«L’idée principale du paternalisme, c’est qu’il faut protéger les gens d’eux-mêmes car ils ne savent pas ce qui est bon pour eux ou parce qu’ils sont trop déficients intellectuellement pour prendre les bonnes décisions concernant leur propre vie. C’est une forme de limitation de la liberté de se nuire à soi-même. Dans certains contextes, c’est l’État qui est censé agir dans ce sens. Dans d’autres, ce sont seulement des personnes privées. Les moyens utilisés pour amener les gens à se conduire pour leur plus grand bénéfice personnel peuvent être purement incitatifs. Mais le paternaliste n’exclut pas l’usage de la menace ou de la force, c’est-à-dire de moyens coercitifs.
(…).
On tend aujourd’hui, dans les sociétés démocratiques qui respectent les libertés individuelles et valorisent l’autonomie personnelle à abandonner les formes les plus ouvertes, les plus coercitives de paternalisme. Dans ces sociétés, on cherche plutôt à exploiter les acquis de la psychologie moderne pour amener, sans jamais les forcer, les gens à agir dans le sens de leurs intérêts supposés. C’est dans cet esprit que le juriste Cass R. Sunstein a développé, avec l’économiste Richard H. Thaler, la théorie dite du «Nudge», un mot qui signifie «donner un coup de pouce», «encourager». Sous ce nom amusant, un nouveau paternalisme, dit «libéral» ou «libertaire», est né qui est censé rompre avec le paternalisme autoritaire d’autrefois. Ce paternalisme nouveau aurait seulement pour objectif d’aider les gens à prendre la meilleure décision pour ce qui concerne leur propre vie en exploitant certaines contraintes psychologiques communes à tous les humains : la difficulté à raisonner statistiquement, la plus grande sensibilité à la perte qu’au gain, la préférence pour le présent ou pour le statu quo, etc (…). Il s’agirait d’un paternalisme «libéral» ou «libertaire» parce qu’il respecterait, selon ses promoteurs, l’autonomie et la liberté des personnes. C’est certainement une idée paradoxale. Que peut vouloir dire «respecter l’autonomie et la liberté des personnes» quand on les manipule à leur insu en jouant sur certaines contraintes psychologiques propres à tous les humains ?
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Les sociétés de marketing au service des grandes entreprises capitalistes exploitent les contraintes psychologiques qui pèsent sur l'esprit des gens dans le but de les manipuler, de les amener à consommer toutes sortes de produits nocifs ou inutiles. C'est un programme qu'on peut avoir des raisons de juger immoral. Mais on peut jouer sur les mêmes contraintes dans un but complètement différent qui n'a rien d'immoral : amener les gens à faire ce qui est le mieux pour eux de leur propre point de vue. C’est cela, l’idée du «Nudge». Ainsi parée des habits de la moralité, elle peut sembler séduisante. Mais que signifie-t-elle pratiquement ? Les promoteurs du «Nudge» ne se lassent pas de donner l’exemple suivant pour expliquer leur conception.
Dans une cafétéria, la meilleure façon de faire en sorte que les gens mangent conformément à leurs intérêts consiste à disposer les plats de telle façon que les meilleurs (ou les moins mauvais) pour la santé soient les plus accessibles. En effet, ce sont ces plats qui seront sélectionnés en priorité en raison d’une contrainte psychologique qui nous pousse à choisir le statu quo et l’option dite «par défaut», c’est-à-dire, dans ce cas, à nous satisfaire de ce qu’on nous présente et à ne pas chercher trop loin et trop longtemps une autre solution.
Pour ses promoteurs, le paternalisme «Nudge» n’anéantirait pas l’autonomie et la liberté des gens en les amenant à faire ce qui est bien pour eux sans qu’ils soient conscients du dispositif qui les a conduits dans cette direction. Car ils agiraient tout de même en vertu de leurs propres valeurs et sans perdre la possibilité pratique de faire un autre choix. Mais on peut voir aussi le «Nudge» comme une forme de manipulation, construite à l’insu des citoyens au nom d’une idée préconçue de ce qui est bien pour tout le monde. (…) Ainsi, la mise en place de dispositifs destinés à nous faire choisir des produits «bio» dans une cantine ignore l’indifférence à leur propre santé de certains consommateurs, choix de vie aussi respectable que n’importe quel autre (à mon avis).
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Finalement, le «Nudge» repose sur les mêmes bases politiques et morales que le paternalisme autoritaire. Il veut induire des comportements supposés bons «objectivement» ou bons pour tous sans tenir compte des conceptions que les personnes se font de leur propre bien. Le «Nudge» serait-il moins exposé à cette objection s’il était transparent, c’est-à-dire si les consommateurs étaient avertis du fait qu’on essaie de les manipuler dans le sens de leurs meilleurs intérêts supposés ? Je ne crois pas. Imaginons qu’une pancarte prévienne les clients d’un self-service que les produits ont été disposés sur le présentoir selon un plan qui les amènera très probablement à choisir ceux qui sont «bio» tout en leur précisant qu’ils restent libres de choisir les autres (comme si cela n’allait pas de soi). Si la théorie du «Nudge» est correcte, cela ne devrait rien changer à leur comportement. Les clients de la cantine devraient choisir les produits «bio» même s’ils savent qu’ils ont été induits à le faire par un dispositif qui joue sur leurs faiblesses intellectuelles. En effet, selon la théorie du «Nudge», ce qui détermine nos conduites, ce sont nos biais cognitifs : tendance à l’inertie, à choisir les produits les plus accessibles, à valoriser les biens acquis, etc. Or, ces biais sont des contraintes psychologiques auxquelles nous sommes censés ne pas pouvoir résister, même lorsque nous sommes conscients du fait qu’elles sont exploitées pour nous faire agir dans un sens qui n’est pas nécessairement celui de nos préférences personnelles.»
(Ruwen Ogien, Mon dîner chez les cannibales, Journal philosophique, 2016)
Il a beau vouloir nous emmerdrer, le roi est nudge.
RépondreSupprimerJ'aime bien l'exposition de l'autoritarisme transparent (le coup de la pancarte).
La pancarte : "Fais ça, c'est pour ton bien."
— Oh ben d'accord, je ne vais pas faire autre chose exprès seulement pour désobéir. Dans le doute, désobéir pourrait m'amener à me faire du mal... Pas si con, peut-être que si ils me disent de faire ça, c'est pour que je ne le fasse pas (Euh ! P'têt pas. Chais plus pfff). Il serait peut-être complotiste le fantôme qui me chante le plaisir de dire "non", non ? (Pfff, chais pas, compiké toussa). C'était quoi déjà que je devrais faire ?
— Eh, M'sieur vous vous décidez ou quoi, y a la queue là !
— Ok, c'est bon, poussez pas.
Ô Macron, c'est tout à fait ça. L'autoritarisme souriant, caressant sa bonne conscience en crevant des yeux récalcitrants, chiant littéralement, explicitement, sur quiconque refuse de s'adapter à son utopie positiviste de société mobile. L'incarnation étatique du Gédéon déjà décrit par Gilles Châtelet, en 1998, quand Gédéon n'était encore que manager.