lundi 26 novembre 2012

Sur le Ring

                           
Le dieu Loge, par Arthur Rackham

Si vous n’avez pas d’enfants, tout va bien : continuez ! Persistez dans cet hommage rendu – le seul qui vaille – au génie propre à votre race et consistant, en particulier, à éteindre définitivement celle-ci, dont vous constituerez ainsi avec satisfaction l’ultime représentant.
Si vous avez des enfants, qu’il se soit agi là d’une erreur d’appréciation ou d’un accident mécanique également regrettables, voire même d’un certain ramollissement momentané de vos convictions profondes, lequel ramollissement se trouve désormais hélas ! solidifié sous la forme d’un tiers accusant, pour une petite poignée d’années encore, l’ensemble des caractéristiques du futur citoyen chômeur de masse, rassurez-vous, cependant. Apprenez ici, de notre fait, que décidément non ! tout n’est pas perdu !
Du nerf.
Des tripes.
Il convient à présent de s’atteler sérieusement à l’éducation de ce bout de chou que vous projetâtes autoritairement dans l’existence, auquel vous imposâtes cette fameuse corvée que l’on appelle la vie, lors que le malheureux, certes, baignant jusque-là dans son néant de félicité, ne demandait évidemment rien de semblable. Qui donne la vie donne surtout la mort, ainsi que chacun en a parfaitement conscience.
Comme vous le voyez, la tâche s’annonce des plus joyeuses.
Le Moine Bleu est là pour vous aider.
D’abord, les bases.
Culture et Morale.
La chance veut que nos métropoles grandioses regorgent d’institutions spectaculaires à caractère ludique entièrement dévouées au plaisir et à l’éveil des tout-petits (et des autres). Pourquoi, par exemple, ne pas accompagner ces jours-ci votre bambin à une représentation, par la troupe des Marionnettes de Salzburg (dont c’est le centenaire), de la célèbre Tétralogie de Richard Wagner, pièce accessible aux enfants s’il en est (au Théâtre Dejazet, jusqu’au 16 décembre) ?
La chose est simple et délicieuse.
Deux comédiens, évoluant parmi des pantins de bois gracieusement et savamment animés expliquent, en Français et entre deux séquences musicales, l’affaire dans ses grandes lignes. Dans ses très grandes lignes, même, puisque le Ring entier durant ordinairement, selon les interprétations, entre quatorze et seize heures, ici en quelque cinquante minutes ses deux premiers « actes » (soit L’Or du Rhin et La Walkyrie) se trouvent déjà expédiés. Cinquante minutes (on le comprend) durant lesquelles choupinou n’aura guère eu le loisir de s’endormir, ni même – phénomène appréciable – de casser les oreilles, les pieds et le reste, comme c’est aujourd’hui l’usage au théâtre, des autres spectateurs présents. Impossible en effet, pour lui, de couvrir de la tension de son jeune organe (nous parlons de sa voix) les terribles échos, par exemple, d’une forge sidérurgique (celle dans laquelle Siegfried a ses habitudes) ou encore d’une charge à cheval de Walkyries d’ailleurs transformées, en l’espèce – assez comiquement il faut bien l’avouer – par nos amis autrichiens, en un désarmant octuor d’hôtesses de l’air fanatisées.
Ajoutons maintenant qu’au plan des idées et de la fixation des cadres, comme disent les pédopsychiatres et les clients de chez IKEA, tout est là. Oui, tout est là ! Disponible et à la vérité offert à cette petite âme délicate et tellement impressionnable à laquelle seront donc tour à tour proposées  : une émouvante apologie de l’inceste, de l’incendie, de la destruction du pouvoir patriarcal, des traités et des lois à coups d’épée tranchante désinhibée, une exaltation sauvage de l’amour libre et de la fuite (le voyage de Siegfried sur le Rhin) suivant immédiatement toute consommation authentique de l’acte de chair, la dénonciation, enfin, bien sûr, des cupidité, bestialité et sottise crasse dont le pouvoir de l’Argent, ou son goût, souille toujours irrémédiablement cette société immonde dans laquelle, rappelons-le, vous avez autrefois choisi de plonger choupinou sans qu’il ait jamais eu là-dessus le moindre mot à dire. 
C’est dire, justement ! si la soirée aura été féconde. Car vous voilà à présent tous les deux (Brünehilde est restée à la maison) dans le métro, à cette heure charmante (vingt-trois heures douze) où l’harmonie de nos cinq sens a tôt fait de transformer ce lieu public anodin en l’antichambre du Walhalla (assurez-vous que le petit a bien retenu ce dernier terme).
« Et lui, là-bas ? chuchotez-vous alors au creux de l’adorable oreille, en désignant du doigt tel corps affalé devant vous, sur une sombre banquette collective, à qui te ferait-il songer, mon ange ? À Alberich ? Fafner, Günther ? Hein, quoi ? Wotan, dis-tu ? Sous forme de Wanderer ? Eh bien, quel tempérament optimiste, mon grand ! Ou à tout le moins tellement artiste…» S’ensuit là-dessus, sans autre forme de procès, un dépôt de baiser sur le petit crâne. Fin de la scène. Le métro hurle. Sans doute, à la prochaine station, les doux murmures de quelque forêt profonde succèderont-ils aux cris du dragon répandant son sang. L’odeur, en attendant, est bien celle de Nibelheim, dont les affiches publicitaires scandant partout à vos yeux émerveillés la joie triomphante du voyage rappellent aussi la prosaïque Constitution. De sorte que l’instruction civique se sera aussi trouvée honorée à la fin du jour, non moins que l’esthétique.
Choupinou semble content.
Vous êtes heureux.
Que vous importe qu’un peu plus tôt dans la soirée, le duo d’amour sublime de Siegfried et sa belle eût subi les plus larges amputations – et les sutures adéquates – ou qu’ait été abolie, plutôt passée sous silence, par les deux comédiens pédagogues des Marionnettes de Salzburg, la transition formelle de Siegfried au Crépuscule des Dieux. Cette transition, après tout, est largement elle-même injustifiable, à rester sur le seul chemin de ce tortueux récit tétralogique, et vous le savez pertinemment. Nietzsche et Bernard Shaw, entre autres, vous ont déjà longuement expliqué comment Wagner, de bakouninien enragé et émeutier qu’il était, s’en vint un jour fatal, une dizaine d’années plus tard, tandis que son travail n’était point achevé, échouer sur cet « écueil » du pessimisme schopenhauerien qui devait disloquer, pour jamais, toute la cohérence de cette œuvre splendide.
Reste en celle-ci, comme seule traînée de poudre continue et homogène, l’amour du feu – inchangé –, l’amour du feu pour lui-même, comme élément, comme menace et séduction absolues. Reste cette vérité que Boulez énonce quelque part avec sa proverbiale simplicité : « Le personnage principal du Ring ? 
– Loge, bien sûr ! »
C’est tout ce que choupinou avait besoin de savoir.
Fin de la leçon.


                        

dimanche 25 novembre 2012

Affections opportunistes : tentative de typologie

Chantre mou
Furoncle d'Armorique
Crête de coq
Mycose perdue

samedi 24 novembre 2012

La cabane dans la vigne

« Venait ensuite une zone d’abattis, avec des herbes graciles et des touffes de framboisiers ; en son centre, un cratère de bombe ouvrait sa cicatrice dans le sable blanc de la lande. Des roseaux verdoyaient déjà sur ses pentes, et des grenouilles s’ébattaient dans la flaque qui stagnait au fond.


De telles promenades apportent de merveilleuses consolations, nous  conduisant de l’événement et de sa surface aux profondeurs, au fourré, avec sa splendeur agissante et salvatrice. C’est là qu’est la terre natale, le pays indestructible. Je me suis dit, une fois de plus, que ce n’est pas forcément que nous voyons les images : elles s’ordonnent à l’humeur de notre âme. »

Ernst Jünger, La Cabane dans la vigne.

vendredi 16 novembre 2012

La chair et le marbre

Rodin, Faunesse à genoux
Le catalogue de l’exposition temporaire consacrée, au Musée Rodin et jusqu’au 6 janvier prochain, à l’artiste croate Ivan Mestrovic, présente deux caractéristiques principales.
Son prix, d’abord, est de 19 euros. Il est, ensuite, littéralement bourré de fautes d’orthographe et d’erreurs typographiques grossières. 
Sans doute cette dernière qualité s’explique-t-elle en partie par le fait que figurent au nombre des mécènes soutenant l’existence d’un tel document des personnalités aussi illustres que le redoutable M. Xavier Darcos, insubmersible analphabète de droite ayant jadis occupé les fonctions de Ministre de l’Éducation Nationale, pantouflant désormais à l’Institut Français – grassement (car, ainsi que le dirait Villiers de l’Isle-Adam, « on ne se paie pas de mots en République »), en attendant certainement de mettre les voiles, demain, vers quelque maroquin d’avenir civilisationnel en lien, par exemple, avec la marine marchande-solidaire, la réduction de la dette souveraine des maternités de la Creuse et, plus généralement, le devoir et les servitudes typiques qu’impose chaque jour cette guerre implacable devant être livrée aux parasites sociaux de tout poil. Le fait que ce catalogue d’exposition coûte ce qu’il coûte pourrait quant à lui se voir lié à ce phénomène notable que pas moins de quatre correcteurs professionnels semblent – à en croire les premières pages, introductives, de notre précieux document – s’être successivement échinés sur sa relecture finale. Cela, certes, nous paraît beaucoup, trop peut-être, pour un texte dont l’indigence intellectuelle fondamentale le dispute donc, par ailleurs, à l’illisibilité radicale. Ces correcteurs, cependant, qui ne servent à rien ou pas grand-chose, il convient bien de les payer.
D’où les dix-neufs euros demandés.
Entendons-nous bien.
L’absence d’orthographe, y compris grammaticale, ne nous dérange pas outre mesure. Elle peut même çà et là se révéler séduisante – et tel était le point de vue de Rimbaud – pourvu que l’apparition d’une pensée quelconque, sans parler même d’un concept ou d’une idée, daigne, au moment opportun, venir contraster avec elle. Pour les pédants ayant tôt fait, en revanche, de saillir à tout bout de champ, droit sur leurs ergots de suffisants spécialistes et stipendiés, du milieu de l’édition, du livre, ou bien de la politique éducative et citoyenne, nous confessons volontiers ici notre intolérance absolue.
Or, M. Xavier Darcos appartenait justement à une clique de ce genre (à claques), heureusement effondrée – quoique remplacée par les phénix que l’on sait – dont la marque de fabrique consistait en l’administration quotidienne, matin, midi et soir, à la France qui se lève tôt, et en particulier à ses mouflets turbulents, d’impayables leçons de civisme, d’incessants rappels à la loi (notamment orthographique) et à l’identité nationale (notamment linguistique). Il ne paraît donc pas inopportun de rappeler dès que nécessaire cette simple évidence que M. Darcos et ses semblables auront toujours, quant à eux, desservi, au terme de leur grandiose existence, et de quelque manière que ce soit, la cause du Savoir en général. L’incompétence que nous venons de mentionner, au sein de cette pauvre poignée de sbires culturels franco-croates relevant, entre autres, de l’autorité majestueuse de M. Darcos, ne fait jamais au fond qu’entrer dans un certain rapport de résonance – fort proche – avec la propre ineptie générale de notre ancien Ministre de l’Éducation, dont il n’est qu’à rappeler, par exemple, les sommets himalayens déjà atteints, en son temps, par sa vertigineuse débilité algébrique. Ces gens-là nous houspillent, tous les jours, et tous les jours nous disent quoi faire, et puis aussi comment penser, voire écrire. Ces gens-là, tous les jours, doivent se voir, de nous, intégralement méprisés.

Mais revenons à Ivan Mestrovic. À nos yeux – et ce ne sera pas une surprise – trois de ses œuvres surtout méritent l’intérêt, qui sont d’ailleurs fort commodément réunies dans le jardin. Ces trois œuvres (Laocoon de mes jours, dabord, et son incroyable saisie de lutte dont on ne saurait apprécier qu’ambulatoirement la complexité, la beauté et la tension, la Main droite d’Antée, et enfin Timor Dei) appartiennent à la période symboliste (1904-1908) de l’artiste, elles sont torturées et voluptueuses et n’accusent que peu de ressemblances avec celles, plus tardives, monumentales ou massives, évoquant parfois un Fernand Léger en toute petite forme (Les Accords lointains, Perséphone), que l’on pourra croiser un peu plus loin dans le beau jardin de l’Hôtel Biron.
Laocoon de mes jours
Timor Dei
L’histoire de Mestrovic (l’un des fondateurs, en 1904, du groupe d’artistes panslaves LADA, lequel n’a rien à voir avec une marque de bagnole ni même avec la division sonore d’une certaine nébuleuse à caractère lillois) nous rappelle que le panslavisme fut bien à une lointaine époque l’affaire – on a tendance à l’oublier – de certains croates dont le « nationalisme » anti-austro-hongrois, et farouchement, donc, yougoslave, se tournait également avec méfiance et ressentiment vers le souvenir d’anciennes défaites subies de la main et du sabre turcs. La fameuse bataille de Kosovo, perdue en 1389, et dont la célébration par Slobodan Milosevic, cinq siècles plus tard, ouvrit la voie aux événements que l’on sait, fournit ainsi à Mestrovic l’occasion d’un cycle entier de travail artistique, sobrement intitulé, justement, Kosovo, et qui fut présenté en 1910 à la 35 ème exposition de la Sécession de Vienne. Ce proche admirateur de Rodin et Bourdelle, cosmopolite accompli, et très tôt reconnu dans toute l’Europe, semble avoir pris ses distances dès la fin des années 1930, au propre comme au figuré, avec la réalisation effective de ses idéaux de jeunesse. Chassé de Croatie par les fascistes oustachis qui firent d’abord mine de vouloir l’exécuter, ce simulacre le traumatisant grandement, il finira son existence aux USA dans la peau d’un professeur d’Art, multi-médaillé académique, au début des années 1960. Faut-il préciser que nous l’avions lâché depuis un bout de temps ?

Ivan Mestrovic
                 
Le Musée Rodin est un lieu agréable, parfois même accueillant la plus grande beauté. L’exposition se tenant en même temps que celle consacrée au sculpteur croate que nous venons d’évoquer, et intitulée « Rodin, la chair et le marbre », est tout simplement ravissante, non moins que la visite, au premier étage de l’Hôtel Biron (les artistes, pour créer, ont besoin d’espace, de calme et de splendeur, ce en quoi ils se distinguent, par exemple, d’une caissière de supermarché ou de tout autre animal social, qui finirait certainement, à la longue, aveuglé par le vide, et puis l’absence d’éducation, par s’ennuyer ferme dans un lieu tel que l’Hôtel Biron), des diverses salles recelant les trésors des collections permanentes. Comment ne pas s’extasier, ainsi, encore et encore, devant les productions en onyx taillé et bronze (« La Vague ») ou onyx (« Les causeuses ») de la malheureuse Camille Claudel, dont l’essentiel du sublime travail ici rassemblé l’est – comble de la muflerie, du cynisme, de la vulgarité la plus démonstrative – dans une salle dite « des amis de Rodin ». Les amis de Rodin, à ce qu’il paraît, n’ont pas tous fini comme des merdes, emprisonnés dans des asiles pourris, sur ordre de ce répugnant catholique de Frère Claudel, que le non moins catholique Bernanos aura décidément bien fait de réduire en cendres puantes tout au long de son œuvre. 

Claudel et Pompon, La Vague

Camille Claudel, Les causeuses
Mais pour Rodin lui-même, au fait, la notion d’« ami » recouvra-t-elle jamais autre chose que celle de « collaborateur » facilitant – peu importe comment – le travail du glorieux créateur ? Sans doute. Il n’en reste pas moins que le bonhomme dirigeait à son profit, comme on le sait aujourd’hui, une véritable PME artistique, employant en permanence, dans divers ateliers parisiens, plus d’une cinquantaine de personnes. La taille du marbre, en particulier, dans laquelle Camille Claudel excellait tant, n’excédait peut-être pas les compétences théoriques de Rodin. La difficulté, cependant, de ce travail est telle, sans parler même du déploiement de force physique qu’il impose, que l’honorable maître, plutôt que de réaliser lui-même ses marbres – ce qu’on eût attendu à bon droit d’un artiste – se contentait de les penser, de les élaborer sous forme de petites maquettes en terre, avant de laisser ensuite se dérouler la grande suite laborieuse, certainement moins digne de sa grandeur, des tâches successives confiées chaque fois à quelque artisan spécialisé (au modeleur, d’abord, effectuant le passage du modèle en terre au plâtre et auquel succèdent bientôt un agrandisseur, un metteur aux points préparant le bloc de marbre brut et y plaçant les points de repère destinés à guider la taille prochaine, à laquelle s’atelle, enfin, le praticien, dernier exécutant).
De tous ceux-là, détail singulier ! l’Histoire retient moins facilement le nom, à l’exception, peut-être, des cas de Bourdelle ou de François Pompon, co-auteur cette fois reconnu, avec Camille Claudel, de cette sublime « Vague » dont nous avons déjà parlé. La vérité, c’est que le monde de l’Entreprise – comme dirait le premier François Hollande venu – exerçait sur Rodin une fascination certaine, avec son corollaire hideux et indispensable de la toute-puissante division du travail. Imparable. Au plan artistique, elle permet de s’en tenir aux sommets éthérés de la création pure (l’intuition du fameux inachèvement, du non finito rodinien) cependant qu’au plan économique, elle satisfait adéquatement la demande – massive. Remy de Gourmont a donc, en 1893, beau jeu de prendre ainsi sa défense : « Rodin ne fait pas reproduire ses œuvres industriellement. Les reproductions en marbre se font sous ses yeux et avec son intervention directe et constante ». Intervention, dites-vous. Fort bien. Une belle illustration de ce type « d’intervention » est apportée par le témoignage d’un de ses secrétaires, au sujet du Portrait de Mme Vicuña. Celui-ci ayant été réalisé par un dénommé Escoula, Rodin n’en était point satisfait, cette œuvre portant trop en effet, selon lui, « l’empreinte du marbrier supérieur qui l’avait exécutée. » Aline Magnien, Commissaire de cette exposition « La chair et le marbre » reconnaît, elle, sans aucun problème (dans un Hors-série récent de Beaux-Arts éditions consacré à Rodin) que « la répartition des tâches relevait, aux yeux du maître, du partage du travail au sens économique » avant d’enchaîner, avec malice, sur l’anecdote suivante : « Falguière, quand il recevait une visite, évacuait ses assistants (qui étaient d’ailleurs les mêmes que ceux de Rodin) et logeait des éclats de pierre dans sa barbe, pour donner une image de l’artiste aux prises avec son matériau et s’épuisant à la tâche ! »
Étrange comme les artistes – et les modernes, en général – se défient par moments de ce qu’ils encenseront, quelque temps après, avec la plus véhémente énergie intellectuelle. L’Économie bourgeoise resterait-elle cette maîtresse honteuse, ne le fût-elle que vaguement (telle Camille Claudel), au point qu’on doive soigneusement la cacher lorsque sonne l’heure de prendre la pose immortelle, après qu’on a pourtant, grâce à elle, de son fait de langueur technique, tant appris sur soi-même et ses immenses possibilités ? La chose fonctionne aussi en politique. Voyez notre misérable Couronne présidentielle. Pour s’élever, l’Économie. Et puis, une fois en haut, bien à cheval sur le tas de boustifaille : les grands projets. Enfin, la Poésie. Et l’Art. Mais hélas ! tout doit crouler un jour, et la chose se révèle. La boustifaille se rappelle à vous. Les artistes apparaissent alors – phénomène cyclique – tels qu’en eux-mêmes l’éternité les change.
En pleine lumière.



mercredi 14 novembre 2012

En dépit des rodomontades du Ministre de l'Intérieur...

... l'insécurité progresse !


Notre grand jeu-concours continue !

Rappel du règlement ici !
Oui.
Parce que le monde bouge.
Voilà.
Vers demain.
Oui.




Contribution de M. Emile H., Café Terminus, Paris.



lundi 12 novembre 2012

Premier de la classe

« S’ils avaient pas été là, si ça se trouve, aujourd’hui on serait allemands. »

Dante di Muzio, 10 ans, écolier lauréat du concours honorant les anciens combattants de 14-18, Valenciennes, 11 novembre 2012.



samedi 10 novembre 2012

Un 1O novembre, Louis Lingg...


« Lingg, Louis (1864–1887) : Anarchiste d’origine allemande, l’un des martyrs de l’affaire Haymarket (Chicago, 1886). Voit, à 13 ans, son père, ouvrier forestier, d’abord manquer mourir dans un accident du travail puis, resté gravement malade, licencié dans la foulée par son patron. Devenu charpentier, émigre vers la Suisse (où il fréquente les anarchistes locaux) puis vers les USA. Partisan indéfectible de l’action violente contre la bourgeoisie, versé dans toutes les techniques de confection de bombes. Après l’attentat et au cours du procès, est sans doute celui des accusés faisant preuve, vis-à-vis de ses accusateurs et juges, du plus grand mépris et de la haine la plus imperturbable. Condamné à mort, se suicide dans sa cellule en se faisant exploser, le 10 novembre 1887, dans la bouche une cartouche de dynamite (Adamic parle d’une « capsule explosive » fournie par sa compagne. Pour Howard Zinn (Histoire populaire des États-Unis), l’emploi de dynamite ne fait aucun doute. Mais Larry Portis évoque, lui, une mort « toujours pas élucidée » dans son ouvrage Le syndicalisme révolutionnaire aux USA).» 

Extrait de la notice biographique de Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique, de Louis Adamic, aux éditions Sao Maï.

mardi 6 novembre 2012

Le Moine Bleu va aux travailleurs du sexe


Après qu'il aura correctement massacré la zone défendue ces jours-ci - avec ardeur - par les habitants de Notre-Dame-des-Landes, après qu'il aura transformé cet espace rare et préservé en cauchemar aéroportuaire international, le gouvernement socialiste français, qui ne désire en tout que VOTRE bien, s'apprête (ainsi que nos lecteurs et lectrices fidèles le savent déjà probablement) à en finir une bonne fois pour toutes avec le grand fléau de la prostitution, selon l'expression récente d'un très petit énarque de ce bord-là, lequel n'a - d'évidence - jamais rendu visite, au cours de son existence enthousiasmante, à un(e) quelconque travailleur(se) du sexe. Ou encore à une PUTE, comme les putes choisissent souvent de se désigner elles-mêmes (filles ou garçons), tant cette tartufferie fameuse dont le visage de M. Ayrault suffirait seul à fournir une idée convenable - et qui entend donc aujourd'hui les éliminer de la vie publique - les dégoûte, les agace ou encore les fait rire, selon les tempéraments et les périodes.
Le Moine Bleu, quant à lui, aime aller aux travailleur(SE)s sexuel(le)s, afin de les écouter et de les entendre, afin de leur présenter, également, ses respectueux hommages.
Les témoignages ci-dessous, qui ne représentent évidemment pas l'ensemble des points de vue sur la question, ont été recueillis entre Janvier et Novembre 2012. 
Il s'agit, d'abord, d'une définition spontanée de son activité par une jeune escort, ensuite de l'interview de Morgane, membre et porte-parole du STRASS (le Syndicat du Travail Sexuel).
Qu'elles en soient toutes deux remerciées.

1- Elsa

Me présenter...
Je suis une étudiante de 22 ans en littérature. Je ne suis pas entrée dans le métier par nécessité. Quand je suis allée à la fac, je suis entrée dans une association féministe qui avait à cœur de défendre la prostitution de choix et la distinguait de la traite des êtres humains. C'était très différent de ce qu'on m'avait toujours dit au sujet de la prostitution, de sa violence supposée, de l’avilissement que c'était supposé engendrer. J'ai écouté ces autres voix qui parlaient de choix, de respect, et rencontré des putes, hommes et femmes, qui se disaient heureuxSES. Très vite, j'ai pris conscience qu'il me fallait aller plus loin, que je ne pourrais être sûre de mon discours que s'il faisait partie d'une expérience vécue. Je ne dis pas qu'il faille obligatoirement se prostituer pour défendre la prostitution de choix, je dis que moi, j'en avais besoin.
J'ai commencé mon travail en Mars 2009 par petite annonce internet. Mon premier rendez vous consista à aller déjeuner avec un charmant jeune homme qui avait besoin de faire quelque chose de transgressif. Pour lui aller déjeuner avec une pute était le summum du transgressif, pour moi l'aider à faire quelque chose qui lui faisait du bien était lumineux.
Puis il y eut le premier client à payer pour un service sexuel. J'avais une peur bleue, je suis sortie au matin avec un sentiment de puissance, de joie et de calme assez impressionnant. Je me sentais bien, on m'avait bien traitée, on m'avait parlé avec douceur, offert à dîner, un petit déjeuner, abordé des thèmes de société et parlé de théâtre élisabéthain.
Je suis restée occasionnelle 6 mois. J'avais envie de vacances, je bossais. J'avais envie d'un truc, je bossais. Mes parents payaient mon loyer, et officiellement je vivais sur ce que la CAF me versait, ça suffisait pour manger et même sortir, de temps à autre, au théâtre, mais je pensais depuis un moment à trouver un job d'appoint.
Ensuite j'ai arrêté : c'était chronophage. Les mails et les demandes arrivaient à tout moment, par dizaines. Je m'emmêlais dans les rendez-vous, je répondais deux semaines en retard, c'était pas sérieux, pas professionnel, j'ai stoppé. Il y a un slogan de la lutte des putes qui commence par « prostituéE, c'est un métier » et il n'y a rien de plus juste. Pour moi, il faut être professionnel, et pour ça il faut s'y investir.
Je suis allée bosser au Mac Do, avec des horaires définis, un salaire fixe, c'était autre chose, c'était beaucoup moins d'implication, je pouvais le dire aux gens, et je pouvais me plaindre de mes clients, il n'y a pas de jugement moral particulier pour les travailleurs de la restauration rapide, on me plaignait.
Cette année j'ai emménagé avec un ami, je n'ai plus envie de dépendre de mes parents, alors j'ai repris de manière régulière. J'ai conscience d'avoir des conditions de travail agréables qui ne sont pas celles de toutes les putes. Ma vie, mon parcours sont les miens. J'ai des amiEs ouvertEs, qui ne dévalorisent pas mon travail, qui le comprennent, à qui il ne viendrait pas à l'esprit de répondre à « J'ai eu un client désagréable » par  : « ça prouve que ton activité est mauvaise et qu'il faut arrêter de faire ça.»
Tout le monde n'est pas capable d'exercer ce métier, tout le monde n'est pas non plus capable d’être contrôleurSEs aérien, avec les responsabilités que ça implique, ou ouvrierEs à la chaîne, qui est un travail très dur et qui n'est pas assez valorisé, ou autre chose.
J'ai rencontré des gens qui vivaient mal notre métier. Bien souvent, le problème de fond c'était le regard des gens, les jugements de valeur des gens qui bloquaient. Les putes étudiantes qui ont vu leurs photos affichées sur les murs de leurs facs, les gens qui ont pensé pouvoir le dire aux personnes qui partageaient leurs vies, amiEs, amantEs, proches et qui se sont pris en pleine face des mots très durs. C'est aussi le cas des acteurs pornos, des modèles érotiques et de tout ce qui à un rapport avec le travail sexuel. Bien sur, je ne dis pas que c'est la seule raison pour laquelle on peut mal vivre la prostitution, il y a de la violence, mais je ne vois pas en quoi empêcher par tous les moyens la prostitution de s'exercer va réduire cette violence.
Quand j'ai rouvert ma messagerie professionnelle en 2011, j'ai trouvé des mails de plus d'un an, de clients inquiets, qui voulaient juste savoir si j'allais bien. J'ai eu une bouffée de tendresse pour ces gens. Dans mon métier il y a cet aspect, très rare, de ces gens qui, après une rencontre, vérifient qu'on est bien rentrée, qu'on va bien. Qui s'inquiètent de notre plaisir, de notre bien-être. Des gens ont pleuré dans mes bras, ils ont joui, ils ont ri, discuté, soufflé. Parfois, le service sexuel, c'est une excuse, les raisons sont plus profondes, ce n'est pas la majorité des clients, mais preuve en est que ça existe.
Prendre dans mes bras un corps fatigué, usé, hésitant, un corps qui ne cherche qu'un corps ami, sur lequel se reposer en confiance. Lisser ce corps, le bercer, le rendre plus léger. C'est ce qu'il y a de beau pour moi, dans mon métier.
C'est pas toujours ainsi, mais ça compense de beaucoup mes clients plus désagréables, la peur de tomber sur un plaisantin, un agresseur ou la police.
J'ai rencontré le STRASS (Syndicat du Travail Sexuel) le jour de sa naissance, mon association était invitée aux Assises de la Prostitution du 20 mars 2009. J'y suis allée, c'était hallucinant. On a annoncé la création dans la grande salle, j'ai vu une prostituée qui avait 40 ans de métier pleurer, elle m'a dit à quel point elle attendait ça, à quel point elle avait de l'espoir, là tout de suite. C'était le lendemain de la sortie télé d'un grand reportage qui laissait parler des prostituées libre de leur choix.
Certaine étaient là, je me suis approchée de l'une d'elles, et je lui ai dit : « Vous êtes formidable, merci de parler pour nous » et elle m'a dit : « Je n'ai pas le choix, il faut lutter. Et un jour, c'est toi qui parlera. » J'ai pas osé prendre mon adhésion ce jour la, j'étais une occasionnelle qui avait bossé trois fois, je ne me sentais pas légitime.
J'ai suivi le STRASS de loin, un peu lâchement, jusqu’à ce que la situation soit trop insupportable pour que je puisse ne pas donner ma goutte d'eau au mouvement.
Je suis allée manifester devant l'Assemblée un matin, les activistes du STRASS prenaient un café juste avant d'y aller, on a donné un tract à la patronne du lieu, elle nous a dit : « C'est très bien ce que vous faites... » 
J'étais en lutte, la boucle était bouclée. 
Aujourd'hui c'est moi qui parle.

2- Morgane

LE MOINE BLEU :  Peux-tu, pour commencer, rappeler les nouvelles menaces concrètes planant sur les putes du fait du projet de loi déposé en décembre dernier par les députés Bousquet (PS) et Geoffroy (UMP), et du vote unanime par l'Assemblée d'une résolution rappelant la « position abolitionniste de la France en matière de prostitution » ?

MORGANE : Le vote de cette résolution a permis à Madame Bousquet d'aller dès le lendemain déposer son projet de loi sur la pénalisation des clients. Cela a donc marqué le franchissement d'une étape dans la mise en place d'une politique qui vise à nous faire disparaître. Aujourd'hui d'ailleurs, lorsque l'on demande à Mme Vallaud-Belkacem quand le délit de racolage sera enfin abrogé, elle nous répond qu'il ne pourra l'être que dans le cadre du vote d'une nouvelle loi.... La « menace » est donc que l'abrogation du délit de racolage soit conditionnée à la mise en place d'un délit de pénalisation des clients, ce qui reviendrait sur le terrain exactement à la même chose en termes de dégradation des conditions de travail des travailleurSEs du sexe... 

LE MOINE BLEU : « Prostituée », « Pute »... Quelle est, de ces deux appellations, celle qui a ta préférence pour définir ton activité, et pourquoi ?

MORGANE : Je préfère « pute ». Le mot « prostituée » est construit sur une forme passive et est difficilement séparable de toutes les connotations négatives dont il est imprégné. Lorsque j'emploie le mot « pute », au contraire, l'accent est mis sur la dimension active du travail, voire, au-delà, d'une certaine identité, puisque ce mot est, comme on le sait, également une insulte destinée à stigmatiser les femmes. En faire une identité est donc une manière de s'en servir comme bouclier face aux attaques de celles et ceux qui peuvent me mépriser en raison de mon comportement sexuel. J'emploie également le terme de travailleuse du sexe, pour insister sur la dimension de « travail », et donc de droits qui devraient en découler.

LE MOINE BLEU : Que réponds-tu à l'argument (qu'on vous oppose ad nauseam) selon lequel la prostitution que vous défendez, activité choisie, ne représenterait qu'une fraction ultra-minoritaire de la prostitution ?

MORGANE : On oppose sans cesse prostitution « choisie » et prostitution « contrainte ». En réalité, il y a tout une continuité de situations entre les travailleuses du sexe les plus « libres » et celles les plus « contraintes ». La contrainte économique peut être plus ou moins forte ; il n'y a pas d'un côté celles qui font ça « juste pour le plaisir », et de l'autre celles victimes à la fois de contraintes économiques et de violence de la part de proxénètes mafieux. À moins que la contrainte vienne d'un tiers qui use de violence, le travail sexuel est toujours, dans une certaine mesure, un choix, même si les conditions de ce choix laissent peu de marge de manœuvre. Mais quoi qu'il en soit, retirer ce choix à des personnes qui peuvent en avoir déjà très peu ne va certainement pas les aider. C'est sur l'extension des choix possibles qu'il faut agir, pas sur ces choix en eux-mêmes. Ensuite, quand bien même nous serions minoritaires, nous considérons que ce n'est pas une raison pour ne pas nous donner nos droits, d'autant que c'est justement le moyen le plus efficace de lutter contre l'exploitation, et donc d'aider également cette majorité supposée de personnes exploitées au nom de laquelle tout le monde prétend agir... 

LE MOINE BLEU : La prostitution est-elle pour toi un métier, une simple fonction alimentaire, bref selon l'expression ouvrière, un chagrin qu'on abandonnerait, dans l'idéal, avec le plus grand plaisir, ou la charges-tu, toi, d'une signification plus universelle, plus affective ? En clair, est-ce un métier comme un autre, c'est-à-dire aussi désagréable qu'un autre ?

MORGANE : C'est un métier, bien évidemment ; un métier qui demande des qualités, des aptitudes particulières ; il ne suffit pas d'écarter les cuisses ; c'est avant tout un métier très humain, et c'est pour cela que ce n'est pas un métier comme un autre, car souvent on donne en effet beaucoup de soi, comme dans la plupart des métiers qui relèvent du « Care », des métiers du domaine médical, psychologique, social, etc... En cela il est particulièrement riche mais peut aussi être éprouvant, épuisant. Il est donc aussi « désagréable » qu'un autre, et il est évident que si on était pas obligéEs de travailler pour vivre, on préférerait souvent se consacrer à autre chose, mais cette question n'est pas spécifique au travail sexuel....

LE MOINE BLEU : L'exploitation capitaliste est une exploitation du corps et du temps du travailleur. Poses-tu, à titre personnel, une équivalence stricte entre l'exploitation du corps de la pute et celle d'un exploité à l'usine, par exemple, ou d'une caissière de supermarché ? Cette équivalence implique-t-elle à tes yeux un rapport particulier au corps, une plus grande facilité d'en user, un plus grand détachement vis-à-vis de lui ? En termes clairs, au-delà des parcours forcément individuels, quelle influence penses-tu que la prostitution puisse avoir sur la sensibilité de celles et ceux se livrant à cette activité ?

MORGANE : En ce qui concerne l'exploitation, ça dépend vraiment des conditions dans lesquelles on exerce … Entre une pute indépendante et une qui travaille dans un bordel, le rapport à l'exploitation se pose dans des termes différents... Dans le cas d'une pute qui bosse pour un patron/proxo, il n'y a en effet pas de différence avec les autres salariéEs dont un exploiteur va s'approprier la force de travail. C'est d'ailleurs souvent pour échapper à ce rapport d'exploitation que des personnes qui ont pu être salariées deviennent ensuite putes, et c'est à ce titre que nous ne voulons pas des maisons closes, puisqu'il s'agit justement d'un modèle qui repose sur une telle exploitation. En ce qui concerne le rapport au corps, exercer le travail sexuel nécessite en effet un rapport « particulier » ; mais nous avons touTEs un rapport « particulier » au corps, même si seul un d'entre eux est reconnu comme « normal » ; je veux dire que le fait que je puisse offrir des services sexuels ne signifie pas que je suis plus « détachée » de mon corps ; au contraire même, puisque celui-ci est mon principal outil de travail. Enfin, je ne pense pas que ce soit la prostitution qui ait une influence sur notre sensibilité ; selon moi c'est plutôt, au contraire, la sensibilité que l'on a au départ qui va conditionner le fait d'entrer ou pas dans cette activité.

LE MOINE BLEU : Le STRASS se présente comme un syndicat. Outre la difficulté qu'il y a à syndiquer une activité  au sens strict « non-salariée » telle que la prostitution, ressens-tu l'existence malgré tout, au sein du STRASS, d'un point de vue général sur le salariat, sur son abolition éventuelle ? Tout syndicat libertaire entendant (au moins statutairement) en finir à terme avec l'exploitation, la mainmise du travail sur nos existences, de ce point de vue le STRASS peut-il être, d'après toi, considéré comme une organisation libertaire (ou même simplement politique) ou se contente-t-il d'une défense pragmatique (d'ailleurs fort honorable) de ses membres ?

MORGANE : La défense des droits des travailleurSEs du sexe participe d'une lutte sociale et politique plus générale évidemment. D'une part, parce que nous nous opposons en effet à toute mainmise des « patrons » sur notre travail et promouvons plutôt des modèles d’organisation autogestionnaire du travail ; dans ce cadre, ce sont moins « nos membres » que nous défendons que la possibilité pour touTE travailleur(se) d'avoir accès à ses droits. J'en profite pour rappeler que ne peuvent adhérer que les travailleurSEs eux/elles-mêmes, et non les différents patrons, etc de l'industrie du sexe. D'autre part, la défense de notre existence en tant que travailleur(SE)s du sexe participe de la défense d'idées féministes (et libertaires) selon lesquelles l'Etat n'a pas à s'arroger le droit de contrôler la sexualité des personnes, notamment des femmes. Il faut bien garder en tête que les lois répressives à l'égard du travail sexuel sont utilisées comme outils de contrôle sur l'ensemble de la population en général, et notamment sur les personnes migrantEs. C'est également à ce titre que nous les combattons.

LE MOINE BLEU : Le STRASS est souvent accusé par ses détracteurs de vouloir « rouvrir les maisons closes ». Peux-tu préciser votre position sur ce point ?

MORGANE : Depuis sa création, le STRASS ne cesse de réaffirmer son opposition à tout réglementarisme strict, et donc aux système de maisons closes (voir par exemple ICI !). Nos détracteurs pointent sans cesse du doigt des États réglementaristes (comme les Pays-Bas) pour illégitimer nos revendications. Sauf que nous ne demandons absolument pas ce genre de système. Tout réglementarisme, dans la mesure où il ne vise qu'à autoriser une seule manière de travailler, déclarée et contrôlée par l'État, continue donc de laissser dans la clandestinité les travailleurSEs qui ne veulent (ou ne peuvent) pas se plier à ce système. Il en découle des conditions de travail dégradées pour les manières d'exercer « clandestines », et une augmentation du proxénétisme et de l'exploitation. C'est pourquoi nous demandons non pas une réglementation particulière mais l'application du droit commun : que chaque travailleurSE du sexe puisse exercer selon ce qu'elle estime préférable pour elle.

LE MOINE BLEU : Certains membres du STRASS ont des responsabilités politiques au sein de formations de la gauche parlementaire (chez les Verts, notamment). Cela ne pose-t-il pas problème au vu des décisions dramatiques que s'apprête à prendre ladite gauche parlementaire à votre encontre ? Au sein du STRASS, grossièrement, une sensibilité politique majoritaire existe-t-elle, ou bien les positions sont-elles là-dessus plus diffuses ?

MORGANE : Les positions sont diffuses ; en tant que syndicat, nous ne sommes pas partisans d'un quelconque parti, mais luttons pour nous faire entendre et défendre nos droits auprès de celles et ceux qui ont le pouvoir de changer les lois. Ensuite, il est évident que nos revendications sur la régularisation des sans-papiers et notre opposition à une réglementation qui ne permettrait que de nous faire exploiter légalement par le biais d'un strict réglementarisme, par exemple, ont peu de chances d'être entendues par les partis de droite ou défendant des idées néo-libérales.

LE MOINE BLEU : Les rapports entre le STRASS et le centre LGBT (Lesbien Gay Bi Trans) de Paris sont parfois extrêmement tendus. On se souvient des propos franchement hostiles tenus, contre vous et Act-up, par la présidente Christine Le Doaré en décembre dernier, ainsi que de certaines agressions verbales, voire physiques, que vous avez eu à subir de la part de militant(e)s LGBT durant une récente « Manif des Femmes ». La situation s'est-elle calmée ? Comment expliquer une telle violence à votre endroit ? Penses-tu, comme Didier Lestrade ou d'autres, qu'une part importante de la communauté homosexuelle pense désormais « à droite » ?

MORGANE : Christine Le Doaré a enfin quitté son poste de Présidente du CLGBT suite aux dernières élections, nous nous en réjouissons. En ce qui concerne plus généralement les tensions à l'intérieur du mouvement LGBT et féministe sur la question du travail sexuel, la situation est assez tendue, en effet. D'un côté, les féministes abolitionnistes semblent de plus en plus violentes à notre égard : nous avons encore récemment été victimes d'exclusions et de violences lors du rassemblement contre le verdict de Créteil (dans le procès des viols collectifs perpétrés à Fontenay-sous-Bois, note du MB). D'un autre côté, de plus en plus de personnes ne se reconnaissent justement pas dans ce féminisme hégémonique ; ainsi, lors du 8 mars dernier, nous avons réussi à créer une alliance au sein du collectif « 8 mars pour toutes » qui regroupe des militantEs féministes, LGBT, anti-racistes, à l'intérieur duquel nous continuons à travailler (nous avons ainsi organisé récemment une conférence débat : « Des féministes contre la pénalisation des clients ») ; Enfin, je ne pense pas que les féministes ou LGBT soient « passé(e)s à droite » mais qu'une part d'entre elles et eux y a certainement toujours été, et si personnellement j'ai du mal à concevoir comment on peut être de droite, d'autant plus quand on appartient à une minorité (ce qui induit souvent un parcours de vie peut-être plus difficile, qui incite en principe à réfléchir sur les idéologies dominantes), il faut croire que les minorités elles-mêmes n'échappent pas à l'influence des discours de plus en plus (extrême)-droitiers de ces dernières années... 

LE MOINE BLEU : De manière générale, comment expliquer la sorte de fracture séparant aujourd'hui LES féminismes sur cette question de la prostitution ? En 1975, les féministes soutenaient majoritairement Grisélidis Réal et les mouvements d'occupation d'églises. Au fond, d'après toi, que s'est-il passé ?

MORGANE : En fait, si à l'époque les féministes soutenaient les putes face à la répression, c'était quand même avec un fond profondément abolitionniste... Depuis, ce qui s'est passé, je crois, c'est que les putes sont de plus en plus devenues elles-mêmes sujets des discours les concernant, et sont donc en train de remettre profondément en cause les arguments des abolitionnistes/prohibitionnistes, ce qui a mené et mène encore à des débats vraiment très virulents, dont il est impossible pour le moment d'anticiper l'issue, voire même d'être certaine qu'il y en aura une un jour...