mercredi 30 juillet 2014

L'expression de con de la semaine


       « C'est un peu plus compliqué que ça... »

Expression parfois suivie du morphème «Mon ami» (vieilli), plus souvent précédée de ces deux autres :  «Désolé, mais...» et «Je crois hélas que...», l'allure concessive, le regret vague impliqués ensemble par semblable dispositif préparatoire se trouvant expliqués, notamment, par la célèbre définition du «spectateur de première classe» fournie par Guy Debord au chapitre 21 de ses Commentaires sur la Société du Spectacle : «Les bribes d’information que l’on offre à ces familiers de la tyrannie mensongère sont normalement infectées de mensonge, incontrôlables, manipulées. Elles font plaisir pourtant à ceux qui y accèdent, car ils se sentent supérieurs à tous ceux qui ne savent rien. Elles ne valent du reste que pour faire mieux approuver la domination, et jamais pour la comprendre effectivement.» 
Ou comment l'intelligence prétendue, et bien sûr illusoire, de l'état des choses en désigne plutôt l'apologie réelle.

Exemple : «Une bande d'odieux patrons-vampires capitalistes, et de propriétaires assoiffés de sang, c'est bien ça ? Exploitant sans pitié une masse gigantesque, imbécile, d'asservis volontaires, anesthésiés par la religion, le sport professionnel, l'esprit boutiquier et la télévision ? Désolé, mais les choses sont un peu plus compliquées que ça...»

mardi 29 juillet 2014

Nos cancers sont nos emplois !

Le Moine Bleu a récemment reçu la communication ci-après, tendant à prouver qu'il s'en passe de belles du côté de Lyon. La Science, laquelle est - comme vous le savez - notre amie, notre alliée spontanée et fondamentale, semble présenter, en outre, dans cette charmante et dynamique métropole, quelque fort caractère d'inéluctabilité. Pour le dire encore plus précisément, elle s'y fait volontiers irrémissible chez certains professionnels l'ayant pourtant flattée et couvert d'égards leur vie durant. Une vie durant moins longtemps, en l'occurrence.
Mais chut ! la propagation de semblable rumeur décliniste ne ferait-elle pas le jeu des Chinois, des Russes, de tout autre puissance émergente hostile convoitant nos derniers gisements d'emplois, avide - aussi -  de ruiner ce merveilleux style de vie fondant notre bonheur ancestral, et déjà défendu en leurs temps respectifs et glorieux par le Maréchal Pétain et le Professeur Pellerin ? Redescendez donc un peu - c'est le cas de le dire - de votre nuage...



SUR L'ÉPIDÉMIE DE CANCERS À L'INSA DE LYON

Mardi 15 juillet 2014, nous avons révélé l’épidémie de cancers qui frappe le personnel scientifique de l’Institut national de science appliquée (INSA) de Lyon. Cette information, étayée par une note interne d’un laboratoire, déclenche une série d’articles dans la presse et affole la direction de l’INSA. Laquelle ordonne à ses employés de ne pas parler aux journalistes, et charge sa responsable de communication, Caroline Vachal, de produire les éléments de langage afin d’éteindre l’incendie.

N’étant pas journalistes, nous pouvons discuter avec des personnels de l’INSA. Voici ce que racontent ceux que nous avons rencontrés.

L’affaire des cancers tombe mal pour l’INSA, empêtré dans des problèmes financiers si graves que les accusations de malversations volent entre ex-responsables. Dans les 21 laboratoires de l’institut, on nous décrit une ambiance de travail « atomisée », où chacun travaille sur sa « brique de recherche » dans son bureau, jalousant les publications des collègues. On ne se parle pas. Ceux du CNRS mangent dans leur cantine à part. Les chercheurs du labo informatique n’ont découvert qu’il y a deux jours la maladie de leurs collègues. Rien que de banal en milieu scientifique.

La rumeur concernant des cas de cancers enfle depuis le printemps 2014. Sans doute en raison de la maladie d’un chercheur, dont l’épouse également chercheuse à l’INSA est morte du cancer quelque temps auparavant. Le mari et la femme, cela devient voyant, et cela délie les langues. Soudain, on s’aperçoit que neuf personnes, de 27 à 55 ans, ont été touchées depuis une dizaine d’années. Cancer du sein, de l’utérus, du poumon, des testicules, etc. Un thésard resté trois ans et revenu après son post-doc, la petite trentaine, par exemple. Les victimes ont toutes travaillé au sous-sol du bâtiment Blaise Pascal de l’INSA. Là où se trouve la plateforme de microscopie du CLYM, mais pas seulement. D’après nos témoins, la salubrité des locaux pourrait être en cause. On signale notamment des remontées d’eau suspectes dans ce bâtiment construit en 1957.

Les nanomatériaux étudiés sur place ? Nul ne sait si leur manipulation sous vide aurait pu donner lieu à des dispersions dans l’air. D’après l’enquête diligentée par Algade, un organisme de contrôle spécialiste de la mesure de la radioactivité et de la radioprotection, les microscopes électroniques de la plateforme n’émettraient pas de rayonnements ionisants. Bref, selon la direction, le lien de causalité entre une exposition professionnelle et cette épidémie mortelle ne serait pas avéré. Et les syndicats ? « Ils mangent avec les patrons », disent nos interlocuteurs. Aucun communiqué syndical n’a paru sur cette série de cancers. L’emploi n’a pas d’odeur. Et le Comité hygiène, sécurité, conditions de travail ? Il est invisible. Et la médecine du travail ? Depuis lurette, les chercheurs de l’INSA n’ont plus droit qu’à une visite médicale tous les cinq ans. S’ils la ratent, ça fera dix ans. De quoi développer des tumeurs incognito. Et les chercheurs passés par le sous-sol maudit et partis ailleurs ? Certains, ex-collègues des malades, disent qu’ils ne feront pas d’examens médicaux. Surtout ne pas montrer de crainte, et plus encore, ne pas croire et laisser croire que des activités scientifiques seraient dangereuses. Ce serait faire le jeu des obscurantistes.

Dans une société cancérigène où le destin normal est de mourir du cancer, puisque les poisons infestent l’eau, l’air, les sols, l’alimentation, les chercheurs de l’INSA ne constituent pas une exception ; et d’ailleurs, les cancérologues ne manquent jamais de rappeler les causes « multifactorielles » de ces maladies – ce qui revient à exonérer toutes les causes particulières et repérées.

Depuis que la vérité a éclaté à l’INSA, nulle assemblée générale, nul mouvement de protestation, nulle affiche, nul tract, n’a dénoncé cette hécatombe. Au contraire, certains ont profité du désistement des rares craintifs pour prendre leurs créneaux d’utilisation des microscopes au sous-sol – avant l’interdiction d’accès finalement décidée par la direction.

On disait autrefois qu’un vrai mineur devait « voir son sang » sept fois par jour. Pourquoi les chercheurs adoptent-ils la fierté morbide de qui se tue au travail ? Entre déni et course à la carrière, il faut voir dans ce mépris de soi, dans cette perte de l’instinct de conservation, l’aliénation et la soumission de ceux qui, après des années d’études, se croient l’élite et placent leur ambition au-dessus de leur vie. Et qui, selon nos témoins, ressassent le mantra de leur ministre Geneviève Fioraso : « Si ce n’est pas nous, ce sont les Américains et les Chinois qui le feront ».

Publish and perish. À l’INSA comme au CEA, il faut sauver la recherche.

Merci de faire circuler,
Pièces et main d’oeuvre









lundi 28 juillet 2014

vendredi 25 juillet 2014

Today Chips...


...tomorrow Bacon !

lundi 21 juillet 2014

Dedans-dehors

Jour de kermesse à l’hôpital de Picauville (date et photographe inconnus). 
Image tirée des Archives de la Fondation Bon-Sauveur, et du livre L'Asile des photographies (signé Philippe Artières et Mathieu Pernot, aux Éditions Point du Jour). L'exposition du même nom s'est tenue à Paris de Février à Mai 2014.

              

« Comme il avait toujours été très attentif à tous les termes qu'on employait à son propos, il savait que cela s'appelle des hallucinations, et il admettait volontiers qu'il possédait là un avantage sur ceux qui ne peuvent en avoir ; il voyait en effet beaucoup de choses que les autres ne voient pas, d'admirables paysages, des créatures de l'enfer, mais il trouvait très exagéré l'importance qu'on accordait à cette faculté, et quand le séjour dans les asiles commençait à lui peser, il prétendait sans plus qu'il s'agissait de simples vertiges. Les «savants» lui demandaient de quelle intensité étaient les bruits qu'il entendait ; cette question n'avait pas grand sens ; c'était, naturellement, tantôt aussi fort qu'un coup de tonnerre, tantôt plus léger qu'un murmure. De même, les souffrances qui le tourmentaient de loin en loin pouvaient être intolérables ou bénignes comme un songe. Là n'était pas l'essentiel. Il eût été souvent dans l'incapacité de décrire ce qu'il voyait, entendait ou flairait ; il n'en savait pas moins ce que c'était. C'était quelquefois extrêmement confus ; les visions venaient du dehors, mais une lueur d'observation lui disait en même temps qu'elles n'en venaient pas moins de lui-même. L'important était qu'il n'est pas important qu'une chose soit dedans ou dehors ; dans son état, il n'y avait plus qu'une eau claire des deux côtés d'une cloison de verre transparente. »

(Robert Musil, L'homme sans qualités)

samedi 19 juillet 2014

Confluence des âmes

      Max Švabinský, La confluence des âmes (1896)

La chaleur l'éveilla et la moiteur, sur son torse. Il passa, dessus, sa main et déjà, dans le noir, la  chercha, fit aller le renflement de sa paume contre ses reins, dont il combla l'une des fossettes, puis l'autre, étalant la sueur qui stagnait sur ses hanches, et soudain empoignant celles-ci, tirant vers lui, vers le haut, les roulant, ces petites charmeries, se fondant en elles, qui débordaient ses mains. Il se colla à elle. Tous deux s'emboîtèrent. Elle dormait profondément. Le petit ronflement même qu'elle produisait lui semblait un ravissement d'intimité et de chaleur. À mesure qu'ainsi attaché à elle, l'épousant, il la sentait, l'écoutait respirer, abandonnée, et vivre, la peur qu'un jour - serait-ce une nuit ? - elle meure, disparaisse de son existence, de son lit, de son corps inquiet, incapable - sans elle - de quelque repos ni confiance, la peur, alors, gravissait en son âme des sommets très convenables.

(Laurent Zaïche)

mardi 15 juillet 2014

Automne-hiver

 
Matricule n° 233012 D.
   Comme la rose, dans Lacroix du présent...

« La classe possédante et la classe prolétaire représentent la même aliénation humaine. Mais la première se sent à son aise dans cette aliénation de soi ; elle y trouve une confirmation, y reconnaît sa propre puissance, possède en cette aliénation l’apparence d’une existence humaine ; la seconde s'y sent anéantie, y voit son impuissance et la réalité d’une existence inhumaine. »

Karl Marx, La Sainte Famille.

mardi 8 juillet 2014

Chaque chose à sa classe

 
Tu la sens bien, là, mon égalité formelle...?

«Un mois après, la petite Swann, qui ne s'appelait pas encore Forcheville, déjeunait chez les Guermantes. On parla de mille choses ; à la fin du déjeuner, Gilberte dit timidement : «Je crois que vous avez très bien connu mon père. - Mais je crois bien», dit Mme de Guermantes sur un ton mélancolique qui prouvait qu'elle comprenait le chagrin de la fille et avec un excès d'intensité voulu qui lui donnait l'air de dissimuler qu'elle n'était pas sûre de se rappeler très exactement le père. «Nous l'avons très bien connu, je me le rappelle très bien.» (Et elle pouvait se le rappeler en effet, il était venu la voir presque tous les jours pendant vingt-cinq ans.) «Je sais très bien qui c'était, je vais vous dire», ajouta-t-elle comme si elle avait voulu expliquer à la fille qui elle avait eu pour père et donner à cette jeune fille des renseignements sur lui, «c'était un grand ami à ma belle-mère et aussi il était très lié à mon beau-frère Palamède. – Il venait aussi ici, il déjeunait même ici», ajouta M. de Guermantes par ostentation de modestie et scrupule d'exactitude. «Vous vous rappelez, Oriane. Quel brave homme que votre père ! Comme on sentait qu'il devait être d'une famille honnête ! Du reste j'ai aperçu autrefois son père et sa mère. Eux et lui, quelles bonnes gens !» On sentait que s'ils avaient été, les parents et le fils, encore en vie, le duc de Guermantes n'eût pas eu d'hésitation à les recommander pour une place de jardiniers. Et voilà comment le faubourg Saint-Germain parle à tout bourgeois des autres bourgeois, soit pour le flatter de l'exception faite – le temps qu'on cause – en faveur de l'interlocuteur ou de l'interlocutrice, et plutôt, ou en même temps, pour l'humilier. C'est ainsi qu'un antisémite dit à un Juif, dans le moment même où il le couvre de son affabilité, du mal des Juifs, d'une façon générale qui permette d'être blessant sans être grossier.»

Marcel Proust, Albertine disparue.

vendredi 4 juillet 2014

Pour en finir avec le travail et avec IGNATIUS : 3 questions à Mathilde Papin...


Mathilde Papin est comédienne dans la troupe du Théâtre du Voyageur. Elle interprétait jusqu'au 15 juin dernier, chez Ariane Mnouchkine, divers rôles d'un très réjouissant IGNATIUS, mis en scène par Chantal Mélior et inspiré de Kennedy Toole.

 

LE MOINE BLEU :  Les représentations d'IGNATIUS à la Cartoucherie ont pris fin, voilà venu (peut-être) le temps des bilans. La pièce t'a-t-elle semblé avoir touché son public ? À moins qu'elle n'en ait touché un autre ?

MATHILDE PAPIN : C’est difficile de savoir «de l’intérieur» dans quel état d’esprit sont les gens auxquels on fait face. Il y a des soirs où c’est plus facile de le cerner que d’autres. On en discute en coulisse, plus souvent quand les réactions sont ténues… On se rassure quand il y a moins de rires ; «oui mais ils écoutent, ils écoutent…» ! C’est difficile d’apprivoiser le silence. On se méfie aussi des inconditionnels du Théâtre du Voyageur dont certains rires nous semblent des pancartes de chauffeurs de salle à l’attention des novices, des nouveaux venus… Quand on sent que le public est conquis, ravi, on en cause moins, ça nous concentre ; ces soirs-là sont souvent pleins de trouvailles de jeu, on s’ose plus, on s’aventure à multiplier les clins d’oeil généreux à cette foule assise dans l’obscurité. Enfin, je dis foule… En réalité, les premières semaines de ce mois et demie de représentations à la Cartoucherie, nous avons joué pour des gradins vides parsemés de silhouettes amies. Certains découvraient le travail de Chantal [Mélior], beaucoup avaient vu déjà les deux versions précédentes. Petit à petit, mais un peu trop tard, on a eu des «vraies salles», des salles remplies d’inconnus qui ne comparent pas notre visage aujourd’hui grimé avec celui du dernier repas partagé ensemble… Dans ces dernières semaines, à force de la jouer, la pièce commençait à avoir sa vie propre, à être donnée comme un ensemble, elle offrait différentes stratégies à ses pantins pour pimenter son rythme. On commençait, je crois, à être satisfait de la manière dont on l’avait défendue devant son auditoire… Alors oui, on lui avait fait passer la rampe et on la voyait, elle, applaudie, avec chaleur parfois.
Et puis, il y a les «retours», les congratulations parfois toutes mécaniques, une certaine façon très commune de dire «Bravo», qu’on pense être la moindre des choses et qui ne va pas plus loin. Les applaudissements eux-mêmes nous disent-ils si les gens ont été «touchés»? Le théâtre est truffé de conventions, scène et fosse confondues.
Probablement, la pièce en a touché certains, elle se rappellera à leur «bon souvenir» quelque jours, quelque mois, pour d’autres, elle aura été fatigante ou irritante. Elle peut devenir objet de réflexion sur ce qu’on attend du théâtre ou objet de contentement qu’une parole nous est parue proche. Certains ont trouvé ce qu’ils avaient besoin d’entendre, certains l’avaient déjà trop entendu, l’auraient voulu mieux dit. Certains iront au travail l’esprit plus aiguisé, plus amusé, plus malicieux, d’autres peut-être n’y allaient déjà plus…?!

LE MOINE BLEU : Refus du travail salarié, pertinence des marges, pas de côté... Comme à l'accoutumée, Chantal Mélior a ici procédé par collages, sutures et juxtapositions de textes critiques et/ou poétiques. On aura retrouvé néanmoins la trame générale du roman maudit de Kennedy Toole (La conjuration des imbéciles). Quel statut Ignatius occupait-t-il, selon toi, au sein de ce réseau de «fous» et d'«idiots» ici présentés ? Constituait-t-il comme le symbole qui les ramasserait tous d'une certaine façon ? Qui les actualiserait, en dirait la modernité ? Ces idiots et ces fous te paraissent-ils, au contraire, porter chacun une innocence spécifique, que ce soit, pour ne citer qu'eux, le personnage quichottesque que tu incarnais, ou le très-pur et enfantin prince Muichkine de Dostoïevski ? Les sens proliféraient-ils allègrement ou convient-il, en clair, de chercher a postériori une certaine unité à toute cette bourrasque esthétique ?

MATHILDE PAPIN : Chantal revendique parfois le côté fellinien de ses pièces ; quand les tableaux ne se succèdent pas selon un critère uniquement narratif, mais que les textes se font écho entre eux et que les «manières» aussi font des mélanges surprenants. Il y a une certaine façon de faire honneur autant au vaudeville qu’à la tragédie. Et même peut-être, le plaisir de mettre en scène la pousse à nicher des liens entre les événements que seuls les plus patients pourront déceler. Aussi, la pièce s’est construite en essayant de trouver un équilibre entre le grave et le léger, le sens des textes compte autant pour lui-même que pour l’état d’âme qu’il va inviter chez le spectateur, on quitte des scènes tragi-comique pour des joies plus absolues ou des noirceurs plus sérieuses.
Il y a peut-être une oscillation entre une pièce qui voudrait délivrer un message et une qui se dérobe au théâtre militant ou donneur de leçon. On y laisse les directions de sens ouvertes mais en même temps une sélection a été faite dans le texte de Toole qui oriente une lecture, qui propose comme des portes de sortie à un texte dont le pessimisme est peut-être plus assumé. C’est un peu comme si le geste qui voulait soulever le poids de la fatalité de la Conjuration ne pouvait être qu’un geste tâtonnant ou multiple. Et les textes qui viennent au secours d’Ignatius perdent un peu de leurs propriétés, abandonnent leur autonomie pour se voir résonner dans l’opéra des états d’âme.
Après, les figures d’idiots et de fous que croise Ignatius rappellent à une certaine fraternité entre ceux qui se décalent - ou qui sont décalés, écartés. L’enfant Reilly sort de son isolement temporel, trouve des compagnons d’infortune. Plus spécialement peut-être, il se met dans les pas de Don Quichotte et en est la silhouette inversée, éléphantesque. Ces deux-là cultivent le grandiose et tombent sur le ridicule, ils portent leur vision immense et butent sur des embûches sans envergure. En un sens ils s’enrobent d’illusions, ils ont des oeillères à la mesure de leurs marges, ils ne dévoilent la tricherie qu’en trichant eux-mêmes. On ne sait plus bien ce qui est risible. Ils ont leur puérilité, leurs obsessions, en face, le monde a ses apparences, ses voeux pieux, son sens pratique, sa confortable crainte.
Peut-être prennent-ils sans distance les nobles mots et idées dont tout le monde se sert ; ils les prennent au pied de la lettre, absolument. Ou plutôt… ils ont tous deux choisi un langage qui leur semble pouvoir tout dire et ils s’y tiennent – les romans de chevalerie, les penseurs du moyen-âge… Pour Ignatius, j’aime ce dédain qu’il cultive contre la langue creuse de la psychologie vulgaire qui traduit si bien les ambitions et la bonne conscience bourgeoises. A moins que ce ne soit parce qu’il est à rebours de toute ambition – parce qu’il cherche la grandeur dans l’abandon de l’élargissement matériel qu’il bénéficie d’une étanchéité salvatrice aux catégories psychiatriques. Mais Toole reste toujours ambigu, comme s’il remettait toujours à l’épreuve sa confiance dans les emportements absolutistes, il campe un Ignatius qui ne peut être sincère qu’au paroxysme de la mauvaise foi.
D’ailleurs, pour cela, «l’idiot» est un peu à part, il a une autre manière, peut-être celle d’une innocence plus curieuse, il voit, écoute, comprend toujours plus que lui-même. Il prend presque le chemin inverse, il ne sort pas de la société, il la parcourt mais résiste à elle dans sa pure forme de reflet. C’est le contraire du dédain, il va vers les mondains dont il y a tout à craindre et échoue justement à s’en méfier. Il couvre tout de beau, révèle le bon et donne désinhibée sa parole qui voit. Finalement, il est presque plus proche des philosophes qui passent dans la pièce, pour déposer au bord des oreilles fines la simplicité d’un coup d’oeil.

LE MOINE BLEU : La pièce a beaucoup changé depuis sa première création. S'est-il agi, à chaque fois, de remises en cause fondamentales (de perspectives et réflexions) ou le projet originel, le grand dessein mélioresque s'est-il conservé, au travers des métamorphoses apportées à cet IGNATIUS ? Comment auras-tu vécu toutes ces modifications jusqu'à cette imposante série de représentations ?

MATHILDE PAPIN : Je n’étais pas dans la première version mais je crois que la pièce a été d’abord moins centrée sur la trame narrative de La Conjuration. Son titre était d’ailleurs Des idiots et des fous, Ignatius y était plus fugitif, Don Quichotte était plus présent et avait son Sancho, le spectateur fou de La voce della luna, ou les ouvriers nietzschéens avaient l’air de traîner dans une usine arrêtée. Petit à petit, Chantal a voulu donner une restitution plus exhaustive du roman, de plus en plus de personnages donnaient envie d’être donnés en chair.
L’envie de faire une pièce sur le travail s’est précisée assez tôt, je pense, mais les textes des ouvriers ont évolué : les récits de l’occupation des usines Lip sont devenues des extraits de La classe ouvrière va au paradis d’Elio Petri. Ces scènes ont été dans les plus difficiles à traiter, je crois. Il y a eu, surtout au début de la re-création il y a deux ans, quelques discussions sur le sens que ça avait de montrer une condition ouvrière déjà un peu surannée, on s’est demandé s’il fallait tenir compte des nouveaux formats du travail moderne. Finalement, l’époque de la Conjuration a eu raison de notre actualité.
Mais la plupart des textes sont restés les mêmes, les juxtapositions et sutures trouvées une première fois ont surtout été affirmées et affinées, laissant peut-être seulement Ignatius plus isolé au carrefour des mouvements d’idiots et de fous. C’est probablement sur les scènes composées de textes hétéroclites qu’il y a eu le plus d’essais et de ratures, la scène d’ouverture de la nef des fous, par exemple, n’a pas toujours été une partie de plaisir… C’est de lier les choses entres elles qui a pris beaucoup de temps, de construire le rythme du spectacle, c’était un peu la chasse aux textes non-nécessaires. Ce n’est pas facile de jouer dans les interstices, il y a tout un tas d’apparitions, de scènes de «transition» dans cette pièce, qu’il fallait parvenir à rendre suffisantes. Enfin, dans les scènes de la Conjuration, rien n’était gagné non plus ; la scène dans la maison roulante de Santa, avec Mme Reilly et Claude Robichaux, a beaucoup évolué cette année. Il a fallu un grand nombre de répétitions pour arriver à ce semblant de naturel un peu «à la Audiard». Et puis, il y a les moments qui n’ont jamais passé la rampe, un Agnus Dei, notamment, que l’on devait chanter après la venue de l’idiot, en marchant en file indienne dans l’obscurité.
Deux années pour faire une pièce, c’est peu commun, sans lieu de répétition, encore plus rare il y aurait à décrire les improbables rencontres des acolytes d’Ignatius avec le club chorale du dimanche à la maison des associations de la ville d’Asnières, au milieu des HLM des Courtilles… bien sûr, là-dedans, la troupe a été plus ou moins une troupe… mais à un moment la pièce est prête, on est semi-content, semi-résigné de ne plus pouvoir tout refaire à neuf, et puis elle prend ses aises à force d’être vue… Elle est devenue peut-être encore plus comique dans cette nouvelle version mais, comme si ça allait avec, elle a pu être dans les «bons jours» vraiment mêlée de tragique, douce et pinçante à la fois.

mercredi 2 juillet 2014

Je souhaite la victoire de l'Allemagne.


Total eclipse


«Ce qui manque le plus aux hommes, 
c'est ce qu’ils ont : les yeux, les oreilles, le cul.» 
(Francis Picabia)

mardi 1 juillet 2014

Vin mauvais

 
À coups de bouteille dans ta race !
 
«Au cours de cette soirée d'euphorie, je tentai de me reconstruire tout entier. Quand mon neveu Giovanni, un homme gigantesque qui pesait plus de cent kilos, se mit à raconter de sa voix de stentor ses habituelles histoires d'affaires, étalant sa propre rouerie et la candeur des autres, je retrouvai, au fond de mon coeur, mon vieil altruisme :
- Que feras-tu, lui criai-je, quand les hommes lutteront entre eux pour autre chose que de l'argent ?
Giovanni resta un instant hébété, étourdi par cette phrase dense qui tombait dans son univers soudain bouleversé. Il fixa sur moi ses yeux agrandis par les lunettes. Il cherchait sur ma figure une explication propre à l'orienter. Puis, comme tous le regardaient, espérant qu'il les ferait rire par une de ses réparties de gros homme matériel, intelligent et ignorant - par un de ces tours à la fois naïfs et malicieux qui gardent le don d'étonner bien qu'ils fussent déjà vieux avant Sancho Pança - il gagna du temps en disant que si, chez le commun des mortels, le vin altérait la vision du présent, il brouillait chez moi la prévision et troublait le futur.
C'était quelque chose ; mais il crut bientôt avoir trouvé mieux et hurla :
- Quand personne ne luttera plus pour l'argent, je m'en emparerai sans lutte et je l'aurai, tout, tout pour moi !
On rit beaucoup, spécialement du geste répété de ses deux bras énormes qu'il commençait par écarter en ouvrant toutes grandes les mains et qu'il ramenait ensuite sur sa poitrine, poings fermés, pour donner à entendre qu'il se saisirait de cet argent qui devait affluer vers lui de toutes parts.
La discussion continua. Personne ne s'apercevait que, quand je ne parlais pas, je buvais. Or, je buvais beaucoup et parlais peu, attentif que j'étais à sonder mon coeur. Je voulais voir si finalement il ne se remplissait pas d'altruisme et de bienveillance. J'y sentais seulement une légère brûlure, mais cette brûlure ne tarderait pas à se transformer en une agréable chaleur, en cette illusion de jeunesse que le vin nous accorde, pour peu de temps, hélas !
En attendant l'euphorie, je criai à Giovanni :
- L'argent dont les autres ne voudront pas, ramasse-le, on t'enfermera !
Et Giovanni aussitôt :
- Moi, je corromprai mes gardiens et je ferai emprisonner ceux qui n'auront rien pour les corrompre.
- L'argent ne corrompra plus personne.
- Alors, pourquoi ne pas me le laisser prendre ?
Je m'abandonnai à une colère sans mesure :
- Nous te pendrons ! hurlai-je. Tu ne mérites pas mieux ; la corde au cou et un poids à chaque jambe !
Je m'arrêtai, stupide. J'eus l'impression que je n'avais pas su traduire exactement ma pensée. Étais-je vraiment ainsi fait ? Non, certes non ! Je me mis à réfléchir : comment retrouver l'amour du genre humain ? Et d'abord, le genre humain englobait Giovanni ! Je lui adressai vite un sourire, tout en m'imposant un formidable effort pour me corriger, pour l'excuser, l'aimer. Si j'échouai, ce fut par sa faute, car, sans prendre garde à mon sourire, il proclama du ton de qui se résigne à constater une monstruosité :
- Voilà ! tous les socialistes en viennent, dans la pratique, à recourir aux services du bourreau.»

(Italo Svevo, Vin généreux)