Le misanthrope (Brueghel l'Ancien, 1568)
≪Mais avant tout mettons-nous en garde contre un danger.
─ Lequel ? dis-je.
─ C'est, dit-il, de devenir misologues, comme on devient misanthrope ; car il ne peut rien arriver de pire à un homme que de prendre un haine les raisonnements. Et la misologie vient de la même source que la misanthropie. Or la misanthropie se glisse dans l'âme quand, faute de connaissance, on a mis une confiance excessive en quelqu'un que l'on croyait vrai, sain et digne de foi, et que, peu de temps après, on découvre qu'il est méchant et faux, et qu'on fait ensuite la même expérience sur un autre. Quand cette expérience s'est renouvelée souvent, en particulier sur ceux qu'on regardait comme ses plus intimes amis et ses meilleurs camarades, on finit, à force d'être choqué, par prendre tout le monde en aversion et par croire qu'il n'y a absolument rien de sain chez personne. N'as-tu pas remarqué toi-même que c'est ce qui arrive ?
─ Si, dis-je.
─ N'est-ce pas une honte ? reprit-il. N'est-il pas clair que, lorsqu'un tel homme entre en rapport avec les hommes, il n'a aucune connaissance de l'humanité ; car s'il en avait eu quelque connaissance, en traitant avec eux, il aurait jugé les choses comme elles sont, c'est-à-dire que les gens tout à fait bons et les gens tout à fait méchants sont en petit nombre les uns et les autres, et ceux qui tiennent le milieu en très grand nombre.
─ Comment l'entends-tu ? demandai-je.
─ Comme on l'entend, dit-il, des hommes extrêmement petits et des hommes extrêmement grands. Crois-tu qu'il y ait quelque chose de plus rare que de trouver un homme extrêmement grand ou petit, et de même chez un chien ou en toute autre chose ? ou encore un homme extrêmement lent ou rapide, beau ou laid, blanc ou noir ? N'as-tu pas remarqué qu'en tout cela les extrêmes sont rares et peu nombreux et que les entre-deux abondent et sont en grand nombre ?
─ Si, dis-je.
─ Ne crois-tu pas, ajouta-t-il, que, si l'on proposait un concours de méchanceté, ici encore on verrait que les premiers seraient en fort petit nombre ?
─ C'est vraisemblable, dis-je.
─ Oui, c'est vraisemblable, reprit Socrate ; mais ce n'est pas en cela que les raisonnements ressemblent aux hommes - c'est toi qui tout à l'heure m'as jeté sur ce sujet et je t'ai suivi - ; mais voici où est la ressemblance. Quand on a cru, sans connaître l'art de raisonner, qu'un raisonnement est vrai, il peut se faire que peu après on le trouve faux, alors qu'il l'est parfois et parfois ne l'est pas, et l'expérience peut se renouveler sur un autre et un autre encore. Il arrive notamment, tu le sais, que ceux qui ont passé leur temps à controverser finissent par s'imaginer qu'ils sont devenus très sages et que, seuls, ils ont découvert qu'il n'y a rien de sain ni de sûr ni dans aucune chose ni dans aucun raisonnement, mais que tout est dans un flux et un reflux continuels, absolument comme dans le détroit de l'Euripe, et que rien ne demeure un seul moment dans le même état.
─ C'est parfaitement vrai, dis-je.
─ Alors, Phédon, reprit-il, s'il est vrai qu'il y ait des raisonnements vrais, solides et susceptibles d'être compris, ne serait-ce pas une triste chose de voir un homme qui, pour avoir entendu des raisonnements qui, tout en restant les mêmes, paraissent tantôt vrais, tantôt faux, au lieu de s'accuser lui-même et son incapacité, en viendrait par dépit à rejeter la faute sur les raisonnements plutôt que de s'en prendre à lui-même, et dès lors continuerait toute sa vie à haïr et rabaisser la Raison, se voyant ainsi privé de la vérité et de la connaissance de la réalité ?
─ Oui, par Zeus, dis-je, ce serait une triste chose. ≫
(Platon, Phédon, 89a)
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