mardi 19 avril 2022
Allez, les nains ! On vote Alberich !
lundi 18 avril 2022
Wotan, Loge, Chéreau (1979)
C'est tellement beau. Le mec (Wotan) est un dieu, certes, garant des lois et traités, et de tout ce que vous voudrez d'autre qui fait marcher l'ordre du monde, mais il s'est reconnu pourtant, à quelques scènes de là, comme la plus impuissante des victimes impuissantes. Et il le dit, d'ailleurs, tel quel. Il aime cette part de lui, sa volonté, féminine (la Walkyrie Brünehilde, sa fille), qui le dépasserait enfin dans le sens de ce qu'il désirerait et aimerait, contre la nécessité du monde : sa faiblesse, son amour, réalisés ou non. Il faudrait pour cela qu'un Siegfried valable se pointe, un humain fragile désignant, par cette fragilité et cette innocence même, une nouveauté, un enjeu nouveau. Accessoirement, ce qui est politique, Wotan reconnaît qu'il n'est de ≪droit≫ qui ne naisse de violence, d'usurpation, d'exception : il n'est point de droit qui ne naisse et ne procède d'un en-dehors barbare du droit. Et alors ? Serait-ce une raison de ne pas en souffrir, de ne pas souffrir de cette situation de fait/de droit, d'injustice native, aux termes des exigences contraires et tout aussi impérieuses d'un certain droit naturel qui nous ressemble tous, posant l'égalité entre toutes souffrances et dignités ? MacIntyre, sur ce coup-là, décidément, et à jamais (voyez sa face ruisselante, jouissez-en). Macintyre/Wotan, donc, cédant le triomphe divin au seul dieu éternel qui vaille, celui des vainqueurs libéraux éternels : le Feu, toujours jeune, en son ironie triomphante. Loge. Le personnage principal de la Tétralogie. Celui qui se fout bien (explicitement) de tous les autres cons et connes. Mais a-t-il bien raison, ce feu ? Et existe-t-il (tellement) ?
jeudi 2 septembre 2021
Grec (sans salade)
«Das ist kein Mann !» (Siegfried, Acte III, scène 3)
(Richard Wagner, L'œuvre d'art de l'avenir)
lundi 26 avril 2021
mardi 14 février 2017
mardi 12 mai 2015
Information importante
dimanche 8 mars 2015
Notes sur le Faust de Gounod à l'Opéra-Bastille

mardi 9 décembre 2014
Wagner, mode d'emploi
« L’Histoire m’offrait le modèle et le type des relations idéales du théâtre et de la vie publique telles que je les concevais. Je trouvais ce modèle dans le théâtre de l’ancienne Athènes. Là, le théâtre n’ouvrait son enceinte qu’à certaines solennités, où s’accomplissait une fête religieuse qu’accompagnaient les jouissances de l’Art ; les hommes les plus distingués de l’État prenaient à ces solennités une part directe, comme poètes ou acteurs ; ils paraissaient, comme les prêtres, aux yeux de la population assemblée de la cité et du pays ; et cette population était remplie d’une si haute attente de la sublimité des œuvres qui allaient être représentées devant elle, que les poèmes d’un Eschyle ou d’un Sophocle pouvaient être proposés au peuple et assurés d’être parfaitement entendus. Alors s’offrirent à moi les raisons, douloureusement cherchées, de la chute de cet art incomparable ; mon attention s’arrêta, premièrement, sur les causes sociales de cette chute, que je crus trouver dans les raisons ayant amené celle de l’état antique lui-même. Puis, je cherchai à déduire de cet examen les principes d’une organisation politique de l’humanité qui, en corrigeant les imperfections de l’état antique, pût fonder un ordre de choses où les relations de l’art et de la vie publique, telles qu’elles existaient à Athènes, renaîtraient, mais plus nobles, si cela est possible, en tout cas plus durables. Je déposai les pensées qui se présentèrent à moi sur ce sujet dans un petit écrit intitulé l’Art et la Révolution.»
« Et en effet, aujourd’hui encore, nous sommes esclaves, mais avec la consolation de savoir que nous sommes tous également esclaves : esclaves auxquels autrefois des apôtres chrétiens et l’empereur Constantin conseillaient de sacrifier patiemment un misérable ici-bas à un au-delà meilleur ; esclaves auxquels aujourd’hui des banquiers et des propriétaires d’usines enseignent à chercher le but de l’existence dans le métier exercé pour gagner le pain quotidien. Seul, à son époque, se sentait libre de cet esclavage l’empereur Constantin, qui disposait, en sensuel despote païen, de la vie terrestre de ses sujets crédules, représentée à ceux-ci comme inutile ; seul libre, du moins au point de vue de l’esclavage public, se sent aujourd’hui celui qui a de l’argent, car il peut à son gré passer sa vie à faire autre chose que gagner sa vie. »
« Non, nous ne voulons pas redevenir Grecs ; car, ce que les Grecs ne savaient pas, ce pourquoi ils devaient périr [nous] le savons, nous. Leur chute même dont, après une longue misère, nous découvrons la cause au plus profond de la souffrance universelle, nous montre avec précision ce que nous devons devenir : elle nous montre que nous devons aimer tous les hommes, afin de pouvoir nous aimer nous-mêmes de nouveau et retrouver pour nous la joie de vivre. Nous voulons nous délivrer du joug déshonorant de servage du machinisme universel, dont l’âme est blême comme l’argent, et nous élever à la libre humanité artistique dont l’âme rayonnera sur le monde ; de journaliers de l’industrie, accablés de travail, nous voulons tous devenir des hommes beaux, forts, auxquels le monde appartienne, comme une source éternellement inépuisable des plus hautes jouissances artistiques.
Dans ce but, nous avons besoin de la force toute-puissante de la Révolution ; car, seule est nôtre la force de la Révolution poussant droit à ce but, dont elle peut justifier la réalisation uniquement parce qu’elle exerça en premier lieu son activité à disloquer la tragédie grecque, à dissoudre l’État athénien.
D’où devons-nous donc tirer cette force dans notre état de débilité profonde ? D’où [tirer] la force humaine contre la pression paralysante d’une civilisation qui dénie tout à l’homme ? Contre l’outrecuidance d’une civilisation qui ne se sert de l’esprit humain que comme de la force de la vapeur dans une machine ? D’où [tirer] la lumière capable de dissiper cette barbare superstition régnante voulant que cette civilisation, cette culture aient en soi une valeur plus grande que le véritable homme vivant ? Voulant que l’homme n’ait que la valeur et l’importance d’un instrument aux mains de ces abstraites puissances dominatrices, et non par soi-même : comme homme ? »
dimanche 19 octobre 2014
Réveil

mercredi 24 septembre 2014
Chevaliers du Nihil

« La conscience de soi de l'humanité est le nouveau Graal autour duquel les peuples se rassemblent pleins de joie... Telle est notre tâche : devenir les chevaliers de ce Graal, ceindre l'épée pour lui et risquer joyeusement notre vie dans la dernière guerre sainte qui sera suivie du Royaume millénaire de la liberté. »
dimanche 29 juin 2014
Le Rêve d'Elsa, notre force de frappe.
mardi 13 mai 2014
La vie privée de la race supérieure

À quoi ressemble Bayreuth ? Eh bien, c'est une petite ville bourgeoise de Franconie, sise au milieu des collines et des jolies forêts de Bavière, à deux ou trois heures de chemin de fer de Nuremberg, ni assez ancienne pour être vénérable, ni suffisamment récente pour être tout à fait banale ; et les habitants y vivent de leurs rentes dans des villas, ou alors effectuent des travaux de blanchissage et vendent de la confiserie, des albums et des photographies. Outre les nombreuses fontaines, on remarque aussi un monument absurdement démodé, dédié à un personnage que des visiteurs anglais vulgaires qualifient généralement de «vieil empoté», une cheminée d'usine, une caserne, un asile de fous, une vieille salle d'opéra du XVIIIème siècle, très pittoresque, le théâtre Wagner à mi-pente de la colline et, tout en haut, au milieu des pins, l'inévitable Sieges Turm, ou tour commémorative de la guerre de 1870-1871. La moitié de la rue principale s'appelle Maximilianstrasse, l'autre moitié RichardWagnerstrasse. La maison du maître est une villa cossue, que rien ne distingue des autres, sauf cette inscription : Hier wo mein Wähnen Frieden fand, Wahnfried sei dieses Haus von mir bennant («Ici où mon imagination a trouvé la paix, je donnerai à cette maison le nom de paix de l'imagination»), et une composition en sgraffite, tout à fait dans le style et le goût de Mr Edward Armitage, qui représente Wotan le Voyageur. Derrière la maison du maître se trouve la tombe du maître ; car Wagner, comme j'entendis s'exclamer un Anglais indigné, «est enterré dans le jardin du fond, monsieur, comme un Terre-Neuve». Jamais, je ne serai un véritable wagnérien ; car j'éclatai de rire à cette explosion de préjugé bourgeois, alors que n'importe quel disciple un tant soit peu susceptible aurait été glacé d'horreur.
Les choses sérieuses commencent à quatre heures au théâtre Wagner ; mais dès deux heures, le flot de gens qui gravit la colline est pour ainsi dire constant, leur destination première étant le restaurant sur la droite du théâtre, et leur but premier se garnir l'estomac. À quatre heures moins le quart, un groupe de messieurs, qu'un certain air Brixton et Kentish town, ainsi que les trombones et les cornets à pistons qu'ils transportent vous désignent comme des membres de l'orchestre, s'assemblent devant la porte centrale. Les redoutables sonneries d'appel qu'ils lancent successivement à droite et à gauche annoncent que le spectacle est sur le point de commencer. En dépit du bruit affreux qu'ils font, ils ne sont audibles qu'à très petite distance, non seulement parce qu'ils se tiennent sous le portique, mais parce que les cuivres demandent qu'on en joue en soufflant avec douceur et musicalité si l'on veut que le son se propage (sauf dans le cas du clairon qui n'est que violent). Dans dix minutes environ, il sera temps de pénétrer dans le célèbre théâtre.

Vous arrivez préparé à la configuration des lieux par d'innombrables gravures et photographies ; mais la prédominance du brun et du gris, l'absence frappante de coussin, de rideau, de frange, de dorure, ou de toute autre garniture qui égaie généralement un théâtre, ainsi que la pente de la salle (aucune représentation ne vous en donne une impression adéquate) vous portent à penser que le directeur aurait quand même pu embellir un peu l'endroit à votre intention. Mais vous n'avez aucun autre sujet de vous plaindre ; car votre siège articulé, malgré son cannage non rembourré est spacieux et confortable, et la vue que vous avez sur le rideau, excellente. Les dames «hautement estimées» sont priées par des pancartes de bien vouloir enlever leur chapeau et celles qui portent d'innocentes petites capotes qui n'obstrueraient pas la vue d'un enfant ont soin de les retirer. Pourtant les dames qui portent des chapeaux tour Eiffel, et qui les considèrent apparemment comme des objets d'intérêt général ne le cédant en rien aux oeuvres de Wagner, ignorent obstinément la pancarte ; et l'Allemagne, malgré tous ses officiers à cheval, n'ose faire observer la discipline. Vous ouvrez votre livret, votre partition, votre guide des leitmotive ou n'importe quelle autre invention stupide, destinée à distraire votre attention du spectacle ; et, immédiatement, les lumières s'éteignent, vous plongeant dans ce qui semble être une obscurité complète. On entend un fracas de chaises cannées qu'on abaisse ; un grand bruissement, comme celui du vent à travers la forêt, causé par mille trois cents robes et pans d'habits qui entrent en contact avec le cannage, suivi des chuts et des sifflets des wagnériens fanatiques que chaque bruit indispose et qui amplifient le vacarme avec une irritation beaucoup plus éprouvante pour les nerfs que l'inévitable chute occasionnelle d'une canne ou d'une paire de jumelles de théâtre. Puis le prélude commence ; et vous reconnaissez aussitôt que, pour le confort, l'effet produit et la concentration de l'attention, vous êtes dans le théâtre le plus parfait du monde. (...) Quelle admirable trouvaille architecturale que cette série d'ailes latérales, chacune ornée d'une colonne et surmontée de globes lumineux qui donnent à la scène l'air de procéder naturellement de l'auditorium ! (...) Les premiers accents du prélude s'élèvent mystérieusement de l'orchestre invisible. Et ainsi de suite. À la fin du premier acte, il y a une pause pour le thé. À la fin du deuxième acte, il y a une pause semblable pour le dîner. C'est ainsi que ces ascètes se font l'émule de Bouddha (...). Le végétarisme, le bouddhisme supérieur, le christianisme débarrassé de ses pièges allégoriques (je soupçonne que c'est une variante hétérodoxe), la croyance que la chute de l'homme a été le résultat de quelque cataclysme qui réduisit celui-ci à manger de la chair animale pour ne pas mourir de faim, la négation du vouloir-vivre et la rédemption subséquente à travers la compassion suscitée par la souffrance (cela est l'article de foi wagnéro-schopenhauerien) : ce ne sont là que quelques échantillons de ce que le wagnérisme implique de nos jours. L'enthousiaste moyen adhère à tout, sans hésiter - hormis le végétarisme. Le bouddhisme, il le tolère ; il n'est pas très regardant sur la forme de christianisme qu'il professe ; Schopenhauer est son philosophe favori ; mais assister à Parsifal en entier, sans absorber un bifteck entre le deuxième et le troisième acte, pas question !»

jeudi 8 mai 2014
Tristan et Isolde, les amants de la Bastille

Prélude.
Certes, nous admettrons bien volontiers l’idée qu’entre la Répétition générale et la Dernière de Tristan et Isolde à l’Opéra-Bastille (laquelle Dernière eut lieu en matinée ce 4 mai), un certain temps se sera écoulé, et avec lui, de l’eau sous les ponts, et dans les profondeurs des divers « océans » de l’Univers, ceux-là mêmes dont Isolde clame avec amertume (selon certaines traductions contestables, dont celle du spectacle parisien ici évoqué) qu’elle les a bravés – et franchis – en vain à la fin de l’œuvre de Wagner (« Pour t’épouser, dans l’extase, j’ai traversé les océans », Acte III, scène 2). Notons le caractère vaguement outrancier d’une telle affirmation, rapportée à une zone géographique en réalité fort modeste, incluant grosso modo la Mer Celtique, le Canal Saint-Georges séparant l’Irlande du Pays de Galles, et à l’extrême rigueur, en effet, une portion réduite – à parcourir par cabotage tranquille – de l’Océan Atlantique.
Travailler fatigue.
Du temps, donc, aura passé entre la Générale et la Dernière, les deux représentations extrémitaires auxquelles nous assistâmes, dans l’ensemble avec enthousiasme, quoique avec le temps en question une certaine fatigue d’organe se soit sans nul doute installée au coeur de la troupe remarquable emmenée par Philippe Jordan. Concernant le vidéaste Bill Viola, dont la rétrospective au Grand-Palais se poursuit jusqu’en juillet prochain (nous vous la conseillons quoique elle soit horriblement chère), rappelons que son travail ici présenté, sur Tristan et Isolde, n’était nullement une création. Il s’agissait à l’origine d’une vidéo de quatre heures produite en 2004, destinée à une mise en scène du même opéra par le même Peter Sellars, flanqué du Los Angeles Philharmonic conduit par Esa-Pakka Salonen. Les installations de Viola, massives, vampirisent le regard. Ce fut là leur intérêt, et leur limite. Point n’est besoin d’insister, du coup, par contraste sur le minimalisme extrémiste de la mise en scène qui se donna là (au fait, y en eut-il une ?). Sellars, dont les personnages fantomatiques, vêtus tels des profs de fac de gauche assistant à la soutenance (et, pour les femmes, à la rigueur, au cocktail somptueux suivant celle-ci) du petit dernier, évoluent au ralenti autour d’un banc de pierre (ou d’une estrade mortuaire), n’a semble-t-il pas jugé utile de trop se mesurer à son collègue vidéaste. Pas de souci, de notre point de vue : l’action, objectivement, dans Tristan et Isolde se réduit à presque rien. « On connaît le résumé satirique, rappelle Jacques Chailley, de l’action qui en fut jadis rédigé : “Le premier acte, ce sont deux femmes qui se promènent sur la scène ; le deuxième acte, un homme et une femme assis sur un banc ; le troisième acte un monsieur qui se lève et se recouche sans arrêt. C’est tout”. Cette “synthèse” assez méchante n’est pas tout à fait inexacte sur le plan théâtral pur. » (Chailley, Tristan et Isolde de Richard Wagner). Ajoutons, d’autre part, que la confusion, entretenue par la « mise en scène » de Sellars, des « personnages » féminins en particulier (Brangäne et Isolde) était sans doute déjà recherchée par Wagner lui-même. Brangäne est une sorte d’excroissance diurne d’Isolde, sa partie raisonnable destinée à l’engloutissement nocturne futur. Elle n’atteint à l’autonomie de caractère, notamment vocal, qu’au cours du premier acte. Au deuxième, elle est certes l’agent du sommet absolu (pour nous) de l’œuvre (sa propre intervention, en tant que guetteuse rappelant la prudence aux amants). Mais, déjà, elle n’est plus malgré tout qu’un agent de pure forme, incarnation, il est vrai sublime, d’une simple fonction séculaire liée à un style littéraire et musical parfaitement codifié, datant du Moyen Âge : la fameuse «chanson d’aube» des amours clandestines. Au troisième acte, elle est pour ainsi dire inexistante, ce qui ne dépare pas dans une pièce ayant le Néant pour objet principal, et ne constitue donc aucun jugement de valeur de notre part, susceptible de déboucher à terme sur notre condamnation éventuelle par la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations, dont nous saluons ici l’intégralité des valeureux agents.
Bill Viola.
Nous n’en avions point fini avec M. Bill Viola, dont les images sont belles : souvent, même, saisissantes de beauté. Nous pensons bien sûr au duo d’amour du deuxième acte, à ces formes s’élevant alors dans l’azur confus et bleuté d’un océan sensitif, rompues de ravissement, ballottées, offertes au gré des fluctuations langoureuses, érotiques, que cette incroyable musique suscite. Les deux amants trottant ensemble main dans la main à la noyade, juste avant l’arrivée de Marke, Mélot et autres casse-planètes, à la fin de ce même deuxième acte, nous ont émus. Tristan’s Ascension : ce corps masculin progressivement soulevé d’une dalle funéraire par une chute d’eau au cours inversé, accompagne admirablement, de manière très évocatrice, le Liebestod terminal. Tout cela est vrai. Et à en rester à une simple critique descriptive de ce travail, seuls quelques choix nous paraîtraient alors discutables, voire carrément risibles : ce tanker pétrolier, par exemple, accueilli comme le salut (et l’esquif à la voile tremblotante que nous attendions plutôt à l’acte III, avec Tristan, plongé dans son délire de fièvre), ou le désenfilage de slip peut-être un peu pataud du personnage incarnant le pôle masculin de l’amour (non-encore aboli comme tel, certes : il est d’ailleurs fort viril et poilu) au cours de la longue séquence que nous qualifierons « d’ablutive » accolée au premier acte et à ce sinistre périple maritime d’Irlande en Cornouailles. Pourquoi, troisièmement, associer presque systématiquement « le pays de la Nuit » de Tristan à cette thématique de « la Nuit en Forêt » (parfois façon Blair Witch, il convient bien de le reconnaître) ? Le romantisme d’une telle position (sans parler de son wagnérisme, d’ailleurs : voyez le « Im Wald und Nacht » de Siegfried) se défend certainement, mais enfin, vous comprenez, ces choses-là se discutent. De même, beaucoup plus sérieusement, que se discute fondamentalement la légitimité d’illustrer une œuvre de Wagner, pour qui la quête d’unité artistique, la «Gesamtkunstwerk», primait tout, au moyen d’écrans, c’est-à-dire concrètement de tout ce qui, désormais, à l’extérieur de l’art et à l’extérieur de la vie, fait opposition à la recherche de cohérence, de concentration, de production esthétique et/ou intellectuelle valable, et motivée. De cette image lumineuse papillonnante, tremblante, rémanente, impressionnant sans relâche l’œil sur le mode du traumatisme répétitif, en le stimulant et l’épuisant de plus en plus rapidement au fil des générations, nous nous demandons bien ce qu’aurait pu penser le dramaturge Wagner, étant donné ce qu’on a déjà dit ici de la mise en scène délibérément inepte de M. Sellars. Nous ne parlons évidemment pas là de la pertinence éventuelle bien indiscutable d’effets lumineux, pyrotechniques ou autres, nous ne sommes pas hostiles à ce que la Nuit soit transfigurée, nous parlons seulement de ces écrans gigantesques : ceux-là mêmes qu’on nous demande précisément d’éteindre (à juste titre) avant que le spectacle ne soit lancé mais pour, en quelque sorte, leur faire ensuite, ô paradoxe, dans la foulée, une place encore plus nette sur scène, presque les consacrer en somme. Bill Viola lui-même condamnait, d’ailleurs, récemment, détail amusant ! cette occupation totalitaire (Viola employant, lui, dans l’interview à laquelle nous pensons maintenant, le terme de « pollution » permanente) de nos existences par des écrans fusionnant désormais à merveille les mondes enchantés du Travail salarié et du « Temps libéré ». Et puis cette horrible mire de réglage géante, lors de l'entracte du deuxième au troisième acte ! Voilà des conjectures dans lesquelles nous nous trouvons encore perdus, à cette heure. D’autant qu’ayant eu le loisir d’apercevoir lesdites installations violesques depuis deux situations différentes (l’orchestre, puis trois semaines plus tard, le second balcon), nous pouvons témoigner de ce fait – tout effet de surprise annulé mis à part – que la puissance d’arrêt primitive du dispositif s’effaça çà et là, parfois, la seconde fois, devant une irrésistible, une nébuleuse mais bien réelle impatience ne suffisant pas, cependant, et voilà bien le principal, répétons-le encore ! à en suspendre les meilleurs effets. Le côté monstrueusement lithique, presque stonehengien, d’abord perçu depuis l’orchestre le 5 avril 2014 laissa simplement place, le 4 mai, en contre-plongée, à la réminiscence de quelque impression de choc lointainement infantile, généré, par exemple, par certain feu d’artifice marquant, tel son-et-lumière d’anthologie autour d’un obscur château-fort de province, ou un film de monstre projeté jadis dans quelque ancêtre de nos mastodontes ciné-multiplexes actuels.... Gageons en tous les cas que le crypto-bouddhisme de Viola et celui de Wagner, leur confusion orientalisante conjointe, n’auront pas peu contribué au bonheur global d’un tel rapprochement iconographique.
Chant d’aube et Mort d’amour.
Reste cette fatigue, bien compréhensible, de MM. Dames les interprètes. Nous attendions avec beaucoup d’entrain Stanislas de Barbeyrac en pâtre, mais il paraît que le bon garçon fut frappé d’un mal inopportun. Dommage. M. Franz-Josef Selig, sorte de Basse – obstinée – fut excellent en Marke. Son costume d’officier du GIGN en retraite, censé représenter (isolément : voir à ce sujet notre remarque perfide récente sur la très terne garde-robe des autres interprètes) la Légalité, les Honneurs et autres Convenances mondaines et diurnes fut aussi du plus rafraîchissant effet. Pour le reste, donc, soit (pardonnez du peu) l’essentiel, nous nous sommes déjà prononcés : ces Tristan et Isolde et Brangäne-là ne seront ni hissés au pinacle, ni plongés dans le purgatoire indéfini de nos souvenirs vibratiles. Contrat rempli, comme on dit. Il demeure juste quelque peu piquant de se remémorer le premier avertissement solennel émis, à l’attention des spectateurs, par l’établissement de Bastille, juste avant l’attaque du Prélude : « Mesdames Messieurs, nous vous informons que lors de cette répétition générale, dans le but de se préserver, les interprètes ne pousseront pas leur voix ! Merci de votre compréhension. » Diable ! nous exclamâtes-nous, sortant de là les yeux humides, et plus complètement lessivés par l’écume sentimentale qu’un bête galet de Cornouailles : que sera-ce quand ils ne l’épargneront pas ! La Générale fut de loin, vous l’aurez compris ad nauseam la meilleure des deux séances : assurément, par séquences entières, elle fut sublime. Il n’est que l’irrationalité stupéfiée prétendant toujours éprouver le même saisissement à l’exécution de la même sidérante partition que l’on blâmera d’avoir estompé, en notre esprit, cette vérité précisément inaltérable selon laquelle on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve (fût-il, pour ne citer « que » cela, celui du duo d’amour du deuxième acte, ou de la Liebestod finale). Précisons que l’évolution musicale du 5 avril au 4 mai, qu’une fois encore nous qualifierons de pure « fatigue », n’aura guère, à nos oreilles, concerné que le chant. L’orchestre, pour lui, nous paraît non seulement ne point avoir connu semblable baisse de régime mais encore avoir gagné en puissance, en force et en amplitude, en pouvoir d’émotion. Le Prélude, par exemple, les deux fois, fut un ravissement, de même que l’aboutissement. D’où le décalage cruel faisant que Violeta Urmana (Isolde), sans qu’elle eût démérité, ne parvint jamais à hisser vraiment (en tout cas lors de la Dernière) dessus l’orchestre immarcescible sa «Mort d’amour» très honorable. Seule réserve : un tempo sans doute insuffisamment rapide, y compris sur le «Descends sur nous, ô Nuit d’Amour» (Acte II, scène 2), cette «chanson d’aube» constituant l’un des sommets hallucinants de l’œuvre.
Les lecteurs et lectrices habituels du Moine Bleu connaissent évidemment tous ces morceaux, toutes ces références, étant donné qu’ils et elles représentent le sommet de l’évolution humaine : celui, en particulier, de la culture universelle, ce qui ne va d’ailleurs pas, chez eux, sans quelque douleur occasionnelle notable, si l’on admet avec certain penseur boche autrefois assez influent que la culture est après tout le lieu de la plus grande scission d’avec soi-même. Tout de même, à l’intention de visiteurs strictement de passage, échoués ici tel l’esquif de Tantris au gré de recherches internet erratiques concernant les « putes à la fac de X », « la plus grosse tique (ou « bite », c’est selon) du monde » ou même – plus insolite – les « activités LVF de Germinal Chamouin » (en sorte que voilà ici présentés les quatre-cinquièmes de notre lectorat de la semaine), il ne nous semble pas totalement dénué d’intérêt de procéder céans à un bref rappel des faits, ainsi qu’on s’exprime chez les avocats, procureurs et autres professionnels sympathiques.

Achronalité et Traumatisme.
Ci-dessus, on aura reconnu le fameux « accord de Tristan » (fa-si-ré dièse-sol dièse), issu des quatre premières mesures de l'oeuvre. Cet accord et, de manière générale, tout le chromatisme de Tristan auront, comme on le sait, déchaîné les passions musicologiques. Le souci de Wagner, via le chromatisme, soit l'utilisation d'une gamme privilégiant les intervalles de ton les plus rapprochés, c'est d'exprimer la tension la plus exacerbée (l'attente, le désir, l'angoisse... et la facilité plastique avec laquelle chacun de ces états peut passer dans l'autre : leur mutabilité extrême, en quelque sorte), ce recours thématique au chromatisme n'ayant rien d'absolument nouveau : le procédé est connu depuis le XVIème siècle. Traditionnellement, le chromatisme est craint, voire tabou, car il permet de manier toute la gamme des vices subtils, des états intermédiaires et langoureux : « La musique de la Renaissance, de plus en plus souvent, a fait appel à la voluptueuse sensualité de la gamme chromatique, dont les altérations subtiles sont tellement plus aptes à traduire les mouvements secrets de l'âme. Le Moyen Âge avait proscrit l'emploi de la note sensible (un demi-ton au-dessous de l'octave de la tonique) en raison de son inflexion efféminée, de sa propension " à l'abandon et à la chute " ; les compositeurs de la Renaissance l'ont cultivée, au contraire, et précisément pour ces motifs-là, dans leurs chants d'amour païens. Le système diatonique, trop franc, trop "concret", se prête mal aux effusions de sentiments : il affirme et ne peut engendrer des effluves musicales ; il parle à l'oreille, à l'imagination visuelle, guère au coeur. » (Michel Hofmann, Richard Wagner). Ce qui est spécifique à Wagner, c'est, d'une part, le caractère systématique de son emploi, les états stables de l'âme (calme, soulagement, joie...) exprimés par le diatonisme « classique » s'y révélant rares, et opposés, dans un travail assumé du contraste psychologique, aux états de tension, ultra-majoritaires. D'autre part, ce chromatisme est structurel : ses « accords » les plus efficaces ne sont pas constitués de notes réelles agglomérés mais, très souvent, de ce que l'on nomme des notes de passage, ou des appoggiatures placées immédiatement avant la « vraie » note afin de soutenir celle-ci, de la mettre en valeur, de la porter. C'est le cas dans ce fameux « accord de Tristan » qui si on le décompose, si l'on retrouve sa genèse, son procédé de construction, bref si on l'analyse (voir ci-dessous, la proposition de Jacques Chailley), est constitué très largement de notes de passage de ce genre, simplement exceptionnellement étirées dans ces quatre premières mesures du Prélude. Le ton est donné, c'est le cas de le dire, dès le début : tension, oppression, (effet d') irrésolution permanente. Voilà pourquoi avoir présenté, comme l'a fait ensuite toute l'école de Schönberg, Tristan de Wagner comme grand précurseur de l'atonalité est au mieux extrêmement contestable : certes, « l'accord de Tristan » n'est pas répertorié, pas classé dans la nomenclature des harmonies ordinaires, mais pour la raison simple que les notes dont on le dit composé sont essentiellement, encore une fois, des notes de passage, fallacieusement considérées comme des notes réelles : « Cette curieuse conception n'a pu se former que par suite d'une destruction des réflexes analytiques poussant à isoler artificiellement une agrégation formée en tout ou en partie de notes étrangères pour la considérer, abstraction faite de son contexte, comme un tout organique fait de notes réelles ; il devient dès lors aisé ensuite de démontrer qu'une telle agrégation échappe aux classifications des traités tonaux ; ceux-ci à leur tour n'ont plus qu'à se voir condamnés en bloc pour leur impuissance à rendre compte de tels "accords". Ce sophisme, assez grossier, que l'on ne tolérerait pas chez un élève d'harmonie de première année, est pourtant devenu usuel dans les ouvrages d'obédience, et Tristan s'en est trouvé la première victime désignée. » (Jacques Chailley, Tristan et Isolde de Richard Wagner). Pour le dire autrement, avec Vincent d'Indy dans son Cours de composition : « L'analyse de l'harmonie ne consiste pas à rattacher telle ou telle agglomérations de sons à un catalogue forcément arbitraire (...) mais à éliminer toutes les notes artificielles dissonantes, dues uniquement au mouvement mélodique des parties mais étrangères à l'accord ». Un accord comme celui dit « de Tristan », qui peut, dès lors, se rattacher à une tradition tonale très classique (Beethoven, Lizst ou Chopin, entre autres, l'ayant utilisé bien avant Wagner). La résolution d'une telle question excédant de loin nos misérables compétences, notons cependant, et pour finir là-dessus, l'étrange qu'il y aurait à vouloir rattacher Wagner, à toute force, à l'atonalité, école recherchant programmatiquement la destruction des tensions tonales, précisément via Tristan, opéra procédant justement, peut-être de manière unique dans l'histoire de la musique, d'une quête permanente de la tension, au moyen du chromatisme.
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Démonstration de la construction de « l'accord de Tristan » par Jacques Chailley. Les pseudo-notes réalisant cette construction sont ici notées NP (Notes de passage) et APP (Appoggiatures). |
Acte 1.
Richard et Mathilde.
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Richard «you-fuck-my-wife ?» Wagner (1813-1883) |
Ce deuxième acte, largement – donc – vénitien ne saurait l’être innocemment. Il est peut-être la plus grande célébration musicale de « l’amniotisme », de « l’aquatisme » régressif caractérisant la jouissance physique – sexuelle – d’une part, l’abandon voluptueux au désespoir et à la mélancolie, ensuite. Une telle débauche de sentiments ambivalents ne se trouve pas accessible aux seuls heureux propriétaires de baignoires en céramique, qui prennent plaisir à se torturer délicieusement en faisant le bilan régulier de leur existence, le dimanche, tandis qu’ils se trouvent immergés dans un remous d’eau chaude calcaire. Les bains brûlants, réels ou symboliques, sont souvent crapuleux à l’exacte mesure des dépressions qu’ils consolident, voilà tout. En l’occurrence, c’est Venise, ville morte par excellence, ville du temps perdu où gît à chaque pas le souvenir torturant de grandeurs et de beautés irrémédiablement enfuies, telles ces amours dont on soupçonne qu’elles eussent pu être les plus grandes de toutes, pourvu qu’on s’y fût pleinement abîmé, à son heure, c’est Venise, donc, cette Nuit liquide sans pareille dont elle offre le déchirant spectacle « ordinaire », et indistinct, qui offre à Wagner ce dont il était après coup le plus fier comme artiste : la transition extraordinairement ménagée de l’élan vital le plus échevelé au désir de mort le plus extatique, le plus tranquille, le plus calmement et sobrement abouti. « Mon chef d’œuvre, écrit-il dans son journal (à l’intention de Mathilde, le 29 octobre 1859), dans l’art subtil de la gradation est sans doute la grande scène du deuxième acte de Tristan et Isolde. Le début de la scène exprime une vie débordante en ses passions les plus véhémentes, – la fin, le désir le plus solennel, le plus profond de la mort. Ce sont là les piliers : voyez comment je les ai reliés, comment on passe de l’un à l’autre ».

Pour en revenir à notre scène 2 de Tristan, un peu plus tard, quand un semblant de « calme » aura reconquis la zone, le glissement commencera de s’opérer, depuis cet état d’excitation sauvage jusqu’à l’extase d’indistinction : cette « petite mort » que vous sentez évidemment poindre gros comme une maison, car vous avez le nez fin, et avec elle la profonde unité, exposée, du désir amoureux wagnérien. Mais pour l’heure, c’est le moment de la guerre. Une guerre synesthésique, totale. L’attente d’Isolde, son aperception de Tristan aiguillonnant tous ses sens, les retrouvailles finales, bref ce que l’on nomme communément chez les spécialistes le «mimodrame de l’attente fébrile d’Isolde» eût pu, à Bastille, se trouver exprimée par Violetta Urmana de manière un tantinet moins sobre, pour ne pas dire empesée. Songeons à Siegfried et Brünhilde que Chéreau faisait s’approcher et s’étreindre à genoux dans son mémorable « Ring du centenaire », à Siegmund et Sieglinde cédant brutalement, du fait du même Chéreau, à leur impatience absolue à l’issue du premier acte de la Walkyrie, au sujet duquel G.-B. Shaw écrivait que le célèbre duo d’amour qu’il contient « se trouve amené au point où les conventions sociales actuelles exigent la chute précipitée du rideau » (Le Parfait Wagnérien). « Toutes ces tensions ascensionnelles, écrit Chailley, finissent par revêtir une forme d’appel presque insoutenable, par faire naître une véritable oppression ; lorsque tout l’orchestre aboutira à un immense accord de dominante qui nous mènera de si b à ré b majeur, il est impossible de ne pas comprendre, par la seule force de la musique et indépendamment de toute convention thématique (…) qu’une attente aussi passionnée doit aboutir à quelque chose, et que Tristan va paraître. » (Chailley, Tristan et Isolde…). « Isolde ! Tristan ! » s’écrie – enfin – chacun, tombant dans les bras de sa chacune, trouant, perçant une première fois de cris bestiaux la barre symphonique crûe jusqu’à l’insupportable. Puis, ensemble : « Geliebter » (« Bien-aimé(e) ! »). Et à partir de là, de l’avis de tous les professionnels concernés (sans excepter les psychiatres, les orthophonistes et les musicologues en Sorbonne), les choses, tant sur le plan lyrique que de la simple représentation, deviennent suprêmement confuses : « C’est vraiment toi que je sens ? » croit-on distinguer dans ce terrible maelström, « C’est bien ta bouche, ça ? », « Et cela ? », jure-t-on entendre ailleurs, « ce serait ta main ? », « Est-ce moi ? Est-ce toi ? », « Magnifique », etc. Et le toujours admirable Shaw, pour nous, d’enfoncer le clou : la musique de Wagner exprime « les manifestations émotionnelles [de la passion sexuelle] avec une franchise et un naturalisme qui auraient peut-être choqué Shelley » (Shaw, Le Parfait Wagnérien). Très juste, tout cela. D’autant que le plus sexué, le meilleur, le plus subtil, le plus ambigu et le plus beau reste à venir : la fameuse séquence dite « O sink Hernieder, Nacht der Liebe », que nous vous proposons maintenant d’écouter, ci-dessous, accompagnée du texte allemand et de sa traduction française. Notons préalablement que pour cette prodigieuse séquence, le choix de Bill Viola à Bastille se révéla très adéquat et bouleversant : deux êtres au regard ancré l’un dans l’autre (bientôt, la femme pleure) et mis en mouvement circulairement, puisque (l’explication fera bien rigoler les cyniques, mais comment le dire autrement) ne pouvant plus guère avancer davantage l’un vers l’autre sans se heurter puis maintenir entre eux un équilibre désespérément statique, que la tension absolue de leur amour refuserait. Voilà pourquoi ils tournent, dans l’orbite l’un de l’autre (Bon : le petit comique, là-bas, dans le fond ! dehors !). Le risque n’est autre, à vrai dire, que celui du cannibalisme : que nos deux amants en viennent à s’entre-dévorer, en vue d’une absorption réciproque définitive. Et la question wagnérienne, ici bien relayée, nous semble se poser en ces termes : comment (une telle chose est-elle seulement envisageable ou même souhaitable) concilier durablement, dans l’amour, les besoins d’extase et de fusion ? Ce genre d’interrogation ne s’aborde, en tremblant, comme on l’imagine, que dans le noir complet.


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Arthur Schopenhauer, joyeux drille (1788-1860). |
Oui, là, bien entendu, il nous faut causer un peu de Schopenhauer.
Chacun ses monstres, voilà tout.
On soupçonne aisément, quoi qu'il en soit, ainsi que l'exprima en toute franchise et spontanéité ce spectateur bastillo-tristanesque du 4 mai, sitôt le rideau tombé sur ce deuxième acte de légende, que tout cela va mal finir ! Certes. Bien qu'il soit néanmoins loisible de se demander comment pourrait mieux finir un drame dont, assez rapidement, les deux protagonistes principaux ont décidé que la meilleure issue aux petits soucis qui les accablent serait encore le suicide collectif. Il est vrai que celui ou celle qui choisit d'affronter la Mort, d'aller franchement à sa rencontre, ne fait plus partie de ce monde-ci, qu'à certains égards, il ou elle le domine par trop nettement. Hegel parlait de la maîtrise conquise dans le risque assumé de la vie. Dans Tristan et Isolde, la stupéfaction de n'avoir pas consommé le philtre de mort prévu (1er acte), censé éviter aux deux buveurs sacrés les ennuis du déshonneur et de la tristesse, cède la place (2ème acte) à l'émerveillement devant les possibilités toujours néantisantes (mais désormais extatiques) de l'Amour, petite mort. Mais, au dernier acte, c'est bien la torture positive d'une existence maintenue dans la solitude absolue : l'absence de l'être aimé, qui suscite la colère de Tristan, et lui fait maudire le philtre, simple instrument de l'amour-piège (et voilà alors ouverte la séquence proprement schopenhauerienne dont nous avons déjà parlé). Mais reprenons l'histoire.
Acte 3.
Les amants enlacés n'ont donc pas pris garde aux avertissements de Brangäne, cette «chanson d'aube», dont Wagner honore très classiquement les codes d'origine, médiévaux. Car Johnny Hallyday ne fut pas le premier à chanter Retiens la Nuit... Non. Shakespeare l'avait déjà en effet précédé sur ce point, dans Roméo et Juliette. Et bien d'autres. Il faut à vrai dire remonter jusqu'aux troubadours et trouvères du XIIème siècle pour voir apparaître ces historiettes (parfois comiques) de couple illégitime protégé par la veille d'un ou d'une camarade (parfois d'un oiseau) exerçant sa surveillance protectrice depuis quelque tour ou tumulus disponible. C'est que le couple en question se trouve menacé, dans la continuation de son kif nocturne absolu, par toutes sortes de rageux et jaloux baptisés par l'usage des «losangiers» ou «malparliers», autrement dit des poucaves décidées à se faire bien voir du mari et obtenir de l'avancement. Dans Tristan, ce rôle guère enviable échoit au dénommé Mélot, que Tristan accusera explicitement d'avoir lui-même convoité Isolde, et d'avoir ainsi agi pour lui nuire, par jalousie. Ce qui ne tient guère la route, soit dit en toute amitié. Il y a là une singulière faiblesse dans l'argumentation : soit l'on nie farouchement avoir fauté (ce n'est pas ce que tu crois, chéri(e), je peux tout expliquer, etc), soit l'on plaide au fond (sur le mode : Je me moque bien de vos règles et de vos convenance de conjugalité, je suis - nous sommes - bien au-delà de tout ça, etc : et voilà bien le comportement qu'aura d'abord un Tristan incontestablement pris en flagrant délit de cocufiage), mais alors dans ce dernier cas, on ne saurait sans bassesse accuser un troisième larron parfaitement intègre (qu'il ait là-dessus raison ou tort de l'être) d'avoir voulu en croquer aussi (qu' Isolde nous pardonne, depuis son Absolu, là-bas, qui déjà nous juge). Quoi qu'il en soit, Brangäne est donc la «gaite» (la guetteuse) choisie par Wagner, dans la droite ligne de «l'ami» de ce magnifique Reis glorios de Guirault de Borneilh (1138-1215), présenté ci-dessous. Le poème est longuement cité dans ce Tristan et Isolde..., de Jacques Chailley auquel nous avons nous-mêmes maintes fois fait référence ici, et décidément indispensable :
L'ami :
Roi glorieux, roi de toute clarté,
Dieu tout-puissant, j'implore ta bonté.
A mon ami, prête une aide fidèle.
Hier au soir, il m'a quitté pour elle.
Et je vois poindre l'aube.
Beau compagnon, vous dormez trop longtemps.
Réveillez-vous, ami : je vous attends,
Car du matin je vois l'étoile accrue
A l'orient ; je l'ai bien reconnue.
Et je vois poindre l'aube.
Beau compagnon, que j'appelle en chantant,
Ne dormez plus, car voici qu'on entend
L'oiseau cherchant le jour par le bocage,
Et du jaloux je crains pour vous la rage.
Et je vois poindre l'aube.
Beau compagnon, le soleil a blanchi
Votre fenêtre et vous rappelle aussi.
Vous le voyez, fidèle est mon message.
C'est pour vous seul que je crains le dommage.
Et je vois poindre l'aube.
(2 strophes)
L'amant :
Je suis si bien, ami, que je voudrais
Que le soleil ne se levât jamais.
Le plus beau corps qui soit né d'une mère
Est dans mes bras, et je ne m'émeus guère
Des jaloux ni de l'aube.
Cet hymne à la Nuit serait presque superposable à notre très-cher O Sink Hernieder, Nacht der Liebe, n'était, significativement, la réplique agressive des amants à la pauvre Brangäne, assimilée tout entière au principe d'illusion dont il convient de se défaire intégralement, en lui tournant le dos avec l'abyssal mépris de ceux qui ont tout compris au film. «Garde jalouse !» («Neid'sche Wache !») lance Isolde. Va t'en rendre service ! Tristan, lui, moins fier, supplie juste du bout des lèvres qu' «on le laisse mourir». Une requête finalement accordée, mais pas dans les conditions expresses qu'il exigeait, c'est-à-dire en compagnie exclusive d'Isolde. Car la troupe du bon Roi Marke débarque en effet soudain au grand complet, Marke fond en larmes amères quant à la trahison inadmissible de son plus fidèle soutien («Me faire ça, à moi, Tristan ? À moi ?», et certes, la chose est émouvante et le bon Roi Marke, c'est pas de sa faute tout ça, il fait de la peine, franchement), puis Tristan se voit poignardé très vilement par le vil Mélot (admettons, quoique nous persistions à le qualifier, nous, de très intègre, ou alors les mots n'ont plus de sens : ce serait comme parler de l'inversion d'une courbe statistique au motif absurde que celle-ci se mettrait soudain à évoluer exactement dans le même sens à un rythme à peine modifié). Notons en tout cas que ce poignardage cruel s'opère en l'absence de tout couteau ou instrument tranchant susceptible de faire l'affaire : sécateur, bâton de ski (comme celui employé en rêve par Jean-Claude Dus dans le deuxième épisode des Bronzés) ou tronçonneuse, mais qu'il occasionne malgré tout une terrible blessure dont Tristan, hélas ! (ou Youpi ! on ne sait plus très bien) ne se relèvera jamais, sinon, de temps à autre, à bout de forces, en déclamant du Schopenhauer sur son lit de granit du troisième acte.
Le très excellent G.-B.- Shaw écrit dans un article du 13 août 1889 intitulé Un aller-retour à Bayreuth que «Tristan ne fatigue ni n'ennuie, sauf dans un passage à la fin du deuxième acte, si le Roi Marke est terne, et dans un autre de la première moitié du troisième acte, si le ténor est inintéressant. Le reste n'est que ravissement.» Encore ne parle-t-il là que de musique. Pour nous, nous étendrions volontiers son estimation à certaines dispositions dramaturgiques et scénaristiques prises par Wagner lui-même au cours de ce troisième acte, presque tout entier. De ce point de vue, la foultitude de mises en scène ayant dû fatalement se colleter avec les séquences fâcheuses dont nous parlons n'auront guère pu que limiter la casse. Une (mauvaise) habitude stylistique de Wagner, par exemple, très perceptible notamment dans L'Anneau du Nibelung, est sa tendance à la répétition, au rappel infatigable (il a de la chance) des événements s'étant déjà déroulés sur la scène lors des épisodes précédents. Tristan n'échappe pas à la règle, et tout agonisant que soit son héros, la compassion bouddhique nous déserte quelque peu lorsque au début de l'acte, son écuyer Kurwenal, brave type un peu bas de plafond mais pratique, essaie laborieusement de lui faire entendre des banalités de base telles que sa propre situation géographique du moment, que l'autre met à chaque échange une éternité à intégrer («Où suis-je ? - à Karéol, ne reconnais-tu pas le château de tes pères ? - De mes pères ? (...) - Quelle Terre ai-je visitée ensuite ? - Mais allons ! La Cornouailles, bien sûr ! - Donc, là, je suis en Cornouailles ? - Mais non : à Karéol !», etc). Il n'y a pas que cela. Les textes originaux médiévaux dont use Wagner pour fourbir la trame de son Tristan et Isolde sont essentiellement au nombre de deux. Chacun de ces deux textes : 1) celui de Gottfried de Strasbourg, datant du XIIIème siècle, 2) celui du Français Thomas, dit «de Bretagne» (fin du XII ème siècle), dont le précédent est une traduction germanique, livre à Wagner une partie de l'histoire. Le Tristan de Gottfried (incomplet) s'arrête là où commence le fragment de Thomas, c'est-à-dire à l'orée du troisième acte. Chez Gottfried, un récit gigantesque (comptant 19 000 vers) fait la part belle au seul Tristan, d'abord, ainsi qu'à toutes sortes d'affrontements chevaleresques et péripéties fantastiques dans lesquels Wagner aura taillé un maximum, comme il aura procédé parallèlement à toutes sortes d'innovations et de rajouts (faire boire, par exemple, le philtre à ses amants maudits juste avant le débarquement en Cornouailles, afin de les plonger dans une mouise inédite et d'augmenter l'effet de tension dramatique). Idem pour le poème de Thomas, qui lui offre - de très loin - la carcasse générale de son troisième acte. Il est à supposer que les débiles combats à l'épée et au poignard invisible émaillant en particulier la fin de celui-ci (comme de celui du deuxième acte) procèdent d'une intention wagnérienne plus ou moins consciente de rendre hommage, sur le tard, au beau milieu de toute cette débauche néo-bouddhique et philosophique moderne, à la geste courtoise d'antan, et aux conventions de l'opéra traditionnel. Le moment où il travaille à Tristan, est justement, d'après Shaw, celui où Wagner, après avoir révolutionné l'opéra et donné, même, le dernier grand opéra classique (avec Lohengrin), se sent titillé par un désir nostalgique de retour à ces codes classiques foisonnant de semblables épisodes exhibant des félons trucidant un héros valeureux sous l'oeil de vierges éthérées, sur fond de grands airs de bravoure, d'effets choraux et autres procédés mécaniques analogues, jadis abandonnés avec colère et fracas dans l'essentiel des trois premiers épisodes de L'Anneau du Nibelung.
Bref.
Tristan, blessé par Mélot, gît sur son lit de mort, n'espérant que l'arrivée d'Isolde pour pouvoir mourir avec elle. Mais, sur la mer qui poudroie, aucune voile à l'horizon, bien que le héros voie de plus en plus nettement, dans sa fièvre, son amour approcher. Cette insistance farouche à tordre le réel dans le sens de ses désirs est évidemment de première grandeur. Elle finit par payer. On songe ici à la Véra de Villiers de l'Isle-Adam, à la Morte amoureuse (ou Arria Marcella) de Gautier, à la Ligeia de Poe (trois auteurs avec lesquels Wagner cousine allègrement, et - en ce qui concerne les deux premiers - sont des wagnériens déterminés) : trois femmes, mortes pour le monde, aux yeux du monde, mais que l'Amour absolument intransigeant, purement inaccessible à la triste réalité, fait revivre et ramène près de lui tout simplement car telle est sa volonté impérieuse. Poe rappelle deux fois, dans sa Ligeia, cette phrase de Glanvill : «L'homme ne cède pas aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l'infirmité de sa pauvre volonté». On pourrait justement dire de Tristan que suspendant cette volonté de vivre, désirant la mort, il ne se rend pas à elle mais l'épouse : sa volonté en tout cas dessine le réel puisque voilà l'esquif d'Isolde qui arrive, enfin, de Cornouailles où (on l'imagine) Marke la gardait encore vaguement prisonnière. Isolde met pied à terre. Elle court, décrite dans ses évolutions pérégrinantes, au mourant sur son lit, par le fidèle Kurwenal. Elle finit par débouler, mais Tristan a déjà expiré : il a pour ainsi dire refusé de l'attendre et ôté la bandelette protégeant sa blessure, trop impatient de mourir, semble-t-il, pour repousser la chose d'une pauvre poignée de minutes. Isolde le lui reproche : «Quoi, bouillonne-t-elle en substance, je fais tout mon possible et traverse les océans (voir notre commentaire au tout début de cet article) pour te retrouver et que nous partions ensemble, et toi, tu ne daignes point m'attendre ?», tandis que la suite du Roi Marke - encore elle - débarque à son tour, et que s'ensuit une nouvelle terrible et dernière bagarre autour du cadavre de Tristan. Méprise tragique car Marke est précisément venu pour dire qu'il pardonnait aux deux amants, mais c'est trop tard : Kurnewal a déjà lynché le vil Mélot à coups de poignard subtil invisible, tout le monde est mort, ainsi que le malheureux Roi Marke, décidément bien largué par les événements depuis le début de cette pathétique affaire, l'exprime tristement. Tout cela, lectrice, Lecter, Hannibal, se révèle d'une lourdeur assez conséquente. «Me faire ça à moi, Isolde ? À moi ?» répète Marke, comme lorsqu'il avait pris Tristan, tantôt, la main dans le pot de confiture, et en l'espèce, lascivement posée sur sa femme. S'ensuit d'ailleurs une ultime tirade peut-être susceptible d'interprétation très mesquinement biographique : Marke reconnaît en Tristan, son «ami» qu'il «exhorte à se réveiller» d'entre les morts, l'assurant «de sa fidélité» éternelle (bref s'excusant, au fond), en manière de renversement des rôles et des responsabilités. Impossible ici de ne pas déceler un vague règlement de compte avec le sieur Wesendonck dont la femme interdite aurait ainsi mis tout ce petit monde dans la difficulté. Wagner, attendant vis-à-vis de lui-même ce sacrifice altier de l'humanité entière qu'il ne se fût pas aussi prestement et rigoureusement imposé, est parfois coutumier de ce genre de récriminations travesties.
Peu importe.
Sur le tas de cadavres qui commence à roidir, une seule personne ne se lamente pas, ne semble avoir rien vu, demeure complètement étrangère à tout ce qui l'entoure.
C'est Isolde.
Elle s'approche et entonne, les yeux rivés sur le corps de son amour, un air magique, déchaînant peu à peu une musique dont aucun mot, aucune phrase, aucune analyse ne saurait jamais dégager la puissance ni la beauté infinie.
Et là, à Bastille, Sellars a tout de même un peu exagéré.
Violeta Urmana se tint en effet, au cours de ce Liebestod, à bonne distance de Tristan. Elle ne se rapprocha pas de lui, ne l'enlaça pas, n'écouta pas spectaculairement les battements de son coeur ni ne tenta ostensiblement d'apercevoir une trace encore vivante de son souffle éteint. À l'issue de cette Mort d'Amour, la didascalie de Wagner spécifie : «Isolde, comme transfigurée, tombe doucement, d'entre les bras de Brangäne, sur le cadavre de Tristan. Etonnement et émotion profonde parmi les spectateurs. Marke bénit les cadavres.»
Ce ne fut pas le cas, oserions-nous le dire, au grand étonnement et à l'émotion des spectateurs.
Mais, nous direz-vous, du moment que les cadavres sont bénis...
On vous souhaite une belle fin de semaine, pleine d'amour.
Et on vous laisse avec Waltraud.
