Affichage des articles dont le libellé est Hegel. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Hegel. Afficher tous les articles

vendredi 15 novembre 2024

Cultivons nos différences (ou : comment le Peuple finit toujours par se faire uniquer)

≪La pluralité se manifesterait sous forme de séparation liante. N'est-ce pas très exactement ce paradoxe de la pluralité humaine que La Boétie cherche à pointer lorsqu'il a recours à une bizarrerie ou une invention orthographique ─ le tous uns ─ afin de mieux nous faire comprendre la particularité de ce lien tel que l'ipséité persiste jusque dans la constitution du "tous" ? La nature a resserré, écrit-il, "le noeud de notre alliance et société ; si elle a montré en toutes choses qu'elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns". Or, c'est sur ce "tous uns" que peut s'exercer, que s'exerce la force susceptible d'engendrer la servitude volontaire. La pluralité humaine s'avère donc irrémédiablement fragile ; ainsi en va-t-il de même de la liberté. C'est parce que la liberté humaine trouve son origine dans la pluralité, dans ce tous uns, qu'elle est exposée à se renverser en son contraire, de même que ce tous uns est exposé à se métamorphoser en une autre configuration, le tous Un. De là l'extraordinaire novation laboétienne qui enseigne à mieux comprendre cette étrange parenté entre le désir de liberté et le désir de servitude, puisqu'elle affine notre regard au point de lui permettre de distinguer les lieux de passage entre les deux désirs et qui se donnent à voir, pour autant que l'on s'attache à suivre les étonnantes aventures de la pluralité.≫ 

(Miguel Abensour, ≪Arendt, la critique du totalitarisme et la servitude volontaire≫, 2009)   

mardi 9 avril 2024

Comment des classes sont-elles possibles ? (8) Dialectique médiévale

La dernière fois qu'un cardinal vous a fait cet effet, à vous ? 

1
≪ Le chien et les animaux de la même espèce sont unis à cause d'une commune nature spécifique [note du MB : aujourd'hui, on parlerait d'ADN] qui se trouve en eux, nature spécifique qui, de toute façon, serait contractée en eux même si l'intellect de Platon ne s'était pas forgé les espèces par la comparaison des similitudes entre les individus. L'intelliger est donc postérieur à l'être et au vivre quant à son opération, puisque, par son opération, l'intelliger ne peut donner ni l'être ni le vivre, ni l'intelliger même ; mais du point de vue des choses intelligées, l'intelliger de l'intellect lui-même suit aussi par analogie l'être, le vivre et l'intelliger de la nature. C'est pourquoi les universaux qu'on fabrique en comparant entre eux les individus sont similaires aux universaux contractés dans les choses particulières ; et ces universaux sont déjà dans l'intellect même de façon contractée, avant même que celui-ci ne les développe, par son acte d'intellection (qui est son opération propre) dans l'extériorité où ils sont connus. On ne peut en effet rien intelliger qui ne soit pas déjà en soi-même de façon contractée. En intelligeant, l'intellect développe, au moyen de notions et de signes comparatifs, un monde de similitudes qu'il contracte en lui. 
≪ Les péripatéticiens ont, d'une certaine façon, raison de dire que les universaux n'existent pas en acte en dehors des choses. Seul le singulier est en acte, lui en qui les universaux sont, sur le mode de la contraction, le singulier même. Les universaux ont pourtant, conformément à l'ordre de la nature, un certain être universel, susceptible d'être contracté par le singulier, non pas que les universaux soient en acte avant la contraction, ce qui serait contraire à l'ordre de la nature (puisque l'universel susceptible d'être contracté n'a pas de subsistance propre), mais ils sont en acte dans ce qui est en acte ; ainsi le point, la ligne, la surface précèdent, selon un ordre progressif, le corps dans lequel seul ils sont en acte. En effet, les universaux (...) ne sont pas seulement des êtres de raison, bien qu'on ne puisse pas les trouver en acte en dehors des singuliers, de même que la ligne et la surface, bien qu'on ne puisse les trouver en dehors des corps, ne sont pas pour autant de simples êtres de raison, puisqu'ils sont dans les corps comme les universaux sont dans les choses singulières. Cependant, l'intellect les fait exister en dehors des choses au moyen de l'abstraction (...) et c'est cette abstraction qui est un être de raison.≫
(Nicolas de Cues, La docte ignorance, 1440)

vendredi 26 août 2022

Matière et individuation

(Trois exemplaires de l'espèce dernière)

≪Où la division du genre en espèces s'arrête-t-elle ? La doctrine d'Aristote telle qu'elle est en général comprise répond : à "l'espèce dernière", également dite "indivisible". Ici se pose l'un des plus redoutables problèmes interprétatifs de l'Aristotélisme. L'une des directions fortes de la pensée d'Aristote, en effet, tend, contre un certain Platonisme, à accorder la priorité ontologique aux individus concrets, ce qu'Aristote appelle "le ceci" (tode ti), plutôt qu'aux universaux. Deux interprétations s'opposent sur le principe de cette individuation. Ce qui fait d'une réalité individuelle ce qu'elle est ─ son essence exprimée dans sa définition ─ c'est sa forme. Certains interprètes considèrent que cette forme est partagée par tous les membres de l'espèce dernière. Le principe d'individuation, qui permettrait de passer de cette espèce dernière aux individus, serait donc la matière. La différence entre l'homme ─ espèce que l'on peut sans doute définir de manière plus fine : l'homme athénien, blanc, etc. ─ et Socrate est la différence de la matière propre de Socrate qui n'est pas celle de Coriscos. D'autres interprètes contestent que la matière puisse jouer ce rôle individualisant, parce qu'elle est précisément ce qui est indéterminé, et que pour aller vers un surcroît de détermination, il faut aller vers un "surcroît de forme". C'est peut-être pour cela qu'Aristote a inventé l'obscure formule to ti èn einai, que les médiévaux ont traduit par "quidditas", et qui, quel qu'en soit le sens exact, désigne une sorte d'essence de l'essence dans le sens d'une caractérisation essentielle d'un être individuel. Peut-être la solution de ce dilemme se trouve-t-elle dans le mécanisme lui-même de la connaissance humaine. À la fin des Seconds Analytiques (II, 19, 100a16), Aristote rappelle que "ce qui est l'objet du sentir, c'est l'individuel, mais la perception porte sur l'universel, par exemple l'homme et non Callias". Je perçois Callias comme porteur d'une forme, c'est-à-dire d'une structure signifiante. L'espèce dernière est ainsi perçue dans les individus eux-mêmes.

(Pierre Pellegrin, Dictionnaire Aristote

samedi 11 juin 2022

Proximité du système philosophique, de la solitude et de la folie


≪La grande philosophie était accompagnée de la frénésie paranoïaque de ne rien supporter qu'elle-même et elle poursuivit ce qui se dérobait avec toute la ruse de la raison.≫
(T.-W. Adorno, Dialectique négative)

≪Je n’ai pas besoin d’expliquer ici la différence entre ces deux termes : l’égoïste se soucie de ses seuls intérêts, l’égoïsme est un phénomène moral ; l’égocentrique se croit le centre du monde, l’égocentrisme est, avant tout, un phénomène logique et ontologique. Avec l’égoïste, le dialogue reste possible ; convainquez-le qu’il défend mal ses intérêts bien compris et il changera d’attitude. Avec l’égocentrique il n’y a pas de dialogue possible car pour le convaincre il faudrait redresser la distorsion des coordonnées logiques de son existence. L’enfant est égocentrique car sa maturation n’est pas encore parvenue au stade du dialogue, le malade mental est également souvent égocentrique car il a perdu secondairement le sens du dialogue, le sens de la rencontre (...). Qu’est-ce que l’égocentrisme des malades mentaux ? Je prends un exemple à la fois imaginaire et banal (...). Une personne délirante – disons plutôt pour être précis : pré-délirante – se promène dans la rue. Elle rencontre coup sur coup deux personnes vêtues de noir. Elle en conclut que ses ennemis en veulent à son existence et elle voit dans cette rencontre le signe destiné à lui faire comprendre l’imminence de sa fin. Il y a dans cette démarche une certaine logique, mais cette logique est radicalement faussée par le fait qu’elle considère son Moi comme le centre de l’univers. La logique du malade mental est donc une logique qui fonctionne dans le vide (...) “Le fou, dit l’écrivain Chesterton, n’est pas quelqu’un qui a perdu la raison, mais quelqu’un qui a tout perdu sauf la raison”. Revenons un instant sur cette rencontre. Notre délirant a rencontré deux messieurs en noir, mais le fait de la rencontre en tant que phénomène interhumain est ici comme écrasé par la signification subjective projetée sur les personnes rencontrées. C’est là un phénomène très général ; le délirant est incapable de rencontre ; il rencontre son propre délire, il se rencontre lui-même ».

(Joseph Gabel, Mensonge et maladie mentale)

mardi 11 janvier 2022

Misanthropie, Misologie et Dialectique

Le misanthrope (Brueghel l'Ancien, 1568)

≪Mais avant tout mettons-nous en garde contre un danger.
─ Lequel ? dis-je.
─ C'est, dit-il, de devenir misologues, comme on devient misanthrope ; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre un haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l'âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu'un que l'on croyait vrai, sain et digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu'il est méchant et faux, et qu'on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s'est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu'on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d'être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu'il n'y a absolument rien de sain chez personne. N'as-tu pas remarqué toi-même que c'est ce qui arrive ?
─ Si, dis-je.
─ N'est-ce pas une honte ? reprit-il. N'est-il pas clair que, lorsqu'un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n'a aucune connaissance de l'humanité ; car s'il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c'est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre.
─ Comment l'entends-tu ? demandai-je.
─ Comme on l'entend, dit-il, des hommes extrêmement petits et des hommes extrêmement grands. Crois-tu qu'il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un homme extrêmement grand ou petit, et de même chez un chien ou en toute autre chose ? ou encore un homme extrêmement lent ou rapide, beau ou laid, blanc ou noir ? N'as-tu pas remarqué qu'en tout cela les extrêmes sont rares et peu nombreux et que les entre-deux abondent et sont en grand nombre ?
─ Si, dis-je.
─ Ne crois-tu pas, ajouta-t-il, que, si l'on proposait un concours de méchanceté, ici encore on verrait que les premiers seraient en fort petit nombre ?
─ C'est vraisemblable, dis-je.
─ Oui, c'est vraisemblable, reprit Socrate ; mais ce n'est pas en cela que les raisonnements ressemblent aux hommes - c'est toi qui tout à l'heure m'as jeté sur ce sujet et je t'ai suivi - ; mais voici où est la ressemblance. Quand on a cru, sans connaître l'art de raisonner, qu'un raisonnement est vrai, il peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu'il l'est parfois et parfois ne l'est pas, et l'expérience peut se renouveler sur un autre et un autre encore. Il arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s'imaginer qu'ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu'il n'y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument comme dans le détroit de l'Euripe, et que rien ne demeure un seul moment dans le même état.
─ C'est parfaitement vrai, dis-je. 
─ Alors, Phédon, reprit-il, s'il est vrai qu'il y ait des raisonnements vrais, solides et susceptibles d'être compris, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme qui, pour avoir entendu des raisonnements qui, tout en restant les mêmes, paraissent tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de s'accuser lui-même et son incapacité, en viendrait par dépit à rejeter la faute sur les raisonnements plutôt que de s'en prendre à lui-même, et dès lors continuerait toute sa vie à haïr et rabaisser la Raison, se voyant ainsi privé de la vérité et de la connaissance de la réalité ?
─ Oui, par Zeus, dis-je, ce serait une triste chose. ≫

(Platon, Phédon, 89a)

samedi 19 juin 2021

Comment des classes sont-elles possibles (7) ? Nietzsche vient foutre son dawa...

(Préface au Dictionnaire des idées suggérées par les mots, de Paul Rouaix)

«Pensons encore, en particulier, à la formation des concepts. Tout mot devient immédiatement concept par le fait qu'il ne doit pas servir justement pour l'expérience originale, unique, absolument individualisée, à laquelle il doit sa naissance, c'est-à-dire comme souvenir, mais qu'il doit servir en même temps pour des expériences innombrables, plus ou moins analogues, c'est-à-dire, à strictement parler, jamais identiques et ne doit donc convenir qu'à des cas différents. Tout concept naît de l'identification du non-identique.»

(Friedrich Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral)

mercredi 28 avril 2021

Venons-en Ophite !


«Le christianisme contient le dogme, révélé aux hommes par le Christ, de l'unité de la nature divine et de la nature humaine ; ici, homme et Dieu, l'idée objective et l'idée subjective ne font qu'un. Sous une autre forme cette idée se trouve dans l'antique récit de la chute originelle : sur ce point le serpent n'a pas trompé l'homme».

(G.-W.-F. Hegel)

***

«La Bible, rassemblée et rédigée plus tard par les prêtres de manière si orthodoxe, n'affirme aucunement que le fruit ait été une illusion. L'arbre s'appelle bien arbre de la connaissance, non de l'erreur ; aussi bien le serpent, qui d'après la Bible fut envoyé par le père du mensonge, n'a pas été trompeur dans sa promesse, car Yahvé lui-même dit ensuite : Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous, car il sait ce qui est bien et ce qui est mal (Genèse, 3, 22). Hegel insiste particulièrement sur ce verset, et cela dans les contextes les plus variés ; de cette vieille histoire, ce qu'il apprécie n'est en aucune manière l'interprétation purement et simplement négative, celle du péché originel. Avec l'exégèse commune de ce mythe étonnant il ne s'accorde que dans la mesure où il impute au serpent luciférien l'impudence, la chute, le défi, par conséquent ce qui est pour Hegel le mal moral (à un mal réel dans le monde l'optimiste spirituel ne consent pas). Mais en ce qui concerne la liberté comme humanisation, Hegel est du côté du serpent, non du côté de l'aveuglement, de la confortable innocence où le Yahvé biblique prétend maintenir les hommes (...) : "Le difficile est qu'il soit dit que Dieu a interdit aux hommes d'accéder à cette connaissance ; car la connaissance est justement ce qui constitue le caractère même de l'esprit ; l'esprit n'est esprit que par la conscience, et la plus haute conscience est justement dans cette connaissance-là." 

(...)

La comparaison que fait Jésus en personne entre lui-même et le serpent sacré (Jean, 3, 14), les sectes l'ont très largement référée à leur propre sujet. Et à travers la théologie, jusque dans le relatif sauvetage chez Hegel des paroles du serpent, on retrouve une très ancienne trace, la trace de la secte des Ophites, dans l'Antiquité tardive. Les Ophites avaient tout d'abord inversé entièrement le mythe biblique du serpent, identifiant la tentation du Paradis à la tentation par Jésus ; le Christ est pour eux le retour du serpent ; le Christ donne son achèvement à l'Eritis sicut Deus [«Vous serez comme Dieu» : promesse du serpent à Ève, effectuée pour inciter celle-ci à consommer le fameux fruit, pendu à l'arbre de connaissance]. L'homme n'est plus un être asservi au créateur de ce monde mauvais ; une fois sauvé, il devient cet être libéré du monde dont ont parlé tant le serpent que Jésus, tant Jésus que le serpent. La trace, affaiblie, de ce parallèle inouï reparaît dans le pathos du sujet chez les baptistes, dans la pieuse hybris qui les jette au centre même de l'intimité divine de peur que Dieu ne soit pour eux comme un étranger ; le baptisme rejette toute réalité supérieure où l'homme ne serait pas présent. Et, totalement sécularisée, cette trace autonome se manifeste dans un événement qui souterrainement est encore en corrélation avec les mouvements hérétiques : la Révolution française. Cette hybris, par conséquent, que Hegel ne se lassa de définir comme la puissance qui a remis le monde sur la tête, c'est-à-dire sur la pensée. Passage de la servitude, sous toutes ses formes, fût-ce dans ses reflets transcendants, à la libération, au génie de la liberté. Du cri Sus aux tyrans, le jeune Hegel a presque tiré un nouveau calendrier des saints, orienté vers les tyrannicides athéniens Harmodius et Aristogiton, vers Brutus dont Beethoven gardait le buste devant les yeux. D'où cette phrase de serpent : "On enseigne à nos enfants le bénédicité, les grâces du matin et celles du soir. ― Ce n'est pas un Harmodius, un Aristogiton, ceux qui eurent l'éternelle gloire de frapper les tyrans et d'assurer  à leurs concitoyens droits égaux et lois égales, ce ne sont pas eux qui ont vécu dans la bouche de notre peuple, dans ses chants" (Écrits théologiques de jeunesse). Partout se pressent là de tout autres hommages qu'à la béatitude de l'esclave, et ces hommages entretiennent avec le mythe du serpent une relation qui n'a pas échappé à Hegel».  

(Ernst Bloch, Sujet-Objet, Éclaircissements sur Hegel)

mercredi 21 avril 2021

Conceptualiser l'expérience ?

« L’expérience intérieure ne trouvera nulle part, elle, un langage strictement approprié. Force lui sera bien de revenir au concept, en lui adjoignant tout au plus l’image. Mais alors il faudra qu’elle élargisse le concept, qu’elle l’assouplisse, et qu’elle annonce, par la frange colorée dont elle l’entourera, qu’il ne contient pas l’expérience tout entière. » 

                                               (Bergson)

***

L'intuition et l'intelligence divergent-elles à ce point ? Seraient-elles à ce point distinctes ? L'expérience ne serait-elle point, plutôt, du concept en puissance ? En sorte qu'on penserait déjà en ressentant, la pensée apparaissant, pointant, teintant déjà, de moins en moins loin, une sensation consistant tout entière dans son propre raffinement progressif : en idée. En sorte, ainsi, que la pensée (qui n'est que de juger, de classer, de ramener des expériences l'une à l'autre pour les comparer et les trouver, au moins potentiellement, commensurables d'une manière quelconque) procéderait de la sensation, et donc de la matière, comme de sa virtualité essentielle : d'une virtualité que la pensée développerait non comme on développe rétrospectivement, un possible déjà-tout-fait-tout-prêt et qui, d'une mystérieuse pichenette, passerait ainsi (déjà préformé) sans plus de difficultés à l'existence réelle, mais comme existent plutôt, diversement, des représentants différents d'une même réalité vivante et matérielle : plantes, animaux, idées. L'intelligence conceptuelle serait donc de l'intuition, de l'expérience individuelle, en simple voie de traduction, ou d'expression différenciée.

samedi 13 février 2021

Faut pas merder

samedi 30 janvier 2021

«Sputiamo su Hegel» (bis)

(Carla Lonzi)

«Le féminisme, pour les femmes, prend la place de la psychanalyse pour les hommes. Dans cette dernière, l'homme trouve les raisons qui le rendent inattaquable (...). Dans le féminisme, la femme trouve la conscience féminine collective qui élabore les thèmes de sa libération. La catégorie de répression dans la psychanalyse équivaut au Maître-Esclave dans le marxisme [et l'hégélianisme] : les deux forment une utopie patriarcale où la femme est vue comme le dernier être humain réprimé et asservi pour soutenir l'effort grandiose du monde masculin qui brise les chaînes de la répression et de l'esclavage.»

(Carla Lonzi, Sputiamo su Hegel. La donna clitoridea e la donna vaginale e altri scritti, in Scritti di Rivolta Femminile, Milan,1978)

«Sputiamo su Hegel»

«Avec Ester, je ne peux que me taire. Elle est en colère contre elle-même et ne le supporte pas. Maintenant, elle ose dire ce qu'elle n'avait jamais encore exprimé, ce qui était encore impensable : que dans notre relation, je suis l'homme et elle est la femme. C'est ainsi que la dichotomie de la vaginale et de la clitoridienne fait retour, et même le féminisme ne pourra y mettre fin. »

(Carla Lonzi, Tais-toi, ou plutôt parle : journal d'une féministe, 
in Scritti di Rivolta Femminile, Milan 1978)

vendredi 11 décembre 2020

En attendant que les troquets rouvrent

Dirigé par Laurence Le Bras. 
Postface d'Anselm Jappe (Marx) et de Bertrand Cochard (Hegel) 


Présentation de l'éditeur  

«La lecture de Marx et de Hegel fut déterminante dans le processus de réflexion ayant mené à l’écriture de La Société du spectacle. Guy Debord, s’il s’inscrivait dans la tradition de la pensée marxienne, n’était pourtant ni marxiste ni hégélien. Mais il a trouvé chez ces philosophes deux formes de pensée radicales qui répondaient pleinement à ses préoccupations. À l’instar du système théorique de Hegel, capable d’appréhender dans un seul mouvement tout ce qui gouverne l’existence humaine, il s’est attaché à produire une analyse de la société marchande qui s’applique à l’ensemble de son mode de fonctionnement. Quant à Marx et à son entourage, leur parcours et leurs idées constituent pour lui un modèle pour l’organisation de l’activité politique et révolutionnaire de l’Internationale situationniste. Néanmoins, les spécificités de chaque auteur, et l’existence de deux dossiers de fiches de lecture bien distincts dans les archives de Guy Debord, ont été respectées dans ce volume constitué de deux parties : la première consacrée à Marx, la seconde à Hegel, l’une et l’autre faisant l’objet d’une postface revenant sur les apports précis de chacun à son œuvre». 

Parution prévue le vendredi 19 février 2021

samedi 14 novembre 2020

Toute ressemblance, etc

«Hegel décrit [ici] trois types de régime donc chacun représente un progrès [...]. Ils sont chacun liés de manière intrinsèque à la structure de la société qu'ils régissent. L'image générale de la société est telle que le "système des besoins" est un "système de mutuelle dépendance physique". Le travail de l'individu ne garantit pas l'assouvissement de ses besoins : "Une force étrangère à l'individu et sur laquelle il reste sans pouvoir" décide de leur satisfaction. La valeur du produit du travail est "indépendante de l'individu et sujette à un constant changement".

[Stade 1]

Le système de gouvernement lui-même participe de cette anarchie : le principe qui gouverne n'est rien d'autre que "la totalité aveugle, non consciente, des besoins et de leurs modes de satisfaction". La société est certes obligée de contrôler son "destin aveugle et inconscient". Le contrôle, cependant, demeure incomplet tant que prévaut l'anarchie générale des intérêts. Une richesse excessive va de pair avec une excessive pauvreté, et le travail purement quantitatif jette les hommes "dans un état d'extrême barbarie", en particulier la partie de la population "soumise au travail mécanique des fabriques" ("bewusstloses, blindes Schicksaal" ; "höchste Roheit" ; "mekanische und Fabrikarbeit").

[Stade 2]

L'étape suivante du gouvernement, présenté comme "système de la justice", équilibre les antagonismes existants, mais seulement dans le cadre des rapports de propriété donnés. Le gouvernement repose alors sur l'administration de la justice, mais il administre la loi "dans une parfaite indifférence envers la relation d'une chose aux besoins d'un individu déterminé". Le principe de la liberté, à savoir que "les gouvernés sont identiques aux gouvernants", ne peut être pleinement réalisé, puisque le gouvernement ne peut éliminer les conflits entre intérêts particuliers. Aussi la liberté n'apparaît-elle que "dans l'organisation des tribunaux, dans l'examen des litiges et leur règlement".

[Stade 3]

Hegel esquisse à peine ici le troisième système de gouvernement. Il n'en est pas moins significatif que le concept central de son analyse soit le concept de "discipline" (Zucht) : "La grande discipline est représentée dans la moralité générale et dans l'entraînement de l'individu à la guerre, et dans l'épreuve de sa valeur militaire."

[Conclusion]

La quête d'une communauté véritable débouche ainsi sur une société régie par une extrême discipline et par l'éducation militaire. L'unité véritable entre l'individu et l'intérêt commun, en laquelle Hegel voyait tout d'abord l'unique fin de l'État, a abouti à un État autoritaire chargé de mater les antagonismes croissants de la société individualiste. La discussion des divers niveaux de gouvernement est ainsi une description concrète de l'évolution conduisant d'un système politique libéral à un système autoritaire. La critique de la société libérale est inhérente à cette description : l'essentiel en est la démonstration que la société libérale engendre nécessairement un État autoritaire.»

(Herbert Marcuse, Raison et Révolution, 1939)

mercredi 2 septembre 2020

De la contradiction


Note : Sur la parfaite compatibilité des deux attitudes logico-ontologiques, celle d'Aristote et celle de Hegel, à raison de la pertinence de leur choix d'objets respectif, voir notre récent billet ICI...

«L'histoire de la philosophie connaît deux brèves périodes pendant lesquelles la querelle du principe de contradiction a animé les esprits : l'une est liée au nom d'Aristote, l'autre à celui de Hegel. Aristote formula le principe de contradiction comme loi suprême de la pensée et de l'être [1°) au plan ontologique : "Il est impossible qu'à la fois quelque chose soit et ne soit pas", in Métaphysique B2 ; 2°) au plan logique : "Le principe le plus sûr de tous est celui qui établit que deux jugements contradictoires ne sont pas vrais à la fois", in Métaphysique Γ6 ; et enfin au plan psychologique : "Personne ne peut croire qu'une même chose est et n'est pas comme, selon certains, disait Héraclite, car celui qui parle ainsi ne doit pas croire ce qu'il dit", in Métaphysique Γ3]. Dans une polémique acharnée, empreinte parfois de colère et de mépris, il fustigea tous ceux qui se refusaient à l'admettre : Antisthène et son école, les éristiques de Mégare, les partisans d'Héraclite, les élèves de Protagoras. Il remporta cette bataille ; la force de ses arguments étant telle, ou peut-être la cause défendue si juste que, durant des siècles, personne n'osa contredire ce principe suprême. Il fallut attendre Hegel pour ressusciter les idées qu'Aristote avait enterrées, et nous faire croire que la réalité est à la fois rationnelle et pleine de contradictions. Il rétablit le respect pour les sophistes grecs et inclut les principes d'Héraclite dans son système logique. De nouveau, ces enseignements suscitèrent une discussion passionnée dans laquelle la parole d'Aristote devait servir à confondre Hegel (...). Si les sciences exactes ont connu un développement très importants, la science générale qu'Aristote avait appelée "philosophie première" était restée loin derrière. Elle se proposait d'étudier non pas les êtres particuliers, mais l'être en tant que tel et ses propriétés essentielles, son passé et son avenir, son commencement et son destin. Il faut admettre ouvertement que cette "philosophie première", appelée plus tard métaphysique, a failli outrepasser les fondements posés par le Stagirite. Aussi, depuis Kant, nous répète-t-on que les questions métaphysiques dépassent les facultés cognitives de la raison humaine. 
Le doute subsista un instant : est-ce l'insuffisance de notre raison ou plutôt l'inefficacité et maladresse dans notre façon de traiter les problèmes ? Certes, les questions métaphysiques subtiles requièrent une approche subtile ; la logique aristotélicienne, aussi utile soit-elle pour la connaissance des faits, semble un outil trop grossier pour faire apparaître, dans le chaos des phénomènes, la contradiction fine et précise du monde des essences. Telle fut l'idée de Hegel, qui croyait en la puissance de la connaissance, et que les conclusions sceptiques du criticisme kantien consternaient. Or, Kant soutenait que l'esprit humain, dans son examen du monde en tant que totalité, se précipite immanquablement dans des antinomies et s'enferre dans des contradictions. Hegel se rangea à ce constat, mais n'en conclut pas pour autant que l'essence du monde était inaccessible. Il reconnut pourtant l'existence réelle des contradictions en y voyant un élément de vie et de mouvement. Il créa ainsi une "logique métaphysique" qui ne s'appuyait plus sur le principe de contradiction.»

(Jan Lukasiewicz, Du principe de contradiction chez Aristote

samedi 18 avril 2020

Des régimes de vérité (Lumières des positivistes)


«Il n’y a jamais eu aucune dissimulation, et nous n’en autoriserons jamais aucune», affirmait M. Zhao Lijian, porte-parole du ministère chinois des affaires étrangères devant la Presse, ce 17 avril 2020, juste après l’annonce de quelque 1300 morts officiels supplémentaires dans la ville de Wuhan. Comprend-on l'importance particulière, ici, de la conjonction de coordination et, revêtant pour fonction logique d'unir extérieurement deux propositions indépendantes ? Ce qui se trouve efficacement coordonné, en l'espèce, c'est le mensonge ou la vérité, d'une part, et, de l'autre, leur usage potentiellement intéressant, nuisible ou inutile. En fait d'indépendance, on fera donc dire à la grammaire tout ce qu'on voudra dès lors qu'on en sera le maître terrorisant. Mais, cela étant accordé, cependant : grammaire, logique et puis, par extension, adéquation du dire à l'être, c'est-à-dire vérité objective, s'en trouveraient-elles pour autant en elles-mêmes, en leurs principe et possibilité, absolument ruinées ? Voilà un mois exactement, le 17 mars dernier, sous un tout autre régime, M. Édouard Phillipe, Premier Ministre de la France, faisait la déclaration suivante, complétant par avance fort utilement celle, préalablement citée, de M. Zhao : «Il n’est pas aujourd’hui nécessaire d’utiliser la grammaire qui prévalait en temps calme et en temps de paix.» En sorte que la question nous paraît résolue.  

Il y a un moment vrai du positivisme, s'opposant à la simple reconnaissance soumise des faits, la simple acceptation docile du donné que, par ailleurs, certes, le positivisme désigne à merveille dans le champ théorique. Le positivisme est le moment de l'entendement, faculté de l'intelligence permettant de distinguer les objets (empiriques et abstraits) les uns des autres. Dans un monde tel que le nôtre, reposant tout entier sur le mensonge et la confusion, et trouvant, sur ce point, jusque dans sa propre «critique» post-moderne un soutien épistémologique essentiel, cet aspect déjà spontanément salubre, c'est-à-dire subversif, de l'entendement (lequel refuse en effet dès son principe l'évidence du monde telle qu'elle se donne à percevoir, souvent mensongèrement) se radicalise encore. Et le fait que l'entendement, qui distingue les choses et les idées afin de ne pas les confondre les unes avec les autresne suffise pas en définitive aux besoins ultimes de l'esprit ; le fait qu'une Raison, faculté supérieure de l'esprit, doive ensuite lui succéder, ayant pour tendance irrésistible, elle, de connecter et réunir tout ce que l'entendement aura auparavant soigneusement morcelé, analysé, bref, une fois encore : distingué, afin de l'identifier, et reconnaître ce qui est, n'est pas ou est autre, tout cela ne saurait aucunement amoindrir les mérites préparatoires de l'entendement. L'entendement positiviste conjure, en effet, par sa froideur certaine de méthode, les superstitions totalisantes, les pâmoisons de l'Absolu ineffable, les brutalités, enthousiastes et unitaires, du sentiment et de l'intuition, les frissons vitalistes de l'immédiateté et de l'Authenticité, annonciatrices infaillibles des faux-remèdes réactionnaires au désespoir du Mensonge ambiant, et régnant. 

Historiquement, cette proposition se vérifie. Les activités théoriques du Cercle de Vienne sont contemporaines de celles de l'Institut de Recherches Sociales de Francfort. Ces deux groupes, fondamentalement adversaires, se reconnaissaient toutefois un même ennemi principal : l'irrationalisme proto-nazi, en la personne, notamment, de Heidegger. Les autres exemples sont légion. Quoi qu'il fût grand dialecticien en général, et destructeur, en particulier, de l'identité rationnelle classique de l'esprit et de la conscience, on connaît aussi le Freud positiviste, chevalier du Moi et de la culture bourgeoise, ennemi des illusions religieuses et métaphysiques. Mais l'homogénéité de l'entendement et des exigences émancipatrices de la pensée ne va évidemment pas sans problèmes. Une ligne de déchirement passe bien souvent au travers des personnalités philosophiques qu'elle scinde douloureusement. Chez Hegel, le rapport de la Raison [Vernunft] à l'entendement [Verstand] se fait tantôt méprisant tantôt conscient. Adorno lui-même se fait l'écho et l'interprète contradictoire d'une telle ambivalence. Dix années séparent les deux passages suivants, assez révélateurs :

«Le mépris pour l'entendement avec ses limites, par comparaison avec la Raison infinie – qui, parce que infinie, reste toujours insondable pour le sujet fini – et dont résonne la philosophie, fait penser, en dépit de ce qu'il représente de critique justifiée, à cette mélodie : "Sois toujours fidèle et de bonne foi". Lorsque Hegel démontre la stupidité de l'entendement, il ne se contente pas de ramener à sa part de fausseté la détermination de la réflexion isolée – le positivisme quel qu'il soit – mais il se rend lui aussi complice de l'interdiction de penser, il tronque le travail négatif du concept que sa méthode prétend elle-même accomplir et, au sommet de la spéculation, il évoque le pasteur protestant qui recommande à son troupeau d'en rester un au lieu de se fier à ses propres et faibles lumières. »

(«Wishful thinking», in Minima Moralia)

«On a tenté, et Kroner par exemple, de ranger Hegel parmi les irrationalistes en alléguant sa critique de la réflexion finie et limitée ; et on peut s'appuyer sur certains passages de Hegel comme celui où, face à la réflexion, il donne à la spéculation le même statut que la foi immédiate. Mais comme chez Kant dans les trois Critiques, il y a chez lui aussi cette façon de maintenir de manière décisive la Raison comme une, en tant que Raison, ratio, pensée, indissociablement.»  
                
 («Aspects», in Trois études sur Hegel

La Raison, autrement dit, ne saurait jamais se critiquer que de son propre point de vue, pas depuis quelque point de surplomb mystique (ou sceptique) où n'auraient plus cours les notions de vrai, de faux, ni les catégories logiques élémentaires dont l'absence interdirait toute pensée. La défense scrupuleuse d'une telle rigueur, d'une telle fureur d'intelligence chez maints esprits libres, la détestation avérée de ces derniers pour le mensonge, la joie armée de le combattre et de le détruire, se trouvèrent souvent paradoxalement, au gré d'immenses naufrages philologiques, convoquées contre elle-mêmes, précisément par les ennemis les plus intéressés de la vérité, prenant appui, à l'occasion, sur les modalités expressives elliptiques, inconscientes d'elles-mêmes et provocatrices d'une telle défense passionnée de la Raison. Nous persistons, quant à nous, à estimer celle-ci la dernière garantie de ne pas basculer trop vite dans la folie. Par les temps qui courent. Et dans le monde (c'est le même) de MM. Édouard Phillipe et Zhao Lijian. 

On sait que chez Nietzsche, cette hargne proprement positiviste d'Aufklärer n'avait pas suffi. Le positiviste Bouveresse (duquel jamais, avant cela, nous eussions pensé pouvoir nous sentir aussi proches) lui avait en cette matière rendu un hommage appuyé voilà quelque temps, contre l'ignoble Foucault et ses terrifiantes manipulations «généalogistes». Nous relisions ces jours derniers quelques-unes de ces pages, souvent admirables et vengeresses, Bouveresse. Grâce te soit donc rendue ici, ô improbable et pourtant incontestable camarade.

jeudi 16 avril 2020

Des systèmes vivants, et des discours distincts devant leur correspondre (les schèmes de Jacob)


1
«Ce qu'a démontré la biologie, c'est qu'il n'existe pas d'entité métaphysique pour se cacher derrière le mot de vie. Le pouvoir de s'assembler, de produire des structures de complexité croissante, de se reproduire même, appartient aux éléments qui composent la matière. Des particules à l'homme se rencontrent toute une série d'intégrations, de niveaux, de discontinuités (...). Avec chaque niveau d'organisation apparaissent des nouveautés, tant de propriétés que de logique. Se reproduire n'est au pouvoir d'aucune molécule par elle-même. Cette faculté n'apparaît qu'avec le plus simple des intégrons méritant la qualification de vivant, c'est-à-dire la cellule.»

2
«Tout objet que considère la biologie représente un système de systèmes. Lui-même élément d'un système d'ordre supérieur, il obéit parfois à des règles qui ne peuvent être déduites de sa propre analyse. C'est dire que chaque niveau d'organisation doit être envisagé par référence à ceux qui lui sont juxtaposés.»

3
«En fin de compte, c'est toujours la logique de l'organisme, son individualité, sa finalité qui régissent ses constituants et leurs systèmes de communication.»

4
«Dans les intégrons culturels et sociaux apparaissent des objets nouveaux. Ceux-ci fonctionnent selon des principes inconnus aux niveaux inférieurs. Les concepts de démocratie, de propriété, de salaire sont aussi dépourvus de signification pour une cellule ou un organisme que ceux de reproduction ou de sélection naturelle pour une molécule isolée. C'est dire que la biologie vient se diluer dans l'étude de l'homme tout comme la physique dans celle de la cellule. (...) Depuis l'apparition d'une théorie de l'évolution, depuis Herbert Spencer notamment, on a souvent cherché à interpréter les intégrons sociaux ou culturels, leurs variations, leurs interactions à l'aide de modèles empruntés à la seule biologie.»

5
«Avec leurs codes, leurs régulations, leurs interactions, les objets que constituent les intégrons culturels et sociaux débordent les schémas explicatifs de la biologie. Une fois encore on a affaire à des intégrations d'éléments eux-mêmes intégrés. Mais si l'on voit à nouveau des paliers, des discontinuités de phénomènes et de concepts, on ne trouve aucune rupture avec les niveaux de la biologie. Les objets d'observation viennent s'encastrer les uns dans les autres. La physiologie, par exemple, considère individuellement les fonctions de l'organisme et les mécanismes qui les coordonnent. Au-dessus d'elle, la science du comportement fait abstraction des processus internes pour saisir dans sa totalité la réaction de l'organisme à son milieu. Au-dessus encore, la dynamique des populations et la sociologie, ignorant le comportement des individus, prennent celui de l'ensemble comme objet d'analyse. Il faudra bien un jour associer les différents niveaux d'observation pour référer chacun à ses voisins. Une fois encore, on ne peut espérer saisir le système sans connaître les propriétés des éléments. C'est dire que si l'étude de l'homme et de ses sociétés ne peut se réduire à la biologie, elle ne peut pas non plus se passer d'elle ; pas plus que la biologie de la physique.»

(François Jacob, La logique du vivant, 1970)

samedi 19 janvier 2019

Colloque sentimental

jeudi 20 décembre 2018

L'effectif est rationnel (Marx hégélien)

Identifiez, identifiez ! Il en restera toujours quelque chose !

« La pratique de la philosophie est elle-même théorique. C'est la critique, qui mesure l'existence individuelle à l'aune de l'essence, la réalité particulière à l'aune de l'Idée. »

(Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure)


***

Dépasser la singularité des objets ou des êtres, intégrer ces objets ou ces êtres au sein d'ensembles plus vastes, bref : classer ces objets ou ces êtres, les identifier à d'autres en fonction de propriétés qu'ils possèdent en commun, c'est là le propre de la raison, du rationnel en général. La question que nous étudions ici depuis quelque temps est de savoir si ce mouvement rationnel d'identification des objets ou des êtres (leur inscription, donc, dans des classes d'objets ou d'êtres) est un mouvement subjectif (effectué, disons arbitrairement, ou de manière contingente, par la raison de tel ou tel intellect humain particulier : tel homme qui réfléchit) ou si ce mouvement est objectif (c'est-à-dire : les objets ou les êtres n'existent-ils eux-mêmes, que tel ou tel intellect les réfléchisse ou non, qu'en tant que membres de ces classes, de ces ensembles que la raison permet d'établir ?). Par exemple, tel oiseau singulier vient-il se ranger lui-même, objectivement, dans telle ou telle classe d'animaux, cette appartenance rationnelle existe-t-elle objectivement ou n'est-elle qu'un mouvement de l'esprit, à l'intérieur des têtes, sans réalité objective ? Les universaux, en d'autres termes et suivant un débat philosophique très ancien, sont-ils réels ? Le réel est-il objectivement rationnel ?

La réponse apportée ci-dessus par Marx, dans sa thèse de doctorat, est passionnante car elle précise la thèse de Hegel dans un sens critique. Chez Hegel, l'ambiguïté règne quant au statut de la conciliation, ou de la ré-conciliation, entre l'existant (en particulier politique : l'état politique de l'existant) et le rationnel. L'erreur serait de considérer Hegel soit comme un défenseur absolu de l'État prussien de son temps, soit comme un révolutionnaire opposé à ce dernier mais ayant dû pour des raisons évidentes de sécurité masquer sa doctrine réelle et diviser celle-ci en une partie ésotérique (la partie critique, hostile à l'existant, accessible seulement à ses disciples) et une partie exotérique (accessible au public) semblant défendre, elle, la rationalité de l'État prussien, présenté comme incarnant l'Idée.

La vérité, concernant Hegel, est que sa doctrine est une doctrine de la critique immanente rongeant toute position dogmatique qui se déroule jusqu'au bout, et s'examine elle-même avec sincérité. Un doute automatique, une ironie acide se trouvent irrésistiblement, chez Hegel, sécrétés par toute position dogmatique, en apparence complètement sûre d'elle-même. Il n'y a qu'à dérouler jusqu'à ses dernières conséquences telle position de ce genre pour la voir, en quelque sorte, s'auto-détruire immanquablement. Adorno, en particulier, a génialement exposé ce fait dans ses Trois études sur Hegel, notamment dans son exposé de la conception hégélienne (embarrassée mais sincère) de la genèse de la Police au sein de la société bourgeoise, cette dernière étant formellement reconnue par Hegel comme un marigot d'intérêts contraires et hostiles, nécessitant donc l'intervention extérieure, contingente, historique d'une force répressive apte à mettre tout le monde d'accord sous les coups de sa schlague. On est très loin, donc, d'une défense hégélienne de la nécessité immanente (idéale) qu'il y ait une Police dans le monde. 

Or, si le monde réel (ici : la société réelle) est contradictoire, la rationalité cherchant à comprendre ce monde doit aussi être contradictoire en ses formes logiques. Elle sera donc, nous dit Marx, critique, c'est-à-dire qu'elle critiquera, estimera le degré de vérité et d'illusion de telle ou telle singularité se donnant pour suffisante, se donnant pour réelle. Par exemple : un individu se présentant naïvement, dans ses vie et discours, comme dépositaire d'une vérité intellectuelle universelle sera immédiatement ramené par la raison critique à une appartenance de classe le dépassant comme individu. Et la vérité de son point de vue (de singularité étriquée et relative) sera ainsi exposée pour ce qu'elle est, c'est-à-dire inscrite dans des limites. L'individu en question et son point de vue intellectuel seront ainsi, par exemple, compris tous deux comme bourgeois ou prolétaires. Ils n'existeront qu'en tant que déterminés par cette appartenance à un ensemble qui les dépasse en les définissant. Telle est la portée critique de la raison. Là où Marx reste, en cela, hégélien, c'est que, chez lui comme chez Hegel, le singulier a également vocation à se perdre dans l'universel, à fluer en lui, à être universalisé. Bref : le réel (singulier) a vocation à coïncider avec l'essence, avec l'Idée. Le réel a vocation à être rationnel. La matière est dynamique, ou utopique : elle est ce qu'elle n'est pas encore.

Au reste, cette correspondance hégélienne du réel et du rationnel, tant critiquée et commentée, serait plus aisément comprise comme spontanément subversive, dès lors qu'on substituerait au terme de réel celui d'effectif (en allemand : wirklich. Wirklichkeit : l'effectivité). Un État tel que la dictature absolutiste de Frédéric-Guillaume IV (sous laquelle vivait Hegel) ne saurait, selon ce dernier, être qualifié de rationnel, la liberté allant toujours de pair dans son esprit avec la rationalité. Adorno, encore lui, précise cette idée ici. Pour Hegel, penseur des Lumières, la raison est déjà critique au sens où la coïncidence de l'existant et de l'Idée intervient comme processus, ou plutôt résultat de ce processus : un processus émancipateur. En clair, l'état politique existant marche nécessairement vers sa réalisation parfaite, laquelle est une réalisation de liberté. Cette réalisation dans la libération est ce que Hegel nomme l'effectif. Et la révolution politique est l'instrument adéquat de cette mise en conformité, pourrait-on dire, de l'existant politique et de son Idée. 

De là l'insuffisance du texte ci-dessous. Lukács y oppose, en gros, les points de vue de Marx et de Hegel quant à cette rationalité de l'effectif (ou du réel, donc, selon la mauvaise traduction française du terme allemand wirklich, que nous avons évoquée). Comme nous venons d'en discuter, la coïncidence de ces deux pôles (l'existant singulier, d'un côté, l'essence et l'Idée de l'autre) ne nous paraît point être considérée de manière si radicalement différente par l'un et l'autre. La critique, le dépassement nécessaire de toute position existante singulière vers son universalisation : vers une appartenance objective de classe (au sens au moins logique du mot) nous paraît autant hégélienne que marxienne.

***

« Si Marx admet avec Hegel l'identification - objectivement idéaliste -  de l'Idée et de la réalité, ce qui lui permet de rapporter la seconde à la première sans retomber dans un devoir-être abstrait à la manière de Kant et Fichte (et d'un bon nombre de jeunes-hégéliens), il en tire des conséquences méthodologiques opposées. Il rejette la "réconciliation" hégélienne avec la réalité existante. L'autre côté, le côté révolutionnaire de l'identification du réel et du rationnel, l'idée que la réalité sociale telle qu'elle est actuellement donnée ne peut prétendre à aucune réalité philosophique à l'échelle de l'histoire universelle - tout ce qui restait chez Hegel un thème voilé (dissimulé et souvent aussi déformé) -, passe chez Marx au premier plan, comme une critique impitoyable de la déraison, du fond purement animal de l'absolutisme féodal allemand. »

(György Lukács, Le jeune Marx

lundi 3 septembre 2018

Circuit de la récompense


« Kant n'a rien eu qui puisse servir de détermination pour le devoir (car la question abstraite est : qu'est-ce qui est devoir pour la volonté libre), sinon la forme de l'identité, du ne-pas-se-contredire : ce qui est posé par l'entendement abstrait. La défense de la patrie, la félicité d'autrui sont des devoirs non pas en raison de leur contenu, mais parce qu'ils sont des devoirs, de même que chez les stoïciens le pensé est vrai parce que et pour autant qu'il est pensé. La loi de la moralité est la bienfaisance ("Donnez vos biens aux pauvres") ; si tous font don de ce qu'ils ont, la bienfaisance est supprimée. Avec l'identité on n'avance pas d'un pas. Dieu est Dieu, tout contenu mis dans cette forme est sans se contredire. Mais cela revient à ne pas l'y introduire du tout ; soit l'exemple de la propriété : relativement à mon action elle doit être respectée ; mais elle peut aussi faire entièrement défaut (aucune propriété), la détermination peut faire entièrement défaut. À l'égard de la propriété, la loi est : la propriété doit être respectée ; car le contraire ne peut être loi universelle. Cela est exact. Mais la propriété est présupposée ; si elle n'existe pas, elle n'est pas respectée, si elle existe, elle l'est. Si je ne présuppose aucune propriété, il n'y a dans le vol aucune contradiction ; c'est une détermination entièrement formelle. Tel est le défaut du principe kantiano-fichtéen : il est simplement formel. Le froid devoir est le dernier morceau resté sur l'estomac, la révélation donnée à la raison. »

(G.-W.-F Hegel, Leçons sur l'histoire de la philosophie

vendredi 15 juin 2018

Au fil de l'eau

« Comment la Raison pourrait-elle s'accommoder de l'idée ou même croire que trois sont un et que un est trois ? » 
(Martin Luther)