mardi 9 décembre 2014

Wagner, mode d'emploi

Un grand merci à Claude Guillon pour la brève présentation (voir ci-dessous) de nos travaux, à Richard et nous-mêmes, en toute simplicité et modestie, bien entendu... L'occasion de rappeler que le blogue dit généraliste du sieur Guillon déménage ces temps-ci, à fins de pérennisation. On retrouvera sous peu toute cette masse de travail accumulé, quoique non-mort, ICI !



« Les jeunes Éditions Sao Maï ont notamment publié Tableau de Paris sous la Commune, de Villiers de l’Isle-Adam, Dynamite ! Un siècle de violence de classe en Amérique,de Louis Adamic, et Emeutia Erotika, un texte de Lilith Jaywalker, qui prouve que l’érotisme peut être sensuel sans être consensuel.
Elles rééditent (j’utilise le présent pour dissimuler le retard pris dans mes recensions) un texte rédigé en 1849 par Richard Wagner : L’Art et la Révolution.

Le texte de Wagner est précédé d’un long et éclairant avant propos de Laurent Zaïche — « Richard Wagner, la confusion du sentiment » — qui rappelle les aspects troublants et attachants de la personnalité du musicien (sa féminité), et aussi bien ses aspects les moins ragoûtants (son antisémitisme), ainsi que son engagement physique dans les émeutes de Dresde en 1849.
À l’origine destiné au journal français Le National, où sa publication fut jugée inopportune, ce texte renseigne sans doute sur la personnalité et la vision du monde du musicien. Il présente en outre, et surtout à mes yeux, l’intérêt d’une tentative par un homme du XIXe siècle de repenser, à partir de l’histoire du théâtre, le rapport entre un bouleversement révolutionnaire de l’ordre social et les valeurs héritées de l’Antiquité, dont l’auteur est nourri. Inutile de dire aux amateurs et amatrices du XVIIIe siècle et de la Révolution française — même si Wagner n’y fait pas allusion — en quoi ces questionnements peuvent les intéresser.
Wagner s’en explique dans un autre texte (Lettre sur la musique) :
« L’Histoire m’offrait le modèle et le type des relations idéales du théâtre et de la vie publique telles que je les concevais. Je trouvais ce modèle dans le théâtre de l’ancienne Athènes. Là, le théâtre n’ouvrait son enceinte qu’à certaines solennités, où s’accomplissait une fête religieuse qu’accompagnaient les jouissances de l’Art ; les hommes les plus distingués de l’État prenaient à ces solennités une part directe, comme poètes ou acteurs ; ils paraissaient, comme les prêtres, aux yeux de la population assemblée de la cité et du pays ; et cette population était remplie d’une si haute attente de la sublimité des œuvres qui allaient être représentées devant elle, que les poèmes d’un Eschyle ou d’un Sophocle pouvaient être proposés au peuple et assurés d’être parfaitement entendus. Alors s’offrirent à moi les raisons, douloureusement cherchées, de la chute de cet art incomparable ; mon attention s’arrêta, premièrement, sur les causes sociales de cette chute, que je crus trouver dans les raisons ayant amené celle de l’état antique lui-même. Puis, je cherchai à déduire de cet examen les principes d’une organisation politique de l’humanité qui, en corrigeant les imperfections de l’état antique, pût fonder un ordre de choses où les relations de l’art et de la vie publique, telles qu’elles existaient à Athènes, renaîtraient, mais plus nobles, si cela est possible, en tout cas plus durables. Je déposai les pensées qui se présentèrent à moi sur ce sujet dans un petit écrit intitulé l’Art et la Révolution
Dans ce dernier texte, qui fait l’objet de la réédition chez Sao Maï, Wagner se livre à une critique féroce de l’art moderne (« Sa véritable nature est l’industrie, son but moral, l’argent, son prétexte esthétique, la distraction des ennuyés. ») et du salariat, véritable esclavage industriel. Même si ce mépris du travail est évidemment inspiré de l’aristocratie antique, il suggère à Wagner des formules corrosives qui font écho à d’autres, passées dans notre patrimoine politique depuis la fin des années 1960 :
« Et en effet, aujourd’hui encore, nous sommes esclaves, mais avec la consolation de savoir que nous sommes tous également esclaves : esclaves auxquels autrefois des apôtres chrétiens et l’empereur Constantin conseil­laient de sacrifier patiemment un misérable ici-bas à un au-delà meilleur ; esclaves auxquels aujourd’hui des banquiers et des propriétaires d’usines enseignent à chercher le but de l’existence dans le métier exercé pour gagner le pain quotidien. Seul, à son époque, se sentait libre de cet esclavage l’empereur Constantin, qui disposait, en sensuel despote païen, de la vie terrestre de ses sujets crédules, représentée à ceux-ci comme inutile ; seul libre, du moins au point de vue de l’esclavage public, se sent aujourd’hui celui qui a de l’argent, car il peut à son gré passer sa vie à faire autre chose que gagner sa vie. »
Sur le point central sur lequel j’ai souhaité attirer l’attention plus haut, la dialectique révolutionnaire entre l’Antiquité et la modernité, je donne la citation suivante :
« Non, nous ne voulons pas redevenir Grecs ; car, ce que les Grecs ne savaient pas, ce pourquoi ils devaient périr [nous] le savons, nous. Leur chute même dont, après une longue misère, nous découvrons la cause au plus profond de la souffrance universelle, nous montre avec précision ce que nous devons devenir : elle nous montre que nous devons aimer tous les hommes, afin de pouvoir nous aimer nous-mêmes de nouveau et retrouver pour nous la joie de vivre. Nous voulons nous délivrer du joug déshonorant de servage du machinisme universel, dont l’âme est blême comme l’argent, et nous élever à la libre humanité artistique dont l’âme rayonnera sur le monde ; de journaliers de l’industrie, accablés de travail, nous voulons tous devenir des hommes beaux, forts, auxquels le monde appartienne, comme une source éternellement inépuisable des plus hautes jouissances artistiques.
Dans ce but, nous avons besoin de la force toute­-puissante de la Révolution ; car, seule est nôtre la force de la Révolution poussant droit à ce but, dont elle peut justifier la réalisation uniquement parce qu’elle exerça en premier lieu son activité à disloquer la tragédie grecque, à dissoudre l’État athénien.
D’où devons-nous donc tirer cette force dans notre état de débilité profonde ? D’où [tirer] la force humaine contre la pression paralysante d’une civilisation qui dénie tout à l’homme ? Contre l’outrecuidance d’une civilisation qui ne se sert de l’esprit humain que comme de la force de la vapeur dans une machine ? D’où [tirer] la lumière capable de dissiper cette barbare superstition régnante voulant que cette civilisation, cette culture aient en soi une valeur plus grande que le véritable homme vivant ? Voulant que l’homme n’ait que la valeur et l’importance d’un instrument aux mains de ces abstraites puissances dominatrices, et non par soi-même : comme homme ? »

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