≪ Quand elle sentit que le bourreau lui courbait la nuque sous le couperet et la poussait à coups de pied, tandis que les gens criaient autour d'elle, elle se mit à hurler : "Encore un moment, Monsieur le bourreau ! Encore un moment !" Eh bien ! c'est peut-être pour ce moment-là que Dieu lui pardonnera, car on ne peut pas imaginer, pour l'âme humaine, une plus grande misère que celle-là. Sais-tu ce que veut dire le mot "misère" ? Il désigne précisément ce moment-là. Quand j'ai lu le passage où est relaté ce cri de la comtesse suppliant qu'on lui fasse grâce d'un moment, j'ai eu le cœur serré comme entre des tenailles. Que t'importe, vermisseau, qu'en me couchant, j'aie eu dans mes prières une pensée pour cette grande pécheresse ? Si je l'ai eu, c'est peut-être parce que personne ne s'est avisé, jusqu'à ce jour, de prier ou même de faire un signe de croix pour elle. Il lui sera sans doute agréable, dans l'autre monde, de sentir qu'il s'est trouvé ici-bas un pécheur comme elle pour prier, ne serait-ce qu'une fois, pour son âme. Pourquoi ricanes-tu ? Tu ne le crois pas, athée que tu es ? Et qu'en sais-tu ?≫
(Dostoïevski, L'Idiot)
***
≪Si Dieu n'existe pas, je n'ai nul besoin de rien prendre au sérieux, argumente le théologien. L'acte de terreur que j'accomplis, la souffrance que je tolère, ne continuent à vivre, par-delà l'instant où ils se produisent, que dans la conscience de l'être humain qui se souvient, et ils s'effacent avec elle. Prétendre qu'ensuite ils sont encore vrais n'a aucun sens. Ils ne sont plus, ils ne sont plus vrais : cela revient au même. À moins qu'ils ne se conservent — en Dieu. Peut-on l'admettre et cependant mener sérieusement une vie athée ? Telle est la question que pose la philosophie≫.
(...)
≪Rendre aux morts un service, faire une quelconque action qui ne soit pas simplement pragmatique, est au sens propre insensé. C'est ce que Kant dit en déclarant que toute liaison des représentations, toute "synthèse", proviendrait de l'entendement, dont les catégories seraient seulement bonnes à ordonner le matériau, à établir des "phénomènes". Que nos pensées puissent donner une efficience aux morts, à l'au-delà, est d'après cela pur non-sens, pure démence. Les morts sont de l'engrais≫.
(Max Horkheimer, respectivement ≪La question de la philosophie≫ et ≪Vain deuil≫, vers 1950)
Tout acquis à l'écriture inclusive, je dirais même plus : « les morses ont de lentes graisses ».
RépondreSupprimerIl est des moments où la froideur analytique de certains raisonnements "philosophiques" atteint des sommets de bêtises... Et nul besoin de se prétendre religieux pour saisir l'effroi glacé que provoque la dernière sentence d'Horkeimer. "Les morts ne sont que de l'engrais" et, certes, la merde n'est que de la merde, quoique son concept ne sente pas comme disait l'autre.
RépondreSupprimerJe ne sais sur quel champ de salades ou de patates à été dispersé l'engrais "Horkeimer", mais je ne doute pas que les vers ont du lui trouver un goût profondément rance...
Comprends qui peut.
Difficile de produire pire contre-sens, hélas puisque c'est la position "éclairée" et "analytique" de Kant qui se trouve ici critiquée par Horkheimer. Mais aucune importance.
Supprimer« Les froids glacés », ça semble tout de même un peu pléonastique, mais peu importe.
RépondreSupprimerHorkheimer n'écrit pas : « Les morts ne sont que de l'engrais » mais « Les morts sont de l'engrais », point-barre, et la nuance n'est pas mince.
La phrase est à mettre en rapport avec l'extrait précédent : ceux qui sont morts ne persistent « que dans la conscience de l'être humain qui se souvient, et ils s'effacent avec elle.»
Pour un matérialiste, rien de choquant ni d'effrayant, grands dieux ! dans cette phrase : c'est un simple constat, qui ne conserve d'ailleurs sa valeur de vérité que lorsque la chair pourrit sur le squelette : ainsi, Toutankhamon n'a jamais servi d'engrais, ni aucun incinéré (dont on peut en revanche faire de la lessive).
Quant à savoir si les vermisseaux dispose du sens gustatif, c'est une autre histoire.
Pertinent, cher George. Mais il y tout de même quelque chose de "choquant et d'effrayant" dans ce "constat", et précisément et SURTOUT pour un matérialiste, pourrait-on dire. C'est là tout le problème, et toute la douleur de ce problème sans solution.
SupprimerRien de choquant ni d'effrayant, il n'y a pas de problème.
SupprimerSauf pour nous, pauvres mortels qui devons encaisser la disparition d'êtres aimés (je me rendrai après-demain à la crémation d'un ami poète, Paul Gachet, qui aurait surabondé en ce sens).
Les morts s'en foutent, pour paraphraser Jonathan Latimer.
Non, justement. Les morts ne s'en foutent pas. Ils continuent d'exiger des choses de nous : qu'on leur rende justice et pitié. Cela paraît fou, et, d'ailleurs, ça l'est, mais à ce compte, les distinctions entre vrai et faux, bien et mal, seraient tout aussi absurdes. Faut-il être religieux pour ne pas le croire ?
SupprimerDont acte. Il faut savoir rendre à César ce qui lui appartient en propre et ne pas charger injustement les épaules de Dieu qui n'en peux mais... Demeure que la critique d'une certaine rationalité par des moyens eux-mêmes rationnels -odyssée des francfortois-, ne protège que très peu des bises glacées d'un entendement lui-même sec et froid.
RépondreSupprimerRien ne protégé de cela. Rien ne protège d'un tel naufrage programmé de l'entendement, et même de la Raison. Mais si vous avez un plan, n'hésitez pas. On est preneur.
SupprimerJe n'entrevois pas trop le concept d'un entendement humide et chaleureux, par exemple.
SupprimerL'entendement n'a rien à voir avec l'affectif, pas plus qu'avec l'imagination : comme naguère l'enseignait avec force Olivier Chedin en Sorbonne, les idées ne sont pas des images, et vice-versa — sinon on plonge dans la confusion la plus inextricable.
Ou jadis Spinoza : s'il est absolument impossible d'imaginer Dieu, il nous est en revanche de le connaître, « de la même façon que vous savez que les trois angles d’un triangle égalent deux droits, et nul ne dira que cela ne suffit pas, pour peu que son cerveau soit sain et qu’il ne rêve pas d’esprits impurs nous inspirant des idées fausses semblables à des idées vraies ; car le vrai est à lui-même sa marque et il est aussi celle du faux. » (Lettre 76, à Albert Burgh).
Mais laissons parler Lautréamont :
« Ô mathématiques sévères, je ne vous ai pas oubliées depuis que vos savantes leçons, plus douces que le miel, filtrèrent dans mon cœur, comme une onde rafraîchissante. J’aspirais instinctivement, dès le berceau, à boire à votre source, plus ancienne que le soleil, et je continue encore de fouler le parvis sacré de votre temple solennel, moi, le plus fidèle de vos initiés. Il y avait du vague dans mon esprit, un je ne sais quoi épais comme de la fumée ; mais, je sus franchir religieusement les degrés qui mènent à votre autel, et vous avez chassé ce voile obscur, comme le vent chasse le damier. Vous avez mis, à la place, une froideur excessive, une prudence consommée et une logique implacable. À l’aide de votre lait fortifiant, mon intelligence s’est rapidement développée, et a pris des proportions immenses, au milieu de cette clarté ravissante dont vous faites présent, avec prodigalité, à ceux qui vous aiment d’un sincère amour.
Arithmétique ! algèbre ! géométrie ! trinité grandiose ! triangle lumineux ! Celui qui ne vous a pas connues est un insensé ! »
Nietzsche en avait ébauché un, si mes souvenirs sont bons.
SupprimerMais c'est parti en couille : force est de constater, en dernière extrémité, qu'il est impossible d'argumenter contre le rationnel.
Reste plus qu'à verser dans la folie, et c'est d'ailleurs ce qui lui est arrivé (même si les enchaînements causaux sont plus complexes, je sais).
Les confidences des fous, Breton souhaitait ardemment "passer [sa] vie à les recueillir" (Second Manifeste… mais, saperlotte ! je crois que j'ai déjà rappelé cette citation ici-même…)
L'entendement, rien à voir avec l'affectif ? Sortez un peu votre nez de chez Spinoza, Gorges : vous allez choper des pustules, en plus d'axiomes et de scolies.
SupprimerZyva, démontre, Moine : soit par l'entendement, soit par des titillements d'affects.
SupprimerJe suis tout ouïe.
(ou non)
" – Dis-moi, tu as tout compris, dans cette histoire ?
Supprimer– Quelle histoire ?
– Celle des nombres imaginaires.
– Oui. Ce n'est pas si compliqué que ça. Il suffit de se rappeler que l'unité de calcul, c'est la racine carrée de moins un.
– Justement, cette racine n'existe pas ! Tout nombre qu'il soit positif ou négatif, donne, élevé au carré, un nombre positif. Il ne peut donc y avoir de nombre réel qui soit la racine carrée d'une quantité négative !
– D'accord. Mais pourquoi donc n'essaierait-on pas quand même d'appliquer à un nombre négatif le calcul de l'extraction d'une racine carrée ? L'opération ne peut donner, c'est entendu, aucune valeur réelle, et c'est bien pourquoi on qualifie le résultat d'imaginaire. C'est comme si tu disais : autrefois, il y avait toujours quelqu'un assis à cet endroit, apportons-lui une donc chaise encore, et serait-il mort entre-temps, nous ferons comme s'il allait venir.
– Mais comment le peut-on quand on sait en toute certitude, avec une certitude mathématique, que c'est impossible ?
– Précisément : on agit comme si ce n'était pas impossible, en dépit des apparences, en pensant que cela finira bien par donner un résultat quelconque. Après tout, en va-t-il autrement des nombres irrationnels ? Une division qui garde toujours un reste, une fraction dont la valeur ne sera jamais obtenue, aussi loin qu'on pousse le calcul ? Et comment vas-tu te représenter le fait que deux parallèles ne se rejoignent qu'à l'infini ? Je crois que si l'on voulait se montrer trop pointilleux, il n'y aurait pas de mathématiques du tout."
Les désarrois de l'élève Törless, Robert Musil (trad. Jaccottet, éd. Point, pp. 119-120)
Coïncidence, j'ai entendu samedi sur France Khü, dans l'émission de Jeanneney, une archive où François Le Lionnais affirmait que les mathématiciens ne s'évertuent pas à faire des calculs, plutôt à trouver de bonnes idées.
SupprimerSi jamais nul n'avait agi en sachant d'avance, "en toute certitude, avec une certitude mathématique, que c'est impossible", je crois qu'on serait encore plus mal barrés qu'aujourd'hui.
"agi"... et raisonné, non sans affectations, George. Même Spinocchio est transporté par la joie que lui inspire le vrai. Joie, certes dépassionnée, mais seulement au possible, puisque "le chemin est difficile". Psychologiquement bien compris (même l'Anonyme d'ici en conviendrait pour autant que ce ne soit pas de la psyK), son dispositif d'exposition more geometrico est fait pour cacher, ou retenir, sa joie, censée rejoindre à l'infini la parallèle du vrai. Il a la naïveté de croire qu'à la jointure, le sagesse viendrait.
SupprimerS'agissait plutôt à mon sens d'une asymptote, tout en s'efforçant de prendre la tangente : Spinozouille savait déjà, en son for intérieur, que "la sagesse ne viendra jamais".
SupprimerIl l'exprime fortement dans la cinquième Partie : on ne peut être "sage" absolument, seulement par-ci par-là, couci-couça, après tout on est une partie de la Nature, mais on n'est qu'une partie de la Nature, seul l'entendement infini peut être absolument considéré comme sage.
N'empêche qu'effectivement, il désirait jouir à toutes forces, le plus ardemment possible, comme il l'avait exposé dans le "Prologue" du T.R.E. — et tel est en définitive le but à quoi tend l'Éthique : faire partager la jouissance que procure l'exercice de la puissance de son propre entendement.
On ne sortira jamais du désir, qui ne fait que s'accroître (meuh non, je suis pas affilié au Comité Invisible !)
Coïncidence : on pouvait justement entendre ce matin sur France Khü une émission consacrée au bonheur ( la joie ? la félicité ? la béatitude ? Hé, hé…) chez Spinocassecouille.
SupprimerMerci pour le rétablissement exact de la citation et pour les corrections pléonastiques.
RépondreSupprimerQuant à un certain matérialisme qui entend se contenter de si peu concernant la mort et le devenir pourriture des disparus, qu'il ne s'étonne pas par la suite de sombrer dans des évidences biologiques aussi plates, quasi nihilistes, livre des morts moderne et parfait bréviaire à Nada dessinant, au final, de belles suites à venir aux exploiteurs de l’âme officiant, qui en soutane, qui en turban, etc...
Les vers, sans lassitude aucune, grouillent en ripailles grandioses sous l’effet des saveurs enivrantes des charognes offertes. Leur sens gustatifs aiguisés sillonnent, ensemencent, et stupéfie l'humus depuis l'aube... Précisément, ce n'est pas une autre histoire.
La camarde ne se laisse pas distraire par des flagrances qui n'auront jamais les brulures et la lumière des éclairs.
Plan et programme contre les douleurs de l'entendement ?
SupprimerSurtout pas de plan... Encore moins de programme.
RépondreSupprimerSimplement réapprendre à vêtir autrement la faucheuse dans des temps de dénégations et de mise illusoire au rebut. Décennies de zombies, effrayés par la mort, et déjà loin de toute vie... La mort ? Il en va de la vie elle-même. Les poètes à venir auront une tache de titans à abattre.
Gaspe !
SupprimerVous savez manier la plume à votre aise, Anonyme (dont on n'est jamais certain que c'est vraiment le même, ça gave grave : c'est pas compliqué, de signer d'un pseudo identifiable, que diable !)
Mais ça part en zig-zag de zigotos, ces commentaires (« comme en terre », s'amuseraient les vers solitaires sous la terre…).
Le matérialisme assumé ne se contente de rien, donc pas de peu.
C'est dur, savez-vous, de ne plus pouvoir espérer de quelconques mirages, ça favorise pas le contentement quand on te ment pas !
Mais bah, on s'y fait, à force de voir crever les potes, et je vous suggère la lecture d'Épicure, sa lettre à chaipluki où il démontre que "la mort n'est rien pour nous".
Y a matérialisme et matérialisme, Georgie. La question de l'origine physique (cérébrale) de la pensée chez l'individu n'épuise pas celle de la nature des idées : de leur réalité, de leur force et -pourquoi pas - de leur transcendance. Il en va de même pour la Morale, la Justice, et ce genre de billevesées "idéalistes", à en croire certains "matérialistes"vulgaires et au fond simplement scientistes.L'esprit provient de la matière, mais il vaut dès lors pour lui-même, comme réalité émergente.
SupprimerSavez-vous comment, par contraste, Marx définit la matière vers 1845 ? Comme PULSION, comme souffrance et comme " faim" (libido).Voilà le matérialisme dont nous nous sentons proches.
Désolé, cher Moine, je suis pas d'accord : l'origine de la pensée n'a rien de "physique" (et vous-même hésitez, je le sens bien, puisque vous parenthèsez aussitôt ce mot, "cérébral"), pas plus que l'esprit ne "provient de la matière" (par quel miracle, grands dieux ! la glande pinéale ? expliquez-moi cela, je vous prie…)
SupprimerLe mental et le matériel ("l'âme et le corps", pour les ceusses qui suivent pas) sont une seule et même chose.
C'est pas une histoire de parallélisme, plutôt un prisme infini dont nous-mêmes, pauvres mortels, ne pouvons apercevoir que ces deux seules facettes — tout simplement parce que nous ne sommes façonnés que de ces deux seuls attributs, point-barre.
Spinoza seul a bâti un matérialisme complet , parfaitement assumé (certes délirant, je vous l'accorde) : il n'y a qu'un seul univers (il appelle ça "Dieu"), qui se déploie pour l'éternité à l'infini, nous n'en sommes que de minuscules parties sous deux misérables modes (l'âme et le corps, disait-on jadis) qui seuls nous permettent d'appréhender la "réalité", c'est-à-dire notre conception du monde.
Le mental et le corporel, l'âme et le corps, l'esprit et la matière (appelez-ça comme vous le comprendrez) sont une seule et même chose, l'un ne produit pas l'autre — sinon on se met direct à tuer autrui par dévotion envers le Barbu qui trône dans les nuages, ou pour les chaiplus combien d'houris.
"Voilà le matérialisme dont nous nous sentons proches."
Cela dit, je suis prêt à envisager toute autre forme de matérialisme — si tant est que vous puissiez me présenter quelque hypothèse rationnellement valable de "l'union de l'âme et du corps" (mais, hem ! je rigole d'avance, hi-hi !)
À tous ceux qui commentent en "Anonyme", qui ne daignent pas choisir un simple pseudo qui ne les tracera nullement, sachez qu'une discussion devient compliquée (impossible) dès lors que vous vous multipliez…
RépondreSupprimerTracer les anonymes… Bon, et bien puisque je suis désormais pisté, je préfère d’emblée me découvrir. Oui, l’anonyme c’est bien moi.
RépondreSupprimerEn êtes-vous bien sûr ?
SupprimerNous ne sommes, il est vrai, jamais totalement assurés de rien.
SupprimerMon anonymat doit être très relatif… Quant à m’assurer que je suis bien moi, c’est tellement compliqué que je pousse la vertu et l’orgueil à ne jamais m’être confié à des psys. Ils embrouilleraient l’affaire plus encore…