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| Le dieu Loge, par Arthur Rackham | 
Si vous n’avez pas 
d’enfants, tout va bien : continuez ! Persistez dans cet hommage rendu –
 le seul qui vaille – au génie propre à votre race et consistant, en 
particulier, à éteindre définitivement celle-ci, dont vous constituerez ainsi avec satisfaction l’ultime représentant.
Si
 vous avez des enfants, qu’il se soit agi là d’une erreur d’appréciation
 ou d’un accident mécanique également regrettables, voire même d’un 
certain ramollissement momentané de vos convictions profondes, lequel 
ramollissement se trouve désormais hélas ! solidifié sous
 la forme d’un tiers accusant, pour une petite poignée d’années encore, 
l’ensemble des caractéristiques du futur citoyen chômeur de masse, 
rassurez-vous, cependant. Apprenez ici, de notre fait, que décidément non ! tout n’est pas perdu !
Du nerf. 
Des tripes. 
Il
 convient à présent de s’atteler sérieusement à l’éducation de ce bout 
de chou que vous projetâtes autoritairement dans l’existence, auquel 
vous imposâtes cette fameuse corvée que l’on appelle la vie, lors que le
 malheureux, certes, baignant jusque-là dans son néant de félicité, ne 
demandait évidemment rien de semblable. Qui donne la vie donne surtout 
la mort, ainsi que chacun en a parfaitement conscience.
Comme vous le voyez, la tâche s’annonce des plus joyeuses.
Le Moine Bleu est là pour vous aider.
D’abord, les bases.
Culture et Morale.
La chance veut que nos métropoles grandioses regorgent d’institutions spectaculaires à caractère ludique entièrement dévouées au plaisir et à l’éveil des tout-petits
 (et des autres). Pourquoi, par exemple, ne pas accompagner ces jours-ci
 votre bambin à une représentation, par la troupe des Marionnettes de 
Salzburg (dont c’est le centenaire), de la célèbre Tétralogie de Richard Wagner, pièce accessible aux enfants s’il en est (au Théâtre Dejazet, jusqu’au 16 décembre) ?
La chose est simple et délicieuse. 
Deux
 comédiens, évoluant parmi des pantins de bois gracieusement et 
savamment animés expliquent, en Français et entre deux séquences 
musicales, l’affaire dans ses grandes lignes. Dans ses très grandes lignes, même, puisque le Ring
 entier durant ordinairement, selon les interprétations, entre quatorze 
et seize heures, ici en quelque cinquante minutes ses deux premiers 
« actes » (soit L’Or du Rhin et La Walkyrie)
 se trouvent déjà expédiés. Cinquante minutes (on le comprend) durant 
lesquelles choupinou n’aura guère eu le loisir de s’endormir, ni même – 
phénomène appréciable – de casser les oreilles, les pieds et le reste, 
comme c’est aujourd’hui l’usage au théâtre, des autres spectateurs 
présents. Impossible en effet, pour lui, de couvrir de la tension de son
 jeune organe (nous parlons de sa voix) les terribles échos, par 
exemple, d’une forge sidérurgique (celle dans laquelle Siegfried a ses 
habitudes) ou encore d’une charge à cheval de Walkyries d’ailleurs 
transformées, en l’espèce – assez comiquement il faut bien l’avouer – 
par nos amis autrichiens, en un désarmant octuor d’hôtesses de l’air 
fanatisées.
Ajoutons maintenant qu’au plan des idées et de la fixation des cadres, comme disent les pédopsychiatres et les clients de chez IKEA, tout est là. Oui, tout est là ! Disponible et à la vérité offert à cette petite âme délicate et tellement impressionnable à
 laquelle seront donc tour à tour proposées  : une émouvante apologie de
 l’inceste, de l’incendie, de la destruction du pouvoir patriarcal, des 
traités et des lois à coups d’épée tranchante désinhibée, une exaltation
 sauvage de l’amour libre et de la fuite (le voyage de Siegfried sur le 
Rhin) suivant immédiatement toute consommation authentique
 de l’acte de chair, la dénonciation, enfin, bien sûr, des cupidité, 
bestialité et sottise crasse dont le pouvoir de l’Argent, ou son goût, 
souille toujours irrémédiablement cette société immonde dans 
laquelle, rappelons-le, vous avez autrefois choisi de plonger choupinou 
sans qu’il ait jamais eu là-dessus le moindre mot à dire. 
C’est
 dire, justement ! si la soirée aura été féconde. Car vous voilà à 
présent tous les deux (Brünehilde est restée à la maison) dans le métro,
 à cette heure charmante (vingt-trois heures douze) où l’harmonie de nos
 cinq sens a tôt fait de transformer ce lieu public anodin en 
l’antichambre du Walhalla (assurez-vous que le petit a bien retenu ce 
dernier terme).
« Et
 lui, là-bas ? chuchotez-vous alors au creux de l’adorable oreille, en 
désignant du doigt tel corps affalé devant vous, sur une sombre 
banquette collective, à qui te ferait-il songer, mon ange ? À Alberich ?
 Fafner, Günther ? Hein, quoi ? Wotan, dis-tu ? Sous forme de Wanderer ? Eh bien, quel tempérament optimiste, mon grand ! Ou à tout le moins tellement artiste…» S’ensuit
 là-dessus, sans autre forme de procès, un dépôt de baiser sur le petit 
crâne. Fin de la scène. Le métro hurle. Sans doute, à la prochaine 
station, les doux murmures de quelque forêt profonde succèderont-ils aux
 cris du dragon répandant son sang. L’odeur, en attendant, est bien 
celle de Nibelheim, dont les affiches publicitaires scandant partout à 
vos yeux émerveillés la joie triomphante du voyage rappellent aussi la 
prosaïque Constitution. De sorte que l’instruction civique se sera aussi trouvée honorée à la fin du jour, non moins que l’esthétique.
Choupinou semble content. 
Vous êtes heureux. 
Que
 vous importe qu’un peu plus tôt dans la soirée, le duo d’amour sublime 
de Siegfried et sa belle eût subi les plus larges amputations – et les 
sutures adéquates – ou qu’ait été abolie, plutôt passée sous silence, 
par les deux comédiens pédagogues des Marionnettes de Salzburg, la 
transition formelle de Siegfried au Crépuscule des Dieux. Cette transition, après tout, est largement elle-même injustifiable,
 à rester sur le seul chemin de ce tortueux récit tétralogique, et vous 
le savez pertinemment. Nietzsche et Bernard Shaw, entre autres, vous ont
 déjà longuement expliqué comment Wagner, de bakouninien enragé et 
émeutier qu’il était, s’en vint un jour fatal, une dizaine d’années plus
 tard, tandis que son travail n’était point achevé, échouer sur cet « écueil » du pessimisme schopenhauerien qui devait disloquer, pour jamais, toute la cohérence de cette œuvre splendide.
Reste en celle-ci, comme seule traînée de poudre continue et homogène, l’amour du feu – inchangé –, l’amour du feu pour lui-même, comme élément, comme menace et séduction absolues. Reste cette vérité que Boulez énonce quelque part avec sa proverbiale simplicité : « Le personnage principal du Ring ? 
– Loge, bien sûr ! »
C’est tout ce que choupinou avait besoin de savoir.
Fin de la leçon.
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