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vendredi 15 août 2025

Des vieux potes...

 

Un seul fascisme.
La même défaite. 
Gloire à l'Ukraine !

mercredi 19 février 2025

Misère de l'anticampisme contemporain (détail)

                        

Autres titres possibles :
 
1) ≪Un seul et unique ennemi fasciste mondial, n'en déplaise aux stratèges en chambre imbéciles...≫
 
2) ≪Tu signes juste là, ducon, en bas à droite : contre les Noirs, les Gays décadents, les Athées sans-enfants et les Ukrainiens Nazis !≫

3) Conférence de Munich 1938 (reloaded)

4) Tout ça, c'est la faute à l'OTAN et à l'impérialisme américain (d'ailleurs, y en aurait-il un autre ?)

5) Quelle connerie, la guerre ! L'extermination d'un peuple par un État fasciste, c'est tellement plus mieux...

6) Le retour triomphal et définitif de Liberty Valance

7) GLOIRE À L'UKRAINE ! 

vendredi 15 novembre 2024

Cultivons nos différences (ou : comment le Peuple finit toujours par se faire uniquer)

≪La pluralité se manifesterait sous forme de séparation liante. N'est-ce pas très exactement ce paradoxe de la pluralité humaine que La Boétie cherche à pointer lorsqu'il a recours à une bizarrerie ou une invention orthographique ─ le tous uns ─ afin de mieux nous faire comprendre la particularité de ce lien tel que l'ipséité persiste jusque dans la constitution du "tous" ? La nature a resserré, écrit-il, "le noeud de notre alliance et société ; si elle a montré en toutes choses qu'elle ne voulait pas tant nous faire tous unis que tous uns". Or, c'est sur ce "tous uns" que peut s'exercer, que s'exerce la force susceptible d'engendrer la servitude volontaire. La pluralité humaine s'avère donc irrémédiablement fragile ; ainsi en va-t-il de même de la liberté. C'est parce que la liberté humaine trouve son origine dans la pluralité, dans ce tous uns, qu'elle est exposée à se renverser en son contraire, de même que ce tous uns est exposé à se métamorphoser en une autre configuration, le tous Un. De là l'extraordinaire novation laboétienne qui enseigne à mieux comprendre cette étrange parenté entre le désir de liberté et le désir de servitude, puisqu'elle affine notre regard au point de lui permettre de distinguer les lieux de passage entre les deux désirs et qui se donnent à voir, pour autant que l'on s'attache à suivre les étonnantes aventures de la pluralité.≫ 

(Miguel Abensour, ≪Arendt, la critique du totalitarisme et la servitude volontaire≫, 2009)   

mardi 27 août 2024

D'un désespoir l'autre

 

«Le désespoir de la nature est toujours féroce, frénétique, sanguinaire, il ne cède pas à la nécessité, à la chance, mais veut l'emporter par lui-même c'est-à-dire à ses dépens, par sa mort, etc. Un autre désespoir, placide, tranquille, résigné, par lequel l'homme, après avoir perdu tout espoir de bonheur, qu'il s'agisse en général de l'espèce humaine, ou en particulier de sa propre condition, néanmoins, s'adapte à la vie, à la tolérance du temps et des ans, cédant à la nécessité admise, ce désespoir, quoi qu'il dérive du premier, n'est toutefois presque propre qu'à la raison et à la philosophie et donc spécialement et singulièrement propre aux temps modernes, et maintenant, en effet, on peut dire que n'importe qui possédant un certain degré de talent et de sentiment, ayant fait l'expérience du monde, et en particulier, du reste, tous ceux qui, étant tels et arrivés à un âge mûr sont malheureux, tombent et restent jusqu'à la mort dans cet état de tranquille désespoir. État presque entièrement connu des Anciens et aujourd'hui encore de la jeunesse sensible, magnanime et malheureuse. Une conséquence du premier désespoir est la haine de soi (car il reste encore dans l'homme assez de force d'amour-propre pour qu'il puisse se détester) mais le souci et l’estime des choses. Du second, c'est l'insouciance et le mépris et l'indifférence envers les choses, et envers soi un certain amour languide (car l'homme n'a plus assez d'amour-propre pour avoir la force de se détester), qui ressemble à l'insouciance, mais est pourtant de l'amour, toutefois tel qu'il ne porte pas l'homme à s'angoisser, à se morfondre, à ressentir de la compassion pour ses propres malheurs, et encore moins à faire des efforts ni à rien entreprendre pour soi, considérant les choses comme indifférentes, ayant presque perdu le tact et le sens de l'esprit, et ayant recouvert d'un cal toute la faculté sensitive, désidérative, etc., bref : les passions et affections de toute sorte, et presque perdu, à cause d'un long usage et d'une longue et forte pression, presque toute l'élasticité des ressorts et des forces de l'âme. Ordinairement, le plus grand souci de ces personnes est de conserver l'état présent, de mener une vie méthodique, et de ne rien changer ni innover, non pas par naturel pusillanime ou inerte, car elle sera tout l'opposé, mais par une timidité qui dérive de l'expérience des malheurs, qui porte l'homme à redouter de perdre, à cause des nouveautés, cette part de repos, de tranquillité ou de sommeil, dans lequel, après de longs combats et résistances, son esprit s'est enfin assoupi et recueilli, et presque tapi. Le monde est plein, de nos jours, de désespérés de cette seconde sorte (comme chez les Anciens, très fréquents étaient ceux de la première espèce). On peut donc aisément voir ce que doivent y gagner l'activité, la variété, la mobilité, la vie de ce monde ; quand tous, peut-on dire, les meilleurs esprits, parvenus à une certaine maturité, deviennent incapables d'action, et inutiles à eux-mêmes, et aux autres. »

(Giacomo Leopardi, Zibaldone, 6 février 1821)

vendredi 5 juillet 2024

Pratico-inerte


Toute la bourgeoisie blanche indigéniste résumée en quelques secondes, dans ce qu'elle a de plus répugnant, de plus suffisant (et insuffisant), de plus insupportablement cuistre. Après avoir incité son lectorat, qui lui ressemble et le mérite bien, à se ≪méfier de Kafka≫ (sic) dans un essai récent, tant léger qu'indigeste, voilà que Lagasnerie pousse désormais ses aficionados à associer Adorno, Horkheimer et Pierre Bourdieu en un plan à trois ridicule, dont l'obscénité ne pouvait guère triompher positivement que dans la représentation d'un sociologue de gauche d'aujourd'hui. 

Pour rappel : l'essentiel du travail d'Adorno et Horkheimer, relativement à la personnalité autoritaire, repose sur un certain paradoxe voulant que des ≪structures≫ (pour parler comme les cons) en théorie vouées à l'émancipation aboutissent en pratique à la reconduction d'habitudes et de pouvoirs de droite : l'exemple canonique d'un tel phénomène étant le vote pro-hitlérien conséquent, dans l'Allemagne des années 1930, de militants de la gauche soi-disant révolutionnaire, pourtant ≪endurcis≫ (n'est-ce pas là tout le problème ?) et donc, en principe, vaccinés contre de telles errances irrationnelles. 

Or, par contraste, c'est, selon la Théorie Critique (et n'en déplaise au très communiste Geoffroy Daniel de Lagasnerie), précisément une certaine tendance individualiste et libérale, au sens bourgeois du terme, qui constitue après examen le seul ≪négatif≫ authentique de telles habitudes autoritaires irrésistiblement reconduites, en dépit de leurs postures et objectifs conscients, par les structures de gauche dominantes (partis, syndicats). Le fait qu'à cet aspect nécessairement libéral et individualiste, donc, de la vraie personnalité non-autoritaire (Adorno, dans sa fameuse enquête, emploie l'expression genuine liberal pour qualifier ce ≪type idéal≫ s'éloignant le plus du haut ≪potentiel fasciste≫ retrouvé par lui dans l'ensemble de la population des USA : chez les prolétaires et chez les riches, chez les détenus de droit commun comme chez les militants de gauche ou de droite) s'ajoute, certes, comme facteur antifasciste renforcé, la nécessité d'une socialisation, d'une médiatisation des expériences individuelles (dans la rencontre, l'échange libre, la curiosité intellectuelle) ne change rien à cette première découverte fondamentale : c'est bien, en effet, la quête d'intériorisation, le goût de cultiver une certaine sensibilité individuelle, le désir de fuir le groupe, tout groupe (groupe prompt, d'ailleurs, aussitôt et en retour, à condamner cette volonté de solitude, d'indépendance : qu'on pense au mépris typiquement viriliste que le fascisme témoigne au goût de l'introspection, jugé par lui dangereusement féminin) qui témoigne le plus sûrement d'une imperméabilité durable aux tendances fascistes chez l'individu. Cette tendance à la résistance individuelle doit donc être encouragée. 

Qu'on mette cela en rapport avec cette manière lagasnerienne outrecuidante de donner à tout bout de champ (bourdieusien, bien sûr) des leçons d'éthique et de sociologie collectiviste aux prolétaires que ce monsieur fantasme, prêts à tout pour s'échapper de leur cage à poules HLMiste, quitte à succomber, en effet, à ≪l'idéologie pavillonnaire≫. Mais dans n'importe quelle idéologie populaire gît le spectre, toujours actif, d'une certaine utopie, dont le noyau émancipateur ne demande qu'à être identifié, défendu et libéré par des sociologues sérieux (pour ne s'en tenir qu'à cette catégorie d'êtres humains défavorisés par les accidents de la vie). Le rêve pavillonnaire ne renvoie-t-il précisément pas, dans une large mesure inconsciente et aliénée, il est vrai ! à ce besoin individualiste de calme, de sérénité, d'épanouissement personnel que Lagasnerie et ses semblables n'ont évidemment jamais conscience de ressentir, auprès de leur grande bibliothèque bien rangée, à force que ce besoin social ait été, pour ce qui les concerne, satisfait dès leur plus jeune âge ?

Autre contresens majeur concernant les Francfortois, ici atrocement mêlés à l'indépassable penseur positiviste français des Habitus : le rapport d'Adorno et Horkheimer à l'autorité familiale. Attention, tarte à la crème ! Si Lagasnerie avait fait un minimum d'efforts de lecture ou s'il était un tant soit peu honnête intellectuellement, il n'en resterait pas à ces lieux communs transgressifs anti-familialiste et s'empresserait de préciser que le coeur vivant de la Théorie Critique (passé une certaine période optimiste de maturation, moins intéressante, courant, disons, jusqu'au tout début des années 1940) constitue une reprise du désespoir anti-moderne d'un Freud, chez qui l'affrontement œdipien (et sa défaite bien assumée) dans la famille bourgeoise constitue la condition essentielle d'existence d'un ≪moi fort≫, équilibré, et, à ce titre, capable de résister aux séductions inconscientes impersonnelles collectivistes du type de celles que le fascisme propose. Ce que propose Adorno, en particulier, c'est une psychologie de masse d'un fascisme apte à survivre dans le post-fascisme de la démocratie avancée, une psychologie montrant que c'est la disparition tendancielle de l'ancienne famille bourgeoise qui mène précisément à la dépersonnalisation de la construction psychique, donc à la prise en charge funeste, désormais intégrale, par toute la société aliénée, d'une telle construction (d'une telle ≪déconstruction≫, plutôt, comme disent les cons : d'une destruction programmée, pure et simple, de l'ancien individu, dont la liberté, les droits de l'Homme, etc, restaient le programme idéologique transcendantal, non-négociable). Autrement dit : dans une ≪société sans père≫, selon la célèbre expression de Mitscherlich, le fascisme collectiviste tend plutôt à prospérer, surgissant en bout de chaîne d'un pré-façonnage psychique organisé par le ≪collectif≫, la ≪bande≫, les sinistres réseaux sociaux, l'industrie culturelle. Alors : réactionnaires, les Francfortois ? Peut-être. Il y aurait tant à dire sur leur pratique (ou leur absence de pratique). Mais à ce compte, il faudrait tenir aussi le Marcuse de Éros et civilisation comme un réactionnaire, lui dont l'activisme sera resté admirable, et qui propose pourtant des réflexions très proches, relativement à cet effacement contemporain de la famille bourgeoise et à ses (potentiellement terribles) conséquences politiques. 

O lectorat, pour finir : un bon conseil ! Avant de songer à te méfier de Kafka, méfie-toi d'abord des faussaires puants de la gauche radicale d'aujourd'hui, des compagnons de route bien bourgeois, bien doctes et bien blancs de l'anti-universalisme patenté, gavés à la structure et à la haine de la Raison. Que ceux-là checkent leurs privilèges, s'ils tiennent vraiment à s'occuper. Le labeur ne leur manquera pas. Et le temps est court. Qu'ils économisent le leur (et le nôtre), et s'abstiennent de venir souiller de leurs interprétations ineptes ce qui subsiste de bon et de grand dans tous ces livres inconnus qu'ils ne comprendront jamais, dans toute cette vieille et noble critique de la culture, qui les crucifie en silence sitôt qu'ils tentent de la mettre au travail.              

vendredi 21 juin 2024

≪Nous allons vous laisser une chance≫

 

≪Le vieux système de la culture, depuis la métaphysique abstraite jusqu'aux institutions de la religion et de l'éducation, a eu pour résultat d'imprégner l'humanité de l'idée que seul un comportement rationnel, qui comprend le respect des droits, des revendications et des besoins d'autrui, pouvait assurer sa survie. Sous la terreur, un tel comportement pourrait être équivalent à une auto-annihilation. Le terrorisme efface la relation causale entre la conduite sociale et la survie, et oppose l'individu à la force brute de la nature - en fait une nature dénaturée - sous la forme d'une machine terroriste toute-puissante. Ce que la terreur vise à provoquer, et qu'elle impose par la torture, c'est la mise à l'unisson du  comportement des gens avec sa propre loi, c'est-à-dire que tous leurs projets n'aient qu'un seul but : la perpétuation de soi. Plus les gens se livrent à la quête impitoyable de leur propre survie, plus ils deviennent les pions psychologiques et les pantins d'un système qui ne connaît pas d'autre objectif que de se maintenir au pouvoir. D'anciens détenus des camps de concentration nazis attestent cette régression vers le darwinisme pur et simple - ou peut-être, devrait-on dire : vers l'infantilisme... ≫

(Léo Löwenthal, L'atomisation de l'homme par la terreur, 1946)

***
≪J'estime que c'est là l'origine (à savoir : la ressemblance avec les animaux irrationnels) qui fait aussi jaillir chacune des passions comme d'une source dans la vie humaine. La parenté des passions qui se manifeste à la fois en nous et dans les animaux irrationnels confirme cette origine. Car il n'est pas juste d'attribuer à la nature humaine formée à l'image de Dieu l'origine de ces affects passibles. Car la ressemblance de l'homme avec Dieu ne peut pas consister dans la colère, et la nature supérieure ne peut pas non plus consister dans le plaisir. La peur et la férocité, le désir de posséder davantage, la haine éprouvée pour ce qui est moindre, et toutes les propriétés analogues sont loin de comporter le caractère de la Beauté divine. La nature humaine a donc tiré ces propriétés de la nature irrationnelle. La vie irrationnelle a été pourvue de ces propriétés pour sa conservation, et, transposées à la vie humaine, celles-ci sont devenues des passions.≫
(Grégoire de Nysse, vers 380)

Note du Moine Bleu  
L'≪assurance≫, dont le personnage de L'Armée des ombres joué par Lino Ventura dit ci-dessus admirablement qu'elle ≪l'enchaîne encore mieux que ses fers≫, c'est la foi ─ cynique, moqueuse et réductionniste ─ de toute pensée totalitaire en la prééminence ultime, au sein de l'être humain, de l'instinct naturel de conservation, l'instinct de survie. La liberté, la dignité de l'individu ne revêtent, chez les nazis, les staliniens, et autres businessmen efficaces de toutes obédiences, aucune espèce d'importance. Seuls comptent à leurs yeux le Projet, la Collectivité, la Masse, bref, pour le dire en termes biologiques : l'espèce, à laquelle on sacrifie tout (et dont, seules, la liberté et la dignité comptent vraiment, pour le coup). La raison, elle-même essentiellement conçue comme instrumentale et calculatrice (calculer ses chances) n'est jamais considérée par le fascisme comme dépassement de la nature (refus de courir, de jouer le jeu, refus de penser à sauver sa peau), comme trouée impossible et suicidaire produite par la nature au sein de son propre règne absolu. Le pire, c'est que le totalitarisme a raison sur ce point. La raison, d'extraction naturelle (compétitive, et adaptative) tend en effet irrésistiblement à vérifier cette origine naturelle terrible, quand bien même elle la nierait à toute force, dans sa culture et sa métaphysique. On notera ainsi ce qui distingue et rassemble à la fois les deux passages cités ci-dessus : pour des raisons évidemment différentes, nature et raison n'y sont jamais comprises comme les modalités d'un même processus, éventuellement désignable sous le nom d'humanité.     

jeudi 20 juin 2024

≪ Le bien est le bien lorsqu'il résiste à la victoire ≫ (Horkheimer)

(Dans la salle d'attente de la CPI, planète Terre, 2035)...
***
≪Durant des millénaires, les Juifs ont fait corps dans les persécutions subies pour la justice. Leurs rites, le mariage et la circoncision, les règles alimentaires et les fêtes furent des facteurs de cohésion, de continuité. Pas d'État puissant, mais l'espoir de la justice à la fin du monde, voilà ce qu'était le judaïsme. Ils formaient un peuple et le contraire d'un peuple, vivant reproche à tous les peuples. Désormais il y a un État qui revendique de parler pour le judaïsme, d'être à lui seul le judaïsme. Le peuple juif dont le cas dénonçait l'injustice de tous les peuples, ces individus dont les paroles et les gestes réfléchissaient le négatif de la réalité existante sont désormais positifs à leur tour, une nation parmi d'autres, des soldats, des chefs, des money-raisers pour leur compte personnel. Le judaïsme doit voir dans l'État d'Israël son objectif premier, comme autrefois le christianisme le voyait dans l'Église catholique, avec toutefois moins de perspectives que ce dernier ; mais combien ne s'est-il pas résigné en triomphant ainsi dans l'ordre temporel ! Il paye sa continuation par un tribut à la loi du monde tel qu'il est. Si sa langue est l'hébreu, c'est la langue de la réussite, non pas celle des prophètes. Il s'est assimilé à l'état du monde. Que celui qui se sait sans faute lui jette la première pierre. Seulement, c'est bien dommage, car une telle renonciation chasse justement du monde ce qu'elle devait y maintenir, comme ce fut le cas avec la victoire du christianisme. ― Le bien est le bien non lorsqu'il est victorieux, mais lorsqu'il résiste à la victoire. Puisse la soumission nationale à la loi de l'existence ne pas connaître une fin aussi radicale que celle des individus dans l'Europe de Hitler, de Staline, de Franco, avec leurs successeurs à venir.≫

(Max Horkheimer, ≪L'État d'Israël ≫, 
in Notes critiques, 1961-1962)

jeudi 13 juin 2024

lundi 19 février 2024

≪Des gens raisonnables et maîtrisés≫

Hourrah l'Oural ! (2018)

S'il y a, certes, un volet émancipateur de la Raison, sa puissance adverse de maîtrise et de domination ne fait, elle non plus, aucun doute. Bref, il y a une dialectique de la Raison. Certains ne l'aperçoivent pas, par bêtise simple. D'autres, par bêtise augmentée, non seulement ne l'aperçoivent pas (faut dire qu'ils n'aperçoivent déjà pas la proximité aveuglante d'un Trump et d'un Poutine...), mais encore s'éjouissent de ce qu'ils pensent être la Raison unilatérale, le fin mot de la Raison, c'est-à-dire, donc, la Maîtrise, et de ce qu'ils pensent être la Maîtrise, autrement dit : la Raison. Serons-nous un jour débarrassés de tous ces cons ? Il est au moins probable que, bientôt, depuis le fond de la cellule glacée de notre Goulag ≪anti-impérialiste≫, on ne les entende plus jamais ouvrir leur sale gueule. C'est déjà ça.    

jeudi 5 octobre 2023

Percée de la théorie critique (2) : Michaël Fœssel



Dans son stimulant petit essai, intitulé Quartier rouge, le plaisir et la gauche, Mickaël Fœssel renvoie très efficacement dos-à-dos Deleuze et Foucault sur la question du plaisir. En ce qui concerne le premier de ces pénibles, 
Fœssel rappelle que le plaisir, opposé binairement par Deleuze au désir, lui apparaît — en schématisant un peu les choses — comme une sorte de coup de sifflet bourgeois signant invariablement la fin de toute récréation rigolote et intense : la mise à l'arrêt, brutale et détestable, d'un mouvement d'accroissement de puissance continu incarné par le désir. Et en bon spinoziste qu'il est, Deleuze considère donc ce dernier non comme simple faim (libido), mais plutôt comme appetitus sublime, sans limites et pourtant brimé par le surgissement d'une satiété forcément décevante, forcément renonçanteFœssel le cite (p. 46 de son ouvrage) : ≪Je ne peux donner au plaisir aucune valeur positive, écrit Deleuze, parce que le plaisir me paraît interrompre le procès immanent du désir≫ (Désir et plaisir, 1977). Le plaisir serait renoncement de petit-joueur, choix nihiliste de s'endormir tellement vite sur ses digestions minables, sur ses acquis misérables. Le thésauriseur, une fois ses arrières assurés, renoncerait mesquinement à toute exploration vitale supplémentaire. Foucault, lui, à l'inverse, préfère le plaisir au désir. À nouveau, Fœssel cite Deleuze : ≪La dernière fois que nous nous sommes vus, Michel me dit avec beaucoup de gentillesse et d'affection, à peu près : je ne peux pas supporter le mot désir ; même si vous [Deleuze et Guattari] l'employez autrement, je ne peux pas m'empêcher de penser ou de vivre que désir = manque ou que désir se dit réprimé. Michel ajoute : alors moi, ce que j'appelle "plaisir", c'est peut-être ce que vous appelez "désir" ; mais de toute façon j'ai besoin d'un autre mot que "désir"≫ (id., p. 44-45). Pour Foucault, le plaisir est un fait. Son existence est indiscutable. Il est toujours déjà là, hic et nunc, quand le désir se présente comme manque illusoire, tension vers un absolu très religieux et absurde, impliquant en outre, à ses yeux, une curieuse demande geignarde de justice, sorte de plainte ou supplique s'ignorant elle-même, effectuée auprès du Pouvoir (terme dont on n'a jamais bien compris ce qu'il représentait au juste pour Foucault, sans doute parce qu'il n'y a rien à y comprendre de bien distinct et de bien intéressant). Fœssel s'essaie là-dessus à préciser les choses : Foucault ne peut envisager le désir autrement que comme la visée d'une transcendance : en désirant, le sujet se rapporte à ce qui n'est présent pour lui que sous la figure de l'absence. Il imagine ce qu'il n'a pas et qu'il devrait pourtant posséder, or c'est toujours dans l'imaginaire que s'engouffre la Loi. Le désir est une adresse qui, en même temps qu'elle accuse le pouvoir de réprimer les corps, institue ce pouvoir en grand Autre transcendant. Faire paraître son désir sur la scène publique, c'est se confronter à une Loi qui, dès lors, devient juge de toutes les revendications. À l'inverse, les plaisirs désignent ce que les corps expérimentent d'ores et déjà de leur puissance. Ils ne portent pas avec eux une demande imaginaire adressée au pouvoir, ils manifestent une résistance effective, réelle, immanente à son emprise. Plutôt que d'inciter les sujets à projeter leur satisfaction dans un ailleurs, ils permettent de l'expérimenter ici et maintenant. Le plaisir substitue l'affirmation à la revendication. En ce sens, il désigne une manière non utopique de se tenir à la marge des normes du pouvoir (p.46). Foucault méprise donc le désir car le désir se référerait invinciblement, du point de vue des partisans politiques du désir, d'Éros (ceux visant à la fois une socialisation et une politisation maximales du désir : on pense ici à Marcuse, bien entendu, que Foucault attaque rarement frontalement) à un certain besoin mystique d'absolu ou de transcendance réprimé par le Pouvoir, ce dont les freudo-marxistes se plaindraient alors, d'après lui, selon des modalités pré ou ≪crypto-juridiques≫. Les notions liées au concept de Justice ou de Loi, toujours très infamantes dans la bouche du roi chauve transcendantal de l'institution universitaire française, suffisent, on le sait, à stigmatiser tous ceux, toutes celles tentés un jour ou l'autre de réclamer pour leur gueule des droits, quelle horreur ! dans le cadre, c'est-à-dire auprès du Pouvoir existant. Mais quel Pouvoir ? nous demanderez-vous à nouveau. Un pouvoir de classe, peut-être ? On n'en sait pas grand-chose, en vérité, vu que, comme suggéré plus haut, chez Foucault, Pouvoir, ça veut tout dire, rien dire, et surtout de la merde et d'ailleurs le Pouvoir est partout et nulle part et de tout temps, et donc circulez ! Car réclamer des droits à la satisfaction de son désir, et faire l'hypothèse d'un Pouvoir réprimant ce désir, Pouvoir qu'il faudrait donc combattre pour cette raison en vue de libérer son désir, ce serait du flan, car en fait ce serait demander l'autorisation au Pouvoir de jouir, vous comprenez ? Et ainsi, le Pouvoir aurait gagné (ce Pouvoir que, par ailleurs, il ne faut pas combattre puisqu'il est partout, et pas mauvais en soi), le summum de la bêtise foucaldienne étant, selon nous, atteint dans l'émission de cette théorie bien connue selon laquelle le Pouvoir est essentiellement producteur. Le Pouvoir ne réprime point, ni ne détruit : il produit. Le capitalisme ne détruit pas l'homme, ne détruit pas l'humanité en l'homme qu'il exploite jour et nuit, il produit le prolétaire (et donc, suivez bien : ses révoltes possibles). Le Pouvoir crée ainsi des plaisirs, en tant que, de manière immanente, les gens s'adaptent à une répression qui, pourtant, n'existe pas, rappelez-vous, puisque le Pouvoir produit, il ne réprime pas. Le Pouvoir crée par exemple, par son action normative (hétéronormée), des plaisirs homosexuels ou déviants clandestins circonstanciés d'une grande richesse inventive, et il incarne cette circonstance, cette condition productrice. Et donc le Pouvoir est beau, et il faut être comme lui : productif, inventif, mobile. Quant à ce désir que, selon Marcuse, la Bourgeoisie réprimerait, en même temps que l'humanité de l'homme, il n'existerait pas, selon Foucault, dans la pureté qu'on lui prétend. Et sa libération serait tout aussi illusoire que son être-empêché. L'être humain n'ayant en effet aucune essence (même possible ou future), de fait ni l'idée d'un humain accompli et épanoui (enfin libéré, au plan érotique, d'un Pouvoir fondamentalement aliénant) ni son contraire, à savoir celle d'un humain frustré de cette réalisation essentielle de soi, et déshumanisé, avili, plongé dans le malheur du fait d'une telle frustration, n'auraient de sens chez Foucault. Ou plutôt, comme l'indique ensuite Fœssel, aucun sens politique et collectif. Car, et c'est en cela que Foucault est un penseur néo-libéral : on peut se réaliser, chez lui, en prenant soin de soi, en prenant ≪souci de soi≫ (voir le dernier tome de l'Histoire de la sexualité), à la manière des Anciens (Grecs), en actant l'échec de toute révolution et de manière individuelle, dans la culture autarcique, propriétaire, élitiste et ascétique des plaisirs. Diététique, gymnastique, soin du corps, exercices divers et discipline généralisée appliquée à son sujet solitaire : voilà déjà que se profile, au coeur des ignobles eighties, le catéchisme ignoble que nous ne connaissons que trop bien aujourd'hui, dans sa forme extrême et populacière, à savoir : l'obsession du  développement personnel. Telle est la conception du plaisir (et du ≪processus de subjectivation≫) foucaldienne version dernière époque : foncièrement individualiste et anti-politique. Et telle est cette figure philosophique que d'absurdes militants degôche d'aujourd'hui, considèrent encore, sans jamais nourrir aucun doute à ce sujet, comme un camarade de lutte, fournissant à la cause tout un tas d'outils subversifs utiles. Selon nos derniers calculs, ceux-là, celles-là, ne tarderont cependant plus à imiter sa posture finale de retour ou de redécouverte libérale du sujet, après éreintement du mythe de l'Homme, de la Raison, de la Vérité et autres vieilleries condamnables.

Reste que Fœssel s'est trouvé, dans son petit livre brillant, un allié de poids en la personne de Marcuse, qu'il comprend et réhabilite, c'est-à-dire fait connaître au public d'aujourd'hui, mieux que personne. Telle est cette actualité nouvelle de la Théorie critique que nous sentons progresser, çà et là, chez quelques bon esprits comme le sien : ≪ (...) cette tradition qui manque aujourd'hui si cruellement à la gauche avait le mérite insigne d'articuler les revendications sociales aux plaisirs qui existent effectivement dans la société. C'est ainsi qu'à la veille de 1968, le freudo-marxisme proposait de partir de l'économie des plaisirs dans les sociétés capitalistes pour montrer, non seulement ce qu'elle a de répressif mais aussi ce qui, en elle, échappe à la répression. Pour Herbert Marcuse, par exemple, la critique de l'imaginaire capitaliste de la consommation est indissociable d'une valorisation des expériences du plaisir (...) Marcuse n'oppose pas désirs et plaisirs, il les réunit dans la figure d'Éros. Or, les expériences liées à l'Éros ne nous divertissent pas tant du sérieux de l'existence (qu'il s'agisse de salut ou de la révolution) que des limites auxquelles le consumérisme condamne les corps. Comment expliquer l'éclipse de cette tradition qui associait contestation de l'ordre établi et usage politique des plaisirs ? En France, Deleuze (et du reste aussi Foucault) a joué un rôle important dans l'effacement du freudo-marxisme du champ intellectuel. On l'a vu, sa conception restrictive du plaisir ne le prédisposait pas à y voir autre chose qu'un sentiment bourgeois. Mais surtout, le contexte idéologique présent semble plus favorable à la reprise de la critique traditionnelle du divertissement [au sens pascalien ou ascétique, note du Moine Bleu] qu'à sa réhabilitation. En 1968, le salut n'était pas ce qu'il est partiellement devenu aujourd'hui : le moteur d'un engagement politique hanté par l'imminence de la catastrophe. Il était alors possible de miser sur l'énergie contestataire comprise dans les plaisirs expérimentés à la marge des institutions étatiques et d'un univers dominé par la marchandise≫ (p. 62-63)Et Foessel, d'insister sur l'injustice criante qu'il y aurait à taxer Marcuse (comme le fait Foucault) de naïveté quant à toute levée sauvage éventuelle de la répression, et des tabous sexuels. Ce serait, à dire vrai, ignorer le fond de pessimisme freudien imprégnant toute la Théorie critique, et faisant d'ailleurs son intérêt. La complexité, en particulier, de l'explication par Marcuse de l'intégration progressive des plaisirs à la société capitaliste, est soigneusement évacuée par les ennemis déclarés de l'hypothèse répressive, mais finit néanmoins par leur revenir en plein visage : ≪Par rapport à celle de Foucault, note Foessel, cette explication a le mérite de ne pas abandonner l'idée de répression, mais de la compliquer. Cette complication est le principal bénéfice du croisement entre marxisme et psychanalyse.≫ (p. 153)Témoin d'un tel bénéfice, la fameuse notion marcusienne (évidemment ignorée par Foucault) de ≪tolérance répressive≫, imaginant déjà une absorption de la révolte libidinale par le Capital (sans pour autant permettre de hurler de manière rétroactive, c'est-à-dire défaitiste, à l'échec inévitable de la soi-disant révolution sexuelle des sixties-seventies). Qui, semble demander Fœssel, aurait été assez stupide pour croire à la libération totale du désir, comme le suppose Foucault, et même pour souhaiter celle-ci ? Rappelant le partage freudien du psychisme en principe de réalité et principe de plaisir, et le socle inamovible constitué par le premier aux yeux de Marcuse lui-même, lequel ne stigmatisait pas tant la répression pulsionnelle en soi (fondatrice de culture, et d'un Moi fort, capable de résister, par exemple, aux séductions fascistes) que la sur-répression contingente et évitable de la société bourgeoise contemporaine, Foessel tance Foucault en ces termes : ≪qui, même en 1968, défendait l'"hypothèse répressive" définie en ce sens ? Pour le dire autrement, qui imaginait que la levée d'un grand nombre d'interdits sexuels suffirait à transformer le monde ? Certainement pas Marcuse qui, bien avant Foucault, a constaté l'essoufflement du romantisme du "Grand Refus" (...) Il fait plutôt le diagnostic que, dès les années 1950, sa charge subversive a été largement neutralisée. Ainsi, les figures de l'artiste, de la prostituée et de la femme adultère étaient valorisées dans la littérature du 19ème siècle parce que ces personnages menaient leur vie de manière irrégulière. Désormais, explique Marcuse, la "vamp", la "ménagère névrosée" et la "star" ont pris leur place dans la littérature populaire, car elles ne sont pas des images d'une autre vie, mais des "variantes de la même vie" (cf L'Homme unidimensionnel, 1964, traduction Monique Wittig, Minuit, p.84) ≫ (p. 151). Et que dire de ce que Foucault prétend sans cesse depuis le deuxième volume de l'Histoire de la sexualité, à savoir que notre temps réclamerait (plutôt qu'il n'empêcherait), voire exigerait des mots, des témoignages et des écrits, par milliards, sur le sexe ; que ce Pouvoir voudrait du sexe (oral, si l'on peut dire, ou couché sur le papier) et, par ce biais, obtenir les catégories permettant, ensuite, de classer les témoins sus-mentionnés en groupes cohérents et gérables biopolitiquement (comme on dit aujourd'hui, chez ceux qui manquent d'idées claires et distinctes), cette hypothèse servant, selon son génial inventeur, de contre-hypothèse absolue à la pauvre hypothèse répressive marcusienne ? De cette contre-hypothèse, Fœssel fait aussi son affaire, en dédouanant là-dessus, une fois encore, le principal accusé de toute naïveté, et même en insistant, de surcroît, sur la pertinence du point de vue de Marcuse : les classés, rappelle-t-il, sortent volontiers eux-mêmes des catégories, et des représentations stéréotypées où l'on entendait les enfermer, du fait de leurs pratiques réelles, qui se retrouvent toujours en excédent (utopique et magique) sur toute idéologie sexuelle. Les mots n'empêchent donc jamais les choses de se faire. Les représentations n'empêchent nullement la singularité. Le désir qui se dit, et se proclame, n'empêche en rien le plaisir de triompher, de manière minoritaire, certes. Le désir, explique Foessel, ne se paie pas de mots : L'analyse marcusienne du potentiel critique des perversions tranche nettement avec la description par Foucault de la figure du "pervers" telle qu'elle est, à ses yeux, construite par les discours médicaux modernes. En pensant à l'invention, au 19ème siècle, de l'homosexualité comme catégorie, Foucault insiste sur les dispositifs qui assignent certains individus à une identité sexuelle. Il est possible qu'au niveau du désir, et donc du sexe représenté, cette analyse soit exacte. Dans la modernité, le corps des homosexuels s'est vu progressivement investi par des savoirs médicaux qui visaient d'abord à le guérir, puis à rendre cette forme de libido compatible avec la vie sociale. Jusque-là, la "tolérance" à l'égard des perversions n'est que l'autre face d'une entreprise de connaissance qui vise à l'objectivation des corps, préalable à leur domestication. Mais Marcuse rappelle que les homosexuels qui parlent de leurs désirs ne miment pas seulement le discours dominant, ils s'expriment aussi depuis des expériences concrètes de leurs plaisirs. Dans une page étonnante, le philosophe associe le désir homosexuel d'Orphée (le poète dont, d'après Ovide, "les chants apprirent aux peuples de Thrace à reporter leur amour sur les jeunes garçons") à la puissance de son chant qui libère les hommes d'un commerce utilitaire avec la nature. En même temps qu'il poétise son érotisme "pervers", Orphée invite ses auditeurs à envisager le vivant avec douceur et amour, allant jusqu'à les dissuader "du meurtre des animaux et d'une nourriture infâme". Cette ode au végétarisme se situe aux antipodes de l'ascèse vegan car Orphée "rejette l'Éros normal, non au bénéfice d'un idéal ascétique, mais au bénéfice d'un Éros plus complet" (in Marcuse, Éros et Civilisation). Selon cette hypothèse, c'est parce qu'il a, au travers de ses plaisirs, libéré l'Éros de sa seule dimension procréative qu'Orphée est en mesure de le sublimer en direction d'une nature libérée de l'impératif du rendement. Il ne renonce pas à se nourrir de la chair des animaux pour des raisons morales ou par crainte que celle-ci ne vienne souiller la sienne. Il fait de ses plaisirs érotiques "pervers" le point de départ à l'expérimentation sensible de nouveaux rapports au monde.≫ (p. 160). Ce genre de saillie fait plaisir à lire, moquant (en célébrant par contraste l'hédonisme pratique admirable des Communards ou des Gilets Jaunes) l'attitude massivement ascétique (et donc in fine individualiste) de la gauche contemporaine (qu'elle soit extrême, utra ou molle), agitée par ≪le souci de soi≫ et qui culpabilise de jouir dans un monde dégoutant, préférant plutôt, sans jamais lier les problèmes, insister sectoriellement (sans que cela n'intéresse désormais grand-monde) sur tel ou tel facteur purement socio-économique de l'oppression bourgeoise (ou ≪blanche≫, ça dépend des jours et des nuits), ou la litanie de discriminations ≪systémiques≫ (sa race !) orchestrées par celle-ci ! Pose fort propice, au demeurant, chez nos militants qui sont des gens pieux, au pathos victimaire en tout genre (performé), luthérien sans-le-savoir, souffreteux et martyrophile. Partout, chez ces tronches de cake insupportables : l'ennui à perte de vue. Et partout, la haine du plaisir et l'angoisse, sourde, que le désir érotique au sens entier du terme (qui lui est évidemment consubstantiel, n'en déplaise aux fâcheux déjà cités ici) en vienne à constituer un objet politique. Il faut dire que Médine, sur la scène de la fête de l'Humanité, c'est tellement plus rassurant. Au plan moral.

Résistance de l'objet et matérialisme au singulier (par Roger Caillou)


≪Comme qui, parlant des fleurs, laisserait de côté aussi bien la botanique que l'art des jardins et celui des bouquets ─ et il lui resterait encore beaucoup à dire ─ ainsi, à mon tour, négligeant la minéralogie, écartant les arts qui des pierres font usage, je parle des pierres nues, fascination et gloire, où se dissimule et en même temps se livre un mystère plus lent, plus vaste et plus grave que le destin d'une espèce passagère≫.

(Roger Caillois, Dédicace, 1966) 

samedi 26 août 2023

Tête de Janus (ou : ce dont on ne peut pas parler, c'est cela, précisément, qu'il s'agirait de dire)

 
(Ingeborg Bachmann)

«CRITIQUE– Permettez-moi de demander : Quel accent a le mystique chez Wittgenstein  ? Cette proposition ne rappelle-t-elle pas, et de manière inquiétante, la question de Heidegger – question assurément «dépourvue de sens» du strict point de vue de Wittgenstein : «Pourquoi y a-t-il quelque chose et non pas rien ?» ? Est-ce que la perte du langage qui est celle de Heidegger face à l'être, n'est pas aussi celle de Wittgenstein  ? Le positiviste et le philosophe de l'être ne tombent-t-il pas dans la même aporie ?

SPEAKER II– L'expérience qui est au fondement de la mystique heideggérienne de l’être pourrait être semblable à celle qui permet à Wittgenstein de parler du mystique. Pourtant, il serait impossible pour Wittgenstein de poser la question heideggérienne puisqu’il nie ce que Heidegger présuppose, à savoir que l'être vient au langage dans la pensée. Heidegger commence à philosopher précisément là où Wittgenstein cesse de philosopher. Car, comme le dit la dernière proposition du Tractatus Logico-philosophicus :

WITTGENSTEIN – «Ce dont on ne peut parler, il faut le taire.»

SPEAKER II – Selon les thèses de Wittgenstein, parler du «sens» de l'être est impossible car il n'y a pas de sens dans un monde qui est seulement représentable, descriptible, mais non explicable. Pour pouvoir expliquer le monde, il faudrait que nous puissions nous placer hors du monde, il faudrait, pour emprunter à Wittgenstein, «pouvoir énoncer des propositions sur les propositions du monde», comme croient pouvoir le faire les métaphysiciens. À côté des propositions qui prononcent sur des faits, ils ont des propositions de second ordre qui prononcent sur des propositions factuelles. Ils accomplissent une donation de sens. Wittgenstein récuse fermement ces essais. S'il y avait du sens dans le monde, ce sens n'aurait aucun sens sans quoi il appartiendrait aux faits, à ce qui est représentable parmi d'autres choses représentables. Il serait du même ordre que les faits : un objet de savoir parmi d'autres objets et, par conséquent, dépourvu de valeur. En effet : 

WITTGENSTEIN – «Comment est le monde voilà qui est absolument indifférent. [...] Le sens du monde doit se montrer en dehors du monde. Dans le monde toutes choses sont comme elles sont et se produisent comme elles se produisent».

CRITIQUE – S'il n'y a pas de réponse à cette question sur le sens de l'être, question que nous sommes habitués à adresser à la philosophie, si cette question ne fait que nous renvoyer à nous-mêmes parce que la pensée et le langage se refusent à nous, comment les questions de l'éthique, qui lui sont étroitement associées, trouveront-elles une réponse ? En effet, les normes éthiques, les propositions liées au «devoir» et les valeurs à partir desquelles nous nous orientons sont, elles aussi, des propositions de second ordre, ancrées dans la métaphysique. Mais si une réalité de second ordre, dans laquelle sont logées la donation du sens et celle de la loi morale, propres à notre vie, se trouvait contestée, c'est toute l'éthique qui serait abolie dans cette philosophie néopositiviste, et on atteindrait effectivement le degré zéro de la pensée occidentale, la réalisation d'un nihilisme absolu, que Nietzsche lui-même, ce destructeur des systèmes des valeurs de la tradition occidentale, n'a pas été capable de concevoir. 

SPEAKER II – La philosophie de Wittgenstein est naturellement une philosophie négative. Wittgenstein aurait pu nommer son Tractacus de la même manière que Nicolas de Cues, De docta ignorantia. Car ce dont nous pouvons parler ne vaut rien et ce dans quoi réside la valeur, nous ne pouvons pas en parler. Par conséquent, conclut Wittgenstein, nous ne pouvons formuler aucune proposition d'éthique qui soit vraie et démontrable.

WITTGENSTEIN – «L'éthique est transcendantale.»

SPEAKER II – Wittgenstein entend par là que la forme éthique, qui n'appartient pas au fait du monde, est analogue à la forme logique. Elle ne peut plus être présentée, mais elle se montre. Comme la forme logique, avec l'aide de laquelle nous représentons le monde, elle est la limite du monde, que nous ne pouvons pas transgresser. Et il poursuit : 

WITTGENSTEIN – «La solution de l'énigme de la vie dans l'espace et le temps se trouve hors de l'espace et du temps.»

SPEAKER II– Et nous revenons ainsi à la proposition décisive :

WITTGENSTEIN– «Comment est le monde, voilà qui est absolument indifférent pour ce qui est plus élevé. Dieu ne se révèle pas dans le monde 

SPEAKER II – C’est la proposition la plus amère du Tractatus, elle fait écho à un vers de Hölderlin : «Eux dans le Ciel sont si peu attentifs à nos vies !». Mais ce qui est visé, c'est surtout que Dieu reste le Dieu caché, le deus absconditus, qui ne se montre pas dans ce monde, que nous pouvons représenter par un schéma formel. Que le monde soit dicible – donc représentable –, que le dicible soit possible, cela ne tient sa possibilité que de l'indicible, du mystique, de la limite, ou de quelque nom par lequel on voudra l’appeler.»


(...)

SPEAKER I– Comme le Tractatus, les Investigations philosophiques mûrissent un résultat très remarquable. Elles veulent mettre fin à ce que nous avons pratiqué au titre de la philosophie pendant des millénaires et sous les formes les plus diverses. Et elles le font en accordant au positivisme le droit de donner une description valide du monde mais elles le jettent à la ferraille en tant que vision du monde et philosophie capable d'expliquer le monde ainsi que toutes les autres philosophies qui interrogent l'être et l'existence. Mais il me semble qu'il y a là un point névralgique, qui tient au fait qu'après cette élimination ou suspension des problèmes – qui sont aujourd'hui volontiers désignés comme un «besoin existentiel» –, ceux-ci persistent malgré tout parce qu'il est dans la nature de l'homme de questionner et de voir dans la réalité davantage que la positivité et le rationnel dont Wittgenstein pense, en outre, qu'ils ne constituent pas la totalité de la réalité. Et très nombreux seront ceux parmi nous qui ne sont pas satisfaits par cette détermination certes incontestable de ce qu'on peut savoir et ne peut pas savoir, de la science positive et des limites, qui font leur entrée comme forme logique et éthique dans le sujet métaphysique, mais dont on ne peut plus parler [...]. Que Wittgenstein n'ait pas fait la profession de foi attendue en faveur du christianisme ne doit pas nous induire en erreur à propos des limites qui ne sont pas seulement des limites, mais aussi des lieux d'effraction de ce qui se montre, de ce qui peut faire l'objet d'expérience sur un mode mystique ou par la foi, et qui agit sur nos faits et gestes. Il n'y a simplement pas de place dans son œuvre pour une confession dans la mesure où celle-ci ne se laisse pas dire ; dite, elle quitterait déjà l'œuvre. Et Wittgenstein voulait aussi, avec autant de passion que Spinoza, libérer Dieu du défaut que constitue la possibilité qu'on s'adresse à lui. 

SPEAKER II – Nous devons chercher la raison de son attitude dans la situation historique ou il se trouvait. Son silence est entièrement à comprendre comme une protestation contre l'anti-rationalisme spécifique de l'époque, contre la pensée occidentale contaminée par la métaphysique – surtout la pensée allemande, qui se complaît dans des lamentations sur la perte du sens, dans des appels à la réflexion, dans des pronostics de déclin, de transition et de réveil de l'Occident, autant de courants d'une pensée hostile à la raison, mobilisée contre les «dangereuses» sciences positives, le «déchaînement» de la technique, et cherchant à maintenir l'humanité dans un état primitif de la pensée. Le silence de Wittgenstein est aussi à comprendre comme une protestation contre les tendances de l'époque qui croient à la science et au progrès, contre l'ignorance relative à la «totalité du réel», ignorance toujours plus répandue aussi bien dans l'école néopositiviste qui a pris son essor dans son œuvre que parmi les scientifiques proches de cette école. Wittgenstein fut un jour qualifié de «tête de Janus» par un philosophe viennois. C'est lui, et personne d'autre, qui reconnut, affronta dans son œuvre, et surmonta les dangers inhérents aux antagonismes toujours plus durs de la pensée de son siècle : l'irrationalisme et le rationalisme. »

(Ingeborg Bachmann, Le dicible et l’indicible)

jeudi 24 août 2023

Nothing can stop us


D'où vient, au juste, la douce et irrésistible mélancolie que provoque en nous cette ritournelle, concoctée pour le grand Cornell Campbell (ex-Eternals) par les londoniens de Soothsayers ? Sans doute, à bien y réfléchir, procède-t-elle de l'ironie permettant d'accéder, en tordant à peine son titre initial (≪Nothing can stop us≫), à la sombre vérité de notre moment historique présent. Celle du règne sans partage d'un principe de réalité absolument ennemi et malfaisant, mais qui s'impose néanmoins partout, en écrasant et piétinant, sans pitié ni égards, tout ce qui prétendrait un tant soit peu lui résister. Nothing can stop it, en somme : que ce maudit principe s'incarne en un Poutine, un Xi Jinping, un Macron, un grand, moyen ou petit patron libéral, un fasciste de rue, un stalinien de Mairie, le moindre dépositaire annexe d'une autorité de sous-fifre quelconque, toutes ces distinctions méritent, bien entendu, d'être faites, et avec soin. Il demeure, cependant, un point commun à toute cette expression diversifiée et modalisée de puissance : contre elle, la discussion rationnelle ne vous sera ici d'aucune aide. Qu'on se rappelle, en effet, la facilité avec laquelle le président français assuma, voilà quelques semaines, le taux de rejet, dans l'opinion, de sa dernière réforme des retraites, et puis la tranquillité avec laquelle il repoussa, un à un, tous les arguments rationnels que même les économistes bourgeois de son camp, effrayés, mobilisaient, à l'occasion, pour en démontrer l'absurdité. Tout cela, sans doute, dût apparaître bien déconcertant aux yeux d'un libéral historique, encore tout intoxiqué par son idéologie d'origine, selon laquelle sa classe, la bourgeoisie, la classe universelle, avait pour mission l'émancipation humaine par la rationalité. Mais le principe contemporain de réalité, quant à lui, se contente d'asséner (à coups de trique) que les décisions essentielles, relativement à l'humanité, sont toujours déjà prises par définition, et qu'elles doivent être exécutées dans la foulée. Que ces décisions soient mauvaises ou pas importe extrêmement peu, puisque, comme il vient d'être dit, elles ont été prises, et c'est cela qui compte. Que ce choix véritable ait été effectué par un individu élu (par une très faible partie de la population) ou un dictateur plus franc du collier, une fois encore, cette distinction est importante. Mais, une fois encore, l'essentiel est ailleurs. L'essentiel est qu'à terme, la légitimité du pouvoir et l'ordre civil sont tenus de fusionner, quitte à risquer de les voir disparaître ensemble, dans le chaos. Car on ne peut stopper ce principe en lui disant non, en le contestant, en s'opposant à lui au seul moyen d'arguments par ailleurs valables et de tout ce que la pitoyable ≪éthique de la discussion≫ contemporaine propose de gadgets communicationnels, à moins de s'exposer sans lassitude ni crainte au ridicule, à l'humiliation de la défaite et à l'impuissance généralisée (et c'est ce qui est arrivé à tous les mouvements de révolte sociale récents en France, vaincus les uns après les autres). On ne stoppe pas plus un Macron bien décidé en France qu'on ne peut stopper, ailleurs, un stupide missile russe détruisant en une seconde une école remplie d'enfants, ou n'importe quelle bande de flics d'où vous voudrez torturant des gens choisis au hasard, au milieu d'une rue en révolte. Ou plutôt : on ne peut espérer stopper cette force ignoble que les deux monstruosités susmentionnées représentent qu'en leur opposant une puissance supérieure, une guerre supérieure, en intensité, en violence, donc en souffrances inévitables. Et, certes, c'est ce que font, depuis de longs mois, les Ukrainiens qui défendent et sauvent leur existence même en combattant. Serions-nous prêts, de ce côté du monde, à assumer cette nécessité-là, disant, pour ce qui nous concerne, que la révolution, la guerre au principe de réalité bourgeois, sera ou serait évidemment sanglante et terrifiante ? Serait-il même souhaitable de l'assumer, à soupçonner que le résultat final d'un tel désastre risque (en supposant que la victoire finale survienne et sans même présumer de la forme sociale que cette dernière pourrait bien revêtir) de ne consister qu'en une nouvelle réalité de carnage, de laideur, de bêtise et d'ennui ? Bref : en un nouveau principe de réalité, qu'à nouveau on ne pourrait stopper, et ainsi de suite ? Question de point de vue (de classe), nous répondront, bien entendu, certains camarades, non sans pertinence. Les vrais prolétaires n'ont rien à perdre, nous dit-on, et qu'un monde à gagner. Il semble tout de même, à en juger le résultat tant de ces longs mois cumulés de lutte sociale que des dernières émeutes consécutives à l'assassinat récent, par un policier de la BRAV-M, du jeune homme de Nanterre, que quand l'État décide de passer, il passe, et voilà tout. Nothing can stop us, chantaient pourtant les Soothsayers. Nothing can stop them ! songeons-nous en retour, avec mélancolie. Mais qu'on ne se méprenne pas : cette nécessité de la joie partagée, socialisée dont témoigne ladite chansonnette, nous la comprenons bien. Nous ne comprenons même plus qu'elle, en vérité.

(une autre version : meilleure, à notre goût)

samedi 8 juillet 2023

Fin de l'antifascisme spécialisé

(Ci-dessus, la police «républicaine» de jour en jour davantage comprise, en ses essence et fonction, comme stade suprême normal de l'irrationalité sociale, Nanterre, France, 29 juin 2023)

«Je ne veux pas aborder la question des organisations néo-nazies. Je considère que la survie du national-socialisme à l’intérieur de la démocratie est potentiellement plus menaçante que la survie de tendances fascistes contre la démocratie».

       (T.-W.-Adorno, « Ce que signifie : repenser le passé », 1959) 

mercredi 21 juin 2023

Percée de la Théorie Critique (1)


La Théorie Critique allemande semble peu à peu sortir, en France, de l'ignorance crasse dans laquelle elle se trouvait encore confinée voilà quelques années. Elle paraît même désormais relativement à la mode, dans ces milieux même (l'Université gauchiste) où son inexistence transcendantale en impliquait ou sous-entendait naguère tant d'autres : celle des concepts de réification, d'aliénation, de dialectique, en particulier, cette dernière se voyant imperturbablement traitée en chienne crevée par le structuralisme dominant antédiluvien. Certes, n'en déplaise à M. Bégaudeau, réhabiliter la dialectique elle-même auprès d'un tel milieu avide de rigueur, de distinction conceptuelle et de coupure de cheveux en quatre épistémologique, demanderait, selon nos calculs, bien plus de temps encore. Notre hypothèse, à dire vrai, est qu'une telle réhabilitation est au fond impossible, exactement pour la même raison que le début de vogue actuelle dont bénéficie la Théorie Critique en France se trouve fondé sur un énorme malentendu, destiné à la dissipation prochaine. La dialectique dont usent, en effet, comme de leur arme préférée, des gens tels que Adorno et Horkheimer (le cas de Marcuse étant différent), est essentiellement négative. Elle ne se présente nullement sous la forme d'une idéologie méthodique rapidement mobilisable : d'un ≪guide pour l'action≫, comme on disait autrefois partout (et comme on dit aujourd'hui toujours à Paris-8 ou Paris-10) du marxisme-léninisme. Un ≪guide pour l'action≫ auquel, pourtant, très souvent, ses thuriféraires actuels paraissent désirer associer la Théorie Critique, contre son esprit et sa lettre même. Car cette négativité fondamentale colorant ≪sa≫ dialectique, ignorant toute synthèse, toute réconciliation des termes qu'elle met en conflit, assumant ainsi par principe une tendance immanente au blocage interne (conceptuel), et à la reconduction (externe) de la misère réelle, a une conséquence pratique, ou plutôt anti-pratique, assez évidente sur le statut d'un tel courant de pensée, lequel s'ancre, quoi qu'on puisse prétendre ou espérer à ce sujet, dans un pessimisme programmatique indécrottable (au reste, on connaît la fascination native et maintenue de Horkheimer pour Schopenhauer, à qui il doit, au moins autant qu'à Hegel ou Marx, sa personnalité philosophique). Ce qui le rend, à nos yeux, très intéressant mais fondamentalement inutile, en revanche, aux mains de tout entrepreneur idéologique tenté de le mettre au travail militant. Citons, pourtant, à titre d'exemple récent d'une telle tentation productiviste, le projet de faire subir ≪l'épreuve de la pensée décoloniale≫ [sic] à son extraordinaire Crépuscule, lors d'un colloque sis les 14 et 15 juin derniers à l'Université de Panthéon-Sorbonne. Ou encore l'usage jugé politiquement fécond (comprendre : au plan activiste) d'une critique susceptible de ≪nous aider à réinventer pour notre époque un sujet politique qui articule ensemble luttes sociales et luttes écologiques≫, défendu par Jean-Baptiste Vuillerod dans son petit livre, par ailleurs intéressant, intitulé Theodor W. Adorno, La domination de la nature (Amsterdam, 2021). ≪Réinventer un sujet politique≫, diantre. S'il eût été question de ≪procès de subjectivation, encoreon aurait compris. Enfin ! disons qu'on se serait au moins retrouvé en territoire connu (quoique déterritorialisant). Reste qu'on se demande encore à cette heure quelle forme concrète pourrait bien revêtir cette fameuse réinvention de sujet, en  termes très pragmatiques de ≪rapports de force≫. Mystère. Adorno et ses complices fourniraient-ils des clés stratégiques nouvelles et décisives contre l'existant ? Il nous semble, très modestement, que ce que procure la Théorie Critique, c'est (et, certes, ce n'est pas rien) la conviction renforcée que ce monde est intégralement mauvais et, semblablement, presque intégralement capable (≪expérience non-réglée≫ exceptée, mais cette expérience, chère à Alexander Neumann et aux disciples d'Oskar Negt, n'est en réalité guère thématisée chez Adorno, qui n'en présente que l'intuition géniale dans ses tout derniers écrits sociologiques) de retourner et corrompre tout projet prétendument dirigé contre lui suivant des modalités d'action (autoritaires, en particulier) qu'en réalité, il aura inspirées et sous-tendues. Défendre, donc, ou tenter de préserver un peu de l'imperceptible et indicible trace utopique d'un au-delà possible des faits, d'une métaphysique dont les vaincus de l'Histoire, seuls, incarnent, toujours, la vérité infiniment douloureuse et nostalgique, voilà le travail de la Théorie Critique. Vous conviendrez volontiers que tout cela n'est guère mobilisateur, manque cruellement de ≪boucle de rétroaction≫, comme dit la sociologie sérieuse, et qu'on aura bien du mal à en faire des soirées dansantes, là-dessus, au Lieu-Dit, ou à la Parole errante.


Contrastant quelque peu avec ces dernières tentatives, Enzo Traverso, pointait, lui, de manière plus lucide, et plus ancienne (dans un article de 2013 intitulé Adorno et les antinomies de l'industrie culturelle) le grand ≪malentendu≫ ─ le terme est imparable  ayant permis d'associer Adorno au mouvement étudiant allemand de la fin des années 1960. Et il rappelle la façon, lamentable, dont le malentendu prit fin à l'époque≪[Adorno]... L’ex-exilé n’a rien d’un subversif. Son conflit avec le mouvement des étudiants allemands, en janvier 1969, lorsqu’il appelle la police pour évacuer l’Institut de Recherches Sociales occupé, n’est que l’épilogue inévitable d’un long malentendu. Tandis que la police l’embarque, un des leaders de la contestation, Hans-Jürgen Krahl, le qualifie de «théoricien critique de merde≫. Pourquoi ce malentendu d'un Adorno mouvementiste cesserait-il brusquement d'en être un ? Pourquoi ce qui était valable en 2013 (et avant) cesserait-il de l'être aujourd'hui ? La sympathie évidente des Francfortois pour les révoltes étudiantes de ce temps ne saurait éclipser les très lourdes réserves qu'ils nourrissaient aussi à leur endroit  (concernant leur anti-américanisme irréfléchi, leur stalinisme invétéré, leur haine abstraite du Droit, de la démocratie, de la culture bourgeoises, leur goût non moins abstrait pour la violence militariste et viriliste : tous défauts pouvant être mentionnés, précisons-le évidemment, pour qualifier le gauchisme mainstream actuel, lequel rajoute désormais à ces joyeusetés la complaisance occasionnelle pour l'islamisme, le mysticisme, l'aliénation par le sport, le narcissisme informatique, la haine des Juifs). Au passage, Traverso oublie, au terme de l'extrait cité, de rappeler (ce qui eût été plus honnête, éclairant et complet) l'affection indéfectible ayant malgré tout uni, jusqu'au bout, Krahl (l'insulteur d'Adorno) et ce dernier, sans oublier Horkheimer, qui assura sa famille de ses pleins soutien et solidarité après le décès tragique de Krahl en 1970. Cela l'aurait probablement conduit à admettre que, pour reprendre les mots même de Marcuse (que l'appel aux flics d'Adorno avait évidemment et légitimement scandalisé), la Théorie Critique avait bien dans une mesure décisive participé malgré elle, à son corps défendant et quoi qu'elle pût incarner au plan institutionnel, à la subversion généralisée du statu quo capitaliste au cours du vingtième siècle ; qu'elle avait bel et bien «appris à toute une génération à se révolter», mais en dehors de tout cadre militant conçu lui-même, par elle, comme largement aliéné depuis au moins les années 1940. Le pari qu'il convient de faire ici au sujet de cette oeuvre est donc le suivant, et toujours le même : concevoir la possibilité d'un discours subversif en son pessimisme intégral même (ce que Marcuse et Adorno trouvaient, pour leur part, chez le conservateur Freud), ce pessimisme lui imposant de considérer la production théorique relative au monde corrompu par la domination du Capital, comme la dernière et unique modalité critique possible. Cette production théorique devant, qui plus est, intervenir (du point de vue de ce discours même) et se voir délivrée au sein d'un cadre très platonicien : celui, institutionnel, universitaire, hiérarchique et sélectif d'un Institut de Recherche seul censé faire pièce, un tant soit peu, à l'effondrement général du niveau culturel post-bourgeois, sous la pression du nouveau monde administré. Le postulat d'un tel ≪besoin≫ de tyrannie, de philosophe-roi était conscient et assumé chez les Francfortois (Marcuse compris). Ce tropisme mandarinal fonctionnerait-il alors comme un ressort possible, inconscient ou inavoué, de l'étonnante redécouverte en cours, en France, de la Théorie Critique ? Qui sait. Une chose est sûre, cependant. Gorgée comme elle se trouve de foucaldisme, de derridisme, de deleuzisme, bref : misologue comme elle est d'ordinaire, l'Université Française se trouverait, à notre sens, très rapidement embarrassée d'une oeuvre n'ayant jamais cessé (de quelque filiation francfortoise que Foucault ait pu explicitement, là-dessus, se prévaloir) de critiquer la Raison depuis la Raison elle-même, et de revendiquer jusqu'au bout l'héritage émancipateur de l'Aufklärung la plus désespérément et classiquement (quoique dialectiquement) universaliste. Ce dont tout le monde devra bien finir par convenir, à la lecture, par exemple, des ultimes Notes critiques, de Horkheimer. En sorte que, à mesure que les textes de cette tradition jadis inconnue seront ainsi traduits, lus, décortiqués, discutés les uns après les autres (et, de fait, rendus accessibles à un public de plus en plus large, dedans et hors l'Université), tous les ≪malentendus≫ évoqués ici, comme bien d'autres relatifs à ce même courant, devraient se voir progressivement levés.                     

jeudi 18 mai 2023

mardi 11 avril 2023

La grande évasion (remix)

        
« C'est dans les prisons que l'idée de liberté prend le plus de force...»
(Jean Cocteau, L'impromptu du Palais-Royal)