(Au Seuil, sortie : janvier 21, 384 pages, 17 euros)
«Pendant des millénaires, avant que la biologie ne vienne tout embrouiller [sic], ce que l’on appelle à présent “le vivant” était plutôt l’animé — ce qui est doté d’une âme. En latin, en grec, en hébreu et dans tant d’autres langues, la notion d’âme —anima, psyché, rouakh— renvoie au souffle, au vent, à la respiration. Ce qui est vivant est donc ce qui est traversé, traversé d’un souffle. Vivre, ce n’est pas être un centre organique autogène, ni même une volonté de puissance ou une forme d’organisation — c’est participer de ce qui nous entoure. C’est être en état de participation cosmique.»
(Manifeste conspirationniste)
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Quoi qu'il puisse se trouver des dialecticiens stupides, il ne saurait exister de réductionnisme intelligent. La célèbre et pathétique sentence d'un Changeux le prouve assez, lequel assimilait purement et simplement, au début de la contre-révolution libérale des années mil neuf cent quatre-vingt (dans son Homme neuronal), émergentisme et vitalisme, promettant au premier (du haut de sa suffisance neuroscientiste) le sort que la biologie moléculaire avait, selon lui, déjà réservé au second, à savoir le coup de massue définitif, suivi de l'extinction rapide. Or, l'émergentisme (il sera possible de nommer autrement, à volonté, une telle tendance foncièrement dialectique) reste incontestablement bien vivant, à proportion, précisons-le, de la charge critique et rationnelle qui lui sera associée. Notre émergentisme spontané pourrait ainsi, par exemple, se définir comme suit : toute habitude intellectuelle consistant à rechercher, derrière des choses ou des faits présentés comme semblables, une vérité de rapports complexes émergents permettant à la fois, dans le même mouvement, d'amalgamer ces faits et choses, et de les distinguer radicalement. C'est cette complexité qui fatigue le réductionnisme, le décourage et le dépasse. Le réductionnisme n'apprécie rien moins que les discours compliqués susceptibles de venir lui casser sa petite planète substantialiste, son joujou-clé du monde simpliste capable, seul, de lui ouvrir enfin les portes de la grande Authenticité mystique, éprouvée sans paroles. Le stalinien, le nazi, le monothéiste à l'ancienne ou le libéral d'avant-garde jouissent également de ce bonheur du grand Principe unique (le ≪Matérialisme≫, le Peuple, Dieu, le Marché) auquel on sacrifie tout, ce grand Principe transcendant toute nuance, toute explication, toute réflexion déjà menaçante. L'extrait du texte contemporain ci-dessus représente une illustration canonique du genre, saupoudrage resucé, et laidement rhapsodique, de tout ce qui se fit de pire et de plus efficace, hélas ! en matière d'irrationalisme au siècle dernier, qui continue grave d'empester l'atmosphère. Une colère monstre, donc, se trouve déployée là contre le discours ≪qui embrouille tout≫ — la ≪biologie≫, en l'espèce, mais de manière générale : tout jugement d'entendement tenté de distinguer, de morceler quelque peu l'intuition suprême. Symétriquement, la mobilisation générale est proclamée, en défense d'une soi-disant ≪participation cosmique≫ sentant fort sa vieille bergerie de l'Aître mais dont la niaiserie alpestre signifierait (donc) suffisamment... la vie. La vie en soi, la vie seule, la vie unique tout entière réduite à un même souffle embrassant, d'un sublime baiser absolu (rappelez-vous ce Monologue du Virus d'un autre moment délirant récent) les singes, les algues, le SRARS-Cov2, les pierres ou les membres humains, par exemple, des éditions de la Fabrique. Il était dit, à l'époque (et la chose est encore rappelée dans l'extrait ci-dessus du Manifeste conspirationniste) que l'adversaire épistémologique, c'était le sujet. Le sujet, le pôle d'unité (ou ≪centre organique autogène≫ ; ou ≪forme d'organisation≫, etc), pour ces gens abreuvés dès leur plus jeune âge du lait foucaldien et heidegerrien, nourris au ressentiment antidialectique universitaire de production typiquement française, le sujet, donc, c'est le mal. Car tout sujet renvoie au sujet logique, à l'organisation de la phrase, seule capable de faire émerger un sens. En résumé, le sujet renvoie par principe à toute une philosophie de la syntaxe dont l'ontologie d'Aristote, en particulier, fournit le suprême exemple, certes aporétique. À ce mal subjectif (donc rationnel) s'opposerait un bien : la prolifération anarchique de ≪formes≫ de vie acéphales, dont la forme n'est au fond rien qu'une pauvre blague, puisqu'elle ne décide de rien quant à sa matière, et que cette dernière, en revanche, sans cristalliser jamais, ne manque, quant à elle, ni de projet ni de capacités stratégiques. On comprend la détestation portée à la biologie ≪qui embrouille tout≫ par ces sectateurs vitalistes de l'ontologie modale décentralisée. La moindre cellule du moindre animal n'est-elle cependant point porteuse d'un certain projet central ? La forme d'un tel projet n'en impose-t-elle pas de manière génétiquement évidente à sa matière ? Le Logos de Hegel et Aristote n'ont-ils pas eu raison contre Bergson, comme le rappelait Canguilhem ? Nul besoin d'être un sujet, rétorquent nos conspirationnistes du jour, pour élaborer des buts, des stratégies, des pensées, pourquoi pas ! mais qui n'auraient alors rien de distingué à opposer à cette matière, cette grande vie indifférenciée fournissant l'énorme principe bien commode de tout. Mais ≪la vie≫, n'en déplaise à ces messieurs-dames qui la cherchent partout sans fin, n'existe ni comme souffle archaïque, ni comme aucun autre principe isolable. Ce qui existe, c'est précisément la différence vitale, laquelle n'est accessible qu'à l'esprit. Cet esprit proprement humain qui, seul, par l'entremise de son sujet logique, se trouve apte à comprendre qu'il n'existe lui-même qu'en tant qu'extrémité de processus matériel (ou naturel) s'étant tragiquement oublié comme tel. Le paradoxe pénible restant que nos vitalistes, prétendant gagner sur tous les tableaux de la confusion, demeurent en guerre (officielle) ouverte contre de prétendus ennemis bio-politiciens prétendant, à les croire, entretenir, gérer, voire parfois même produire si besoin cette fameuse vie nue qu'ils prétendent eux-mêmes avoir découvert et percé à jour comme souffle transcendantal. Mais bref : au-delà de cette ineptie reconnue, encore et encore, à ce concept foireux de bio-politique dans tous ses variants possibles (plus ou moins virulents et agressifs pour les poumons et le cerveau), le conflit reste donc le même entre partisans, d'un côté, de l'immédiateté, de l'irréflexion, de l'irrationalisme, et ceux de la médiation (ennemis reconduits de l'enthousiasme absolutiste). Les premiers ont toujours pour eux la séduction, à caractère largement juvénile (qui dure, ou prétend durer) et la prétention perpétuelle à l'espérance, le plus souvent très mal comprise, c'est-à-dire théologiquement (d'où leur fascination récurrente pour le kabbalisme, dont on leur Segré, ou toute autre mysticité archaïque et/ou gnostique produite en quantité suffisante sur le marché actuel conjoint de la dépression et du développement personnel). Les amis de la médiation, de leur côté, sont - il est vrai ! souvent grandement ennuyeux, rabat-joie, pessimistes. Ils ne voient pas la rose dans la croix du présent, certes. C'est déjà ça. Et ce monde les dégoûte bel et bien, principalement dans le dévoiement qu'il incarne de la raison. Mais on les trouve bien indécis au moment de l'attaque, saturés d'un doute paralysant préjudiciable à l'entertainment, à la sacro-sainte ≪Praxis≫ jugée par eux, pour l'heure, largement corrompue dans l'oeuf (sauf le jaune, parfois, pour peu qu'il porte gilet) et impossible. En attendant mieux, il leur reste néanmoins le corpus imposant, et renouvelé par roulement semestriel, des textes à visée conspirationniste-blanquiste-vitaliste, à lire et relire au lit, au matin, histoire de rigoler un peu. En constatant que, décidément, rien ne change au pays du Bloom.
Inspirez en inspirant. Inspirez... Expirez.
RépondreSupprimerConspirer, qu'ils disaient...
SupprimerC'est respirer ensemble, qu'ils disaient...
Je me souviens aussi. Respirer le même air, donc... Mais ne s'agit pas "taca-taca-tiquement" d'inspirer de nouveaux ralliés en reliant les bords des complots convergents des pouvoirs — qui sont partout — dont le nous, analyste tellement plus profond, inversera les flux de la puissance des points vue ennemis de manière à métamorphoser la tendance en conspiration définitivement renversante ?
SupprimerD'où la métonymie, réitérée, du souffle pour l'âme.
Alors que celle-ci, dans son acception non réductionniste (bien vu ça, Moine, le "réductionnisme" sous-jacent) est ce qui anime, fait vivre, fait que, par exemple, un enfant se lève, marche, se dirige quelque part, puis peu à peu, cherche à aller là plutôt qu'ailleurs...
Cela dit je n'ai encore lu que quelques extraits du dernier psautier et quelques recensions et entendu quelques commentaires de lecteurs. Mais je ne manquerai pas bientôt la dernière saison de la série, paraît qu'il y a aussi un schisme...
Allez voir l'analyse de Pagès, elle est pas trop mal, encore :
Supprimerhttps://blogs.mediapart.fr/yves-pages/blog/270122/sous-entendus-mortiferes-du-manifeste-conspirationniste
Oui, je l'avais lue aussi. Pas mal du tout en effet. Mais voici comment je la commentais ailleurs (à une demi-phrase près que je viens d'ajouter), en privé, en en évoquant une autre qu'on m'a fait parvenir, entre parenthèses, intéressante aussi au point de vue stylistique.
SupprimerJ'ergoterai cependant sur ce que dit Pagès des relations, bien importantes en effet, avec l'héritage situ et du Guy en particulier, rhabillé en précurseur complotiste à l'occasion.
Ce même célèbre anonyme disait de Debord qu'il était devenu paranoïaque en 1971. Mais cette folie manifeste (d'après ce qu'en ressort Tenne, le thème semble hanter le Manifeste) me semble accompagnée chez J.-C. d'un dispositif manipulatoire très conscient, rationalisé, lui. S'adresser à l'âme du lecteur solitaire comme au complice insoupçonné qui se révélerait à lui-même à la lecture du Manifeste. J'y vois une constance de son style. Il s'agit d'appliquer — comme un procédé technique simplifié qui se veut épuré — ce qu'avaient fait les situs selon Debord : "Nous n'avons pas mis "dans toutes les têtes" nos idées (...) Nous avons dit les idées qui étaient forcément déjà dans ces têtes prolétariennes, et en les disant nous avons contribué à rendre actives de telles idées (...)" (Thèses sur l'IS et son temps, th. 5) Incidemment, je ne suis pas sûr que ces idées y étaient, mais au moins le pari était fondé sur une histoire réelle et s'armait d'une confiance en la raison, dialectique hegeliano-marxiste en l'occurrence. Mais à qui J.-C. adresse-t-il son procédé ? Aux conspirateurs en puissance, aux blanquistes du IIIe millénaire ? Il y avait l'art pour l'art, il y a désormais la révolution pour la révolution.
Pagès a raison de réinsister sur l'erreur (par manque de rigueur et de précision) du couple Sanguinetti-Debord relativement à l'affaire Moro, par exemple. En ce qui nous concerne, les choses sont réglées là-dessus, simple question de bon sens : le fait qu'un intérêt étatique objectif à l'exécution d'Aldo (éviter l'irruption stalinienne au sommet du pouvoir) coïncide avec l'intérêt stratégique des léninistes des BR (obtention de l'hégémonie dans la sphère gauchiste + danger, là aussi, d'un compromis historique permettant la co-gestion de l'État avec les staliniens) ne fait pas pour autant un complot. De même, l'occasion offerte (et saisie par Macron) par le COVID d'une extension (bien réelle) de la société de contrôle (et de son acceptation comme servitude volontaire) ne fait pas une pure identité immédiate des régimes français, chinois, brésilien, russe, nord-américain etc.
SupprimerToute cette paresse immédiatiste, voilà ce qui nous fatigue. Le réductionnisme de la "Vie" sans formes, brandie comme un mantra, fleure bon son hystérie de jeune fille enpoétisée, et la frénésie publicitaire de qui cherche la "vraie vie" dans son auto qui va vite ou son yaourt qui fait jouir quand on le mange. La vraie vie, les "vraies valeurs", de qui cherche à se "retrouver", à "être moi pasque non mais allô, quoi ! c'est important d'être soi je veux dire, je suis ce que je suis, quoi...". Bref, rideau ! Tout cela est pitoyable, clipesque, risible. Il y manque tout bonnement le sérieux et le travail minimal du négatif, de la réflexion, de la différence (vitale). Comment oser dire que la biologie "embrouille tout" ? Comment justifier, comment légitimer l'existence d'un complot ourdi par des analphabètes incultes, dont la figure zarma machiavélienne de "Censor" démontrait déjà par l'absurde l'inanité ? C'est la même bêtise crasse.
Oui, je vous donne raison sur un point, rien ne permet à Sanguinetti (Du terrorisme et de l'État, pp. 21-22) d'inférer "que les BR sont l'État, c'est-à-dire un de ses multiples appendices armés" à partir de la "convergence d'intérêts entre l'État et les BR". Ces léninistes activistes maladroits pouvaient cependant être bien plus tracés qu'ils ne l'imaginaient comme le suggère Il caso Moro de Giuseppe Ferrara entre 1 h 29 et 1 h 32, quand Moretti allait s'enquérir de la décision de "l'organisation" le 2 mai à Milan.
SupprimerMais, non, le même Sanguinetti ne prétend pas, comme le lui fait penser Pagès que "l'objectif serait d'aboutir au compromis historique avec le Parti communiste", mais que "les plus avisés de la Démocratie chrétienne concluent au contraire que plus le PCI se montre utile sans être au gouvernement, plus il est inutile de l'y faire accéder" (Du terrorisme..., p. 16), donc là aussi "d'écarter l'hypothèse de l'union sacrée".
Faut-il rappeler que le Véridique rapport... de Censor était un faux ? Que Censor était un faux Macchiavel en exercice ? Et que le jeu consistait à voir qui allait s'y laisser prendre, et comment ?
La Manifeste lui n'apparaît pas si ludique. Il me fera rire autrement.
Ils viennent d'où, ces mecs ? On chuchote que ce serait une fraction tarnacienne des insurrectionnistes tard venus. Ou bien des Censor à la petite semaine ? Des exaltés de la vitrine en berne ? Des fabricants en rupture d'édition ? Pas grand chose d'autre ?
RépondreSupprimerEt qui s'en soucie ?
Aucune idée, Promeneur. Mais des pénibles de concours, pour sûr.
SupprimerPutain... hein, heu ! C'est les forces organisées qui font une guerre contre-révolutionnaire préventive parce que nous, les forces non organisées, on était en train de tout faire péter — sa mère — en 2019. Ben ouais juste quand elle venait, l'insurrection... eux, les organisés qui n'ont pas besoin de se parler pour s'entendre, ben y nous ont eus.
RépondreSupprimerÇa saute aux yeux que c'était ça le truc, c'est manifeste, tellement que même Michel il a dit "je suis matérialiste parce que je nie la réalité." Pas mal le pitch, non ? C'était bien la peine de quitter Netfllc et ses séries dystopiques.
En fait, nous, on est trop fort. On va tout faire péter - éhé -éhé. (p'tête quand même faudrait qu'on s'organise — comme eux ; enfin pas comme eux, comme nous. Mais ça chais pas si faut le dire, p'tête faut pas le dire...)
Tu le vois le truc, là ?