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mercredi 17 juillet 2024

Des idées vulgaires

 (Aleksandr Kosnichyov, Moine, 2006)

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≪Je vous raconterai, messieurs, une autre anecdote sur Ivan Fiodorovitch lui-même, une anecdote des plus intéressantes et des plus caractéristiques. Voilà cinq jours, pas plus, dans une société de notre ville, essentiellement féminine, il a déclaré solennellement dans un débat qu'il n'y avait absolument rien sur la terre entière qui puisse obliger les gens à s'aimer les uns les autres, que cette loi de la nature selon laquelle l'homme devait aimer l'humanité n'existait pas, et que, si l'amour avait existé sur terre jusqu'à présent, ce n'était pas suite à une loi naturelle, mais uniquement parce que les gens croyaient en leur immortalité. Ivan Fiodorovitch ajoutait à cela entre parenthèses que toute la loi naturelle consistait en ceci qu'il suffisait d'anéantir en l'homme sa foi en son immortalité pour que s'effacent en lui immédiatement non seulement l'amour, mais toute force vitale pour continuer la vie dans le monde. Bien plus : à ce moment-là, il n'y aura plus rien d'immoral, tout sera permis, même l'anthropophagie. Mais, plus encore, il concluait en affirmant que, pour tout individu comme, par exemple, vous et moi, qui ne croit pas en Dieu, ni en son immortalité, la loi morale de la nature devait immédiatement se transformer dans le contraire absolu de la loi précédente, la loi religieuse, et que l'égoïsme et même le crime non seulement devraient être permis, mais être même reconnus comme nécessaires, comme la solution la plus raisonnable, pour ne pas dire la plus noble, de tous les problèmes de l'homme. ≫

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≪Toute sa théorie, c'est de la crapulerie ! L'humanité se trouvera des forces toute seule pour vivre pour la vertu, même sans croire à l'immortalité de l'âme ! Dans l'amour de la liberté, de l'égalité, de la fraternité, elle la trouvera...
Rakitine s'était échauffé, il n'arrivait presque pas à se contrôler. Mais, brusquement, comme s'il se souvenait de quelque chose, il s'arrêta.
─ Bon, ça suffit, reprit-il, avec un sourire encore plus torve qu'avant. Pourquoi tu ris ? Tu penses que j'ai des idées vulgaires ? ≫

(Dostoïevski, Les Frères Karamazov, I, 6, 
traduction : André Markowicz)

dimanche 16 mars 2014

Gangsters, malfrats et révolutionnaires (3) Dostoïevski au gnouf

Dostoievski, bagnard russe du temps où les bagnes existaient en Russie.

Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski tombe au petit matin du 23 avril 1849 pour « activités subversives clandestines ». Il lui est reproché, entre autres ignominies, d’avoir fréquenté à Petersbourg le cercle littéraire et politique de Petrachevski (rencontré par l’écrivain au printemps 1846), et de s’y être prononcé à titre personnel – au cours des « vendredis » de ce groupe – en faveur de réformes modestes touchant la presse, le servage, le Droit civil et pénal. L’engagement de Dostoïevski, comme celui de l’ensemble des Petrachevski bientôt condamnés avec lui, paraît certes bien timide en regard des peines extrêmement lourdes dont l’État, aussitôt, les écrase. Et certains imbéciles démocrates d’aujourd’hui – sans même parler des clowns pro-russes et nostalgiques stalino-tchékistes habituels – ne manqueront point, au rappel de ces événements sinistres, d’en rajouter une louche sur l’horreur décidément incommensurable ! d’un régime tsariste barbare justement balayé, quelques décennies plus tard, par la sublime insurrection de 1917 (ceci quoique les pro-russes actuels éprouvent désormais le plus grand mal qu’on sait à trouver les insurrections sublimes, que ce soit en Ukraine ou ailleurs). Bref, Poutine ne serait pas Nicolas 1er, il en serait même l’exact opposé, et la continuité séculaire assurée en Russie – dans les consciences mêmes, et d’un régime à l’autre – d’une logique autocratique à dominante pénitentiaire serait une pure vue de l’esprit occidentaliste. Peu importe que Herzen (pour nos lecteurs les plus jeunes : un vilain libéral-libertaire de l’époque, à tendance violemment BHListe) ait célébré un jour l’ouvrage du Marquis de Custine (pour nos lectrices les plus innocentes : un ignoble activiste du Mariage pour tous et des lobbys homosexuels français d’autrefois), traitant de ces questions dès la fin des années 1840, comme « le livre le plus intelligent jamais écrit par un étranger sur la Russie ». Et peu importe, bien sûr, plus près de nous, les deux ans de camp de travail infligés (suite, rappelons-le, à leur simple irruption musicale dans une église) aux très couillues Pussy Riot (dérisoirement moquées par les antiféministes crasseux d’aujourd’hui, lesquels sont soit des châtrés soit des fascistes, et le plus souvent les deux) sur ordre d’une crapule mafieuse du KGB prenant directement ses ordres cléricaux quotidiens auprès du répugnant patriarche Kiril.
Bref.
Ce qui nous intéresse ici, c’est le regard particulier jeté par Dostoïevski sur le bagne et ceux qui le peuplent, majoritairement contre leur gré.
Condamné à mort le 16 novembre 1849 avec 20 autres accusés, au terme de son procès, l’écrivain subit d’abord un cruel simulacre d’exécution, le 22 décembre au petit jour, puis est transféré au camp de Omsk, où il arrive le 23 janvier 1850.
Il y passera exactement quatre ans, qui changeront radicalement sa perception des réalités russes, le prisonnier russe incarnant ensuite pour Dostoïevski une sorte de raccourci symbolique privilégié de l’âme russe elle-même. Sa religiosité congénitale, sa violence anomique décomplexée, sa tendance égale à l’excès et à la soumission, son respect sans question de l’autorité de caste, mêlé cependant d’un ressentiment, d’une haine viscérale et inextinguible des riches : tout cela résume la Russie aux yeux de Dostoïevski, lequel bascule d’un même mouvement, après cette expérience carcérale, dans le christianisme messianique, le panslavisme et, conséquemment, la détestation systématique de l’Occident (de la France en particulier, alors qu’avant son emprisonnement, Dostoïevski était autant francophile que francophone) : un Occident conchiant volontiers, certes, hier autant qu’aujourd’hui, l’épouvantable servilité russe prenant presque valeur de tradition locale.

Ces textes nous parlent aussi d’un certain invariant carcéral : l’opposition, dont on méditera encore et toujours la possible pertinence, entre «politiques» et «droit commun», révoltés et voyous, gangsters et révolutionnaires. La raison en est simple : Dostoïevski eut, au bagne, des rapports aussi difficiles avec les uns qu’avec les autres (sa préférence allant néanmoins aux simples délinquants). La taule représente-t-elle un simple résumé de la société de classes, concentrant simplement, accusant les misères objectives de l’extérieur (domination, libéralisme, injustice, ineptie des rapports humains) ? Doit-elle, au contraire, faire l’objet de discours et de pratiques spécifiques, voire spécialisés, et être considérée le creuset fondamental des grandes révoltes prométhéennes de l’avenir, au nom de la détermination, du courage et de la force propres à ceux que ces qualités font inévitablement, partout sur cette planète, jeter au gnouf un jour ou l’autre ?
Il est probable que ces interrogations dureront autant que le gauchisme lui-même, ce dernier étant entendu ici par nous au sens noble (profitez-en ou rassurez-vous, comme vous voudrez : cela ne sera, loin s’en faut, pas toujours le cas) comme un certain besoin d’inquiétude sociale radicale, hautement et parfaitement conscient de lui-même.


Pornographes occidentalistes et féministes pro-sionistes à la solde de la CIA et de la pédophilie organisée du FMI attendant leur juste sort dans un luxueux réduit démocratique du fond de l'Axe du Bien, 2012.
 

« Au bagne, dans le milieu qui l’entourait, il y avait naturellement bien des choses qu’il ne remarquait pas, et d’ailleurs ne voulait pas remarquer. Il vivait pour ainsi dire les yeux baissés : il avait une peine insurmontable et du dégoût à regarder. Mais, finalement, bien des choses l’étonnèrent et, comme malgré lui, il commença à remarquer ce que précédemment il ne soupçonnait même pas. D’une façon générale, ce qui l’étonna le plus, ce fut l’abîme infranchissable, effrayant, qu’il y avait entre lui et tous ces gens. Ils appartenaient, lui semblait-il, eux et lui, à des nations différentes. Ils se regardaient, eux et lui, avec méfiance et inimitié. Il savait les raisons de cette désunion et les comprenait ; mais jamais auparavant il n’aurait admis que ces raisons fussent réellement si profondes et si fortes. Au bagne, il y avait aussi des Polonais, déportés criminels politiques. Ceux-là considéraient purement et simplement tout ce peuple comme des ignorants et des manants et le méprisaient de tout leur haut ; Raskolnikov, lui, ne pouvait juger ainsi : il voyait clairement que ces ignorants étaient sur bien des points infiniment plus sensés que ces mêmes Polonais. Il y avait aussi des Russes qui méprisaient non moins grandement ce peuple, un ancien officier et deux séminaristes : Raskolnikov remarquait clairement leur erreur, à eux aussi.
Lui-même, on ne l’aimait pas ; tout le monde le fuyait. Sur la fin, on commença même à le haïr, et pourquoi ? Il n’en savait rien. On le méprisait, on riait de lui, on riait de son crime, ceux-là mêmes qui étaient infiniment plus criminels que lui.
« Tu es du côté des maîtres ! lui disait-on. Était-ce à toi de lever la hache ? Ce n’est pas l’affaire des maîtres. »
Dans la seconde semaine du grand carême, son tour vint de se préparer à communier avec sa chambrée. Il allait à l’église et priait avec les autres. Pour quelle raison, il ne le savait pas lui-même, mais une dispute se produisit un jour ; tous tombèrent sur lui avec exaspération :
« Tu es un athée ! Tu ne crois pas en Dieu ! lui criait-on. Tu mériterais qu’on te tue. »
Il ne parlait jamais avec eux de Dieu ni de religion, et pourtant ils voulaient le tuer comme impie. Il se taisait et ne leur répliquait rien. Un bagnard se jeta sur lui dans un véritable accès de rage ; Raskolnikov l’attendit calmement et sans ouvrir la bouche. Il ne fronça pas le sourcil, pas un trait de son visage ne bougea. Le soldat de garde put à temps s’interposer entre lui et le meurtrier, autrement le sang aurait coulé. »

(Crime et Châtiment)

Note : le nom de Raskolnikov vient de Raskolnik (« vieux-croyant » : variété d’hérétiques schismatiques russes demeurés fidèles à la « vieille foi », celle d’avant les réformes d’un certain patriarche Nicon (ni très malin, assurément) au milieu du XVIIème siècle. À l’époque de Dostoïevski, la secte comptait encore quelque dix millions d’adeptes, rebelles durement réprimés, fournissant de vastes contingents pénitentiaires. Au chapitre III de ses Souvenirs de la maison des morts, Dostoïevski dresse ainsi le portrait fort élogieux d’un de ces « vieux-croyants » (incendieur d’églises officielles, en l’occurrence) entouré, selon l’écrivain, au bagne, du respect (et de la considération) général. Il est probable qu’il s’en soit souvenu au moment de la rédaction de Crime et Châtiment.

                                                            ***
 

« Dans l’attente du changement de fers, je m’entretins avec Joachim Akimytch de mes premières impressions de bagne.
- Oui, ils n’aiment pas les nobles, remarqua-t-il, surtout les politiques, ils les mangeraient tout vifs, et ça se comprend… D’abord, vous êtes d’autres hommes qui ne leur ressemblent pas, et ensuite eux tous, ils étaient autrefois ou bien serfs, ou bien soldats. Jugez vous-mêmes s’ils peuvent vous aimer. »

(Souvenirs de la maison des morts)

                                                            ***
 

« J’ai toujours été étonné de l’extraordinaire bonhomie, de l’absence de rancune avec laquelle tous ces battus parlaient de la façon dont on les battait, et de ceux qui les battaient. Souvent on ne percevait pas l’ombre de rancune ou de haine dans un récit qui, par moments, me soulevait le cœur ou le faisait battre violemment. Eux, racontaient et riaient comme des enfants (…) Il n’est pas possible, me disais-je parfois, qu’ils se jugent entièrement coupables et dignes du châtiment corporel, surtout quand ils ont péché non pas contre les leurs mais contre des chefs. La plupart ne se reconnaissaient nullement coupables. Je l’ai déjà dit, je n’ai jamais remarqué chez eux de remords, même dans les cas où le crime avait été commis contre leur propre milieu. Des crimes contre les supérieurs, inutile de parler. Il me semblait parfois que, dans ce dernier cas, il y avait de leur part une façon particulière, comment dirai-je ? pratique ou, mieux, pragmatique de voir les choses. Ils prenaient en considération le destin, le caractère inéluctable du fait, et cela non point après réflexion, mais simplement, inconsciemment, comme une espèce de foi.
Le forçat a beau être porté toujours à se sentir dans son droit pour les crimes contre les autorités, de sorte que pour lui il n’y a même pas de problème, il a cependant conscience, pratiquement, que les autorités voient son crime d’un tout autre œil et que, par conséquent, il doit être puni : après quoi on est quitte. La lutte, ici, est réciproque. Le criminel sait, à n’en pas douter, qu’il est acquitté au tribunal de son milieu originel, du simple peuple, lequel, encore une fois il le sait, ne le condamnera jamais entièrement, et la plupart du temps l’acquittera même tout à fait, pourvu que son péché n’ait pas été contre les siens, contre ses frères, contre le simple peuple dont il sort. Sa conscience est tranquille, or sa conscience fait sa force : il n’est pas troublé moralement, et c’est l’essentiel. Il sent, dirait-on, qu’il a sur quoi s’appuyer, et c’est pourquoi il ne hait pas : il accepte ce qui lui est arrivé comme un fait inévitable, qui n’a pas commencé avec lui et ne finira pas avec lui, mais durera encore longtemps au cours d’une lutte instituée une fois pour toutes, passive, mais acharnée. Quel soldat hait personnellement le Turc, quand il fait la guerre ? Pourtant, le Turc l’égorge, le perce de sa baïonnette, tire sur lui. »

(Souvenirs de la maison des morts)