solidarité après le décès tragique de Krahl en 1970. Cela l'aurait probablement conduit à admettre que, pour reprendre les mots même de Marcuse (que l'appel aux flics d'Adorno avait évidemment et légitimement scandalisé), la Théorie Critique avait bien dans une mesure décisive participé malgré elle, à son corps défendant et quoi qu'elle pût incarner au plan institutionnel, à la subversion généralisée du statu quo capitaliste au cours du vingtième siècle ; qu'elle avait bel et bien «appris à toute une génération à se révolter», mais en dehors de tout cadre militant conçu lui-même, par elle, comme largement aliéné depuis au moins les années 1940. Le pari qu'il convient de faire ici au sujet de cette oeuvre est donc le suivant, et toujours le même : concevoir la possibilité d'un discours subversif en son pessimisme intégral même (ce que Marcuse et Adorno trouvaient, pour leur part, chez le conservateur Freud), ce pessimisme lui imposant de considérer la production théorique relative au monde corrompu par la domination du Capital, comme la dernière et unique modalité critique possible. Cette production théorique devant, qui plus est, intervenir (du point de vue de ce discours même) et se voir délivrée au sein d'un cadre très platonicien : celui, institutionnel, universitaire, hiérarchique et sélectif d'un Institut de Recherche seul censé faire pièce, un tant soit peu, à l'effondrement général du niveau culturel post-bourgeois, sous la pression du nouveau monde administré. Le postulat d'un tel ≪besoin≫ de tyrannie, de philosophe-roi était conscient et assumé chez les Francfortois (Marcuse compris). Ce tropisme mandarinal fonctionnerait-il alors comme un ressort possible, inconscient ou inavoué, de l'étonnante redécouverte en cours, en France, de la Théorie Critique ? Qui sait. Une chose est sûre, cependant. Gorgée comme elle se trouve de foucaldisme, de derridisme, de deleuzisme, bref : misologue comme elle est d'ordinaire, l'Université Française se trouverait, à notre sens, très rapidement embarrassée d'une oeuvre n'ayant jamais cessé (de quelque filiation francfortoise que Foucault ait pu explicitement, là-dessus, se prévaloir) de critiquer la Raison depuis la Raison elle-même, et de revendiquer jusqu'au bout l'héritage émancipateur de l'Aufklärung la plus désespérément et classiquement (quoique dialectiquement) universaliste. Ce dont tout le monde devra bien finir par convenir, à la lecture, par exemple, des ultimes Notes critiques, de Horkheimer. En sorte que, à mesure que les textes de cette tradition jadis inconnue seront ainsi traduits, lus, décortiqués, discutés les uns après les autres (et, de fait, rendus accessibles à un public de plus en plus large, dedans et hors l'Université), tous les ≪malentendus≫ évoqués ici, comme bien d'autres relatifs à ce même courant, devraient se voir progressivement levés.
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