lundi 30 mai 2016

Adorno, Hegel et le Travail (1) Irréductibilité de l'objet


Il faut prendre au sérieux l'hypothèse adornienne selon laquelle il ne serait de «vraie» pensée que «celles qui ne se comprennent pas elles-mêmes» (Minima Moralia). Une telle hypothèse trouve sans doute dans le cas de la philosophie de Hegel son illustration canonique. Ne pas se comprendre, ne pas se laisser comprendre, pour Adorno, c'est opposer invinciblement, à tout projet d'intégration au sein d'une totalité compréhensive, certain résidu, certain hiatus irréductible empêchant, de manière obstinée, la réduction définitive du matériau objectif d'une pensée au travail, à l'exercice productif de celle-ci.

L'identification complète d'un objet au sujet qui le pense, aux termes de ses exigences de maîtrise complète, de domination, se heurte toujours, pour Adorno, à la résistance de ce qui constitue pourtant précisément le sujet comme esprit, c'est-à-dire comme conscience, comme rapport - transcendantal - à un donné, à une altérité radicale qu'on échouerait toujours, en dépit de ses prétentions, à «déduire» au sens kantien : autrement dit à présenter juridiquement, dans sa pure légalité d'existence. Tel serait l'échec de Hegel, échec singulièrement fécond, selon Adorno, dans la mesure exacte où transparaîtrait malgré tout dans l'entreprise hégélienne, dans l'absoluité même de son projet systématique, cette « exagération » de l'objet se maintenant lui-même ailleurs que dans cette constitution universelle de l'esprit, à côté de celle-ci, de manière irréductible.

L'objet, prétendument intégralement constitué par le travail de l'esprit, ferait, en quelque sorte, infailliblement retour, dans son épaisseur, au sein d'une disposition systématique ne pouvant, de son côté, formellement se résoudre à une telle résistance, au risque d'être décrétée fausse, de se voir totalement invalidée à l'aune de ses propres critères. L'excès, le reste nécessaire planté au coeur du système figurerait ainsi une espèce de provocation irrationnelle, un défi lancé au pouvoir de com-préhension générale de la pensée, à cette faculté, faisant sa gloire idéaliste, de pouvoir se saisir, à fin de réduction, d'intégration conceptuelle définitive, de tout élément du réel ne pouvant subsister par lui-même dans son isolement.

Il serait néanmoins faux, selon Adorno, de conclure, d'une telle subsistance objective, à la transcendance ou la pure immédiateté de celle-ci. La médiatisation intégrale impliquée par le système concerne bel et bien également cet objet subsistant en-dehors de lui. Pour être irréductible au sujet, il n'en demeure pas moins médiatisé par lui autant qu'à son tour, il le conditionne, suivant des modalités indéniablement aperçues par Hegel, mais, selon Adorno, de façon voilée, ce qui confèrerait à cette pensée son caractère idéologique. Son assomption intégrale de la conception bourgeoise du travail en constituerait la vérification suprême. Le « non-vrai » de la pensé hégélienne résidant, paradoxalement, dans son authenticité de totalité, il s'agirait alors seulement, pour sentir toute sa dimension critique, d'en débusquer le fondement réel, historique : celui d'une société divisée en classes sociales antagonistes, dont la fraction dominante se trouve intéressée à la célébration philosophique (hypostasiée) d'une situation de pur fait : celle du travail humain socialisé dont elle se trouve (l'heureuse) propriétaire.

Dans Aspects, première de ses Trois études sur Hegel publiées en 1963, Adorno exerce, de fait, longuement sa réflexion sur cette importance du travail chez Hegel : le travail en tant que notion ou thème explicite (Adorno revenant, par exemple, sur la fameuse dialectique du Maître et de l'Esclave, sur l'influence de la figure de l'Artisan dans le développement phénoménologique du fait religieux), mais le travail, surtout, comme clé conceptuelle vouée à décloisonner, de manière plus ou moins inconsciente, des catégories abstraites de la pensée, telles que Nature et Esprit, Liberté et Objet, bref : le travail comme instrument permettant à la fois de situer la Conscience comme suite d'expériences et de médiation, le Sujet comme cohérence anthropologique, et son univers historique, et politique, comme lieu de tensions et de contradictions inconciliables.

Adorno situe précisément ici la profonde actualité de Hegel : dans sa reconnaissance - négative - d'une telle totalité contradictoire, caractéristique d'une société marchande contemporaine verrouillée et unifiée, n'admettant désormais plus rien d'extérieur à elle, et ce au travers même de sa célébration consciente d'une «réconciliation» intégrale au sein du système (et du Savoir Absolu). En sorte que cette pertinence maintenue, et vérifiée, de la pensée de Hegel résiderait, selon Adorno, dans son opposition perpétuellement victorieuse, son propre travail négatif exercé sur elle-même, sa présentation, partout transparaissante (au sein même de la positivité apparente, en particulier - et provocatrice - de ses options politiques) d'une logique négative des contenus appelant déjà, d'eux-mêmes, dans leur stricte définition dialectique, leur opposé et leur contradiction immanente. Pour Adorno, le travail, la nécessité laborieuse négativiste s'appliquant invinciblement à toute positivité, constitue bien un moment de rencontre essentiel, chez Hegel, de l'Esprit et de la totalité sociale permettant - à condition de déchiffrer l'hypostase philosophique à laquelle le travail se trouve ici idéologiquement rivé - d'appréhender le réel comme pur rapport de forces et de domination matérielle, ou naturelle : cet élément naturel, refoulé au plan social autant qu'insupportable au pouvoir formel du concept systématique, s'avérant, pourtant, le moteur - inconscient - de son propre procès.

Reste donc à mettre au jour les modalités d'une telle influence. Comment, au juste, un noyau de travail humain réel en viendrait-il, chez Hegel, à déterminer à ce point le calvaire de la conscience idéaliste ? Comment, selon les arguments développés par Adorno dans Aspects, la nature à la fois matérielle et sociale du travail imprègne-t-elle la processualité «logique» des figures de l'esprit ? Tenter d'apporter quelques réponses à ces questions implique sans doute de respecter, à son tour, la stricte logique d'exposition adornienne, en cela remarquablement fidèle à Hegel. Chez Adorno, toute thèse, sitôt installée, se voit d'ordinaire poussée (comme l'objet contradictoire auquel elle correspond) dans ses dernières limites, dans sa non-vérité immanente, au prix, pour le lecteur, des pires difficultés et ambiguïtés, de la pire intranquillité. Aspects défend ainsi autant Hegel - et par là même - qu'il le critique : en totalité, bien loin des césures ou coupures épistémologiques localisées définissant, au sein, en particulier, d'une certaine vulgate marxiste, le partage entre un utilisable et un inutilisable hégélien absolus. Le travail, chez Hegel, est autant décisif du point de vue de la «méthode» que de celui du «système», lesquels ne sauraient se voir séparés sans absurdité. Adorno ne fait pas, suivant cette technique éprouvée (à tous les sens du terme), la part abstraite des choses, mais prend plutôt Hegel en bloc : un bloc de vérité totale, systématique, gisant aussi bien dans l'impossibilité d'atteindre de cette façon la vérité.

1- Irréductibilité de l'objet.

Hegel ne sépare jamais le travail en travaux. L'essentiel, l'activité, ne se scinde pas chez lui, en un type de travail intellectuel, par exemple, et un autre, matériel. Tous deux fusionnent dans une nécessité commune que le donné se trouve incessamment bouleversé, à l'aune d'un principe idéaliste représentant, à lui seul, cette nécessité : l'esprit. L'esprit est, certes, en un sens, plus que le travail, car il réunit les deux moments inséparables du bouleversement nécessaire pré-cité : l'objet, par essence contingent, constitué, déjà donné comme matière première livrée au travail du sujet, et le sujet, lui-même, essentiellement constituant, actif, par l'opération duquel, seule, le premier est susceptible d'acquérir une forme rationnelle. Hegel, penseur idéaliste, «n'envisage donc pas l'esprit en tant qu'aspect isolé du travail, mais dissout à l'inverse le travail en un moment de l'esprit» (Aspects, p. 31).

Pour Adorno, établissant la genèse d'une telle perspective idéaliste, au plan du travail du concept - de sa spontanéité - et de l'activisme du sujet, Hegel s'oppose moins à Kant qu'il ne le complète, le vérifie, du moins ambitionne de satisfaire un besoin de complétude systématique demeuré chez lui inhibé, réprimé. Le début de la section d'Aspects plus spécifiquement dédiée au travail (à laquelle nous nous intéressons ici) rappelle ainsi d'abord (p. 25) l'échec formel de cette ambition hégélienne de dépassement de Kant. Se trouvent, de fait, également rappelées les conditions généalogiques annexes d'émergence de «l'élément où se développe le système hégélien» (p. 23), soit la radicalisation préalable du Moi kantien par Fichte, et les problèmes insolubles qui en découlaient, auxquels Hegel n'aurait pas apporté de réponse de son propre point de vue satisfaisante. Le partage, en effet, encore ambigu chez Kant, du Moi en sujet empirique et sujet transcendantal, s'il conduit bien à une clarification des choses chez Fichte, qui tente d'évacuer du Moi toute facticité pour enfin pouvoir l'assumer comme un absolu de travail productif, débouche, pour cette dernière raison même, sur une conception du Moi ne pouvant convenir aux tendances concrètes de Hegel, pour qui un Moi, un sujet complètement dissocié de toute base empirique verrait par principe sa substance s'effondrer. Un «sujet pur», partageant avec « l'être pur » cette absence totale de détermination également commune au pur néant (aux termes de la Logique), Adorno définit simplement, du point de vue hégélien, cette hypothèse comme absurde - un «non-sens» (écrit-il, p. 25) - en rappelant à quel point le lexique hégélien se trouve tout entier fondé sur des références concrètes à l'expérience : «...chez Hegel, dit Adorno, on trouve - et ce n'est pas simple négligence de style - les expressions les plus marquées, telles qu'esprit et conscience de soi, empruntées à l'expérience que le sujet fini a de lui-même » (id.). La tension entre les exigences hégélienne d'absoluité du sujet, d'une part (refusant de borner, au nom de la critique kantienne, ses prétentions de connaissance) et de liaison, d'autre part - non moins nécessaire - de ce sujet à une réalité empirique qu'il est contraint de reconnaître comme autre, comme différence d'avec lui-même, cette tension, donc, le conduit à concevoir l'esprit comme passage, ou plutôt liberté à l'oeuvre entre sujet et objet, une liberté participant formellement, en tant qu'instance productrice, de l'un et de l'autre : «[l'esprit] ne se trouve pas absolument opposé à ce qui n'est pas esprit, à ce qui est matériel.»  (id).

À cette définition nouvelle, cependant, d'un sujet absolu néanmoins médiatisé correspond, pour Adorno, dès l'origine chez Hegel, la contradiction refoulée d'un programme philosophique confronté à son propre échec programmatique, autrement dit - dans les cadres logiques pré-existants - à sa fausseté. Ce serait, de là, semble-t-il indiquer, la nuance collective de la notion - certes idéologiquement perçue par Hegel - de travail social qui permettrait de lire cette contradiction comme moment logique désormais légitime, et sa «non-vérité» comme vérité dialectique, en répondant à la question : « la philosophie de Hegel, d'après le verdict de son propre concept, n'est pas vraie. Mais alors, comment peut-elle malgré tout être vraie ? » (id.). Elle le serait, d'abord - vraie - selon la correspondance, voire la fusion instituée par elle entre « deux » totalités réflexives : celle du concept au travail, celle de la société au travail. Le caractère actif, spontanément synthétique de l'entendement kantien (constituant, dans son unité, l'objet d'expérience possible) serait conservé, honoré, réalisé par Hegel dans le sens d'une recherche à présent concrète, et universelle, de ce travail constitutif autrefois réservé, chez Kant, au seul Je pense individuel : «le mystère que recèle l'aperception synthétique»  se trouvant ainsi éclairci dès lors que « matière » de l'expérience et « fabrication et [l'] action » de ses « objets particuliers » ne restent plus opposées (p. 26). Ce qui revient à considérer tous les objets du monde, et ce dernier lui-même, comme production collective de ce qui fournit, donc, la clé du mystère, à savoir : le «travail social»  (id.). La vérité «non-vraie» de cette philosophie, secondement, serait impliquée dans sa propre proposition totalisante, systématique, ne laissant subsister aucune vérité en-dehors de ce travail du concept. Cette proposition, en quelque sorte par son absoluité même, par son exagération, serait « vraie » exactement au même titre qu'Adorno estimait, sur un autre plan, dans un passage célèbre et provocant de Minima Moralia : « Il n'y a de vrai dans la psychanalyse que ses exagérations », savoir : dans son rapport, lui, absolument authentique à un substrat social absolument faux.

Une telle estimation de la qualité contradictoire (vraie-fausse) de la systématique hégélienne s'accompagne donc, chez Adorno, de considérations, fortement matérialistes, sur le contexte politico-historique de son apparition. Ce contexte semble, selon lui, avoir été aperçu, de manière au moins pré-consciente par Hegel lui-même (ce dont témoignerait, entre autres exemple, un passage, cité dans Aspects, de sa Philosophie du droit où le caractère explosif des contradictions serait bien jugé par lui, entre les lignes, consubstantiel à la nouvelle société bourgeoise). Dudit contexte objectif, le système hégélien et son idéalisation du travail auraient alors constitué, de manière également pré-consciente, une sorte de traduction idéologique, sinon symptomatique. L'expression exacte d'Adorno veut que Hegel « serre de très près » (p. 26) - autrement dit rate de très peu - le fond du mystère en question, tout comme la nature processuelle et contradictoire de l'esprit « sans jamais se laisser appréhender concrètement domine d'un bout à l'autre de [sa] philosophie (...) » (p. 25). Il conviendrait donc simplement de «déchiffrer» (id.) ce qu'Adorno distingue, sous la systématicité hégélienne, d'effectivité historique, d'après lui parfaitement aperçue par Hegel en dépit de ce voile idéologique l'ayant contraint à des définitions abstraites et hypostasiées du travail. Hegel, dépassant le transcendantal kantien dans le sens d'une universalisation active de l'a priori, reconnaît bien (ce dont Marx, rappelle Adorno dans Aspects, lui fait une gloire justifiée), que l'homme tire, comme être générique, de son propre travail, sa définition essentielle. Mais, en tant qu'il achevait aussi, de cette manière, le projet idéaliste transcendantal (et celui-ci bannissant de préférence toute contamination empirique), il était en quelque sorte nécessaire, pour lui, d'aboutir ensuite à semblable définition désincarnée du travail. Son échec à saisir la nature réelle de celui-ci (sa nature sociale concrète), serait ainsi redevable de deux niveaux «d'idéologie» : celle, contingente et politique, dissimulant l'origine fondamentalement dominatrice du travail (renvoyant à une double volonté de maîtrise : 1°) sur l'environnement des hommes; 2°) sur les hommes eux-mêmes, de la part de ceux possédant préalablement ledit environnement naturel et faisant travailler les autres hommes à leur profit), et celle (plus nécessaire philosophiquement), liée à l'inconscience transcendantale d'un rôle social laborieux simplement donné, reçu, hérité passivement par tout membre actif - travailleur sans question - de la communauté humaine (ce qu'Adorno identifie, dans Aspects, à un « constitué transcendantal » hégélien, d'origine kantienne, Hegel étant «incontestablement» un «tenant» de «l'analytique transcendantale») (p. 27).

Il n'en reste pas moins qu'en matière de travail, le progrès épistémologique incarné par Hegel apparaît clairement décisif aux yeux d'Adorno, que ce soit vis-à-vis des doctrines transcendantales ou de tout droit naturel spontané. La fiction d'un individu isolé travaillant ou agissant, solitaire, sur son milieu séparé, avant - le cas échéant - de choisir de s'agréger, ou non, à telle ou telle communauté humaine extérieure, vole littéralement en éclats. L'homme, dès le départ, est plongé, par Hegel, en tant que travailleur, dans un réseau natif d'interactions et de reconnaissance (la dialectique du Maître et de l'esclave le prouve assez). Il participe de ce statut réticulaire au même titre nouvellement logique - dialectique - que chaque élément du système : « Le moment de l'universalité du sujet transcendantal agissant face au sujet purement empirique, isolé et contingent, note Adorno, est tout aussi peu une vue de l'esprit que la validité des propositions logiques face au déroulement factuel des actes de pensée individuels isolés (...). L'autoconservation des sujets dépend du travail des autres autant que la société est tributaire de l'action des individus. » (p. 26). À ne s'en tenir, donc, qu'à cette «vérité» strictement idéologique du travail social aperçue par Hegel, cette organicité d'une société essentiellement travaillée par le travail semble faire parfaitement écho au procès organique de l'esprit, fluidifiant les pensées de l'entendement, travaillant sans relâche à altérer leur identité la plus profonde (laquelle devient essentiellement identité de passage en une autre). La société se reproduisant elle aussi comme unité réflexive des comportements humains attachés à l'auto-conservation (par le travail) de ses sujets, l'analogie, voire le décalque pur et simple du fonctionnement social sur celui de l'esprit, ramassant en lui-même, comme unité, ses divers moments appelant chacun son autre, conduirait presque à assimiler les deux instances, et à considérer le développement social comme simple mode de l'esprit, traversé, comme lui, de part en part, de rationalité, jusqu'à ne plus pouvoir tolérer, en matière sociale, le moindre écart de contingence. Adorno semble d'abord ouvrir la porte (p. 26) à cette hypothèse interprétative, en quelque sorte, d'un cercle des cercles hégélien du travail, incluant le procès depuis la conscience/travailleur individuel jusqu'à l'Esprit universel/Société : «La référence, insiste-t-il, du moment producteur de l'esprit à un sujet universel plutôt qu'à chaque personne prise individuellement et effectuant son propre travail définit le travail comme une activité sociale, organisée ; sa propre "rationalité", l'organisation des différentes fonctions, est un rapport social » (id.). Mais, on le voit bien, les guillemets encadrant cette soi-disant rationalité sociale suffisent déjà à faire planer le doute sur sa réalité. La société, chez Hegel, demeure en effet une forme de donné, de « constitué » plutôt que de «constituant» transcendantal. Le reproche de «sociologisme» auquel, selon Adorno, semblable assimilation pourrait donner lieu, tiendrait alors au voeu d'une telle attitude de prétendre définir l'esprit au moyen d'un principe autre que lui, extérieur à lui, ce que sa logique immanente interdit. Ce serait oublier, précise Adorno, l'échec post-kantien de Hegel - dont le rappel ouvrait son étude («il a échoué dans cette déduction», p. 27) - à imposer au donné la domination universelle du concept, à étendre celle-ci au domaine de tout « l'existant » : ses tentatives de déductions de l'existant révélant plutôt le seuil au-delà duquel l'immanence de l'avancée de l'esprit rencontre de trop sérieuses déconvenues, ne procédant, à dire vrai, pour conjurer celles-ci, que par «coup(s) de force» (p. 37), d'ailleurs pas dénués d'intérêt critique, mais butant partout, en tout cas, sur du Ça, de l'objectif irréductible, sur ce hiatus littéralement in-compréhensible constitué par le simple existant. Si l'on ne peut saisir rationnellement l'objet, s'il reste en dépit de tout un «hors-raison», l'activité l'ayant constitué : le travail, ne saurait, par contre-coup, être non plus adéquatement appréhendée.

Cet échec, cependant, comme déjà évoqué, n'en demeure pas moins extrêmement fécond, en ce que Hegel installe partout des médiations, même fausses, même illusoires. Or ce travail de la médiation sur le réel, son travail incessant, toujours reconduit, forme bel et bien pour Adorno le noyau essentiel de toute vérité possible (loin des pseudo-vérités soit immédiates à la Schelling ou Bergson, soit transcendantes et dogmatiques), la vérité en question dût-elle être définie comme simple trace purement négative - et elle seule authentique en tant que ce travail de médiation - de la «fausse vérité» du système. L'erreur d'un Hegel prétendant du moins à la médiation universelle et ainsi à la ruine des antithèses ossifiées de l'entendement, dans sa définition de la société autant que dans celle de l'esprit, arborerait au moins une force, une efficace de vérité. Pour le reste, cette in-compréhension de l'existant, liée en soi au projet idéaliste subjectif (kantien) de départ, se trouverait motivée historiquement par la structure sociale nouvelle lui fournissant son socle objectif : Adorno pointe ici, bien évidemment, la société de classe, capitaliste et libérale, dont la catégorie triomphante de quantité inaugure un rapport spécifique au travail humain - un rapport, marchandisé, d'équivalence généralisée (p. 28) - échappant à Hegel dans sa signification dernière, mais non, une fois de plus, dans sa réalité médiatisée, nécessairement contradictoire. De celle-ci, Hegel ressent en effet l'intuition correcte, y compris, pour Adorno, dans sa dimension polémique d'irréconciliabilité sociale totale. C'est ainsi, dans un passage déjà évoqué ci-dessus de la Philosophie du Droit (p. 36), que Hegel assigne comme fonction à la police de maintenir de force un complexe explosif d'intérêts reconnu par lui comme nécessairement inconciliables : la société bourgeoise ne s'auto-régule pas, ne saurait supprimer la pauvreté en laissant faire le marché, etc. D'où ce véritable coup de force pragmatiquement ici imposé à l'auto-mouvement du concept par son thuriféraire ordinaire. D'où la portée, selon Adorno, irréductiblement critique de Hegel, lequel apercevrait, d'ailleurs, au passage, la vérité sociale du travail aliéné par-dessus son époque, par delà le cadre bourgeois allemand contemporain, arriéré, qu'elle désigne (un Adorno chez qui, il convient de le noter, ce type de prescience - ou de «génie» - est rarement reconnu opératoire en matière politique ou esthétique, contrairement à un Ernst Bloch, par exemple). L'échec de Hegel serait donc aussi bien ici sa réussite, ou plutôt l'échec-réussite de sa présentation systématique des contenus sociaux dissimulés, et actifs, derrière ce projet scientifique de systématicité faisant une part décisive au travail du concept. Il reste toujours (derrière la réconciliation conceptuelle finale hégélienne) de l'objet insoumis : de l'impensé ou de l'inconscient, celui-ci fût-il méprisé, «mis au compte», par Hegel, «de l'existence paresseuse» d'un simple réel non-effectif «indigne de la philosophie» (p. 34).


Cette résistance quand même de l'objet, cette rémanence inapte à se voir ni déduite ni évacuée - ce qui reviendrait au même - par une raison systématique hégélienne dont on a vu plus haut qu'elle refusait la coupure fichtéenne d'avec toute empirie, se trouve donc précisément, contradictoirement vérifiée par la prétention totalisante de celle-ci, trouvant elle-même sa traduction, sa modalité sociale, selon Adorno, dans le projet d'administration totale du monde contemporain (p. 35). Le travail serait, chez Hegel, cette notion ambivalente minant tout à la fois, comme négativité pré-consciente, ce projet positif totalisant (d'où le caractère irréductiblement critique, d'après Adorno, de sa pensée, s'effaçant devant la poussée négative du contenu) et le validant sous sa forme consciente, idéologique et aliénée. Ce primat de l'objectivité, en somme, objectivité in-comprise parce qu'in-compréhensible, encore, dans sa pleine vérité sociale par Hegel, hante cependant, tel un spectre, son système, lequel s'efforce alors (incapable de prendre une connaissance adéquate de lui sous forme du type spécifique de société, et de travail social, qui le sous-tend) de le conjurer, d'exorciser la «brutalité factuelle» (p. 28), la sauvagerie naturelle, en somme, qu'il représente. 

En marche !

« La meilleure façon de se payer un costard, 
c'est de travailler » 
(Emmanuel Macron, socialiste d'ouverture, 27 mai 2016)

jeudi 26 mai 2016

Eschatologie solidaire


L'état sauvage

   
« Les Français doivent pouvoir s'apprivoiser » 
(un socialiste)

B-a-ba


mercredi 25 mai 2016

lundi 23 mai 2016

Le cauchemar de Huysmans (Sud-de-la-loirophobie)


« Tout ce que je puis vous dire, c'est ceci : je hais par-dessus tout les gens exubérants. Or tous les Méridionaux gueulent, ont un accent qui m'horripile, et par-dessus le marché, ils font des gestes. Non ! entre ces gens qui ont de l'astrakan bouclé sur le crâne et des palissades d'ébène le long des joues et de grands flegmatiques et silencieux Allemands, mon choix n'est pas douteux. Je me sentirai toujours plus d'affinités pour un homme de Leipzig que pour un homme de Marseille. Tout, du reste, tout, excepté le Midi de la France, car je ne connais pas de race qui me soit plus particulièrement odieuse ! » 

(Joris-Karl Huysmans, interviewé par A. Meunier, in Les Hommes d'aujourd'hui, Vanier, 1885).
  



mercredi 18 mai 2016

La merguez du jour

Une opinion majoritaire


17

vendredi 13 mai 2016

Force jaune

« Celui qui ne bouge pas 
ne sent pas ses chaînes !»
(Rosa Luxemburg)

mercredi 11 mai 2016

mardi 10 mai 2016

Montaigne, philosophe de merde (une approche psychanalytique)



 Tout livre est stercoraire.
 Toujours. Toujours. Toujours.

(Un punk, in Quoique n°1)



Pour Han Victor Lu

La geste philosophique cartésienne entérinant l'émergence de la conscience comme critère définitionnel du sujet psychique - par ailleurs reconnu, vis-à-vis du monde objectif, comme fondamentalement actif et constitutif - aura été préparée, dans les décennies précédant le Discours de la méthode [1], par une maturation des conceptions « disciplinaires » de l'esprit, dont les Essais de Montaigne constituent un moment privilégié quoique problématique
La contradiction, en effet, marquant le projet cartésien est déjà présente chez Montaigne, savoir : celle qui, d'un côté, postule une conscience désignant le pouvoir humain par excellence d'imposer un socle d'ordre incontestable au chaos des phénomènes, et de l'autre le caractère sauvage - à réprimer - d'une imagination source d'erreurs dans l'esprit, liée cependant à une part irréductiblement naturelle de l'homme. Outre, donc, l'impossibilité probable d'une semblable répression, ladite naturalité humaine irréductible, radicalement étrangère aux légalités logiques ou mathématiques, développerait aussi, paradoxalement, ses propres lois, des lois échappant largement au pouvoir sus-mentionné de la conscience et de la raison, mais susceptibles aussi de l'installer dans une forme de dignité, ne serait-ce qu'en tant qu'objet d'étude.
En sorte que, chez Montaigne, déjà, la conscience apparaît directement comme une instance embarrassée de coercition, ou du moins de contrôle de cet élément naturel «sauvage» de l'imagination. Montaigne emploie, pour désigner l'influence redoutable de ce dernier sur l'esprit, l'expression célèbre de «cheval échappé» (Essais, I, 8). Le cheval échappé, cette folie quasi-structurelle de l'esprit soumis à la puissance fougueuse et anarchique des passions et de l'instinct, devrait formellement faire l'objet du dressage le plus rigoureux possible, sous peine de le voir réduire à néant les ambitions spécifiquement nobles de l'esprit humain, visant à dicter sa loi prométhéenne au désordre naturel.
La conscience surgit donc sur la scène historique comme l'ordre de mission disciplinaire - et contradictoire - que se donnerait à elle-même la nature : c'est, en effet, de la nature, sur son chaos empirique que la conscience s'étaye en premier lieu, avant de choisir soudain de se présenter vis-à-vis d'elle comme sa très pure négation, sa mise en forme nécessaire. C'est ainsi que l'attention légendaire de Montaigne au réel, à l'empirie, au singulier, au minuscule, au mouvant de la vie, se heurte chez lui à cette nécessité formelle de contrôle et de mise en forme disciplinaire de l'imagination. La contradiction impliquée par une telle répression de l'élément « désordonné » de la pensée tient sans doute d'abord au continuisme psycho-somatique que Montaigne hérite, via la scolastique, du De Anima d'Aristote. L'âme, assénait ce dernier, jamais ne pense sans phantasmes (autrement dit : sans images, et donc sans faculté d'imagination). Réprimer l'imagination - la « fantaisie » - équivaudrait à se priver du socle empirique de toute connaissance, abstraite, par définition, de l'expérience.
Reste à savoir si d'une telle répression, on ne saurait tirer, de manière plus ou moins honnêtement assumée, quelque gain de plaisir consacrant lui-même, négativement - ou dialectiquement - la victoire même de ce principe sensible qu'il convenait de refouler. L'ambivalence de Montaigne, de fait, entre son devoir méthodique et la séduction étrange qu'opèrent sur son esprit les charmes de la fantaisie (lesquels confluent largement, chez lui, dans une forme d'hyper-esthésie du Soi, de narcissisme lui-même conçu comme « méthode » originale de savoir), n'est pas sans évoquer certaines recherches psychologiques ultérieures sur cette question des conflits de l'âme, et du refoulement qu'ils occasionnent. L'oeuvre freudienne, en particulier, on le sait, s'érige largement sur ce genre de considérations, dans son analyse de la répression de contenus psychiques non-conscients (ou disons, pour revenir un instant à Montaigne : pré-conscients) devant se voir semblablement refoulés hors du domaine rationnel (ou conscient), au nom de normes sociales humanistes imposant leurs notions adéquates de dignité, d'autonomie, de qualités humaines, etc.
Ce sera notre but, ici, que de relever - au gré de cette forme de «promenade» à laquelle Montaigne attachait tellement d'importance philosophique - quelques occurrences significatives (dans les Essais) de ce lien conflictuel existant entre esprit et imagination, ainsi que de l'action - intuitivement aperçue - de ce fameux pré-conscient, souterrain de l'âme, auquel Montaigne consacre bien trop d'intérêt, de curiosité, voire d'amusement, pour le traiter en véritable ennemi. Le fameux «cheval échappé» de l'esprit, mouvement de défi irrationnel, certes, jeté au pouvoir humain suprême d'imposer des règles à l'univers, doit néanmoins être susceptible, du fait même qu'il est mouvement, de quelque connaissance digne d'intérêt aux yeux de Montaigne. Tout mouvement nous découvre, lit-on chez lui.
Vous en doutiez encore ?

1 - Montaigne en promenade.

« Je ne vois le tout de rien », confie Montaigne au chapitre 50 du livre I de ses Essais. La remarque a autant valeur programmatique - ou pratique - qu'épistémologique. Ne voir le tout de rien, c'est, en effet, d'une part, admettre la difficulté, voire l'impossibilité, de regrouper le matériau de l'expérience à l'aune du pouvoir ordonnateur d'un principe : celui de la raison capable de fournir un ordre, un sens au chaos phénoménal et, d'autre part, conséquemment, s'en tenir à une démarche de connaissance à la fois dynamique («Tout ce qui branle ne tombe pas» [2], «Tout mouvement nous découvre» [3]) et éclatée, parcellisante («Ce que je dis en cet exemple se peut dire en tous autres : chaque parcelle, chaque occupation de l'homme l'accuse et le montre également qu'une autre» [4]). Tenter d'apercevoir le tout de quelque chose revient, du moins, à essayer d'en faire le tour, à mettre en branle une envie de vérité, à déplacer, à la surface de ce tout, ne serait-ce que le seul regard chargé de désir, le seul besoin pulsionnel de curiosité (besoin de voir, de savoir), qui, dans ce décalage même (impropre qu'il se confesse, aussitôt après, à tout embrasser effectivement), constituerait le seul savoir possible. «Mes pensées, écrit Montaigne, dorment si je les assieds. Mon esprit ne va, si les jambes ne l'agitent».[5] 
La nécessaire incomplétude, le nécessaire inachèvement de ce qui se donne justement comme des Essais, ne désespère pas en pratique devant l'absurdité prétendant accéder au tout du monde, et du soi. La promenade de Montaigne, comme pratique, posséderait comme corollaire théorique cette impossibilité avouée de circonscrire le monde suivant une normativité cartographique reconnue de fait impuissante. Ce qui nous domine, en l'espèce, c'est bien un résidu perpétuel d'étrangeté du monde, et au monde (le fait, littéralement, de s'y trouver toujours étranger, quelque distance qu'on y puisse jamais parcourir) : ce résidu, ce hiatus se trouvant introjecté dans l'attitude épistémologique : à l'étrangeté au monde correspondrait l'étrangeté à soi, cette «double» multiplicité - externe et interne - procédant comme écho. Montaigne se trouve en même temps pressé de connaître, c'est-à-dire d'instiller - pour la gloire formelle de son espèce humaine rationnelle - quelque ordre dans la mouvance incessante de ses fantaisies et forcé de juger ce projet de connaissance exhaustive une aberration. Les Essais balancent de manière continue entre ces deux pôles (exigence impérieuse, quoique impossible à satisfaire, de savoir rationnel pur, et ridicule achevé de toute entreprise épistémologique alternative) [6], au point d'aboutir à cette conclusion pragmatique qu'il ne saurait être, au fond, de savoir autre que tâtonnant, mouvant, voyageur, fugace, parcellaire. De ce point de vue, la correspondance des savoirs objectif et subjectif s'avère totale et, en quelque sorte, productivement désespérée, à condition d'entendre par « désespoir » la déception toujours reconduite des ambitions de contrôle absolu sur la nature (interne et externe) qu'implique le projet rationnel. Ce contrôle, considéré comme stase définitive, de l'esprit « rassis en lui-même » (selon l'expression des Essais, I, 8), contredit l'intranquillité native de l'esprit, due au pouvoir de l'imagination, et qui invalide, aux yeux de Montaigne, toute la dichotomie classique opposant vie oisive consacrée à l'étude et vie active, affairée : « il me semblait ne pouvoir faire plus grande faveur à mon esprit, que de le laisser en pleine oisiveté, s'entretenir soi-même, et s'arrêter et rasseoir en soi : ce que j'espérais qu'il peut meshuy faire plus aisément, devenu avec le temps plus pesant et plus mûr. Mais je trouve, variam semper dant otia mentem, que "l'oisiveté toujours disperse l'esprit" ». [7] Rien de plus éloigné de Montaigne, donc, que la fameuse phrase de Flaubert : « On ne peut penser et écrire qu'assis », sévèrement taxée de «nihilisme» dans Le crépuscule des idoles, par un Nietzsche précisant, par contraste, que «seules les pensées qui vous viennent en marchant ont de la valeur»Cette valeur serait-elle liée au débusquage généalogique par Nietzsche du projet même de quête de la vérité, qu'il assimile, rappelons-le, à travers la figure de Socrate, au triomphe du principe de répression des instincts vitaux, de la grande santé simplement affirmative du Moi ? Or, à ce compte, la promenade de Montaigne est déjà promenade «de santé» se chargeant par définition (et l'assumant sans aucun problèmes) d'une foule exagérée (ou, littéralement, pour employer un terme disciplinaire et managérial bien contemporain : « ingérable ») de phénomènes, mais se distinguant par avance de l'expérience du «sublime» kantien, en cela que la promenade ne renverra précisément pas, elle, dans son impuissance à traiter l'excédent sensible, vers autre chose qu'elle, quelque chose de plus grand : une destination spirituelle, en l'occurrence, furtivement, indiciblement, négativement aperçue. La sensibilité est, chez Montaigne, par elle-même directement source de connaissance : une «connaissance sensible» (qu'on retrouvera encore chez le Schiller des Lettres sur l'éducation esthétique de l'homme), différente de la connaissance par concepts mais ne lui cédant rien en dignité, l'homme individuel étant reconnu mesure et objet de cette forme de connaissance.
La «micrologie» assumée des Essais est, de fait, inséparable de son narcissisme, le narcissisme faisant, en effet, tourner le monde autour de ce Moi qui, à son tour, s'y déplace pour y retrouver son visage, colorant le monde de son image partout projetée, ainsi que, chez Freud ou le Bergson de Matière et mémoire, telle bactérie, projette vers «l'extérieur» des cils vibratiles qu'elle peut aussitôt à loisir, le cas échéant, rétracter, faire refluer vers « son intérieur» : des cils «pseudopodes» (la promenade à pied, encore !) à la fois moteurs, anticipateurs et percepteurs tactiles, identifiant le monde à l'intérêt, au plaisir ou au danger que celui-ci revêt pour elle. En sorte que la bactérie minuscule est ce monde au sein duquel elle se déplace, dont elle prend connaissance de cette façon particulière, et dont elle rapporte le moindre de ses éléments à elle-même, à son fond soi-disant le plus substantiel, le plus exclusif, le plus « intime ». Au plan de la pure mobilité de cette pulsion appétitive, et curieuse, liée aux produits sauvages de l'imagination, le continuisme psycho-somatique post-aristotélicien faisant de la fantaisie une espèce d'interface des sphères sensible (ou biologique) et théorétique, se trouve là spontanément vérifié, hors tout dualisme doctrinal trop rigide. Le paradoxe étant, une fois de plus, que la conscience apparaît donc, de Montaigne à Descartes, sur la scène de l'histoire philosophique, dans l'exposé conjoint de ses devoirs et pouvoirs immanents, d'abord, mais également de son alter ego tout aussi impérieux, savoir : le désordre naturel, nécessaire, de son assise biologique.

2 - Sommeil de la raison, rêve éveillé de l'imagination.

L'ambivalence, on le voit, est chez Montaigne maximale. La conscience, si elle est reconnue - avec l'assise biologique et empirique nécessaire de l'animal rationnel - pourvoyeuse suprême de savoir (et, peut-être, du seul savoir réellement valable : celui du «Je» narcissiquement et micrologiquement borné), constate aussi l'engendrement (du fait de l'exercice déréglé de ses propres instruments de base) de monstres [8], de chimères, dont Montaigne s'assigne pour tâche individuelle essentielle d'observer l'étrangeté. Ce programme est défini en I, 8 (De l'oisiveté) : «(...)pour en contempler à mon aise l'ineptie et l'étrangeté [desdites chimères de l'esprit], j'ai commencé de les mettre en rôle, espérant avec le temps lui en faire honte à lui-même» [9]. Une telle «observation», certes, ne saurait être neutre. Les monstres de l'imagination sont bel et bien des monstres, dont l'irrégularité doit se voir conjurée. La force, néanmoins, des remarques de Montaigne en la matière touchent à cette idée implicite qu'il serait impossible (sans même parler de le souhaiter) de s'en débarrasser complètement, d'éradiquer cette monstruosité au pur profit d'une « mise en rôle » conceptuelle de l'esprit. La logique disciplinaire trouve ici ses limites, semble-t-il aussitôt même qu'elle s'assigne son ennemi adéquat.
Ce sur quoi insiste le passage des Essais ci-dessus immédiatement cité (un passage terminant, d'ailleurs, preuve de son importance, le chapitre 8 du livre premier), c'est, donc, le « plaisir » («à mon aise»dit Montaigne) et la « honte » pris, ensemble, à ces désordres de l'imagination. Ces deux aspects mêlés - plaisir et honte - sont précisément ceux évoqués par Freud dans son étude sur Le créateur littéraire et la fantaisie (1908) : « L'adolescent cesse donc de jouer, il renonce apparemment au gain de plaisir qu'il tirait du jeu. Mais quiconque connaît la vie psychique de l'homme, sait que presque rien ne lui est aussi difficile que de renoncer à un plaisir qu'il a une fois connu (...) l'adolescent, quand il cesse de jouer, n'abandonne rien d'autre que l'étayage sur des objets réels ; au lieu de jouer, maintenant il se livre à sa fantaisie (...) La fantaisie des hommes est moins facile à observer que le jeu des enfants. L'enfant, il est vrai, joue aussi tout seul, ou bien il constitue avec d'autres enfants un système psychique clos à des fins ludiques, mais même s'il ne joue rien pour les adultes, il ne leur cache pas pour autant son jeu. En revanche, l'adulte a honte de ses fantaisies et les dissimule aux autres, il les cultive comme sa vie intime la plus personnelle ; en règle générale, il préférerait confesser ses manquements plutôt que de communiquer ses fantaisies. Il peut arriver que pour cette raison, il se croie le seul à forger de telles fantaisies, et qu'il ne pressente rien de la diffusion universelle de créations tout à fait analogues» [10]. Une remarque de Montaigne, dans les Essais, rend un écho étonnant à cette considération freudienne, dans l'amalgame semblable qu'elle assume du jeu et du plaisir imaginatif adulte : « si quelqu'un me dit que c'est avilir les muses de s'en servir seulement de jouet et de passe-temps, il ne sait pas, comme moi, combien vaut le plaisir, le jeu et le passe-temps. À peine que je ne die toute autre fin être ridicule [souligné par nous]» [11]. Le plaisir imaginatif adulte est, par ailleurs, présenté par les deux penseurs comme nécessairement solitaire : la honte en serait exclue à raison de cette solitude même. Chez Freud - Montaigne vérifiant, en l'occurrence, cette hypothèse - il n'y a jamais, du point de vue de l'inconscient, de réalité autre que la sienne : aucune logique (absence du principe de contradiction), aucun écoulement déterminé et édifiant de temps (d'expérience), aucun principe de morale ou même d'auto-conservation imposant la prudence élémentaire, ne sauraient venir contrarier ce solipsisme majestueux. Le monde entier, soit tout ce qui excède la simple mesure individuelle du plaisir peut bien virtuellement s'effondrer : ce qui provoque - par intermittence - la réaction culturelle courroucée de l'esprit disciplinaire et social, dont le sentiment de honte constitue alors le bras armé. Le partage, chez Montaigne, entre honte et plaisir, esprit et imagination, s'avère ainsi douloureux et difficile. Il donne lieu à une dissociation du Moi en :
1°) un esprit à qui faire « honte » de ses propres chimères et monstruosités, au spectacle débridé desquelles :
2°) une autre instance du Moi (ici, baptisée simplement Je) [12] prendra, elle, un plaisir moqueur et répressif, apparaissant autant comme une réalité de fait qu'un but, comme le retournement actif d'une situation d'abord essentiellement subie. L'ambivalence des Essais quant à ce pouvoir irréductible de la fantaisie serait, de fait, la traduction d'une forme de culpabilité face à cette nécessité perpétuelle - plaisante - des chimères imaginatives, se travestissant alors, pour donner bonne figure, en liberté complète vis-à-vis de celles-ci. Ce qui ne rabaisserait, évidemment, par ailleurs, en rien l'audace consciente d'un tel projet. Ce qui est notable, comme déjà suggéré, c'est que la honte faite à l'esprit n'apparaît pas ici comme sociale, ainsi que chez Freud : si Montaigne peut être reconnu avoir « honte » - et là réside sa remarquable honnêteté - c'est uniquement de lui-même devant lui-même, en ayant intériorisé la partition de son esprit et le besoin, dialectiquement conséquent, de réunification de celui-ci : un besoin de maîtrise abstrait, de forme plutôt que de contenu honteux particulier. Il défend ainsi « publiquement » (du moins, auprès de son lectorat), tout au long des Essais, la validité (certes problématique, comme nous l'avons vu dans notre première partie [13]) de son projet introspectif d'exploration de soi-même. Il socialise l'intime, assure souvent qu'il ne s'est jamais trouvé épistémologiquement de meilleur sujet d'étude que lui-même [14], fustige cette vergogne sociale normative fondant, ultérieurement, tout le contexte surmoïque freudien. Ce qui compte, pour lui, touche moins à tel ou tel contenu scandaleux déterminé dans le fantasme (comme ce sera le cas des contenus sexuels ou morbides de l'époque bourgeoise à laquelle Freud s'intéresse) qu'au fait même de la dépossession, de la perte de maîtrise de l'esprit sur lui-même en général. Symétriquement, le plaisir pris par Montaigne aux délires de l'imagination évoque celui - par delà bien et mal - d'une curiosité purement empirique, quasiment naturaliste et/ou infantile, rappelant, par exemple, la pratique célèbre d'un Spinoza provoquant, puis observant parfois, au fond de son atelier, le combat à mort de deux araignées (pour voir ! comme disent les enfants, inconscients et inaccessibles, pour l'heure, au caractère cruel - donc socialement honteux et réprimable - de telles occupations).
On sait, d'un autre côté, comment, chez Freud, la « névrose de contrainte » satisfait au fond, d'une manière clandestine et détournée, ce désir même qu'on entend consciemment obsessionnellement réprimer. Montaigne hésite entre innocence revendiquée, honnêteté publique, et prétention réformatrice de l'entendement, par domination des passions (« nous ne dirons jamais assez d'injures au dérèglement de notre esprit ») [15].
Le plaisir explicitement pris par lui (en I, 8) à l'humiliation de son esprit, devant le désordre exhibé - soi-disant adverse - de ses productions chimériques, révélerait ici de manière assez limpide une transfiguration répressive et dominatrice du plaisir fantaisiste. De même qu'il montre assez à quel point Montaigne se sera approché de l'intuition d'une économie, d'une topique, d'une dynamique fondamentalement duales de l'esprit humain, chacun des secteurs (entendement et imagination) auxquels il s'intéresse développant presque son propre régime de fonctionnement. Mais il demeure qu'en réalité, la tension est toujours chez lui maintenue entre une légalité - vague - de l'imagination, et sa considération soit comme défaut pathologique de l'esprit, soit - paradoxalement - comme sa source la plus nécessaire et productive. Que Montaigne estime les associations d'idées, par exemple, des pathologies vectrices de confusion, comme chez Locke, ou les conditions fondamentales du savoir, comme chez Hume, quoi qu'il en soit, le lien entre les divers niveaux de l'esprit n'est jamais rompu. «Ni sans ni avec l'imagination», pourrait-on dire en l'espèce. Le clivage des Moi [16] renvoie ici à une circonscription problématique des tâches et territoires de l'âme, puisque si, certes, «entre les fonctions de l'âme il en est de basses», malgré tout : «qui ne la voit encore par là , n'achève pas de la connaître». [17] Les passions de l'âme, en d'autres termes, qui contrarient la sagesse, n'empêche pourtant pas l'âme, elle-même, de fournir à ladite sagesse un objet d'étude digne, valable, et unique.
L' «imagination» ou le «fantastiquer»  - définie par Freud, d'ailleurs également sous cette forme verbale, active (das Phantasieren) comme « rêverie diurne » - signalerait ici un débordement ponctuel de l'organique, de la nature sauvage (non-raffinée en légalité conceptuelle) hors de son domaine, celui du « vague champ des imaginations » (Essais, I, 8). Mais, comme plus tard chez Goya, par exemple, pour qui cette confusion des domaines, «le rêve de la raison», «engendre des monstres» (titre d'une de ses gravures dites «disparates» des années 1820) cette production monstrueuse, procédant, chez Montaigne, d'accouplements «fantasques», d'émissions de forme de vie tératologiques avortées, semble posséder, certes de manière étrange, sa propre légitimité d'expansion dans le monde de l'esprit.[18]
En sorte que cette introspection que Montaigne préconise pourrait ne pas être tellement éloignée d'une forme de soulagement proto-thérapeutique [19], par décongestion jouissive, en quelque sorte, ou libération d'énergie supplétive et envahissante, ayant aussi valeur pédagogique. En d'autres termes, ces monstruosités ne présentent pas encore le statut de scandale intolérable, et donc de «nids à névrose», qu'elles acquerront plus tard. Elles fournissent même, pour l'heure, à Montaigne, certaines occasions réitérées d'amusement [20] incrédule, sidéré, presque enfantin.

3 - Dialectique de l'intériorité

On connaît le rapprochement, opéré par Deleuze, entre la haute création littéraire et la symptomatologie [21]. Montaigne, dans sa quête d'exposition du fonctionnement de l'imagination, semble bien, à sa manière, faire oeuvre thérapeutique. L'ambivalence de plaisir et de honte qu'il reconnaît dégager de l'exposition en pleine lumière de ses profondeurs obscures apparaît tout sauf isolée. Son époque ne rechigne pas, de manière générale, à la fréquentation poussée des désordres de l'esprit. Qu'on songe, avant lui, à l'Éloge de la folie d'Érasme [22], à l'art de Jérome Bosch et de tant d'autres de ces autoproclamés «peintres sots» (Zotte Schilders) des Flandres du XVIème siècle, dont les toiles, représentant les excès passionnels prenant le pas, en de certaines occasions festives (d'ailleurs explicitement ménagées par les autorités comme des soupapes : carnavals, charivaris, sarabandes, délires et beuveries bachiques, etc), sur la raison des hommes, étaient extrêmement prisées de la riche classe bourgeoise montante, avide - sitôt rendue à la sobriété responsable - de poursuivre sa «mise en rôle» quantitative et instrumentale tous azimuts de la Nature maîtrisable. Les paillardises, les monstruosités imprégnant ces oeuvres «sottes» avaient, certes, une valeur formellement normative : celle d'éviter autant que possible à leurs heureux propriétaires de prendre exemple sur ces débauches de laisser-aller, de vice paresseux d'un esprit lâchant la bride à l'imagination, n'exerçant plus sur elle son juste pouvoir de gouvernement. Mais le plaisir esthétique y avait néanmoins toute sa place, ainsi que tout plaisir pris à la répression des instincts demeure lui-même, sous une autre forme, irréductiblement instinctuel. Montaigne perçoit, semble-t-il, la dialectique autonome capable, sinon de raffiner l'imagination au point de la tourner en esprit, du moins de faire communiquer et/ou influer l'un sur l'autre ces deux domaines de l'esprit humain. On trouve parfois, sous sa plume, pour présenter une telle dialectique, des métaphores et images renvoyant à certaines polarisations-types : intérieur et extérieur, obscurité et lumière, centre et circonférence. Autant de dispositifs stylistiques servant sa compréhension (toujours narcissique) d'une organisation à étages - superstructurelle - de l'esprit, faisant écho à celle du monde. 
Centre et circonférence, d'abord. Prenons, par exemple, la description de sa bibliothèque dans les Essais, en III, 3 (Des trois commerces) : « La figure en est ronde (...) et vient m'offrant en se courbant, d'une vue, tous mes livres, rangés à cinq degrés tout à l'environ ». Montaigne est au centre, les livres tournent autour de lui, formant circonférence. Certes, en cette disposition, le règne narcissique de l'esprit semble assuré, et la volonté de contrôle même, ayant ainsi installé de manière panoptique, immédiatement disponible, cette ressource de maîtrise de l'univers (autrement : chaotique) sous les yeux du sujet, semble avoir atteint son but : « C'est là mon siège. J'essaie à m'en rendre la domination pure [soulignés par nous]. » Mais que ce but soit «purement», une fois de plus, d'exigence solitaire (Montaigne entendant, précise-t-il, « soustraire ce seul coin à la communauté et conjugale, et filiale, et civile ») nous renseigne assez sur le noyau impur de plaisir qui le fonde, et la frustration, l'échec relatifs, nécessaires, d'un tel projet de maîtrise : le retour du refoulé sensible obère in fine l'ambition intellectuelle. C'est bien en vérité un plaisir sensible, un plaisir corporel qui a d'abord poussé Montaigne à se retrancher ainsi, entouré de livres fournissant le fantasme d'une domination immobile, rationnelle, sur tout l'univers circulaire. Or, ce plaisir se rappelle, à présent, à lui, comme l'imagination et le sensible finissent toujours se rappeler, immanquablement, au «pouvoir» autarcique de l'esprit : « Les livres ont beaucoup de qualités agréables, à ceux qui les savent choisir ; mais aucun bien sans peine : c'est un plaisir qui n'est pas net et pur, non plus que les autres ; il a ses incommodités, et bien pesantes ; l'âme s'y exerce, mais le corps, duquel je n'ai non plus oublié le soin, demeure sans action, s'atterre et s'attriste. Je ne sache excès plus dommageable pour moi (...) » [23]. Ce déplaisir final n'est pas sans évoquer, par anticipation, les fameuses « blessures narcissiques » freudiennes éprouvées, rappelons-le, par l'homme découvrant, au gré de progrès scientifiques successifs, qu'il n'est pas plus au centre de l'univers (c'est désormais le soleil) que maître en sa propre maison (c'est, désormais, l'inconscient qui domine, en tant que folle du logis). La mélancolie de Montaigne est ainsi déjà mélancolie du savoir en sa prétention de contrôle, mélancolie de son impuissance, conscience mélancolique d'un retour nécessaire - quoique pathologique - au sein de sa suprématie, de ce sur quoi elle s'étayait tout en prétendant s'en distinguer substantiellement.
Venons-en, maintenant, à la polarité intérieur-extérieur. L'étayage de l'esprit, se fait sur et contre le corps, dans et contre le corps, en tous les cas au plus profond de lui : « ce ne sont que mouches et atomes qui promènent ma volonté », confie humblement Montaigne (Essais, III, 2). Cette mise en mouvement, cette «promenade» passive de ce qui devrait pourtant dominer se décident donc à de telles profondeurs abyssales qu'apercevoir le point d'origine de tout le processus relève presque de la gageure : « C'est une épineuse entreprise, et plus qu'il ne semble, de suivre une allure si vagabonde que celle de notre esprit ; de pénétrer les profondeurs opaques de ses replis internes » [24]. Épineuse entreprise, certes, et cependant : « amusement nouveau et extraordinaire, qui nous retire des occupations communes du monde, oui, et des plus recommandées » [25]. Car, comme chez Hume, l'imagination constitue bien, chez Montaigne, le principe suprême (un principe de plaisir) dont découlent les facultés mentales, quelque utilisables ou inutiles que puissent par ailleurs, ensuite, s'avérer ces dernières. C'est en cela que ce processus est comparé maintes fois par lui à une genèse, un engendrement, une gestation, dans tout le sens aléatoire de la chose : l'interpénétration variable, dans la production spirituelle, de forme et de matière, de liberté et de discipline (cette dernière consistant, pour Montaigne, à «occuper les esprits à certains sujets» [26] pour éviter de les laisser dériver), pouvant occasionner, on l'a vu, des naissances monstrueuses ou plutôt l'avortement spirituel généralisé, une forme aiguë de stérilité agraire - autrement dit : économiquement improductrice - rapportée à l'esprit, ne laissant pousser que les «cent mille sorte d'herbes sauvages et inutiles» [27] de l'imagination. Ventre des femmes privées de bonne « semence », et ainsi soumises - au mieux - à de grotesques générations spontanées incapables de survivre ; terres infécondes dans lesquelles rien de stable ni d'intéressant ne saurait spontanément s'enraciner [28] : telles sont les images d'intériorité insondable mobilisées par Montaigne pour évoquer ce fond obscur et anarchique de l'inquiétante étrangeté imaginaire. L'«inquiétante étrangeté» (das Unheimliche), selon une autre traduction freudienne, peut-être plus adéquate, serait surtout, en l'occurrence, l'étrangement familier : ce qui, à la fois, nous est le plus propre et intime, et nous échappe le plus (le fameux « cheval échappé »). Autre image, peut-être la plus évocatrice, employée par Montaigne pour désigner cette intériorité de l'esprit susceptible de se voir soudain exposée, par le biais de discours ou d'écrit (les Essais, par exemple) au dehors, à l'extérieur : celle de l'excrément. Montaigne y a recours au début du neuvième chapitre du livre III : « Si ai-je vu un gentilhomme qui ne communiquait sa vie que par les opérations de son ventre ; vous voyez chez lui, en montre, un ordre de bassins de sept ou huit jours ; c'était son étude, ses discours ; tout autre propos lui puait. Ce sont ici [Montaigne évoque alors sa propre "production" : ses Essais, dont il définit le projet], un peu plus civilement, des excréments d'un vieil esprit, dur tantôt, tantôt lâche, et toujours indigeste. Et quand serai-je à bout de représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matière qu'elles tombent... ?»
L'anus constituant la frontière naturelle extérieure du corps, prolongeant la bouche qui, précisément, à l'autre extrémité du dispositif digestif, incorpore et accueille, on voit ici à quel point Montaigne se sent spontanément autant étranger à lui-même (les Essais se voyant, là, de manière imagée, expulsés du corps propre) que lié, en tant qu'intellectuel, à sa part la plus organique, personnelle et exclusive. Dans la théorie psychanalytique, on sait que l'excrément serait la première «partie» du corps dont l'enfant, dans son développement, constate qu'elle est «détachable». Ne maîtrisant pas, au début, le contrôle somatique de cette production excrémentielle (autrement dit : l'usage de ses sphincters), lorsqu'il y parvient, cette coupure d'avec lui-même marque paradoxalement aussi le chemin vers l'appropriation définitive de son propre corps, au détriment de la figure maternelle qui, jusque-là, régnait entièrement sur lui, en surveillant le bon accomplissement de ces fonctions biologiques élémentaires. Comparer les Essais à une production excrémentielle reviendrait ainsi, dans une perspective psychanalytique, à insister sur la part narcissique de leurs investigations : l'écrivain prolifique disposant à son gré, comme le petit enfant de son corps, de ses «fantaisies», les manipulerait [29], les observerait, s'y complairait, au fond, dans une odeur générale d'intimité dont il serait bien le seul à ne pas se trouver indisposé. L'humour de ce passage (« tout autre propos lui puait » [30]) ne saurait donc recouvrir sa haute importance quant à la définition statutaire de l'imagination chez Montaigne : la pensée s'y trouve, pour ainsi dire, ancrée dans le programme biologique du corps humain. Et cette vérité de «passage» [31] que cherchent les Essais, c'est aussi celle de la communication des divers niveaux de réalité humaine : le corps, l'esprit via l'imagination (la phantasia d'origine aristotélicienne). Le corps exsude, excrète par nature de la pensée, c'est là tout son être, toute sa mission physiologique. La conscience philosophique, en dépit de sa position de dignité, de puissance pure et autarcique, naît du refoulement paradoxal d'une réalité organique sur laquelle elle ne peut, pourtant, éviter de s'étayer. L'ambivalence de Montaigne quant à l'imagination, fondement de la pensée, se trouve ainsi tout entière dans cette référence excrémentielle. Fondement narcissique de tout savoir autonome possible, l'imagination renvoie à la fois à l'intérieur le plus intime, et à l'abject improductif («indigeste», dit Montaigne) le plus urgemment expulsable (suivant l'étymologie parfois retenue pour le terme « ab-ject »: « ce qu'on jette »). On notera, au passage, la différence d'appréciation de l'abject signalant l'époque de Montaigne et la nôtre, par certains côtés beaucoup plus répressive quant au rapport ordinaire aux productions organiques du corps (à ce sujet, voir dans la deuxième partie de ce travail, notre étude de la «honte» caractéristique - formelle plus que de contenu - qui préoccupe Montaigne, confronté au «cheval échappé» de l'imagination).
Ce qui nous est présenté dans les Essais s'apparente, par de multiples aspects, à une proto-théorie de l'étayage. De même que les pulsions sexuelles s'étayent, chez Freud, sur le besoin primal de nourriture (par le biais de succion du sein maternel, en particulier), c'est-à-dire s'appuient sur ce premier besoin biologique pour le dépasser et se changer en autre chose - sans pour autant pouvoir éviter de faire retour, régulièrement et dialectiquement, sur cette origine purement biologique - de même le besoin intellectuel, la culture, chez Montaigne, s'étaye sur le biologique, l'espèce humaine, tout en entraînant une individualisation de plus en plus marquée du corps. La référence excrémentielle de Montaigne présente ici admirablement cette forme de « dépassement conservatoire » du premier narcissisme, dont le plaisir anal pris par le très jeune enfant (soumis à l'excitation primitive de ses muqueuses) qui en est la marque s'efface ensuite au profit d'un objet de désir distinct [32] (en premier lieu : maternel), et à la volonté de cadeau excrémentiel fait à sa mère, puis, de manière générale, aux nouveaux objets successifs de son amour (en l'espèce : le public, le lectorat de Montaigne auquel ce cadeau des Essais sera destiné). Reste que des traces subsistent à l'âge adulte - plus ou moins fortes - de ce premier érotisme narcissique-anal, des rémanences conflictuelles dont notre passage fournirait une excellente illustration. Rappelons l'attitude, régulièrement assumée par Montaigne, d'une volonté de retour à soi, de retrait narcissique dans la solitude, loin de l' «affairement civil» ou familial : cette volonté littéralement régressive fondant même tout le projet des Essais, et aboutissant (voir I, 8) à leur considération essentielle de ce pouvoir irréductible de l'imagination, ce «cheval échappé» - largement indomptable - de l'esprit !
Ce que moque Montaigne chez le gentilhomme dont il parle (dans notre extrait de III, 9) n'est probablement autre que son propre comportement, induit par une telle régression, un tel conflit de tendances archaïques : à savoir, le caractère obsessionnel (que la psychanalyse étudiera des siècles plus tard chez certains névrosés) de la volonté d'établir, de maintenir et de défendre des frontières extérieures intangibles (anales) de son intégrité personnelle, conquise de haute lutte sur le pouvoir maternel. Détenteur désormais exclusif, suggère-t-il : seul maître absolu de son pouvoir imaginatif invinciblement particulier d'écriture (d'excrétion), Montaigne se veut cependant aussi, d'un tel pouvoir personnel, explicitement généreux, voire dispendieux, ce qu'il assume avec ironie («Et quand serai-je à bout de représenter une continuelle agitation et mutation de mes pensées, en quelque matière qu'elles tombent ?»). Les Essais seront ainsi l'intérieur extériorisé, le fond de Montaigne offert au public [33].
L'enfant, de même, attache, on l'a vu, une haute valeur à ses excréments, qui constituent longtemps les premiers cadeaux précieux faits à sa mère (et dont la force symbolique pourra se transmuer ensuite en amour de l'argent, désir d'avoir à son tour un enfant, etc : bref, se sublimer en d'autres capacités d'offrande, dont la littérature ne serait pas exclue) [34]. De sorte qu'en cette image - particulièrement frappante - paraissent fluctuer nombre de contradictions attachées - outre le rapport de l'imagination et de l'esprit chez Montaigne - au statut littéraire même des Essais, projet d'une intériorité ouverte, d'un narcissisme rationnel, dont on a pu rappeler ici la part égale de doute et d'enthousiasme qu'il suscitait chez son auteur. 


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Notes

[1] Ce sont, à la vérité, davantage les Règles pour la direction de l'esprit de Descartes, qui remplissent cette fonction spécialement disciplinaire, héritée des Jésuites et de leurs divers exercices de Training spirituels. Mais le Discours de la méthode offre néanmoins ici l'occasion d'une observation féconde : on notera son caractère souvent autobiographique (comme celui d'autres textes méthodologiques fondateurs cartésiens), ce qui n'est pas sans faire écho au projet narcissique des Essais. Il ne sera, par ailleurs - puisqu'on cause de méthode - pas question, dans ce court aperçu, des différences et rapports éventuels à pointer chez les modernes entre d'anciennes méthodes (de simple exposition du savoir passé et accumulé, comme chez Ramus ou à Port-Royal) et les nouvelles méthodes d'invention (celles de Descartes ou de Bacon). Ceux et celles que la chose intéresse liront avec plaisir la passionnante étude que Philippe Hamou a consacrée à ce sujet.
[2] Montaigne, Essais, Livre de poche, 1972, III, 9, p. 220.
[3] op cit., I, 50, p. 438. On pense aussi, bien sûr, à la célèbre image de la «branloire pérenne» universelle dont il convient d'imiter soi-même, pour espérer la connaître a minima, l'attitude et la conformation mobiles : « Le monde n'est qu'une branloire pérenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d'Égypte, et du branle public et du leur. La constance même n'est autre chose qu'un branle plus languissant. Je ne puis assurer mon objet. Il va trouble et chancelant, d'une ivresse naturelle » (op. cit, III, 2, Du repentir, p. 25).
[4] op.cit., p. 439.
[5] op. cit., III, 3, p. 55.
[6] Montaigne juge à l'occasion « extravagant », « sot », voire «vain» son propre projet autobiographique, attendu qu'il ne saurait être question de « tenir registre de [sa] vie par [ses] actions : fortune les met trop bas » : c'est ainsi que cette autobiographie sera, purement et simplement, le registre de ses « fantaisies » (souligné par nous, Essais, op. cit., III, 9, p. 201).
[7] Essais, op. cit., I, 8, p. 62.
[8] L'esprit, dès lors qu'on ne lui serre plus la bride, est assimilé par Montaigne à un « cheval échappé », qui lui « enfante tant de chimères et monstres fantasques les uns sur les autres...» (Essais, op.cit., I, 8, p. 62)
[9] id.
[10] S. Freud, Le créateur littéraire et la fantaisie, in L'inquiétante étrangeté et autres essais, Gallimard, 1985, p. 36.
[11] Montaigne, Essais, op. cit., p. 56.
[12] Nous reprenons là l'extrait déjà cité plus haut de I, 8 (De l'oisiveté).
[13] Voir ci-dessus notre note n° 6.
[14] « Il y a plusieurs années que je n'ai que moi pour visée à mes pensées, que je ne contrôle et étudie que moi ; et si j'étudie autre chose, c'est pour soudain le coucher sur moi, ou en moi, pour mieux dire. » (Essais, op. cit, II, 6, p. 537) ; « De quoi traite Socrate plus largement que de soi ? À quoi achemine-t-il plus souvent les propos de ses disciples, qu'à parler d'eux, non pas de la leçon de leur livre, mais de l'être et branle de leur âme ? » (id., p. 538).
[15] Essais, op. cit., I, 4, p. 49.
[16] Le moi authentique ne serait-il pas, déjà chez Montaigne, son autre-même ? : «Je ne me trouve pas où je me cherche» confie-t-il en I, 10 (op. cit., p. 73).
[17] Essais, op. cit., I, 50, p. 438.
[18] Le rêve s'invitant dans la réalité, comme la nuit dans le jour, en quelque sorte. Montaigne s'intéresse, à l'occasion, d'ailleurs explicitement, à ces états-limites du corps, où la confusion de l'imagination et de la raison ne signifie pas l'anéantissement de l'une ni de l'autre mais le surgissement d'une forme - vaguement aperçue - d'état intermédiaire, pré-conscient en somme, rappelant certains jeux des surréalistes : « Il nous advient aussi sur le bégaiement du sommeil, avant qu'il nous ait du tout saisis, de sentir comme en songe ce qui se fait autour de nous, et suivre les voix d'une ouïe trouble et incertaine qui semble ne donner qu'aux bords de l'âme ; et faisons des réponses, à la suite des dernières paroles qu'on nous a dites, qui ont plus de fortune que de sens. » (Essais, op. cit, II, 6, p. 534).
[19] On sait que les Pinturas negras et les Disparates (en anglais : les Follies) de Goya n'étaient destinées à aucun autre public que lui-même, le but - thérapeutique - étant là de se purger des images horribles et grotesques des cauchemars récurrents venant l'assaillir et le torturer.
[20] Voir l'extrait cité plus loin correspondant à notre note n°25.
[21] Cette comparaison, présente dans chacune de ses études littéraires (sur Proust, sur Kafka, et les auteurs schizophrènes pathologiques : Brisset, Artaud, etc) est développée pour elle-même dans son ouvrage Critique et clinique (1993).
[22] « Il faut avoir un un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise, disent et les préceptes de nos maîtres et encore plus leurs exemples », écrit Montaigne en III, 9 (Essais, op. cit., p. 263).
[23] Essais, op. cit., p. 57.
[24] op. cit., II, 6, p. 537. On voit bien ici à quel point les deux plans, celui, horizontal, de la promenade (voir notre première partie) et celui, vertical, de la plongée dans les profondeurs de l'esprit, se rejoignent. Le vagabondage de l'esprit - l'imagination - est autant potentiellement source de savoir valide que le vagabondage géographique.
[25] id.
[26] op. cit., I, 8, p. 61.
[27] id.
[28] « Comme nous voyons des terres oisives, si elles sont grasses et fertiles, foisonner en cent mille sortes d'herbes sauvages et inutiles, et que, pour les tenir en office, il les faut assujettir et employer à certaines semences, pour notre service ; et comme nous voyons que les femmes produisent bien toutes seules des amas et pièces de chair informes, mais que pour faire une génération bonne et naturelle, il les faut embesogner d'une autre semence : ainsi en est-il des esprits. Si on ne les occupe à certain sujet, qui les bride et contraigne, ils se jettent déréglés, par-ci par-là, dans le vague champ des imaginations. » (id.)
[29] « A regarder de plus près, on on en arrive à supposer que l'enfant n'est plus incapable de se tenir propre mais qu'il défend simplement son pouvoir de faire ses selles quand cela lui plaît et prétend rester strictement le maître de ce que produit son propre corps. Il montre un intérêt  frappant pour ses propres excréments, essaie de les toucher, d'en faire un jouet et même de les porter à sa bouche, si on ne l'en empêche à temps. Une fois de plus, à l'expression du visage et à l'ardeur qu'il montre à cette occupation, nous pouvons deviner facilement le mobile de cette activité. Elle procure à l'enfant un plaisir évident, une véritable volupté. » (Anna Freud, La vie instinctuelle de l'enfant, in Initiation à la psychanalyse pour éducateurs, Paris, Payot, p. 36)
[30] « Le parfum d'une fleur qui enthousiasme l'adulte laisse l'enfant indifférent, à moins qu'on ne l'ait habitué dès son plus jeune âge à dire " Ah ! " quand il sent une fleur. Mais ce qui sent mauvais pour nous, sent bon pour l'enfant. On peut, si l'on veut, compter pour une des mauvaises manières de l'enfant le fait que les mauvaises odeurs lui sont agréables. » (id.)
[31] « Je ne peins pas l'être. Je peins le passage (...). Je pourrai tantôt changer, non de fortune seulement, mais aussi d'intentions. C'est un contrôle de divers et muables accidents et d'imaginations irrésolues et, quand il échoit, contraires [soulignés par nous] ». Le terme d'intention ne peut pas ne pas résonner en nous sur le mode phénoménologique contemporain, en tant que «réduction eidétique» : renvoi à une pure ouverture, un pur abandon sensible aux impressions du monde. L'ambiguité structurelle de Montaigne quant à un «contrôle» disciplinaire possible, par l'intention (cette fois, celle de la conscience réflexive, celle fournissant, plus tard, à Descartes le socle débusqué de son doute méthodique), d' «accidents»  ou d' «imaginations»  par nature «irrésolues» est par ailleurs ici, une fois encore, patente. 
[32] « La défécation fournit à l'enfant la première occasion de décider entre l'attitude narcissique et l'attitude d'amour d'objet. Ou bien il cède docilement l'excrément, il le " sacrifie " à l'amour ou bien il le retient pour la satisfaction auto-érotique et, plus tard, pour l'affirmation de sa propre volonté.» (S. Freud, Sur les transpositions des pulsions, plus particulièrement dans l'érotisme anal, in La vie sexuelle, Paris, Puf, 1969, pp 107-112.)
[33] Sur un autre plan, Montaigne n'omet jamais d'insister, dans les Essais, sur l'intérêt de s'ouvrir de soi aux autres, de s'assumer authentiquement, de manière générale, la confession ponctuelle pouvant revêtir, à ses yeux, une importance salutaire : hygiénique, pour ainsi dire (ce qui ne fait pas de lui pour autant, évidemment, ni un bavard ni un mondain ultra-sociable). Voir, par exemple, Essais, op. cit., II, 6, pp. 538-540.  
[34] Sur toutes ces questions, voir S. Freud, Sur les transpositions des pulsions.... (op. cit.). Rappelons que les Essais furent explicitement dédiés par Montaigne à ses proches et à sa famille.