mercredi 28 avril 2021

Venons-en Ophite !


«Le christianisme contient le dogme, révélé aux hommes par le Christ, de l'unité de la nature divine et de la nature humaine ; ici, homme et Dieu, l'idée objective et l'idée subjective ne font qu'un. Sous une autre forme cette idée se trouve dans l'antique récit de la chute originelle : sur ce point le serpent n'a pas trompé l'homme».

(G.-W.-F. Hegel)

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«La Bible, rassemblée et rédigée plus tard par les prêtres de manière si orthodoxe, n'affirme aucunement que le fruit ait été une illusion. L'arbre s'appelle bien arbre de la connaissance, non de l'erreur ; aussi bien le serpent, qui d'après la Bible fut envoyé par le père du mensonge, n'a pas été trompeur dans sa promesse, car Yahvé lui-même dit ensuite : Voici qu'Adam est devenu comme l'un de nous, car il sait ce qui est bien et ce qui est mal (Genèse, 3, 22). Hegel insiste particulièrement sur ce verset, et cela dans les contextes les plus variés ; de cette vieille histoire, ce qu'il apprécie n'est en aucune manière l'interprétation purement et simplement négative, celle du péché originel. Avec l'exégèse commune de ce mythe étonnant il ne s'accorde que dans la mesure où il impute au serpent luciférien l'impudence, la chute, le défi, par conséquent ce qui est pour Hegel le mal moral (à un mal réel dans le monde l'optimiste spirituel ne consent pas). Mais en ce qui concerne la liberté comme humanisation, Hegel est du côté du serpent, non du côté de l'aveuglement, de la confortable innocence où le Yahvé biblique prétend maintenir les hommes (...) : "Le difficile est qu'il soit dit que Dieu a interdit aux hommes d'accéder à cette connaissance ; car la connaissance est justement ce qui constitue le caractère même de l'esprit ; l'esprit n'est esprit que par la conscience, et la plus haute conscience est justement dans cette connaissance-là." 

(...)

La comparaison que fait Jésus en personne entre lui-même et le serpent sacré (Jean, 3, 14), les sectes l'ont très largement référée à leur propre sujet. Et à travers la théologie, jusque dans le relatif sauvetage chez Hegel des paroles du serpent, on retrouve une très ancienne trace, la trace de la secte des Ophites, dans l'Antiquité tardive. Les Ophites avaient tout d'abord inversé entièrement le mythe biblique du serpent, identifiant la tentation du Paradis à la tentation par Jésus ; le Christ est pour eux le retour du serpent ; le Christ donne son achèvement à l'Eritis sicut Deus [«Vous serez comme Dieu» : promesse du serpent à Ève, effectuée pour inciter celle-ci à consommer le fameux fruit, pendu à l'arbre de connaissance]. L'homme n'est plus un être asservi au créateur de ce monde mauvais ; une fois sauvé, il devient cet être libéré du monde dont ont parlé tant le serpent que Jésus, tant Jésus que le serpent. La trace, affaiblie, de ce parallèle inouï reparaît dans le pathos du sujet chez les baptistes, dans la pieuse hybris qui les jette au centre même de l'intimité divine de peur que Dieu ne soit pour eux comme un étranger ; le baptisme rejette toute réalité supérieure où l'homme ne serait pas présent. Et, totalement sécularisée, cette trace autonome se manifeste dans un événement qui souterrainement est encore en corrélation avec les mouvements hérétiques : la Révolution française. Cette hybris, par conséquent, que Hegel ne se lassa de définir comme la puissance qui a remis le monde sur la tête, c'est-à-dire sur la pensée. Passage de la servitude, sous toutes ses formes, fût-ce dans ses reflets transcendants, à la libération, au génie de la liberté. Du cri Sus aux tyrans, le jeune Hegel a presque tiré un nouveau calendrier des saints, orienté vers les tyrannicides athéniens Harmodius et Aristogiton, vers Brutus dont Beethoven gardait le buste devant les yeux. D'où cette phrase de serpent : "On enseigne à nos enfants le bénédicité, les grâces du matin et celles du soir. ― Ce n'est pas un Harmodius, un Aristogiton, ceux qui eurent l'éternelle gloire de frapper les tyrans et d'assurer  à leurs concitoyens droits égaux et lois égales, ce ne sont pas eux qui ont vécu dans la bouche de notre peuple, dans ses chants" (Écrits théologiques de jeunesse). Partout se pressent là de tout autres hommages qu'à la béatitude de l'esclave, et ces hommages entretiennent avec le mythe du serpent une relation qui n'a pas échappé à Hegel».  

(Ernst Bloch, Sujet-Objet, Éclaircissements sur Hegel)

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