samedi 3 avril 2021

Comment des classes sont-elles possibles ? (4)

«Ainsi en est-il, en règle générale, en philosophie : l'individuel se révèle toujours comme étant sans importance, mais la possibilité de chaque cas individuel nous révèle quelque chose sur l'essence du monde».

(Ludwig Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus

20 commentaires:

  1. Si essence du monde il y a, comment des classes sociales sont-elles en effet possibles ?

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    1. Il ne s'agit pas seulement des classes sociales : il s'agit de comprendre si la matière est une, acceptant divers modes ou, plutôt, diverses intensités. Il s'agit de comprendre si et comment l'individuel vérifie l'ensemble dans lequel il s'intègre, ou pas. Il s'agit de trouver le critère (cette fois, en effet, la question se trouvant appliquée aux classes sociales) permettant de fonder cette "Fédération des douleurs" dont parlait Jules Vallès. La réponse est dans la question : c'est bien la douleur qui fait fédération, mais alors comment distinguer une douleur individuelle d'une autre, et comment les identifier, dans la même seconde ?

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    2. Et pour ce qui est de "l'essence du monde", elle existe et n'entre absolument pas en conflit avec la possibilité des classes sociales, si l'on définit le monde, avec Kant, comme "totalité non accessible à l'expérience" : espace toujours en excès sur lui-même, toujours au-delà de lui-même. En d'autres termes : le monde comme Idée de la Raison, comme utopie. Or l'utopie se marie bien, si l'on peut dire, avec la notion bien comprise de classe sociale.

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    3. Si vous entendez l'essence du monde comme étant un au delà inaccessible à l'expérience, je vous trouve bien téméraire de définir ce dernier comme utopie. Selon ce postulat en effet, aucun horizon utopique ne serait susceptible de nourrir des pratiques et des expériences sociales émancipatrices. Or entre les utopies millénaristes religieuses et les utopies sociales matérialistes des siècles plus récents, l'histoire abonde de mouvements sociaux et de révolutions (certes avortées) qui se proposaient d'abolir les classes sociales. A moins de réduire l'utopie au seul règne de la raison marchande- ce qu'elle était en effet avant son avènement - votre conclusion mariant l'utopie avec la notion de classe sociale me semble donc problématique.

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    4. Ce qui est important pour nous, c'est la notion de matière. C'est son instabilité, sa potentialité fondamentale (validée par la physique contemporaine), autrement dit : son être comme au-delà d'elle-même, le fait qu'elle soit toujours plus qu'elle même qui nous fascine. Autrement dit, le monde est essentiellement devenir, pas un néant, mais un plus-qu'être. Le Dieu des Juifs, sommé de donner son nom, s'exprimait ainsi, au futur : "Je suis qui je serai" (ce que les gardiens du dogme rabbinique se gardent bien de mettre en avant, bien entendu, insistant sur la facticité, le présentisme transcendant de Dieu). Or, puisque vous évoquez le millénarisme, il nous semble précisément que la matière, d'une part, et l'espérance humaine, d'autre part (sous forme messianique d'un devenir-homme de Dieu) se marient fort bien sous le règne - à venir, perpétuellement, mais déjà perceptible à qui sait déchiffrer les signes - de l'utopie, ce pays qui n'existe nulle part, mais vers lequel on ne peut s'empêcher de mettre le cap.

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    5. La "classe sociale" dont nous parlons (le prolétariat) étant in fine, pour nous, ce qui tend à se supprimer : pas un état social défini, sociologiquement, par un certain niveau de revenu objectif. Cette dernière définition (sociologique) répondant, de manière évidente, de manière (beaucoup trop) simple à la question posée au départ : "Comment des classes sont-elles possibles ?"

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    6. Parler explicitement de "prolétariat", la classe qui tend à se supprimer (et qui est donc pourvue d'une conscience) serait en effet plus clair. Evoquer "des classes" (qui ne peuvent que se rapporter à une définition sociologique), n'aide pas à la compréhension de la phrase de Wittgenstein que vous citez (en rapport, évidemment, avec la question que vous posez maladroitement).

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    7. On est toujours le maladroit de quelqu'un.
      Songez-y.

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    8. Mouais... pas si sûr... les intersectionnalistes disent la même chose, songez-y.

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    9. Alors vive l'intersectionnalisme ! Pourvu qu'il soit bien élevé.
      Et une très bonne journée à vous.

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  2. La fondation d’une « Fédération des douleurs » qu’évoquait Vallès n’est malheureusement pas réductible à un critère. Elle existait d’ailleurs de son temps, non parce que les conditions matérielles et objectives de la misère et de la souffrance du 19e siècle lui auraient donné une consistance plus forte qu’à n’importe quel autre siècle (ces conditions ont toujours été présentes historiquement), mais bien parce qu’elle fut alors sublimée par un idéal, une espérance, une foi diront certains, ouvertes avec la grande Révolution... On n’a jamais rien fondé sur la douleur et la misère si ne se trouve au bout du chemin l’idée d’une prairie rédemptrice, enchanteresse et paradisiaque. L’Église l’a su mieux que tout autre...
    Mais, finalement, en Occident, en ces jours déprimés, traumatisés et suicidaires, il semblerait que nous y soyons parvenus, avec pour seul horizon plat, désespérément plat, la ronde sans joie et sombre du nihilisme triomphant. Le règne de l’implosion s’étend à tous les niveaux ; et les psys, prenant la relève des prêtres d’antan, font les comptes.
    Il y a plus d’un demi-siècle, Henri Lefevbre et les Situs pouvaient affirmer que La Commune fut la plus grande fête du 19e siècle… Et l’on mesure désormais l’abîme qui nous sépare de ce qui était alors une véritable hardiesse analytique d’avec ces temps de Zombies qui, ayant déjà un pied accroché par la mort, ont oublié, dans une errance interminable, ce qu’était la vie afin de n’en garder que les plaintes et les douleurs…

    Allez, du coup, je reprendrais bien une tranche de Charles Trenet…

    Colin

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  3. On n'a jamais rien fondé, en effet, de positif, de fonctionnel, d'opératoire sur la reconnaissance d'une solidarité unissant tout ce qui souffre, tout ce qui vit. Et alors ? La pertinence subversive d'une pensée se mesurerait-elle à cette aune exclusive ? Non. D'où l'importance de penseurs comme Schopenhauer qui, s'ils furent de fieffés réactionnaires, nuls et inutiles au plan idéologique-conscient, ne le sont plus au moment de se désintoxiquer du mensonge haïssable que représente toute politique. Le pessimisme est un gage de lucidité, quand l'espérance béate, l'optimisme niais ne sauraient trouver d'égal pour désespérer durablement l'espoir d'émancipation, passant par l'invention d'un Homme nouveau, d'une Femme nouvelle et l'abolition de toutes les classes sociales auxquelles elles appartiennent par malheur, de manière contingente. Les classes sociales devraient disparaître : s'effacer devant la conscience d'une libération humaine possible, signifiant leur ruine. Nous en resterons loin, si loin, à nous bercer d'exigences simplement positives, simplement "pratiques", simplement "activistes" : faire quelque chose plutôt que le penser, faire n'importe quoi, s'activer. Faire la fête, surtout. La Commune, tiens ! une grande fête ? Sans doute. Ce "festif" incomparable nous aura-t-il préservé, cependant, comme un horizon glorieux, des camps de concentration, tortures, meurtres et dominations à petite ou moyenne échelle, et en tout genre, perpétrés par telle secte émancipatrice aux vues "sublimée(s) par un idéal, une espérance, une foi diront certains, ouvertes avec la grande Révolution..." ?

    Il est aisé, certes, de moquer les "psys, prenant la relève des prêtres d’antan, (et qui) font les comptes". D'autant que pour la plupart, il n'est que de les laisser se condamner eux-mêmes tout seuls, comme des grands.
    On s'intéressera, plus difficilement sans doute mais peut-être non sans quelque profit nouveau, aux radicaux éternels à large spectre, optimistes increvables, traçant vaille que vaille leur sillon de positivité militante active, délimitant le cercle des amitiés efficaces, et opérationnelles, sans hélas ! récolter beaucoup autre chose, pour eux et tous les autres, qu'un ennui mortel et glacé.

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  4. Il ne s’agit malheureusement ni de pessimisme lucide, refusant l’agitation vaine et stérile et se consacrant à l’idée, ni d’optimisme béat, à caractère militant et mécanique, effrayé devant le vide d’une chambre silencieuse… Celle de Pascal par exemple. L’opposition est trop simple, parce que trop marquée. Il s’agit du nihilisme et de la fébrilité de ce temps, de son désarroi, et de son incapacité à chercher ailleurs, de biais, un air un peu plus respirable, gilets jaunes exceptés. Et malgré toutes les limites et pesanteurs de ce mouvement, l’exception est belle. Ce nihilisme, à l’heure actuelle, vaut autant pour l’idée que pour l’action.

    Je ne crois pas non plus que la notion de Fête dégagée par les Situs et Lefevbre dans les années 60 à propos de la Commune soit responsable des délires sanglants des totalitarismes, délires qui préexistaient bien avant leurs écrits, ni que la Commune mène en ligne droite au Goulag ou a Auschwitz. On peut certes comprendre cette notion comme une invitation à organiser chaque jour je ne sais quelles gay-pride ou technoparade intersectionnelle, et c’est précisément ce qu’encourage le Spectacle, ce grand DJ de la confusion et du décervelage.
    Pour les psys, ne vous déplaise, je ne cesserais pas d’en rire, cyniquement. Dans une époque à l’égotisme victimaire, boursouflée de traumatismes et de dépressions, encouragé par un dolorisme puritain, renforcé dans son abattement par la pandémie et ses tartines de confinements, le règne-psy du monde est arrivé… Gloria. À l’inverse, je ne cesserais pas également d’admirer ce mouvement prolétarien du 19e siècle qui, effectivement, fut attaché à quelques idéaux, chose la plus rare en ce monde, à moins de rêver de Rolex... Nihilisme vous-dis-je.
    Quant au « mensonge haïssable que représente toute politique »… Mais même dans un monde où les classes seraient abolies, il y aurait encore de la politique. Et fort heureusement. Comprends qui peut.

    Colin

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  5. La Commune fut bien une fête. Maints épisodes des Gilets Jaunes aussi. Nous n'en avons jamais douté, pour le peu que nous vîmes, en tout cas, de ces derniers, qui reviendront. Ils reviennent toujours. Restent à savoir pourquoi, et comment. Reste à comprendre (ce qui nous ramène à notre question) comment des classes - notamment sociales - sont possibles au regard de la richesse individuellement irréductible (pourtant) d'aventures singulières : comment (une fois encore) est possible, sur quoi exactement se fonde cette "fédération" immortelle et utopique des douleurs, qui fit jamais la seule question "matérialiste" digne de ce nom. Voilà pour la théorie.

    En attendant, pour ce qui est de la sacro-sainte "pratique" en milieu militant, vous avez mille fois raison : la Commune (festive) de 1871 ne saurait être tenue responsable ni "de(s) délires sanglants du totalitarisme", ni, non plus, des célébrations festives officiellement dédiées, voilà peu, à sa mémoire par Mme Hidalgo Anne sur le parvis de l'Hôtel de ville avec la collaboration de Mme Larrère Mathilde, gauchiste indigéniste ignoble. Dont nous sommes bien fatigués.

    Comprend qui peut.

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  6. Parions donc sur le fait que tout cela commence à se faire comprendre, effectivement.

    Colin

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    1. coração independente6 avril 2021 à 13:32

      En mode mineur "de la sacro-sainte "pratique" en milieu militant" me revient en tête un extrait du film « My beautiful landerette » où pendant une discussion agitée de deux frères sexagénaires d’origine pakistanaise, l’un ayant « réussi » dans une entreprise de garage et l’autre traînant sa misère et son désespoir d’ancien militant radical de gauche n’ayant pas « réussi ». Ce dernier dans une sublime allégation dit à son frère prospère quelque chose comme ça : « le prolétariat m’a beaucoup déçu… »

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    2. Au vu des discussions qui précèdent, la lecture de cet interview de Anders ne me paraîtrait pas inutile : voir le lien

      https://lavoiedujaguar.net/Gunther-Anders-Entretien-avec-Fritz-J-Raddatz-1985

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    3. Merci à vous. Très intéressant.

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    4. Qui peut savoir, en effet? Si les épinards s'abaissaient à être des hommes, pour sûr ils se contenteraient de réclamer encore un peu de beurre (rance) en plus au lieu de l'abolition définitive de toutes les boîtes.

      D'un autre côté, tout le monde sait que les épinards eux-mêmes ne sont qu'un vulgaire effet de bord des petits croûtons revenus à l'ail: dès qu'on déclenche des petits croûtons revenus à l'ail, il apparaît des épinards afin qu'on puisse affirmer qu'on en a trop fait, c'est à dire la dose juste normale s'agissant de petits croûtons revenus à l'ail. Aussi sommes-nous entrés sans conscience dans l'ère de la catastrophe, où le trop d'épinards s'apprête à anéantir l'univers. Ce à quoi toute la meilleure crème fraîche du monde est impuissante à changer quoi que ce soit, même si notre infinie (et donc, modeste, dans ces tragiques circonstances) probité nous oblige à en racler encore et toujours la fin du pot.

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    5. Vous êtes un extrémiste assoiffé de sang.

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