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jeudi 5 octobre 2023

Résistance de l'objet et matérialisme au singulier (par Roger Caillou)


≪Comme qui, parlant des fleurs, laisserait de côté aussi bien la botanique que l'art des jardins et celui des bouquets ─ et il lui resterait encore beaucoup à dire ─ ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d'une espèce passagère≫.

(Roger Caillois, Dédicace, 1966) 

vendredi 26 août 2022

Matière et individuation

(Trois exemplaires de l'espèce dernière)

≪Où la division du genre en espèces s'arrête-t-elle ? La doctrine d'Aristote telle qu'elle est en général comprise répond : à "l'espèce dernière", également dite "indivisible". Ici se pose l'un des plus redoutables problèmes interprétatifs de l'Aristotélisme. L'une des directions fortes de la pensée d'Aristote, en effet, tend, contre un certain Platonisme, à accorder la priorité ontologique aux individus concrets, ce qu'Aristote appelle "le ceci" (tode ti), plutôt qu'aux universaux. Deux interprétations s'opposent sur le principe de cette individuation. Ce qui fait d'une réalité individuelle ce qu'elle est ─ son essence exprimée dans sa définition ─ c'est sa forme. Certains interprètes considèrent que cette forme est partagée par tous les membres de l'espèce dernière. Le principe d'individuation, qui permettrait de passer de cette espèce dernière aux individus, serait donc la matière. La différence entre l'homme ─ espèce que l'on peut sans doute définir de manière plus fine : l'homme athénien, blanc, etc. ─ et Socrate est la différence de la matière propre de Socrate qui n'est pas celle de Coriscos. D'autres interprètes contestent que la matière puisse jouer ce rôle individualisant, parce qu'elle est précisément ce qui est indéterminé, et que pour aller vers un surcroît de détermination, il faut aller vers un "surcroît de forme". C'est peut-être pour cela qu'Aristote a inventé l'obscure formule to ti èn einai, que les médiévaux ont traduit par "quidditas", et qui, quel qu'en soit le sens exact, désigne une sorte d'essence de l'essence dans le sens d'une caractérisation essentielle d'un être individuel. Peut-être la solution de ce dilemme se trouve-t-elle dans le mécanisme lui-même de la connaissance humaine. À la fin des Seconds Analytiques (II, 19, 100a16), Aristote rappelle que "ce qui est l'objet du sentir, c'est l'individuel, mais la perception porte sur l'universel, par exemple l'homme et non Callias". Je perçois Callias comme porteur d'une forme, c'est-à-dire d'une structure signifiante. L'espèce dernière est ainsi perçue dans les individus eux-mêmes.

(Pierre Pellegrin, Dictionnaire Aristote

jeudi 11 novembre 2021

Intelligence et entropie



Dans son Journal clinique, Sándor Ferenczi note, en date du 24 janvier 1932 :

«Du mimétisme. Comment la couleur de son milieu est-elle imposée à une espèce animale ou végétale ? Le milieu lui-même (régions arctiques) n'a aucun avantage à colorer la fourrure de l'ours en blanc : il n'y a que l'ours qui en profite. Cependant, théoriquement, ce n'est pas impossible qu'un attribut commun supérieur comprenne à la fois l'individu et son milieu, par exemple que la tendance générale de la nature vers un état de repos en tant que principe supérieur soit perpétuellement à l'œuvre pour niveler la différence entre accumulation de danger et de plaisir. Ce principe fait que le milieu cède à l'individu sa couleur propre et aide l'individu à revêtir la couleur extérieure. Un exemple intéressant d'interaction réussi entre tendances égoïstes et universelles ─ collectivisme individuel».

On reconnaît là la force et les faiblesses de l'hypothèse freudienne d'une pulsion de mort éventuellement partagée par l'ensemble du vivant. La supposition d'une «tendance générale de la nature vers un état de repos» va ici de pair avec la reconnaissance intuitive d'une interaction universelle de «systèmes partiels» (chaque animal faisant face à tous les autres), cette interaction tendant au nivellement, à l'équilibre entropique, à la désagrégation desdits systèmes partiels, c'est-à-dire à leur destruction finale au profit d'un système global homéostatique : le fameux état de «repos» (et d'indifférenciation) évoqué par Ferenczi. Bref, ce qui se trouve imaginé en l'occurrence n'est autre que le terminus d'un procès impliquant la disparition par suicide collectif du vivant, programmée par le vivant lui-même suivant une espèce d'agenda mystérieux (mourir à son heure et à ses conditions seulement, pas celles imposées par le milieu extérieur), dont Freud était le premier à reconnaître le caractère d'hypothèse à la fois féconde et métaphysique.
Deux éléments sont absents de l'intuition ferenczienne illustrée par l'exemple de l'ours : l'intelligence, d'abord (l'ours est en effet un vertébré, un animal doté par l'évolution d'un cerveau, d'yeux, d'un système nerveux central complexe, autrement dit un vivant défini par une capacité perceptive et active très singulière et élevée, bien différente de celle de la bactérie ou de la méduse) ; et, d'autre part,  la prédation (Ferenczi ne parle, pudiquement, que de ce «milieu» qui ne «profiterait pas», lui, de ce privilège chromatique octroyé à l'ours blanc : il ne parle pas, plus concrètement, de ces phoques qui se font attaquer et dévorer par ce dernier, constituant (avant l'évolution anthropocénique, du moins) l'essentiel de son menu ordinaire. En réalité, ces deux facteurs n'en font évidemment qu'un : la haute intelligence de l'ours et sa capacité de prédation (ainsi, bien entendu, symétriquement, que la haute capacité perceptive de sa proie, permettant la fuite éventuelle du phoque) apparaissent ensemble

Les biologistes situent précisément cette explosion conjointe de l'intelligence animale et de l'interaction agressive des formes de vie à la période du Cambrien (soit de −540 à −485 millions d'années). Témoignerait de cette «explosion cambrienne» un déchaînement fabuleux de l'inventivité morphologique aujourd'hui conservée dans les innombrables restes fossiles légués par cette période. Comme y insiste Peter Godfrey-Smith, spécialiste des poulpes, le Cambrien voit, relativement aux périodes précédentes, le corps des animaux se transformer efficacement, à l'aune de l'agressivité généralisée et donc de l'intelligence adaptative que cette agressivité implique : 

«Durant le Cambrien, les animaux deviennent partie intégrante de la vie des autres. D'une façon neuve, notamment par le biais de la prédation. Cela signifie que lorsqu'un organisme donné évolue, l'environnement des autres organismes est modifié, et ceux-ci évoluent en retour. À partir du début du Cambrien, la prédation existe sans aucun doute, et avec elle, tout ce qu'elle encourage : l'identification, la chasse, la défense. Quand une proie commence à se cacher ou à se défendre, les prédateurs améliorent leur aptitude à traquer et à soumettre, suscitant chez la proie d'ultérieures techniques défensives. Dès lors, une "course aux armements" commence. Dès le début du Cambrien, les fossiles des corps animaux présentent tout ce qui n'existait pas durant l'Édiacarien, des yeux, des antennes, et des pinces. L'évolution des systèmes nerveux prend une nouvelle direction.»
(Godfrey-Smith, Le prince des profondeurs ou L'intelligence exceptionnelle des poulpes, pp. 64-65 )

Nous reparlerons dans un instant de l'âge précédant justement le Cambrien, ce fameux Édiacarien. Mais à l'adresse de ceux qui se refuseraient à parler d'un accroissement général de «l'intelligence» caractérisant corrélativement cette montée en puissance de la prédation, l'auteur poursuit en ces termes : 

«Cette imbrication des vies et ses conséquences évolutives sont dues au comportement et aux mécanismes qui le contrôlent. À partir de ce moment, l'intelligence évolue en réponse à d'autres intelligences.
Vous m'objecterez peut-être que le terme "intelligence" est impropre. Je ne discuterai pas de la question dans ce chapitre. Ce qui est certain, c'est que les sens, les systèmes nerveux et les comportements de chaque animal commencent à évoluer en réponse aux sens, aux systèmes nerveux et aux comportements d'autres animaux. Les actions d'un animal créent des opportunités pour certains et des contraintes pour d'autres. Si un anomalocaride de 1 mètre de long est en train de fondre sur vous comme une blatte géante avec ses deux pinces articulées prêtes à vous saisir, c'est une très bonne chose de savoir ce qui se passe et de prendre la fuite » (ibid., p. 68).

                                    Ci-dessus : Anomalocaridus Zemmouris (détail)

L'intelligence apparaît donc inséparable de la lutte pour la survie, laquelle, elle-même, se trouve implacablement indexée à l'augmentation des interactions. Qui dit rapports intensifiés entre les vivants dit aussi hostilité et donc augmentation de l'intelligence : «le comportement s'oriente vers autrui, avec l'observation, la capture, la fuite» (ibid., p.67) ; «Dès le début du Cambrien, nous trouvons des fossiles qui arborent les instruments de cette interaction : des yeux, des pinces, des antennes» (id.). Certes, «ces animaux sont aussi mobiles : ils ont des pattes et des nageoires. Ces dernières ne sont pas la preuve qu'un animal interagit avec les autres» (id.). Mais il est hors de doute que tendances agressives, interaction et intelligence se développent ensemble : «les pinces ne laissent quant à elles aucune place au doute» (id.). Chaque vivant, autant qu'il est en lui, pourrait-on ainsi écrire en détournant légèrement Spinoza (Éthique III, Proposition VI), s'efforce de persévérer dans son être. Et l'intelligence (essentiellement adaptative, hostile ou défensive) ne serait que le moyen de cet instinct de conservation. 

Par contraste, l'âge immédiatement antérieur au Cambrien : l'Édiacarien (−635 à −541 millions d'années) est souvent baptisé par les spécialistes du nom de «Jardin», évoquant l'Éden paisible de la Genèse : durant cette période, en effet, si on se fie à l'analyse des formes de vie fossilisées qui y correspondent, «ces créatures ne semblent pas avoir eu d'organes sensoriels développés et complexes : pas de grands yeux ou d'antennes. Ils avaient probablement une sorte de réactivité à la lumière  et aux substances chimiques, mais leur investissement dans ces outils est resté, autant que nous puissions en juger, limité. On ne trouve pas non plus de pinces, de piques ou de coquilles : pas d'armes ni de boucliers. Leurs vies étaient apparemment dépourvues de conflits et de relations complexes, ce qui explique l'absence d'outils normalement élaborés pour gérer ce genre d'interactions» (ibid., p. 62). Et quoique il soit «certain que les édiacariens étaient en compétition les uns avec les autres d'un point de vue évolutif, ce qui est inévitable dans un monde d'organismes qui se reproduisent», néanmoins, «les formes les plus évidentes d'interaction entre organismes semblent absentes» : les édiacariens «grignotaient leur tapis [de bactéries et de microbes couvrant le fond des océans], filtraient l'eau pour obtenir de la nourriture et se déplaçaient parfois, mais si l'on en croit les preuves fossiles ils n'interagissaient quasiment pas» (id.). Et si les expressions de paix généralisée, ou d'harmonie, sembleraient évidemment impropres pour qualifier cet âge d'or du vivant, en suggérant «l'existence d'une forme d'amitié ou de trêve», il n'en reste pas moins, objectivement, explique Godfrey-Smith, qu'«en résumé, l'Édiacarien n'était en aucun cas un monde où régnait une "loi de la jungle" archaïque. Le paléontologiste américain Mark McMenanim évoque à son sujet, dans une expression demeurée célèbre, "le Jardin d'Édiacara" (...), jardin d'êtres relativement indépendants et tranquilles, "des navires qui passent dans la nuit" (id.).»

Qu'on se retourne, à présent, vers l'ours blanc de Ferenczi, en mesurant ce que le tristement célèbre «réchauffement climatique» induit par l'activité intelligente de l'espèce humaine signifie pour lui. Pour lui et pour nous, il semble tentant d'oser cette hypothèse voulant que l'intelligence et l'entropie ne soient que les deux faces d'une seule et même pièce matérielle, et que la vie tende à se décomposer à mesure qu'elle se complexifie, que le rapprochement (formant un «milieu» partagé) de systèmes prédateurs partiels tende non seulement à entraîner la mort du système le moins «intelligent» mais également, non moins inéluctablement, la disparition de son adversaire victorieux. L'avenir appartiendrait-il alors aux éponges, aux méduses ? (ces dernières sont en tout cas les seules bénéficiaires avérées de l'acidification actuelle des océans et de la transformation progressive conjointe de ceux-ci en poubelles à plastique géantes). La fameuse «pauvreté de l'animal en monde», stigmatisée par Heidegger dans un passage célèbre, s'accompagne aussi (Von Uexküll le rappelait) d'une capacité renforcée de certitude pratique, d'absence de doute, et donc, paradoxalement, d'une meilleure résistance active au péril. En sorte que le triomphe de l'Intelligence complexe, de la Raison, se présenterait toujours comme une victoire à la Pyrrhus. Au point que l'Édiacarien (car la vie continuera évidemment après nous) constituerait comme un modèle passé néanmoins plein d'avenir : utopique (rappelons la portée subversive, pour nous, de la pulsion de mort océanique). Au point, plus radicalement encore, d'un point de vue thermodynamique, que la seule question intéressant la vie tordra généreusement avec pertinence l'interrogation métaphysique classique : pourquoi donc devrait-il y avoir quelque chose d'intelligent plutôt que rien ?         
  

dimanche 25 juillet 2021

Position délicate

Dérivé pétrolier (détail)

«La difficulté réelle que présente le problème du rapport entre l'esprit et la nature tient à ceci : hypostasier la polarité de ces deux entités est tout aussi inadmissible que le fait de réduire l'une à l'autre. Cette difficulté exprime la position délicate de toute pensée philosophique.»

(Max Horkheimer, Éclipse de la raison)

jeudi 8 avril 2021

Comment des classes sont-elles possibles ? (6) : au sein d'une même matière...


«§ 9. On voit alors comme notre problème est au centre de la philosophie en ce qu'elle a non seulement de plus vivant, mais peut-être de plus tendancieux. Sur cette seule proposition : "il y a plus d'un genre d'existence" ; ou inversement : "le mot d'existence est univoque", s'affronteront non seulement les conceptions métaphysiques, mais, comme il est juste, les conceptions pratiques de l'existence les plus opposées. Selon la réponse, tout l'univers et toute la destinée humaine changent d'aspect ; surtout si on les combine en les croisant avec ces deux propositions : "Il y a plus d'un être", ou bien "l'être est unique". Portes de bronze ouvrant et fermant, de leur battement fatidique, dans la philosophie de grands espoirs, dans l'univers de vastes régions.
§ 10. C'est que le monde entier est bien vaste, s'il y a plus d'un genre d'existence ; s'il est vrai qu'on ne l'a pas épuisé, quand on a parcouru tout ce qui existe selon un de ses modes, celui par exemple de l'existence physique, ou celui de l'existence psychique ; s'il est vrai qu'il faille encore pour le comprendre l'englober dans tout ce qui lui confère ses significations ou ses valeurs ; s'il est vrai qu'en chacun de ses points, intersections d'un réseau déterminé de relations constituantes (par exemple spatio-temporelles) il faille aboucher, comme un soupirail ouvrant sur un autre monde, tout un nouvel ensemble de déterminations de l'être, intemporelles, non spatiales, subjectives peut-êtres, ou qualitatives, ou virtuelles, ou transcendantes ; de celles peut-être où l'existence ne se saisit qu'en des expériences fugaces, presque indicibles, ou qui demandent à l'intelligence un effort terrible pour saisir ce à quoi elle n'est pas encore faite, et qu'une pensée plus large pourrait seule embrasser ; s'il est vrai même qu'il faille, pour appréhender l'univers dans sa complexité, non seulement rendre la pensée capable de tous les rayons multicolores de l'existence, mais même d'une lumière nouvelle, d'une lumière blanche les unissant dans la clarté d'une surexistence qui surpasse tous ces modes sans en subvertir la réalité.
§ 11. Et inversement, le monde est bien intelligible et bien rationnel, si un seul mode d'existence peut rendre raison de tout ce qu'il contient, s'il est possible de le mettre en ordre selon une seule détermination fondamentale, ou un seul réseau relationnel. Mais qu'on ne s'y trompe pas : pour que cette simplification méthodique devienne illégitime, il suffit d'un seul craquement de ce réseau. Il suffit, par exemple, si tous les êtres ont été décrits en relations quantitatives, que le qualitatif s'avère indispensable pour rendre raison d'existants véritables, ou de variations dans les degrés de leur existence.
§ 12. Et la réalité humaine aussi deviendra bien riche, s'il apparaît qu'elle implique plusieurs genres d'existence ; qu'un homme pour exister pleinement, pour conquérir toute sa vérité d'être, doit occuper aussi bien (pour suivre l'analyse biranienne) son existence biologique que son existence sensitive, perceptive et réflexive, puis enfin son existence spirituelle. Elle apparaîtra au contraire bien simple et bien rationalisable si, de ces genres d'existence, un seul est bien réel ; si, par exemple, une dialectique matérialiste suffit à poser l'existence totale ; ou si l'individu n'a à se composer qu'une existence temporelle, sans se préoccuper des "points à l'infini" (pour ainsi parler) de son être ; s'il n'y a pour lui aucune existence hors du temps que son ignorance à cet égard puisse méconnaître ou laisser vacante. Et une seule petite phrase : "il n'y a qu'une seule manière d'exister" ; ou bien "il y en a plusieurs", décidera de tout cela.
§ 13. J'ai observé, dit le physicien ou l'astronome, des positons et des neutrons, des électrons représentables par intermittence, et qui dansaient le Ballet des Quanta sur la scène de l'espace et du temps, en rentrant parfois dans les coulisses de l'indéterminé ; j'ai vu des galaxies en expansion, de dimensions épouvantables à ma petite pensée humaine. Mais tout ceci avait-il une existence physique, objective et cosmique ; ou une existence de raison et de représentation ; ou enfin une existence microscopique et télescopique ; je dis, qui soit substantiellement liée à celle de la chose microscope ou de la chose télescope ?
J'ai rêvé de toi, disent Goethe à Ennoia-Hélène ou Vigny à Éva. Mais (devront-ils dire encore), y a-t-il place pour toi dans le monde réel, ou bien l'être qui t'incarnerait ne serait-il pas, par sa manière essentielle d'être, indigne de toi ? Es-tu, dans ta substance, un être de rêve, et "fait de l'étoffe dont sont faits les rêves", comme dit Shakespeare, donc labile et précaire ; ou bien, procédant en moi de causes profondes et de raisons véritables, es-tu un être nécessaire ? Est-ce simplement une fermentation physiologique qui te soutient ? Es-tu l'Éternel Féminin, l'Éternel Idéal, ou l'Eternel Mensonge ? Es-tu une nécessaire et constante présence, ou faut-il te chercher du côté de ce que jamais on ne verra deux fois ?
J'ai rêvé de moi, meilleur que moi-même, plus sublime. Et cependant c'était moi, moi plus réel. Ce moi sublime est-il un être de vérité ou d'illusion ; de vie objective transcendante ou de vie psychique contingente et subjective ? Une essence, une entéléchie ; ou l'extrapolation illégitime d'une tendance ? Et de quelle manière serai-je le plus sage et le plus positif ; en disant : cela n'existe pas ; ou en m'attachant à cela pour en vivre ?
§ 14. Tel est le problème. Ou plutôt telles sont les questions auxquelles une droite discussion du problème devrait permettre au philosophe de répondre avec tranquillité.
Question-clé, disions-nous tout à l'heure ; point crucial où convergent les plus grands problèmes. Quels êtres prendrons-nous en charge par l'esprit ? La connaissance devra-t-elle sacrifier à la Vérité des populations entières d'êtres, rayées de toute positivité existentielle ; ou devra-t-elle, pour les admettre, dédoubler, détripler le monde ?
Question pratique aussi. Tant il est de grande conséquence pour chacun de nous de savoir si les êtres qu'il pose ou qu'il suppose, qu'il rêve ou qu'il désire, existent d'une existence de rêve et de réalité, et de quelle réalité ; quel genre d'existence est préparé pour les recevoir, présent pour les soutenir, ou absent, pour les anéantir ; ou si, n'en considérant, à tort, qu'un seul genre, sa pensée laisse en friche et sa vie en déshérence de riches et vastes possibilités existentielles.
Question, d'autre part, remarquablement limitée. Elle tient bien, nous le voyons, dans celle de savoir si ce mot : exister, a ou non le même sens dans tous ses emplois ; si les différents modes d'existence qu'ont pu signaler et distinguer les philosophes méritent pleinement et également ce nom d'existence». 

(Étienne Souriau, Les différents modes d'existence, 1943)   

mercredi 7 avril 2021

Comment des classes sont-elles possibles ? (5) : une historiette de Freddy Gomez

Au bar-resto clandestin (détail)
 
*** 

 

Texte trouvé et lu sur le précieux blogue  

 «C’est au bar des amis, un soir d’embuscade, qu’une pique lancée par Ada me remit en état d’alerte conceptuelle alors que je récupérais à peine de la longue marche que nous avions accomplie en groupe à travers Paris par un chaud samedi de Gilets jaunes. Elle fondit sur moi, cette saillie, comme une offense à l’intelligence. Or je savais Ada intelligente, et plutôt subtile dans ses jugements. La phrase claqua au vent des passions tristes Elle m’était adressée les yeux dans les yeux : «Mais “la Classe”, mon camarade, est aussi une identité.» Comment traduire par écrit le ton d’une voix ? Par convention, je choisis ici l’italique qui n’est qu’une manière de souligner ce qui le mérite. L’inflexion de sa voix se voulait ironiquement dépréciative. J’y ressentis, en tout cas, une claire volonté d’en découdre : dans sa bouche, le noble nom de «camarade», connotée possessivement, n’annonçait rien d’autre qu’une volonté d’ouvrir les hostilités. Elle venait de m’entendre dire, dans le cadre d’une conversation générale sur laquelle je reviendrai, que je me méfiais de toutes les identités et que je conférais aux Gilets jaunes l’avantage d’avoir parié sur la désidentification. Sachant que les membres de l’assemblée se réapproprieraient la réplique pour y aller chacun de son commentaire, je décidais de passer mon tour en savourant à petites lampées mon verre de brouilly bio. À chacun son vice.

Une marxiste du cheptel, sous vague influence opéraïste, ponctua, apparemment sure d’elle, que la classe n’était pas une identité, mais un processus en formation, composition (et décomposition) permanentes. Un communisateur de derrière les fagots de la Théorie prétendit, lui, qu’elle était une substance, voire une essence, n’ayant d’existence concrète que dans l’action de communisation. Une libertaire bon teint affirma que la classe pouvait être une identité, mais anti-identitaire (peut-être voulait-elle dire anti-autoritaire), une sorte de particularisme en marche vers l’universel. Un déconstruit de la dernière averse déclara qu’elle n’existait, cette classe, que comme antagonisme impuissant puisqu’elle avait cessé d’être le sujet de quoi que ce fût à partir du moment où le sujet avait cessé lui-même d’être. Ce à quoi, mon verre vidé et le déconstruit me sommant d’avoir un avis, je répliquais, un peu bougon, que sa particularité tenait au fait d’avoir toujours été trahie par ses pseudo-représentants et sa prédisposition à l’«antagonisme» d’avoir toujours été matée dans le sang par ses adversaires «de classe». En ajoutant, la voix un peu lasse : «Votre problème réside, camarades, dans votre déficit d’histoire.» Un grand froid plana sur l’assemblée que Mourad, attentif au bien-être de ses hôtes, tenta de réchauffer en annonçant, dans l’allégresse générale, que la tournée suivante serait pour lui.


La question restait ouverte du pourquoi, désormais silencieuse, Ada, ex-adepte d’une «ligne de classe» sans concession, en était venue, par glissements progressifs de perspectives, à ne voir dans «la Classe» qu’une «identité». C’est là qu’il convient d’être à peu près précis sur l’avant. La discussion, à bâtons rompus, s’était ouverte, quelques heures plus tôt, sur la question du «retour des identités» dans la sphère disons radicale pour faire court. Autrement dit, par quels déplacements de la pensée critique, ce qui, un temps, avait été jugé – à tort – dialectiquement dépassable par intégration du particulier à l’universel, nous revenait en boomerang dans la tronche. Et pour quelles raisons, cela n’ayant visiblement pas fonctionné, le projet d’émancipation avait fini par se diluer, par morcellement de fronts de lutte tous sûrs de la justesse de leur cause, dans une «archipellisation» illimitée de combats séparés et parfois concurrents contre «les dominations». On conviendra que, même un soir d’après-manif plutôt chaude, le bistrot n’est pas forcément le meilleur endroit pour faire agora sur un tel sujet, mais on fait ce qu’on peut, là où on peut.

Parce qu’elle est éclairante, l’histoire, qu’il faudrait toujours convoquer à la table du banquet, même comme témoin muet, occupa à vrai dire peu de place dans cette discussion heurtée d’une nuit de printemps tardif. On pourrait s’en étonner, mais c’est ainsi. L’assemblée, plutôt trentenaire à quelques exceptions près, était de son temps, ce présent perpétuel que l’histoire n’irrigue plus que comme acte de naissance, le leur. C’est là un trait d’époque : même chez les radicaux, on est d’un hasard temporel vécu comme constitutif de ce qui ferait génération, une manière d’être au monde, des habitus, des tics et des tocs. Le reste, c’est du passé, un passé dont la postmodernité triomphante, cette idéologie régnante, a fait «table rase», mais pas comme le souhaitait la chanson, comme le souhaite le Capital. À partir du moment où l’on a perdu le fil de l’histoire, celle du projet d’émancipation précisément, et que, par paresse, on ne cherche pas à renouer avec lui, les bases manquent évidemment pour comprendre pourquoi ce retour des identités devenu triomphe des particularités ne marque pas une avancée, mais un net recul. La raison en est pourtant simple : ce qui était supposé relever, du point de vue de la particularité, d’une volonté assumée et revendiquée de se situer contre le mouvement du capital s’est vu, dès les années 1970, très majoritairement intégré à son mouvement infini. Ce fut vrai, sauf cas de résistance peu nombreux, pour le féminisme, pour le mouvement homosexuel et pour l’écologie. Depuis, et jusqu’à maintenant, c’est dans et non pas contre le mouvement du capital que se mène le combat sociétal des post-particularismes : accéder à tous les droits dont il s’estime privé – à la parité, au mariage, à la famille, à la reproduction, et j’en passe – en travaillant à l’institutionnalisation de toutes les identités particulières, dont pourtant certaines s’assumèrent longtemps comme désidentifiables et en rupture radicale avec la famille, la reproduction, l’institution et le capitalisme.

À partir d’un certain niveau d’argumentation, le risque est toujours grand de n’être pas entendu. On le sait et on s’y fait d’avance. Car on connaît les effets qu’ont pu avoir, sur une assemblée plutôt jeune, mixte et intersectionnelle, les effets de la postmodernité. Le plus notable, c’est l’effilochement de tout esprit réellement critique, c’est-à-dire capable d’entrevoir la complexe réalité d’un monde artificialisé et déréalisé où le mouvement du capital n’éprouve aucune gêne, au contraire, à participer du mécanisme général d’émancipation institutionnalisée des «minorités opprimées». Surtout quand, «émancipées», elles jouent à plein le jeu du marché, ce qu’elles font en général. Après tout, il n’y a rien de mieux que l’inclusif pour éviter la sécession, qui reste, pour le capital, un risque majeur.

Dire cela, ce n’est pas s’opposer à la conquête de nouveaux droits, mais simplement faire remarquer, en bonne logique, que la déconstruction illimitée de la sphère privée ouvre un champ infini au mouvement du capital et que, portées à un militantisme de lobbying, toutes les identités sexuelles se sentant ségréguées, aussi variées et changeantes fussent-elles, bénéficieront toujours de son soutien moral – c’est-à-dire, pour lui, qui ne sait que compter, de l’augmentation des prébendes qu’il sait pouvoir en tirer.

Toujours à ce moment-là pointe l’accusation de passéisme. Il faut la prendre pour ce qu’elle est : le point zéro de l’indignation morale, celle qui s’applique à tout désormais, aux animaux qu’on mange encore, aux arbres qu’on abat sans qu’on les protège, à la clope qu’on fume, aux déchets qu’on ne trie pas, à l’écriture inclusive qu’on n’inclut pas à notre logiciel forcément patriarcal, à notre manque d’empathie pour le dolorisme de réseau, à nos moqueries sur l’alternatif bio (mais surtout marchand).


La question de l’identité continuait de titiller l’assistance quand un ami de libation, un peu allumé il est vrai et moins jeune que la moyenne, en vint, pour s’amuser sans doute, à mettre un peu d’huile sur le feu en soulevant la question on ne peut plus épidermique de son variant «racisé». «C’est drôle, dit-il avant de reprendre une goulée de bière, mâles ou femelles, il n’y a que des Blancs ici…» Effet garanti. «On pourrait faire un jeu de rôles…», plaisanta l’insoumise Lise. «C’est un sujet sérieux», répliqua Aristote en tirant sur sa flumette. «On pourrait demander à Mourad de se joindre à nous», dit, mi-plaisantin mi-sérieux, le substantiel Théo. «C’est un vrai sujet», réitéra Aristote, en expulsant un nuage odorant de vapeur de ses narines. On sentait qu’un certain malaise commençait à planer sur les esprits.

Un semblant d’échanges eut, néanmoins, lieu. C’est quoi un «racisé» ? C’est un dérivé du concept sociologique de «racialisation», forgé en 1972 par Colette Guillaumin dans L’Idéologie raciste. L’idée qui le fonde pourrait s’énoncer ainsi : si le racisme repose sur un postulat dénué de toute pertinence biologique d’une division de l’espèce humaine en races distinctes et hiérarchisables, sa disqualification n’a pas entraîné sa fin comme construction sociale imaginaire de groupes ethniquement «majoritaires» qui utilisent la notion de «race» pour «racialiser» leur racisme. Dit par Colette Guillaumin, ça donne ça : «Non, la race n’existe pas. Si, la race existe. Non certes, elle n’est pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités.» En clair, le «racisé», c’est, à l’origine, celui que le supposé majoritaire «racialise» de manière à s’auto-identifier, lui, comme majoritaire et à se justifier comme raciste. C’est donc avant tout le regard du raciste qui fait le racisé.

L’affirmation disqualifiante pouvant muter en fière affirmation d’identité – l’histoire, encore elle, est pleine d’exemples de ce type –, c’est aux Indigènes de la République qu’on doit, au début de la décennie 2010, ce retournement de sens. Dès lors, «racisé» est censé désigner toute victime réelle ou potentielle d’un racisme «systémique», dont il doit faire son front prioritaire d’intervention. Ainsi assigné à sa couleur, à sa culture, à son mode de vie, à sa différence, le racisé est essentialisé comme sujet-victime et sujet-sujet. Le mot est entré, en 2018, dans le Robert sous cette définition : «Personne touchée par le racisme, la discrimination». Depuis, jugé politiquement correct par les milieux activistes alors qu’il pue le racisme inversé, il a intégré, en bonne place, comme «non-mixité» et «intersectionnalité», la novlangue inclusive des radicalités d’époque. Au risque, vérifié, de redonner de l’air aux racistes «de souche». Car, dans l’infini combat des identités, la surenchère est sans limites et ses effets toujours mortifères.

Lassé de devoir subir les circonvolutions conceptuelles ou moralisantes d’une partie de l’assemblée bistrotière justifiant, au nom des identités, la police de la pensée qui était en train d’atrophier nos esprits critiques, c’est là que j’ai fait remarquer que les glorieux Gilets jaunes avaient au moins l’insigne avantage de jouer sur le terrain de la désidentification. Quant aux stigmatisations dont on les avait accablés, y compris dans les milieux déconstruits de la militance, ils s’en foutaient comme d’une guigne pour la bonne raison qu’ils ne les fréquentaient pas.

Quand Ada tira sa dernière cartouche – «Mais “la Classe”, mon camarade, est aussi une identité…» –, je me dis que je connaissais des misères et des désespoirs qui n’avaient ni le choix des mots ni le loisir de faire des phrases. Et puis qu’est-ce que j’en avais à foutre de cette «Classe» à majuscule, si longtemps magnifiée par des avant-gardes autoproclamées qui, de révolution en révolution triomphantes, la réduisirent à l’esclavage et éradiquèrent pour longtemps l’idée même d’un communisme désirable. Cette «Classe» fut au mieux, minoritairement et plutôt rarement, une conscience d’elle-même et de sa force, ne pariant que sur son auto-émancipation. Le reste du temps, elle fut le champ de manœuvre de partis qui, en son nom, jouèrent, contre elle, leur propre jeu. Alors, «la Classe» comme identité, Ada, tu m’excuseras… C’était juste une hypothèse, et pas des plus sûres. Désormais, c’est un souvenir. Restent les prolétaires, chaque fois plus nombreux et résolument sauvages. Comme des Gilets jaunes. Une promesse, en somme. À condition de se reconstruire. C’est-à-dire d’être en état de comprendre qu’il n’est aucune émancipation sans désidentification des identités premières».


(Freddy GOMEZ, 5 avril 2021)

samedi 3 avril 2021

Comment des classes sont-elles possibles ? (4)

«Ainsi en est-il, en règle générale, en philosophie : l'individuel se révèle toujours comme étant sans importance, mais la possibilité de chaque cas individuel nous révèle quelque chose sur l'essence du monde».

(Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus

mercredi 25 novembre 2020

Football, désir et téléologie

«Raquel Welch est une merveille, 
mais ce n'est pas un but.» 

(Diego Maradona, 1986)

vendredi 16 octobre 2020

La matière, cette infidèle...


«Tous les corps qui naissent et périssent ne sont sujets à la corruption que du côté de leur matière. Du côté de la forme et en considérant la forme en elle-même, ils ne sont point sujets à la corruption, mais sont permanents (…). Il est dans la véritable nature de la matière que celle-ci ne cesse jamais d’être associée à la privation ; c’est pourquoi elle ne conserve aucune forme [individuelle] et elle ne discontinue pas de se dépouiller d’une forme pour en revêtir une autre. Salomon, donc, dans sa sagesse, s’est exprimé d’une manière bien remarquable en comparant la matière à une femme adultère ; car la matière, ne pouvant, en aucune façon, exister sans forme, est toujours comme une femme mariée, qui n’est jamais dégagée des liens du mari et qui ne se trouve jamais libre. Mais la femme infidèle, quoique mariée, cherche sans cesse un autre homme pour le prendre à la place de son mari, et elle emploie toutes sortes de ruses pour l’attirer, jusqu’à ce qu’il obtienne d’elle ce qu’obtenait son mari. Et c’est là aussi la condition de la matière ; car, quelle que soit la forme qu’elle possède, celle-ci ne fait que la préparer pour la réception d’une autre forme, elle [la matière] ne cesse de se mouvoir pour se dépouiller de la forme qu’elle possède et pour en obtenir une autre. Quand elle l’a obtenue, c’est encore la même chose.»
 
(Maïmonide, Le guide des égarés)

dimanche 13 septembre 2020

Les aventures de la post-vérité au pays du matérialisme



«Certes, il ne peut s'agir, comme chez Foucault, d'admettre in extremis et du bout des lèvres que la matérialité des corps n'est pas une fiction, comme s'il s'agissait d'une concession à offrir à un sens commun en alerte. La stratégie butlérienne consiste plutôt à affirmer que cette expérience réelle est aussi une extériorité posée, produite, requise, dans le geste intra-culturel de désigner un pôle de référence stable et sûr. D'une certaine façon, c'est même la dialectique du genre (social) et du sexe (anatomique) qui constitue le paradigme du mouvement par lequel émerge en général le référent au sein de nos pratiques langagières ― une émergence en deçà de laquelle nous ne pouvons pas revenir.

Ce que je proposerais [écrit J.Butler] à la place de ces conceptions [ordinaires, vulgaires] du constructivisme, c'est un retour à la notion de matière, non pas conçue comme un site ou une surface, mais comme un processus de matérialisation qui se stabilise à travers le temps pour produire des effets de délimitation, de fixité et de surface que nous appelons matière. Le fait que la matière se soit toujours matérialisée doit, je pense, être pensé en relation avec les effets productifs et, à vrai dire, matérialisants du pouvoir régulateur dans le sens foucaldien du terme. Ainsi, la question n'est plus Comment le genre est-il constitué comme et à travers une certaine interprétation du sexe ?, mais plutôt : À travers quelles normes régulatrices le sexe est-il lui même matérialisé ? Et encore : Comment se fait-il que le fait de traiter la matérialité du sexe comme un donné présuppose et consolide les conditions normatives de sa propre émergence ? [sic]

Butler peut donc affirmer, sans aucunement chercher le paradoxe, que le bon sens qui insisterait pour partir de la préexistence du corps et de la matière (de la Nature, si l'on préfère) n'est pas du tout menacé par sa théorie. De son point de vue, le fait de compléter l'affirmation décidée de cette préexistence par la petite clause selon laquelle il s'agit d'une préexistence qui est toujours "posée ou signifiée en tant que première" ne devrait pas choquer le plus sourcilleux des matérialistes. Une position délicate, on le devine, et qui d'ailleurs au fil des pages de Bodies that matter [Ces corps qui comptent] finit par céder la place à un certain agacement devant la facilité qui consiste à invoquer de façon "matérialiste" le primat du corps et de l'anatomie dans les débats autour de la féminité et du féminisme. Dans un moment qui sonne foucaldien par son intention de dévoiler la complicité des adversaires apparents, elle rappelle ainsi à son tour que, dans la pensée occidentale, la notion de matière a tiré l'essentiel de sa crédibilité des connotations androcentriques qui lui étaient associées (la passivité opposée à l'activité, etc) ― ce qui rend en fin de compte hautement suspecte son utilisation dans l'argumentation philosophique ou sociologique. 

Dans quelle mesure [écrit J. Butler] lorsque nous invoquons la notion conventionnelle de matérialité, et même lorsque nous insistons sur le fait que cette notion fonctionne en tant qu'"élément irréductible", ne consolidons-nous pas et ne perpétuons-nous pas une violence constitutive faite au féminin ? Si nous prenons garde au fait que le concept même de matière préserve et réarticule une violence [...], nous courons le risque [en l'utilisant] de reproduire la violence que nous cherchons justement à dépasser».

(Stéphane Haber, Critique de l'antinaturalisme  

mardi 11 août 2020

Critique de la faculté de juger téléologique

Ci-dessus : subjectivité d'espèce (détail)

1-But du sujet et plan de la Nature
«Comme nous humains sommes habitués à conduire notre existence péniblement de but en but, nous sommes de ce fait convaincus que les animaux vivent de la même manière. C'est une erreur fondamentale de croire qui a jusqu'à présent toujours mené la recherche sur de fausses voies.
Il est vrai que personne ne prêtera de buts à un oursin ou à un ver de terre. Mais déjà pour décrire la vie de la tique, nous avions dit qu'elle «guettait» sa proie. À travers cette expression, même si c'est involontaire, nous avons déjà laissé les petits tracas de la vie quotidienne des humains s'immiscer dans la vie de la tique qui est uniquement commandée par le plan de la nature. 
Notre première préoccupation doit en ce sens être d'éteindre le feu follet du but durant l'examen des milieux. cela ne peut se faire que si nous ordonnons la manifestation de la vie animale à la perspective du plan. Peut-être que, par la suite, certains actes de mammifères supérieurs s'avéreront des actes intentionnels qui sont eux-mêmes ordonnés au plan général de la nature [souligné par le Moine Bleu, en vacances]».

2-Plan de la nature et Instinct 
«La mise en parallèle entre but du sujet et plan de la nature nous épargne la question de l'instinct, par laquelle on ne peut rien entreprendre de correct. 
Pour devenir un chêne, le gland a-t-il besoin d'un instinct, ou encore un groupe de cellules mésodermiques en a-t-il besoin pour former un os ? Si l'on répond par la négative et que l'on pose à la place de l'instinct un plan de la nature comme facteur d'ordre, on reconnaîtra alors le règne de plans de nature aussi bien dans le tissage de la toile d'araignée que dans la nidification de l'oiseau car, dans les deux cas, il n'est pas question de but individuel.
L'«instinct» est seulement un produit de l'embarras et se trouve mobilisé quand on nie les plans supra-individuels de la nature. Et on les nie parce que l'on échoue à se faire une idée juste de ce qu'est un plan, car ce n'est ni une substance ni une force. Il n'est pourtant pas difficile d'acquérir une expérience du plan si l'on s'en tient à un exemple concret : pour planter un clou dans le mur, le plan le plus parfait ne suffit pas si l'on n'a pas de marteau, mais le marteau le plus parfait ne suffit pas non plus si l'on n'a pas de plan et que l'on s'en remet au hasard. On se tape alors sur les doigts».

(Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain)

mardi 12 mai 2020

Du génie intuitif d'Aristote (et du sexisme discret de certains de ses admirateurs modernes)

(Max Delbrück, recevant son Prix Nobel à Stockolm en 1969)

Il est sans doute impossible de faire la part, dans le sexisme d'Aristote, de ce qui relève du simple conformisme social, d'une simple paresse de la pensée, d'une part (contrevenant à toute son attitude générale de curiosité absolue, de goût inaltérable pour l'enquête), et de l'application rigoureuse, d'autre part, à la question de la génération, de cette grande distinction principielle ordonnant toute sa pensée entre Forme et Matière. La même question sans réponse se poserait quant à son rapport à l'esclavage. Le féminin autant que le servile procèdent chez Aristote d'une même matière incapable d'exister ou de produire à sa propre initiative, sans l'intervention d'une Forme, masculine ou maîtresse, pouvant, seule, extraire une réalité déterminée de sa nature purement potentielle, de sa nature en attente. Il n'en reste pas moins que la subversion matérialiste d'un tel schéma est déjà présente chez Aristote lui-même, d'abord sous la forme de l'indissolubilité (anti-platonicienne) de ce lien Forme-Matière, mais aussi du caractère aporétique même de sa pensée. Aristote reste, en son ontologie, indécis sur des points décisifs, quelque interprétation définitive qu'on prétende faire de ses positions. La matière demeure chez lui absolument indispensable à l'existence du réel, elle est candidate sérieuse aux plus grands rôles, au rôle substantiel. C'est, en particulier, la matière qui fait chez Aristote, au sein du mélange Forme-Matière, la singularité absolue de toute réalité, la Forme ne faisant que son appartenance spécifique, son identité universelle. Ce qui est le plus individuel et singulier, chez Aristote, est aussi le plus réel, le seul réel même, ce qu'il appelle la substance première. Le fait que cette réalité individuelle échappe à toute connaissance scientifique ne change rien à son effectivité radicale. 

C'est donc pour n'avoir pas su comprendre ni accepter que deux principes formels masculin et féminin (et non ce mixte nécessaire d'une Forme et d'une Matière) puissent concourir ensemble à la génération, puis au développement matériels d'une réalité vivante qu'Aristote échoue à élaborer, dans sa perfection, une intuition adéquate du fonctionnement de l'ADN, ainsi que le prétend pourtant le texte ci-dessous, traduction par nos soins d'un petit texte de Max Delbrück (1906-1981). Delbrück, illustre bio-physicien germano-américain, obtint en 1969 le Prix Nobel de médecine «pour ses découvertes concernant le mécanisme de réplication et la structure génétique des virus». Il rendit hommage, au cours de son discours d'investiture à Aristote, vrai découvreur de l'ADN selon lui, puis reprit cette idée, qui lui importait tant, dans ce texte de 1971 que nous présentons ici.

Ce texte s'avère pertinent en plus d'un point, complétant utilement ce que Canguilhem notait peu de temps auparavant dans son article «Le concept et la vie» (1968), à savoir que les découvertes de la biologie moléculaire donnaient davantage raison à Aristote ou Hegel qu'à Bergson (pour qui la vie consiste en une espèce d'improvisation permanente, loin du déroulement d'un quelconque programme) : «c'est seulement, écrit Canguilhem, par le maintien actif d'une forme spécifique» que la vie se maintient. «Il y a, poursuit-il, dans le vivant un logos, inscrit, conservé et transmis. (....) Définir la vie comme un sens inscrit dans la matière, c'est admettre l'existence d'un a priori objectif, d'un a priori proprement matériel et non plus seulement formel... Le sens est trouvé et non construit» (id., p. 362). Autrement dit : le détournement matérialiste est déjà présent en puissance chez Aristote lui-même. On le trouvera en acte chez ceux que Ernst Bloch nomme «les aristotéliciens de gauche» : Salomon Ibn Gabirol ou  Giordano Bruno, entre autres hérétiques. L'influence, souterraine et inconsciente d'un tel aristotélisme renversé, d'un aristotélisme de la matière et de la puissance, se fera sentir jusque chez Leibniz ou Marx.

Reste l'immense problème que nous pose le texte de Delbrück. Celui-ci n'a pas un mot, n'émet pas la moindre remarque susceptible de nuancer un tant soit peu l'erreur sexiste d'Aristote. Tout lui paraît, en somme, déjà remarquable, achevé ou admirable chez lui. Ce qui était déjà scandaleux dans un cadre et une perspective historiques aristotéliciens, évidemment grevés d'ignorances scientifiques nécessaires, prend ici une dimension contemporaine autrement impardonnable. Et édifiante. 

                                 (Aristote contemplant le buste de Homère, Rembrandt, 1653)


Aristote, tip-top 
(par Max Delbrück, 1971)

«Durant les deux dernières décennies, André Lwoff – mon cher collègue et ami [en français dans le texte] – et moi-même avons entretenu une correspondance occasionnelle à propos d'Aristote, inspirés en cela par une remarque faite au cours d'une conférence par un autre ami très cher, selon lequel ce qu'avait dit Aristote sur la question de la vie il y a plus de 3000 ans (sic) revêtait très souvent une importance des plus cruciales [Rappelons qu'Aristote est né en 384 avant JC. L'intention moqueuse et ironique de Delbrück, en 1971, vis-à-vis de certains de ses malheureux collègues est donc évidente]. Il va, en effet, de soi que toute citation d'Aristote antérieure de plusieurs siècles à sa naissance même représente par principe quelque chose de spécial et de précieux, quel que soit son contenu. C'est pourquoi le Dr Lwoff et moi-même nous sommes efforcés de traquer tout recensement d'autres expressions et propos tenus par Aristote plus anciennement encore, pourquoi pas ! et susceptibles de nous éclairer quelque peu sur le cheminement intellectuel du grand sage de Stagire. Nous n'avons pas travaillé en vain. Dans une des lettres les plus récentes qu'il m'ait écrites, le Dr Lwoff fut ainsi en mesure de me communiquer une réflexion d'Aristote datant, paraît-il, de plus de 4000 ans, à laquelle il ajouta la remarque suivante : «Il semble que plus vous le fassiez reculer dans un passé lointain, plus notre bonhomme fasse forte impression... »

Je ne suis malheureusement pas en position de rendre publiques ici l'ensemble de ces recherches méta-historiques : cela eût nécessité le consentement du Dr Lwoff. Or, les règles imposées par les éditeurs de ce livre [Of Microbes and life, Jacques Monod, 1971] interdisaient formellement une telle entreprise. En sorte qu'il sera réservé aux futurs historiens des sciences de déterrer, ailleurs, les fruits de nos travaux communs, à partir des archives appropriées. Pour ce qui concerne, du moins, les lettres qui me furent adressées par le Dr Lwoff, j'aimerais suggérer qu'elles se trouvassent déposées, à l'avenir, dans les Archives de la Bibliothèque Millikan du Californian Institute of Technology. Quant à mes propres lettres au Dr Lwoff, elles doivent se trouver quelque part dans ses affaires. Je dois avouer que j'ai déjà essayé d'en obtenir copie à la dérobée. J'écrivis en ce sens à Jacques Monod, suggérant que Gisèle [Gisèle Houzet, secrétaire de Lwoff et François Jacob] pourrait les retrouver. Monod exprima son enthousiasme, promit sa coopération. Mais, comme nous le savons tous, Jacques n'est guère digne de confiance. «Les parjures des amoureux font, dit-on, s'esclaffer Jupiter» (Shakespeare, Roméo et Juliette, II, 2). Les parjures de Jacques le font sûrement bien rigoler aussi. Je n'ai plus jamais entendu parler de lui. 

Quoi qu'il en soit, puisque nous en sommes à causer d'Aristote, j'aimerais profiter de l'occasion pour conjecturer que cet homme merveilleux découvrit un beau jour l'ADN. 
Je m'explique.
Considérer Aristote non pas comme [le promoteur] d'un système philosophique mais plutôt comme un être humain sujet à évolution, est une idée de ce siècle, de notre 20e siècle. Werner Jaeger (en 1925) fut le premier à privilégier, assez furieusement, une telle approche, laquelle signa l'entrée des études aristotéliciennes dans une toute nouvelle ère. Ceci étant dit, il se trouve que Jaeger ignorait à peu près tout de la biologie, vivant en un temps où la structure en double hélice ne faisait pas encore les gros titres. Il ne pouvait se persuader du moindre intérêt que pût revêtir la biologie, qu'il s'agît, d'ailleurs, de celle de son époque ou de celle faisant l'objet des cinq principaux ouvrages naturalistes d'Aristote (soit Histoire des animaux, Des parties des animaux, Du mouvement des animaux, De la marche des animaux et De la génération des animaux). En fait, Jaeger considérait ces livres comme une compilation, effectuée par Aristote dans son grand âge, d'applications simplement illustratives de ses conceptions générales relatives à la philosophie naturelle et la métaphysique. Par la suite, la mise au jour scrupuleuse, par toute une armée de chercheurs et d'étudiants spécialisés, d'une foule de preuves historiques directes, finit par remettre en question cette vision de Jaeger, au point de situer désormais la genèse de certains de ces textes au moment précis des voyages d'Aristote (accompagné de son disciple Théophraste) sur l'île de Lesbos et en Macédoine, bien avant, donc, son retour à Athènes et la fondation de sa propre école, mais après sa période de formation, ces vingt années passées dans l'Académie de Platon. Personne ne peut manquer d'être impressionné par la richesse des observations biologiques qui s'y trouvent. Ingmar Düring (en 1965) insiste, par exemple, sur l'intensité, sur la variété et la subtilité de leurs arguments spéculatifs. Cependant, lui aussi situe chronologiquement ces études d'Aristote après les ouvrages majeurs du corpus philosophique, attribuant en particulier le traité De la génération des animaux à la période tardive du penseur.
Cette chronologie peut bien être parfaitement correcte. Cependant, j'aimerais ici faire la supposition (et je ne pense pas être le seul dans ce cas, n'ayant ingurgité qu'environ 10-8 de la littérature spécialisée) que les études biologiques auront en réalité constitué l'expérience intellectuelle première décisive dans la vie d'Aristote, imprimant sur lui toute la force du Télos [«le but, la fin»] : le plus pénétrant de tous les concepts qu'il emploie. Là où Platon considère le monde comme des idées dont les objets statiques constitueraient les ombres, Aristote ne voit, lui, que luttes, efforts, développements processuels en direction de buts, mouvements régis par des plans permanents.     
Le passage suivant, extrait de son traité consacré aux Parties des animaux (Livre I, chapitre 5, 644b21-645a37) oppose ainsi le monde éternel de l'astronomie à l'univers (semble-t-il éphémère) nous entourant ici-bas, sur la Terre : 

« Parmi les produits de la Nature, écrit Aristote, les uns sont éternels, non sujets à la génération et la corruption ; les autres sont sujets à la croissance et la mort. Quelque admirables et divines que puissent être les premières (les choses impérissables), nos observations se trouvent en ce qui les concerne être bien incomplètes, étant donné le peu d'aspects qu'elles offrent à notre perception. De ces maigres données, nous pouvons, certes, explorer ce qu'il nous importe de savoir. Au contraire, pour ce qui est des choses périssables, plantes et animaux, nous disposons à leur sujet d'une bien plus grande richesse d'informations, du fait que ces choses se trouvent à portée de main et, pour peu que l'on accepte d'appliquer à ces observations le travail indispensable qu'elles exigent, on pourra en apprendre fort long sur ces réalités, de tout genre. Ces deux sciences ont chacune leur charme. Pour ce qui est de l'étude des choses éternelles, quoique leur connaissance soit plus limitée, le peu que nous en apprenons nous cause, grâce à la sublimité de ce savoir, bien plus de plaisir que tout ce qui nous environne, de même que la simple et brève apparition d'une personne aimée nous paraîtra mille fois plus douce que la vue prolongée des objets les plus variés et les plus beaux. Et pourtant, les substances périssables doivent leur être préférées en tant qu'objets de science, du fait de cette richesse de connaissances que nous pouvons tirer d'elles. Je parlerai ici de la nature animée, en ne négligeant autant que possible aucun détail, quelque petit ou grand soit-il. C'est qu'en effet, même chez les créatures les moins attirantes, la nature procure – à contempler celles-ci, à révéler en elles une telle puissance de créativité – d'inexprimables jouissances à tous ceux possédant quelque disposition scientifique, et qui porteront sur elles toute l'acuité de leurs investigations savantes. Quelle absurdité ne serait-ce pas en effet que de jouir des reproductions artistiques, en admirant la technique ingénieuse capable de les susciter, en peinture ou en sculpture, et de ne point se passionner encore plus vivement pour la réalité de ces êtres créés par la nature, dont il nous est donné dans une certaine mesure de pouvoir comprendre la structure ! Aussi serait-ce une vraie puérilité que de reculer devant l'étude des animaux les plus infimes. Toutes les œuvres de la nature sont miraculeuses. Héraclite encourageait ainsi à approcher certains étrangers, venus pour le voir et s'entretenir avec lui mais qui, comme en l'abordant ils l'avaient trouvé se chauffant sans façon au feu de sa cuisine, hésitaient sur son seuil : «Les Dieux, disait Héraclite, sont ici aussi». De même, de l'étude des animaux, quels qu'ils soient, nous devons toujours approcher avec révérence, convaincus que le moindre d'entre eux est naturel et magnifique. Je dis bien «magnifique», parce que, dans les produits de la nature, et précisément chez les animaux, il y a toujours un plan, rien d'accidentel. La pleine réalisation de ce plan, cependant, pour lequel une chose existe et suivant lequel elle se développe, constitue sa beauté essentielle. Chacun doit donc clairement comprendre qu'il n'étudie pas tel organe, tel vaisseau sanguin pour lui-même, mais par égard pour un ensemble fonctionnel, de même qu'à l'occasion on serait aux prises avec une maison tout entière et pas uniquement avec les moellons, le ciment ou le bois composant celle-ci. Le scientifique naturaliste devra donc se préoccuper uniquement de cet ensemble fonctionnel, non de ses parties, lesquelles, séparées de ce dernier, ne possèdent aucune existence».

Ce passage célèbre pourrait se voir intitulé La physique vue par un biologiste (un peu sur la défensive) et il n'est pas le seul de son œuvre dans lequel Aristote signale, non sans anxiété, que le monde des créatures aussi possède son genre d'éternité. Dans le traité De la génération des animaux (Livre II, chap. 1 ; 731b, 32-39), on trouve ainsi cette phrase : 

«Puisqu'il est impossible que les créatures soient éternelles, ces choses qui sont engendrées ne sont pas éternelles en tant qu'individus (bien que leur essence repose dans l'individu) mais en tant qu'espèces».    

Quiconque est un peu familier avec la physique et la biologie d'aujourd'hui, et lisant les écrits d'Aristote relatifs à ces deux domaines scientifiques, ne pourrait qu'être saisi par la justesse de nombre de ses concepts biologiques, contrastant avec l'inconsistance fortement embrouillée de ses analyses physiques et cosmologiques. Et, certes, personne ne contestera que la physique aristotélicienne fut une pure catastrophe, tandis que sa biologie abonde en analyses, redoutablement spéculatives, d'une vaste somme d'observations morphologiques, anatomiques, portant sur les systèmes vivants et, surtout, sur l'embryologie et le développement. Aristote juge remarquable, et révélateur d'un aspect fondamental de la nature, le fait que l'être humain engendre des humains, et non des lapins ou des épis de maïs. Mais ce qui frappe le plus fortement son lecteur est l'insistance avec laquelle il assure que le sperme au moyen duquel le mâle contribue au phénomène de génération animale est porteur d'un principe formel, et pas d'un «mini-humain», d'un homme en miniature. Aristote soutient, contre Hippocrate, que le sperme n'est pas une sécrétion dans laquelle chaque partie du corps [à naître] serait simplement reproduite par la contribution de chaque partie [du corps actuel], remarquant que :

a) la ressemblance des enfants et de leurs parents ne constitue pas la preuve d'une reproduction terme à terme, étant donné que cette ressemblance peut aussi être établie quant à la voix ou même à la façon de marcher (Génération des animaux, I, ch. 18 ; 722a, 4-7).

b) les hommes peuvent engendrer avant même d'acquérir certains éléments morphologiques tels que barbe ou cheveux gris (id., 722a, 8-9) ; la même remarque valant pour les plantes (id., 722a, 12-14).

c) l'héritage des caractères peut sauter des générations «comme dans le cas de cette femme d'Élis ayant eu des rapports sexuels avec un Éthiopien. Sa fille n'était pas noire de peau, mais le fils de cette dernière l'était» (id., 722a, 10-12).

d) puisque le sperme peut déterminer le sexe féminin d'un enfant, il ne saurait agir ainsi en reproduisant simplement terme à terme, via une sécrétion mâle, des organes génitaux femelles. 

De ce qui précède, il apparaît clairement que le sperme ne consiste pas en une contribution de chaque partie du corps du mâle (ainsi que l'enseignait Hippocrate) et que la contribution de la femelle est assez différente de celle du mâle. Le mâle fournit le plan du développement, la femelle en fournit le substrat. Pour cette raison, la femelle ne produit pas de descendance par elle-même dès lors que manque le principe formel, c'est-à-dire ce qui lance le développement de l'embryon et détermine l'aspect que ce dernier devra revêtir. Le principe formel est assimilé par Aristote à un charpentier : une force motrice modifiant la substance, sans que ladite force soit pour autant contenue matériellement dans le produit fini. Quelques extraits caractéristiques :

«Le sperme ne contribue en rien à la matérialité du corps de l'embryon, il ne lui transmet que son programme de développement. C'est cette capacité qui crée et agit. La matière recevant ce programme, se trouvant mise en forme par lui, gît dans le reste ultime du flux menstruel» (GAop.cit., I, 21, 729b, 5-8).

«La créature issue de leur action conjointe (celle du principe formel, résidant dans le sperme, et de la matière, provenant de la femelle) est produite tout comme un lit le serait : d'un charpentier, d'une part, du bois d'autre part» (id., 729b, 17-18). 

«Le mâle fournit le principe du développement ; la femelle en fournit la matière» (id., 730a, 28).

«Chez certains animaux, le mâle émet du sperme. Mais le sperme en question ne devient pas une partie de l'embryon, de même qu'aucune partie de charpentier ne pénètre à l'intérieur du bois sur lequel le charpentier travaille [...] mais la forme est transmise par le charpentier à la matière au moyen des changements qu'il provoque [...], c'est son information qui commande et contrôle le mouvement de ses mains» (id., I, 22, 730b, 10-19).

On pourrait ajouter bon nombre de citations similaires, dont, en langage moderne, le sens serait celui-ci : le principe formel est l'information contenue dans le sperme. Après la fertilisation, cette information est déchiffrée d'une façon prédéfinie. Ce déchiffrement altère la matière sur laquelle il s'exerce, mais n'altère en rien l'information stockée, laquelle n'est pas – à proprement parler – une partie [corporelle] du produit fini. 
En d'autres termes, si ce comité, à Stockholm, dont la tâche peu enviable consiste à désigner chaque année les scientifiques les plus créatifs, avait la possibilité de décerner ses récompenses à titre posthume, je pense qu'il devrait alors considérer Aristote comme le découvreur du principe général impliqué par l'ADN. Je soutiens que le concept aristotélicien de «moteur immobile» apparut en premier lieu à l'occasion de ses études biologiques, et que ce n'est qu'ensuite qu'il se trouva greffé, de là, d'abord sur sa Physique, puis sur son Astronomie et finalement sur sa Théologie cosmologique.
J'aime à penser, ensuite, que la raison profonde du manque de considération des schémas d'Aristote parmi les scientifiques provient d'une cécité générée en nous par 300 ans de conception newtonienne du monde. Quiconque oserait en effet soutenir que tel moteur devrait être en contact de son mobile mû, tout en évoquant un moteur lui-même immobile, entrerait en collision immédiate avec le dicton newtonien assurant que toute action égale réaction. Toute assertion entrant en conflit avec cet axiome de la dynamique newtonienne ne pourrait apparaître que comme une insondable absurdité, résidu d'un passé obscurantiste et pré-scientifique. Et pourtant, la notion de «moteur immobile» décrit l'ADN à la perfection : l'ADN agit, suscite forme et développement et ne subit aucun changement dans ce processus.
En vérité, allons encore un tout peu plus loin, tant que nous y sommes, mes très chers collègues et néanmoins mes amis [en français dans le texte]. Considérons  juste ce fait objectif que le come-back d'Aristote dans la pensée occidentale se produisit par l'intermédiaire de la scolastique théologique chrétienne. Nous soutiendrons ici que, par une ironie de l'Histoire, la vaste influence d'Aristote sur la pensée occidentale ne procède au fond que d'une appropriation (presque accidentelle) des aspects à la fois les plus secondaires et les plus malencontreux de ses spéculations, et que cela est le fait de cette distorsion bizarre dont nous sommes toujours embarrassés de nos jours, dressant une véritable barrière d'incompréhension entre scientifiques, d'un côté, théologiens, de l'autre, depuis Saint Thomas d'Aquin jusqu'aux catholiques, protestants ou autres mystiques actuels amateurs de LSD.  
En sorte qu'un nouveau regard porté sur Aristote en tant que biologiste pourrait mener à une intelligence plus claire des concepts de finalité, de vérité, de révélation, et peut-être même à quelque chose de mieux que la simple coexistence entre nous, chercheurs en sciences naturelles et nos collègues des autres disciplines». 

                      (in Of Microbes and life, Jacques Monod, 1971)