Mathilde Papin est comédienne dans la troupe du Théâtre du Voyageur. Elle interprétait jusqu'au 15 juin dernier, chez Ariane Mnouchkine, divers rôles d'un très réjouissant IGNATIUS, mis en scène par Chantal Mélior et inspiré de Kennedy Toole.
– LE MOINE BLEU : Les représentations d'IGNATIUS à la Cartoucherie ont pris fin, voilà venu (peut-être) le temps des bilans. La pièce t'a-t-elle semblé avoir touché son public ? À moins qu'elle n'en ait touché un autre ?
– MATHILDE PAPIN : C’est difficile de savoir «de l’intérieur» dans quel état d’esprit sont les gens auxquels on fait face. Il y a des soirs où c’est plus facile de le cerner que d’autres. On en discute en coulisse, plus souvent quand les réactions sont ténues… On se rassure quand il y a moins de rires ; «oui mais ils écoutent, ils écoutent…» ! C’est difficile d’apprivoiser le silence. On se méfie aussi des inconditionnels du Théâtre du Voyageur dont certains rires nous semblent des pancartes de chauffeurs de salle à l’attention des novices, des nouveaux venus… Quand on sent que le public est conquis, ravi, on en cause moins, ça nous concentre ; ces soirs-là sont souvent pleins de trouvailles de jeu, on s’ose plus, on s’aventure à multiplier les clins d’oeil généreux à cette foule assise dans l’obscurité. Enfin, je dis foule… En réalité, les premières semaines de ce mois et demie de représentations à la Cartoucherie, nous avons joué pour des gradins vides parsemés de silhouettes amies. Certains découvraient le travail de Chantal [Mélior], beaucoup avaient vu déjà les deux versions précédentes. Petit à petit, mais un peu trop tard, on a eu des «vraies salles», des salles remplies d’inconnus qui ne comparent pas notre visage aujourd’hui grimé avec celui du dernier repas partagé ensemble… Dans ces dernières semaines, à force de la jouer, la pièce commençait à avoir sa vie propre, à être donnée comme un ensemble, elle offrait différentes stratégies à ses pantins pour pimenter son rythme. On commençait, je crois, à être satisfait de la manière dont on l’avait défendue devant son auditoire… Alors oui, on lui avait fait passer la rampe et on la voyait, elle, applaudie, avec chaleur parfois.
Et puis, il y a les «retours», les congratulations parfois toutes mécaniques, une certaine façon très commune de dire «Bravo», qu’on pense être la moindre des choses et qui ne va pas plus loin. Les applaudissements eux-mêmes nous disent-ils si les gens ont été «touchés»? Le théâtre est truffé de conventions, scène et fosse confondues.
Probablement, la pièce en a touché certains, elle se rappellera à leur «bon souvenir» quelque jours, quelque mois, pour d’autres, elle aura été fatigante ou irritante. Elle peut devenir objet de réflexion sur ce qu’on attend du théâtre ou objet de contentement qu’une parole nous est parue proche. Certains ont trouvé ce qu’ils avaient besoin d’entendre, certains l’avaient déjà trop entendu, l’auraient voulu mieux dit. Certains iront au travail l’esprit plus aiguisé, plus amusé, plus malicieux, d’autres peut-être n’y allaient déjà plus…?!
– LE MOINE BLEU : Refus du travail salarié, pertinence des marges, pas de côté... Comme à l'accoutumée, Chantal Mélior a ici procédé par collages, sutures et juxtapositions de textes critiques et/ou poétiques. On aura retrouvé néanmoins la trame générale du roman maudit de Kennedy Toole (La conjuration des imbéciles). Quel statut Ignatius occupait-t-il, selon toi, au sein de ce réseau de «fous» et d'«idiots» ici présentés ? Constituait-t-il comme le symbole qui les ramasserait tous d'une certaine façon ? Qui les actualiserait, en dirait la modernité ? Ces idiots et ces fous te paraissent-ils, au contraire, porter chacun une innocence spécifique, que ce soit, pour ne citer qu'eux, le personnage quichottesque que tu incarnais, ou le très-pur et enfantin prince Muichkine de Dostoïevski ? Les sens proliféraient-ils allègrement ou convient-il, en clair, de chercher a postériori une certaine unité à toute cette bourrasque esthétique ?
– MATHILDE PAPIN : Chantal revendique parfois le côté fellinien de ses pièces ; quand les tableaux ne se succèdent pas selon un critère uniquement narratif, mais que les textes se font écho entre eux et que les «manières» aussi font des mélanges surprenants. Il y a une certaine façon de faire honneur autant au vaudeville qu’à la tragédie. Et même peut-être, le plaisir de mettre en scène la pousse à nicher des liens entre les événements que seuls les plus patients pourront déceler. Aussi, la pièce s’est construite en essayant de trouver un équilibre entre le grave et le léger, le sens des textes compte autant pour lui-même que pour l’état d’âme qu’il va inviter chez le spectateur, on quitte des scènes tragi-comique pour des joies plus absolues ou des noirceurs plus sérieuses.
Il y a peut-être une oscillation entre une pièce qui voudrait délivrer un message et une qui se dérobe au théâtre militant ou donneur de leçon. On y laisse les directions de sens ouvertes mais en même temps une sélection a été faite dans le texte de Toole qui oriente une lecture, qui propose comme des portes de sortie à un texte dont le pessimisme est peut-être plus assumé. C’est un peu comme si le geste qui voulait soulever le poids de la fatalité de la Conjuration ne pouvait être qu’un geste tâtonnant ou multiple. Et les textes qui viennent au secours d’Ignatius perdent un peu de leurs propriétés, abandonnent leur autonomie pour se voir résonner dans l’opéra des états d’âme.
Après, les figures d’idiots et de fous que croise Ignatius rappellent à une certaine fraternité entre ceux qui se décalent - ou qui sont décalés, écartés. L’enfant Reilly sort de son isolement temporel, trouve des compagnons d’infortune. Plus spécialement peut-être, il se met dans les pas de Don Quichotte et en est la silhouette inversée, éléphantesque. Ces deux-là cultivent le grandiose et tombent sur le ridicule, ils portent leur vision immense et butent sur des embûches sans envergure. En un sens ils s’enrobent d’illusions, ils ont des oeillères à la mesure de leurs marges, ils ne dévoilent la tricherie qu’en trichant eux-mêmes. On ne sait plus bien ce qui est risible. Ils ont leur puérilité, leurs obsessions, en face, le monde a ses apparences, ses voeux pieux, son sens pratique, sa confortable crainte.
Peut-être prennent-ils sans distance les nobles mots et idées dont tout le monde se sert ; ils les prennent au pied de la lettre, absolument. Ou plutôt… ils ont tous deux choisi un langage qui leur semble pouvoir tout dire et ils s’y tiennent – les romans de chevalerie, les penseurs du moyen-âge… Pour Ignatius, j’aime ce dédain qu’il cultive contre la langue creuse de la psychologie vulgaire qui traduit si bien les ambitions et la bonne conscience bourgeoises. A moins que ce ne soit parce qu’il est à rebours de toute ambition – parce qu’il cherche la grandeur dans l’abandon de l’élargissement matériel – qu’il bénéficie d’une étanchéité salvatrice aux catégories psychiatriques. Mais Toole reste toujours ambigu, comme s’il remettait toujours à l’épreuve sa confiance dans les emportements absolutistes, il campe un Ignatius qui ne peut être sincère qu’au paroxysme de la mauvaise foi.
D’ailleurs, pour cela, «l’idiot» est un peu à part, il a une autre manière, peut-être celle d’une innocence plus curieuse, il voit, écoute, comprend toujours plus que lui-même. Il prend presque le chemin inverse, il ne sort pas de la société, il la parcourt mais résiste à elle dans sa pure forme de reflet. C’est le contraire du dédain, il va vers les mondains dont il y a tout à craindre et échoue justement à s’en méfier. Il couvre tout de beau, révèle le bon et donne désinhibée sa parole qui voit. Finalement, il est presque plus proche des philosophes qui passent dans la pièce, pour déposer au bord des oreilles fines la simplicité d’un coup d’oeil.
– LE MOINE BLEU : La pièce a beaucoup changé depuis sa première création. S'est-il agi, à chaque fois, de remises en cause fondamentales (de perspectives et réflexions) ou le projet originel, le grand dessein mélioresque s'est-il conservé, au travers des métamorphoses apportées à cet IGNATIUS ? Comment auras-tu vécu toutes ces modifications jusqu'à cette imposante série de représentations ?
– MATHILDE PAPIN : Je n’étais pas dans la première version mais je crois que la pièce a été d’abord moins centrée sur la trame narrative de La Conjuration. Son titre était d’ailleurs Des idiots et des fous, Ignatius y était plus fugitif, Don Quichotte était plus présent et avait son Sancho, le spectateur fou de La voce della luna, ou les ouvriers nietzschéens avaient l’air de traîner dans une usine arrêtée. Petit à petit, Chantal a voulu donner une restitution plus exhaustive du roman, de plus en plus de personnages donnaient envie d’être donnés en chair.
L’envie de faire une pièce sur le travail s’est précisée assez tôt, je pense, mais les textes des ouvriers ont évolué : les récits de l’occupation des usines Lip sont devenues des extraits de La classe ouvrière va au paradis d’Elio Petri. Ces scènes ont été dans les plus difficiles à traiter, je crois. Il y a eu, surtout au début de la re-création il y a deux ans, quelques discussions sur le sens que ça avait de montrer une condition ouvrière déjà un peu surannée, on s’est demandé s’il fallait tenir compte des nouveaux formats du travail moderne. Finalement, l’époque de la Conjuration a eu raison de notre actualité.
Mais la plupart des textes sont restés les mêmes, les juxtapositions et sutures trouvées une première fois ont surtout été affirmées et affinées, laissant peut-être seulement Ignatius plus isolé au carrefour des mouvements d’idiots et de fous. C’est probablement sur les scènes composées de textes hétéroclites qu’il y a eu le plus d’essais et de ratures, la scène d’ouverture de la nef des fous, par exemple, n’a pas toujours été une partie de plaisir… C’est de lier les choses entres elles qui a pris beaucoup de temps, de construire le rythme du spectacle, c’était un peu la chasse aux textes non-nécessaires. Ce n’est pas facile de jouer dans les interstices, il y a tout un tas d’apparitions, de scènes de «transition» dans cette pièce, qu’il fallait parvenir à rendre suffisantes. Enfin, dans les scènes de la Conjuration, rien n’était gagné non plus ; la scène dans la maison roulante de Santa, avec Mme Reilly et Claude Robichaux, a beaucoup évolué cette année. Il a fallu un grand nombre de répétitions pour arriver à ce semblant de naturel un peu «à la Audiard». Et puis, il y a les moments qui n’ont jamais passé la rampe, un Agnus Dei, notamment, que l’on devait chanter après la venue de l’idiot, en marchant en file indienne dans l’obscurité.
Deux années pour faire une pièce, c’est peu commun, sans lieu de répétition, encore plus rare – il y aurait à décrire les improbables rencontres des acolytes d’Ignatius avec le club chorale du dimanche à la maison des associations de la ville d’Asnières, au milieu des HLM des Courtilles… – bien sûr, là-dedans, la troupe a été plus ou moins une troupe… mais à un moment la pièce est prête, on est semi-content, semi-résigné de ne plus pouvoir tout refaire à neuf, et puis elle prend ses aises à force d’être vue… Elle est devenue peut-être encore plus comique dans cette nouvelle version mais, comme si ça allait avec, elle a pu être dans les «bons jours» vraiment mêlée de tragique, douce et pinçante à la fois.