lundi 30 mai 2016

Adorno, Hegel et le Travail (1) Irréductibilité de l'objet


Il faut prendre au sérieux l'hypothèse adornienne selon laquelle il ne serait de «vraie» pensée que «celles qui ne se comprennent pas elles-mêmes» (Minima Moralia). Une telle hypothèse trouve sans doute dans le cas de la philosophie de Hegel son illustration canonique. Ne pas se comprendre, ne pas se laisser comprendre, pour Adorno, c'est opposer invinciblement, à tout projet d'intégration au sein d'une totalité compréhensive, certain résidu, certain hiatus irréductible empêchant, de manière obstinée, la réduction définitive du matériau objectif d'une pensée au travail, à l'exercice productif de celle-ci.

L'identification complète d'un objet au sujet qui le pense, aux termes de ses exigences de maîtrise complète, de domination, se heurte toujours, pour Adorno, à la résistance de ce qui constitue pourtant précisément le sujet comme esprit, c'est-à-dire comme conscience, comme rapport - transcendantal - à un donné, à une altérité radicale qu'on échouerait toujours, en dépit de ses prétentions, à «déduire» au sens kantien : autrement dit à présenter juridiquement, dans sa pure légalité d'existence. Tel serait l'échec de Hegel, échec singulièrement fécond, selon Adorno, dans la mesure exacte où transparaîtrait malgré tout dans l'entreprise hégélienne, dans l'absoluité même de son projet systématique, cette « exagération » de l'objet se maintenant lui-même ailleurs que dans cette constitution universelle de l'esprit, à côté de celle-ci, de manière irréductible.

L'objet, prétendument intégralement constitué par le travail de l'esprit, ferait, en quelque sorte, infailliblement retour, dans son épaisseur, au sein d'une disposition systématique ne pouvant, de son côté, formellement se résoudre à une telle résistance, au risque d'être décrétée fausse, de se voir totalement invalidée à l'aune de ses propres critères. L'excès, le reste nécessaire planté au coeur du système figurerait ainsi une espèce de provocation irrationnelle, un défi lancé au pouvoir de com-préhension générale de la pensée, à cette faculté, faisant sa gloire idéaliste, de pouvoir se saisir, à fin de réduction, d'intégration conceptuelle définitive, de tout élément du réel ne pouvant subsister par lui-même dans son isolement.

Il serait néanmoins faux, selon Adorno, de conclure, d'une telle subsistance objective, à la transcendance ou la pure immédiateté de celle-ci. La médiatisation intégrale impliquée par le système concerne bel et bien également cet objet subsistant en-dehors de lui. Pour être irréductible au sujet, il n'en demeure pas moins médiatisé par lui autant qu'à son tour, il le conditionne, suivant des modalités indéniablement aperçues par Hegel, mais, selon Adorno, de façon voilée, ce qui confèrerait à cette pensée son caractère idéologique. Son assomption intégrale de la conception bourgeoise du travail en constituerait la vérification suprême. Le « non-vrai » de la pensé hégélienne résidant, paradoxalement, dans son authenticité de totalité, il s'agirait alors seulement, pour sentir toute sa dimension critique, d'en débusquer le fondement réel, historique : celui d'une société divisée en classes sociales antagonistes, dont la fraction dominante se trouve intéressée à la célébration philosophique (hypostasiée) d'une situation de pur fait : celle du travail humain socialisé dont elle se trouve (l'heureuse) propriétaire.

Dans Aspects, première de ses Trois études sur Hegel publiées en 1963, Adorno exerce, de fait, longuement sa réflexion sur cette importance du travail chez Hegel : le travail en tant que notion ou thème explicite (Adorno revenant, par exemple, sur la fameuse dialectique du Maître et de l'Esclave, sur l'influence de la figure de l'Artisan dans le développement phénoménologique du fait religieux), mais le travail, surtout, comme clé conceptuelle vouée à décloisonner, de manière plus ou moins inconsciente, des catégories abstraites de la pensée, telles que Nature et Esprit, Liberté et Objet, bref : le travail comme instrument permettant à la fois de situer la Conscience comme suite d'expériences et de médiation, le Sujet comme cohérence anthropologique, et son univers historique, et politique, comme lieu de tensions et de contradictions inconciliables.

Adorno situe précisément ici la profonde actualité de Hegel : dans sa reconnaissance - négative - d'une telle totalité contradictoire, caractéristique d'une société marchande contemporaine verrouillée et unifiée, n'admettant désormais plus rien d'extérieur à elle, et ce au travers même de sa célébration consciente d'une «réconciliation» intégrale au sein du système (et du Savoir Absolu). En sorte que cette pertinence maintenue, et vérifiée, de la pensée de Hegel résiderait, selon Adorno, dans son opposition perpétuellement victorieuse, son propre travail négatif exercé sur elle-même, sa présentation, partout transparaissante (au sein même de la positivité apparente, en particulier - et provocatrice - de ses options politiques) d'une logique négative des contenus appelant déjà, d'eux-mêmes, dans leur stricte définition dialectique, leur opposé et leur contradiction immanente. Pour Adorno, le travail, la nécessité laborieuse négativiste s'appliquant invinciblement à toute positivité, constitue bien un moment de rencontre essentiel, chez Hegel, de l'Esprit et de la totalité sociale permettant - à condition de déchiffrer l'hypostase philosophique à laquelle le travail se trouve ici idéologiquement rivé - d'appréhender le réel comme pur rapport de forces et de domination matérielle, ou naturelle : cet élément naturel, refoulé au plan social autant qu'insupportable au pouvoir formel du concept systématique, s'avérant, pourtant, le moteur - inconscient - de son propre procès.

Reste donc à mettre au jour les modalités d'une telle influence. Comment, au juste, un noyau de travail humain réel en viendrait-il, chez Hegel, à déterminer à ce point le calvaire de la conscience idéaliste ? Comment, selon les arguments développés par Adorno dans Aspects, la nature à la fois matérielle et sociale du travail imprègne-t-elle la processualité «logique» des figures de l'esprit ? Tenter d'apporter quelques réponses à ces questions implique sans doute de respecter, à son tour, la stricte logique d'exposition adornienne, en cela remarquablement fidèle à Hegel. Chez Adorno, toute thèse, sitôt installée, se voit d'ordinaire poussée (comme l'objet contradictoire auquel elle correspond) dans ses dernières limites, dans sa non-vérité immanente, au prix, pour le lecteur, des pires difficultés et ambiguïtés, de la pire intranquillité. Aspects défend ainsi autant Hegel - et par là même - qu'il le critique : en totalité, bien loin des césures ou coupures épistémologiques localisées définissant, au sein, en particulier, d'une certaine vulgate marxiste, le partage entre un utilisable et un inutilisable hégélien absolus. Le travail, chez Hegel, est autant décisif du point de vue de la «méthode» que de celui du «système», lesquels ne sauraient se voir séparés sans absurdité. Adorno ne fait pas, suivant cette technique éprouvée (à tous les sens du terme), la part abstraite des choses, mais prend plutôt Hegel en bloc : un bloc de vérité totale, systématique, gisant aussi bien dans l'impossibilité d'atteindre de cette façon la vérité.

1- Irréductibilité de l'objet.

Hegel ne sépare jamais le travail en travaux. L'essentiel, l'activité, ne se scinde pas chez lui, en un type de travail intellectuel, par exemple, et un autre, matériel. Tous deux fusionnent dans une nécessité commune que le donné se trouve incessamment bouleversé, à l'aune d'un principe idéaliste représentant, à lui seul, cette nécessité : l'esprit. L'esprit est, certes, en un sens, plus que le travail, car il réunit les deux moments inséparables du bouleversement nécessaire pré-cité : l'objet, par essence contingent, constitué, déjà donné comme matière première livrée au travail du sujet, et le sujet, lui-même, essentiellement constituant, actif, par l'opération duquel, seule, le premier est susceptible d'acquérir une forme rationnelle. Hegel, penseur idéaliste, «n'envisage donc pas l'esprit en tant qu'aspect isolé du travail, mais dissout à l'inverse le travail en un moment de l'esprit» (Aspects, p. 31).

Pour Adorno, établissant la genèse d'une telle perspective idéaliste, au plan du travail du concept - de sa spontanéité - et de l'activisme du sujet, Hegel s'oppose moins à Kant qu'il ne le complète, le vérifie, du moins ambitionne de satisfaire un besoin de complétude systématique demeuré chez lui inhibé, réprimé. Le début de la section d'Aspects plus spécifiquement dédiée au travail (à laquelle nous nous intéressons ici) rappelle ainsi d'abord (p. 25) l'échec formel de cette ambition hégélienne de dépassement de Kant. Se trouvent, de fait, également rappelées les conditions généalogiques annexes d'émergence de «l'élément où se développe le système hégélien» (p. 23), soit la radicalisation préalable du Moi kantien par Fichte, et les problèmes insolubles qui en découlaient, auxquels Hegel n'aurait pas apporté de réponse de son propre point de vue satisfaisante. Le partage, en effet, encore ambigu chez Kant, du Moi en sujet empirique et sujet transcendantal, s'il conduit bien à une clarification des choses chez Fichte, qui tente d'évacuer du Moi toute facticité pour enfin pouvoir l'assumer comme un absolu de travail productif, débouche, pour cette dernière raison même, sur une conception du Moi ne pouvant convenir aux tendances concrètes de Hegel, pour qui un Moi, un sujet complètement dissocié de toute base empirique verrait par principe sa substance s'effondrer. Un «sujet pur», partageant avec « l'être pur » cette absence totale de détermination également commune au pur néant (aux termes de la Logique), Adorno définit simplement, du point de vue hégélien, cette hypothèse comme absurde - un «non-sens» (écrit-il, p. 25) - en rappelant à quel point le lexique hégélien se trouve tout entier fondé sur des références concrètes à l'expérience : «...chez Hegel, dit Adorno, on trouve - et ce n'est pas simple négligence de style - les expressions les plus marquées, telles qu'esprit et conscience de soi, empruntées à l'expérience que le sujet fini a de lui-même » (id.). La tension entre les exigences hégélienne d'absoluité du sujet, d'une part (refusant de borner, au nom de la critique kantienne, ses prétentions de connaissance) et de liaison, d'autre part - non moins nécessaire - de ce sujet à une réalité empirique qu'il est contraint de reconnaître comme autre, comme différence d'avec lui-même, cette tension, donc, le conduit à concevoir l'esprit comme passage, ou plutôt liberté à l'oeuvre entre sujet et objet, une liberté participant formellement, en tant qu'instance productrice, de l'un et de l'autre : «[l'esprit] ne se trouve pas absolument opposé à ce qui n'est pas esprit, à ce qui est matériel.»  (id).

À cette définition nouvelle, cependant, d'un sujet absolu néanmoins médiatisé correspond, pour Adorno, dès l'origine chez Hegel, la contradiction refoulée d'un programme philosophique confronté à son propre échec programmatique, autrement dit - dans les cadres logiques pré-existants - à sa fausseté. Ce serait, de là, semble-t-il indiquer, la nuance collective de la notion - certes idéologiquement perçue par Hegel - de travail social qui permettrait de lire cette contradiction comme moment logique désormais légitime, et sa «non-vérité» comme vérité dialectique, en répondant à la question : « la philosophie de Hegel, d'après le verdict de son propre concept, n'est pas vraie. Mais alors, comment peut-elle malgré tout être vraie ? » (id.). Elle le serait, d'abord - vraie - selon la correspondance, voire la fusion instituée par elle entre « deux » totalités réflexives : celle du concept au travail, celle de la société au travail. Le caractère actif, spontanément synthétique de l'entendement kantien (constituant, dans son unité, l'objet d'expérience possible) serait conservé, honoré, réalisé par Hegel dans le sens d'une recherche à présent concrète, et universelle, de ce travail constitutif autrefois réservé, chez Kant, au seul Je pense individuel : «le mystère que recèle l'aperception synthétique»  se trouvant ainsi éclairci dès lors que « matière » de l'expérience et « fabrication et [l'] action » de ses « objets particuliers » ne restent plus opposées (p. 26). Ce qui revient à considérer tous les objets du monde, et ce dernier lui-même, comme production collective de ce qui fournit, donc, la clé du mystère, à savoir : le «travail social»  (id.). La vérité «non-vraie» de cette philosophie, secondement, serait impliquée dans sa propre proposition totalisante, systématique, ne laissant subsister aucune vérité en-dehors de ce travail du concept. Cette proposition, en quelque sorte par son absoluité même, par son exagération, serait « vraie » exactement au même titre qu'Adorno estimait, sur un autre plan, dans un passage célèbre et provocant de Minima Moralia : « Il n'y a de vrai dans la psychanalyse que ses exagérations », savoir : dans son rapport, lui, absolument authentique à un substrat social absolument faux.

Une telle estimation de la qualité contradictoire (vraie-fausse) de la systématique hégélienne s'accompagne donc, chez Adorno, de considérations, fortement matérialistes, sur le contexte politico-historique de son apparition. Ce contexte semble, selon lui, avoir été aperçu, de manière au moins pré-consciente par Hegel lui-même (ce dont témoignerait, entre autres exemple, un passage, cité dans Aspects, de sa Philosophie du droit où le caractère explosif des contradictions serait bien jugé par lui, entre les lignes, consubstantiel à la nouvelle société bourgeoise). Dudit contexte objectif, le système hégélien et son idéalisation du travail auraient alors constitué, de manière également pré-consciente, une sorte de traduction idéologique, sinon symptomatique. L'expression exacte d'Adorno veut que Hegel « serre de très près » (p. 26) - autrement dit rate de très peu - le fond du mystère en question, tout comme la nature processuelle et contradictoire de l'esprit « sans jamais se laisser appréhender concrètement domine d'un bout à l'autre de [sa] philosophie (...) » (p. 25). Il conviendrait donc simplement de «déchiffrer» (id.) ce qu'Adorno distingue, sous la systématicité hégélienne, d'effectivité historique, d'après lui parfaitement aperçue par Hegel en dépit de ce voile idéologique l'ayant contraint à des définitions abstraites et hypostasiées du travail. Hegel, dépassant le transcendantal kantien dans le sens d'une universalisation active de l'a priori, reconnaît bien (ce dont Marx, rappelle Adorno dans Aspects, lui fait une gloire justifiée), que l'homme tire, comme être générique, de son propre travail, sa définition essentielle. Mais, en tant qu'il achevait aussi, de cette manière, le projet idéaliste transcendantal (et celui-ci bannissant de préférence toute contamination empirique), il était en quelque sorte nécessaire, pour lui, d'aboutir ensuite à semblable définition désincarnée du travail. Son échec à saisir la nature réelle de celui-ci (sa nature sociale concrète), serait ainsi redevable de deux niveaux «d'idéologie» : celle, contingente et politique, dissimulant l'origine fondamentalement dominatrice du travail (renvoyant à une double volonté de maîtrise : 1°) sur l'environnement des hommes; 2°) sur les hommes eux-mêmes, de la part de ceux possédant préalablement ledit environnement naturel et faisant travailler les autres hommes à leur profit), et celle (plus nécessaire philosophiquement), liée à l'inconscience transcendantale d'un rôle social laborieux simplement donné, reçu, hérité passivement par tout membre actif - travailleur sans question - de la communauté humaine (ce qu'Adorno identifie, dans Aspects, à un « constitué transcendantal » hégélien, d'origine kantienne, Hegel étant «incontestablement» un «tenant» de «l'analytique transcendantale») (p. 27).

Il n'en reste pas moins qu'en matière de travail, le progrès épistémologique incarné par Hegel apparaît clairement décisif aux yeux d'Adorno, que ce soit vis-à-vis des doctrines transcendantales ou de tout droit naturel spontané. La fiction d'un individu isolé travaillant ou agissant, solitaire, sur son milieu séparé, avant - le cas échéant - de choisir de s'agréger, ou non, à telle ou telle communauté humaine extérieure, vole littéralement en éclats. L'homme, dès le départ, est plongé, par Hegel, en tant que travailleur, dans un réseau natif d'interactions et de reconnaissance (la dialectique du Maître et de l'esclave le prouve assez). Il participe de ce statut réticulaire au même titre nouvellement logique - dialectique - que chaque élément du système : « Le moment de l'universalité du sujet transcendantal agissant face au sujet purement empirique, isolé et contingent, note Adorno, est tout aussi peu une vue de l'esprit que la validité des propositions logiques face au déroulement factuel des actes de pensée individuels isolés (...). L'autoconservation des sujets dépend du travail des autres autant que la société est tributaire de l'action des individus. » (p. 26). À ne s'en tenir, donc, qu'à cette «vérité» strictement idéologique du travail social aperçue par Hegel, cette organicité d'une société essentiellement travaillée par le travail semble faire parfaitement écho au procès organique de l'esprit, fluidifiant les pensées de l'entendement, travaillant sans relâche à altérer leur identité la plus profonde (laquelle devient essentiellement identité de passage en une autre). La société se reproduisant elle aussi comme unité réflexive des comportements humains attachés à l'auto-conservation (par le travail) de ses sujets, l'analogie, voire le décalque pur et simple du fonctionnement social sur celui de l'esprit, ramassant en lui-même, comme unité, ses divers moments appelant chacun son autre, conduirait presque à assimiler les deux instances, et à considérer le développement social comme simple mode de l'esprit, traversé, comme lui, de part en part, de rationalité, jusqu'à ne plus pouvoir tolérer, en matière sociale, le moindre écart de contingence. Adorno semble d'abord ouvrir la porte (p. 26) à cette hypothèse interprétative, en quelque sorte, d'un cercle des cercles hégélien du travail, incluant le procès depuis la conscience/travailleur individuel jusqu'à l'Esprit universel/Société : «La référence, insiste-t-il, du moment producteur de l'esprit à un sujet universel plutôt qu'à chaque personne prise individuellement et effectuant son propre travail définit le travail comme une activité sociale, organisée ; sa propre "rationalité", l'organisation des différentes fonctions, est un rapport social » (id.). Mais, on le voit bien, les guillemets encadrant cette soi-disant rationalité sociale suffisent déjà à faire planer le doute sur sa réalité. La société, chez Hegel, demeure en effet une forme de donné, de « constitué » plutôt que de «constituant» transcendantal. Le reproche de «sociologisme» auquel, selon Adorno, semblable assimilation pourrait donner lieu, tiendrait alors au voeu d'une telle attitude de prétendre définir l'esprit au moyen d'un principe autre que lui, extérieur à lui, ce que sa logique immanente interdit. Ce serait oublier, précise Adorno, l'échec post-kantien de Hegel - dont le rappel ouvrait son étude («il a échoué dans cette déduction», p. 27) - à imposer au donné la domination universelle du concept, à étendre celle-ci au domaine de tout « l'existant » : ses tentatives de déductions de l'existant révélant plutôt le seuil au-delà duquel l'immanence de l'avancée de l'esprit rencontre de trop sérieuses déconvenues, ne procédant, à dire vrai, pour conjurer celles-ci, que par «coup(s) de force» (p. 37), d'ailleurs pas dénués d'intérêt critique, mais butant partout, en tout cas, sur du Ça, de l'objectif irréductible, sur ce hiatus littéralement in-compréhensible constitué par le simple existant. Si l'on ne peut saisir rationnellement l'objet, s'il reste en dépit de tout un «hors-raison», l'activité l'ayant constitué : le travail, ne saurait, par contre-coup, être non plus adéquatement appréhendée.

Cet échec, cependant, comme déjà évoqué, n'en demeure pas moins extrêmement fécond, en ce que Hegel installe partout des médiations, même fausses, même illusoires. Or ce travail de la médiation sur le réel, son travail incessant, toujours reconduit, forme bel et bien pour Adorno le noyau essentiel de toute vérité possible (loin des pseudo-vérités soit immédiates à la Schelling ou Bergson, soit transcendantes et dogmatiques), la vérité en question dût-elle être définie comme simple trace purement négative - et elle seule authentique en tant que ce travail de médiation - de la «fausse vérité» du système. L'erreur d'un Hegel prétendant du moins à la médiation universelle et ainsi à la ruine des antithèses ossifiées de l'entendement, dans sa définition de la société autant que dans celle de l'esprit, arborerait au moins une force, une efficace de vérité. Pour le reste, cette in-compréhension de l'existant, liée en soi au projet idéaliste subjectif (kantien) de départ, se trouverait motivée historiquement par la structure sociale nouvelle lui fournissant son socle objectif : Adorno pointe ici, bien évidemment, la société de classe, capitaliste et libérale, dont la catégorie triomphante de quantité inaugure un rapport spécifique au travail humain - un rapport, marchandisé, d'équivalence généralisée (p. 28) - échappant à Hegel dans sa signification dernière, mais non, une fois de plus, dans sa réalité médiatisée, nécessairement contradictoire. De celle-ci, Hegel ressent en effet l'intuition correcte, y compris, pour Adorno, dans sa dimension polémique d'irréconciliabilité sociale totale. C'est ainsi, dans un passage déjà évoqué ci-dessus de la Philosophie du Droit (p. 36), que Hegel assigne comme fonction à la police de maintenir de force un complexe explosif d'intérêts reconnu par lui comme nécessairement inconciliables : la société bourgeoise ne s'auto-régule pas, ne saurait supprimer la pauvreté en laissant faire le marché, etc. D'où ce véritable coup de force pragmatiquement ici imposé à l'auto-mouvement du concept par son thuriféraire ordinaire. D'où la portée, selon Adorno, irréductiblement critique de Hegel, lequel apercevrait, d'ailleurs, au passage, la vérité sociale du travail aliéné par-dessus son époque, par delà le cadre bourgeois allemand contemporain, arriéré, qu'elle désigne (un Adorno chez qui, il convient de le noter, ce type de prescience - ou de «génie» - est rarement reconnu opératoire en matière politique ou esthétique, contrairement à un Ernst Bloch, par exemple). L'échec de Hegel serait donc aussi bien ici sa réussite, ou plutôt l'échec-réussite de sa présentation systématique des contenus sociaux dissimulés, et actifs, derrière ce projet scientifique de systématicité faisant une part décisive au travail du concept. Il reste toujours (derrière la réconciliation conceptuelle finale hégélienne) de l'objet insoumis : de l'impensé ou de l'inconscient, celui-ci fût-il méprisé, «mis au compte», par Hegel, «de l'existence paresseuse» d'un simple réel non-effectif «indigne de la philosophie» (p. 34).


Cette résistance quand même de l'objet, cette rémanence inapte à se voir ni déduite ni évacuée - ce qui reviendrait au même - par une raison systématique hégélienne dont on a vu plus haut qu'elle refusait la coupure fichtéenne d'avec toute empirie, se trouve donc précisément, contradictoirement vérifiée par la prétention totalisante de celle-ci, trouvant elle-même sa traduction, sa modalité sociale, selon Adorno, dans le projet d'administration totale du monde contemporain (p. 35). Le travail serait, chez Hegel, cette notion ambivalente minant tout à la fois, comme négativité pré-consciente, ce projet positif totalisant (d'où le caractère irréductiblement critique, d'après Adorno, de sa pensée, s'effaçant devant la poussée négative du contenu) et le validant sous sa forme consciente, idéologique et aliénée. Ce primat de l'objectivité, en somme, objectivité in-comprise parce qu'in-compréhensible, encore, dans sa pleine vérité sociale par Hegel, hante cependant, tel un spectre, son système, lequel s'efforce alors (incapable de prendre une connaissance adéquate de lui sous forme du type spécifique de société, et de travail social, qui le sous-tend) de le conjurer, d'exorciser la «brutalité factuelle» (p. 28), la sauvagerie naturelle, en somme, qu'il représente. 

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