dimanche 15 octobre 2023

D'un massacre l'autre

 

Comme nous achevons, ces jours-ci, de lire le précieux ouvrage de Charles Enderlin présenté ci-dessus, et à la veille du grand massacre qui s'annonce de la population civile de la bande de Gaza, une série de questionnements amers nous retourne l'esprit. Une fois encore, par exemple, il faut que ce soit un démocrate bourgeois (issu, en l'espèce, de la gauche sioniste) qui produise une analyse géopolitique valable, et se trouve, par-dessus le marché, du bon côté de la morale. De même que dans l'affaire ukrainienne, seuls d'autres bourgeois libéraux à l'ancienne, nourris à l'humanisme des Lumières, défendront vraisemblablement jusqu'au bout la résistance armée d'une démocratie formelle à l'invasion d'une dictature réellement fasciste, de même Enderlin incarne ici, à lui seul, toute la clairvoyance de cette partie, minoritaire quoique importante, de la population d'Israël qui, depuis des années, se mobilise contre le basculement programmé de son État dans le racisme institutionnel, le suprémacisme, l'apartheid et la théocratie expansionniste. Comment expliquer, par contraste, l'aveuglement de la gauche soi-disant radicale envers le Hamas, invinciblement considéré comme avant-garde de la ≪résistance palestinienne≫ ? Enderlin rappelle de manière très claire (dans ce texte comme dans de nombreux autres avant lui) à quel point le Hamas et l'extrême-droite raciste israélienne sont organiquement liés, par leur haine antédiluvienne conjointe des nationalistes palestiniens du Fatah, d'abord, certes (Israël ayant favorisé notoirement l'implantation, l'expansion, puis la victoire militaire du Hamas à Gaza depuis les années 1980), mais plus fondamentalement par leur détestation commune de tout ce qui prétendrait s'opposer à leur vision théocratique du monde, vouant à la destruction les homosexuels, hédonistes, athées, rationalistes, pacifistes et gauchistes divers, que les deux territoires peuvent encore compter en leur sein. À une notable exception près, comment expliquer, à ce titre, la non-réaction spécifique de moult pro-palestinienNEs françaisE (par ailleurs wokistes et féministes matérialistes inclusif.VE.s de concours) devant l'horreur du massacre récent perpétré par les islamistes (massacre suivi, rappelons-le, de tortures et viols innombrables) à l'encontre de ces teufeurs naïfs venus célébrer ≪la paix et l'amour≫ dans le désert ? Le fasciste français Julien Rochedy moquait à sa façon, dégueulasse, quelques heures à peine après le carnage,  les bobos du Bataclan, exterminés, selon lui, comme en un juste retour de manivelle par leurs petits protégés civilisationnels. Bien fait pour leur gueule, en somme. Pas de raison qu'il en aille différemment ici. On imagine, à l'annonce du massacre israélien, la réjouissance secrète de ces suprémacistes juifs racistes et homophobes composant ce gouvernement d'Israël dont le Hamas martyrisa ainsi les ennemis. À l'égard de ce dernier, donc, comment se montrer à ce point stupide, politiquement aussi illettré ? Que les Indigènes de la République, qui sont antisémites, s'épuisent en célébrations bruyantes de la chose, on ne le comprend hélas ! que trop bien. Mais que dire de la quasi-totalité des militants du NPA, de la France Insoumise ou d'autres groupuscules de même tendance, envers lesquels, bien entendu, notre mépris est sans bornes, mais dont, tout de même ! l'hystérie actuelle pro-Nétanyahou, en France, ne saurait néanmoins, dans son déferlement et ses pulsions de lynchage généralisé, imposer l'hypothèse aberrante qu'ils soient tous antisémites, et que ≪le nazisme serait désormais passé à gauche≫, comme le titrait avant-hier, la chaîne nazie C-News ? Cette hypothèse étant écartée, l'hypothèse d'une bêtise crasse de l'extrême-gauche anti-impérialiste devra donc bien être privilégiée. Or, c'est le caractère insondable d'une telle bêtise qui nous laisse cependant pantois. Le clientélisme musulman de ces misérables boutiques n'explique pas tout : les gens du NPA, de LFI et consorts croient-ils vraiment, sincèrement bientôt palper les retours sur investissement électoraux de ce positionnement ? Ils en seront pour leurs frais. 

Enderlin s'indigne, symétriquement, de l'effondrement de toute logique permettant qu'en France, hors des milieux gauchistes, la notion d'apartheid ne puisse s'appliquer à la politique actuelle d'Israël, lors qu'en Israël même, la réalité d'une telle politique d'apartheid est devenue une évidence triviale de longue date, ou du moins depuis que le parlement a adopté le 19 juillet 2018 une loi à valeur constitutionnelle définissant Israël comme l’État-nation du peuple juif, équivalant à dé-laïciser, à ≪judaïser≫, c'est-à-dire, en vérité à ethniciser et théocratiser la citoyenneté israélienne. De cette évidence, rappelle Enderlin, conviennent volontiers nombre d'anciens premier ministre, chef des services de renseignements, responsables politiciens israéliens de premier plan, qu'on éprouvera quelque difficulté à traiter d'antisémites, d'agents doubles ou d'ennemis intérieurs sans faire rire les mouches. Les palestiniens sont-ils à ce point des damnés de la terre qu'ils seraient aussi des maudits de la logique ? Quelle pire injure faire à un être de pensée et de parole ! Les mots, en ce qui les concerne, ne pourraient donc revêtir le même sens désignant, partout ailleurs, toutes les choses de l'univers, de manière distincte ? Enderlin préfère, quant à lui, dire les choses telles qu'elles sont : à savoir que le gouvernement actuel d'Israël comprend nombre de membres puissants et décisionnaires explicitement racistes, militant pour l'expulsion collective des Arabes israéliens eux-mêmes, la colonisation sans limites, la fin de tout contre-pouvoir légal (démocratique bourgeois) susceptible d'entraver quelque peu celle-ci (c'était l'enjeu de l'immense lutte de ces derniers mois ayant mobilisé la population autour de la défense des compétences de la Cour Suprême) et in fine le développement séparé des populations via une ségrégation raciale effective et désormais inscrite dans la Loi. Et le terme d'apartheid, s'indigne-t-il, demeurerait impropre pour qualifier tout ce processus ? Il y a là de quoi devenir fou, littéralement, ou devenir officiellement mort (puisque les palestiniens se voient déjà reconnus là, au fond, comme inexistants ou indignes d'exister comme animaux rationnels, le chef d'état-major actuel d'Israël les qualifiant juste ≪d'animaux humains≫, sans plus de précision). Mort pour mort, autant rejoindre au pas cadencé l'armée des zombis islamistes, ce fer de lance glorieux de la ≪résistance palestinienne≫, comme disent les gauchistes français mentionnés plus haut. 

Les soldats israéliens qui, bientôt, entreront dans Gaza, avides de vengeance, sont pour beaucoup les mêmes, ou ressemblent fort à ces teufeurs désarmés que le Hamas, la semaine dernière, assassina, tortura et viola en masse. Ce sont, pour l'essentiel, des ennemis de M. Netanyahou et de son gouvernement fasciste. Enderlin rappelle que les religieux fanatiques colonisant la Cisjordanie sont déjà, par exemple, largement exemptés de service militaire, et que le montant des diverses bourses et traitements qu'ils reçoivent pour perpétrer leur besogne colonisatrice, dépasse de très loin la solde des appelés ordinaires. La semaine même du massacre dans le sud d'Israël, Nétanyahou s'apprêtait, d'ailleurs, à imposer une éniéme nouvelle loi en ce sens. Mais ce ne sont pas eux, en majorité, qui iront soutenir bientôt ce pouvoir vacillant, responsable, par son soutien de toujours aux islamistes de Gaza, de la débâcle israélienne stratégique de la semaine dernière. Eux continueront, dans un danger bien moindre, à faire des cartons sur les palestiniens de Cisjordanie, sous la protection des chars. Pas évident que ce désir sacrificiel de la jeunesse laïque d'Israël tienne néanmoins la distance, cette fois, si, d'aventure, la résistance islamiste se révèle plus intense que prévue ou le massacre de civils palestiniens, beaucoup trop spectaculaire.

Partout dans le monde, la démocratie agonise, pour reprendre le titre du bouquin de Charles Enderlin. Et il serait bon que l'on comprenne enfin, dans certaines sphères d'avant-garde, que ce concept de démocratie doit être dialectisé pour être compris et critiqué, au lieu de se voir évacué sans discrimination aucune, avec l'eau sale des mensonges bourgeois concernant la démocratie, et privatisant justement celle-ci. La démocratie bourgeoise aura, notamment, produit la notion (et sans doute aussi, dans une large mesure, la réalité) de l'individu émancipé, convaincu du pouvoir de la raison, de la logique, de la vérité, et pourvu de libertés formelles, certes, mais dont le formalisme ne signifie pas la nullité. Perdre la démocratie, en Israël, en Ukraine, en Turquie ; ne pas vouloir la gagner en Iran, en Chine, en Russie ou partout ailleurs, c'est perdre cet individu-là, le voir massacré au sens propre. Reconnaître cela, c'est aussi reconnaître que ce perdant-là, ce vaincu de l'Histoire, le cas échéant, aura toujours néanmoins raison par principe. Comme une boussole systématiquement déréglée et en laquelle, pour cette raison même, on ne peut jamais retirer sa confiance.               

15 commentaires:

  1. Les Arabes israeliens (20% de la population israelienne) ont les mêmes droits que les Juifs (si ce n'est que le service militaire ne leur est pas obligatoire). L'apartheid est tout relatif et discutable.

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    1. On parle de l'apartheid qui vient, et de la ségrégation dont rêvent les supremacistes juifs actuellement au pouvoir. Il ne vous aura pas échappé qu'une partie importante de la société israélienne résiste à une telle évolution. Par ailleurs, Enderlin souligne assez la frilosité des Français à nommer cette situation correctement.

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    2. D'autant qu'il est surtout question de la situation actuelle des palestiniens de Cisjordanie quand le terme "apartheid" est employé. Et puisque vous parlez de lui, Enderlin cite aussi bien Itzhak Rabin que Ehud Barak ou d'autres à utiliser ce terme sans aucun scrupule. Pas besoin d'être propale pour y consentir. Suffit d'être logique, honnête et vérace.

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  2. Enderlin revient ici, dans ce texte de 2022, sur l'usage problématique du terme "apartheid": https://charlesenderlin.com/2022/04/30/israel-et-lapartheid/

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    1. Certes. Je vous rappelle juste le titre de son dernier livre : Israël, l'agonie d'une démocratie.

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    2. Le panarabisme a été le principal obstacle à la solution à deux Etats. L'extrême droite à la Netanyahou en est le négatif, le prolongement. Et l'islamisme fanatique du Hamas arrivéme pour enterrer définitivement la cause palestinienne. Tragique.

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    3. Excellente chronique d'Abnousse Shalmani https://twitter.com/24hPujadas/status/1713980547586724318?s=19

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  3. Oui, Noor Or aura produit la seule réaction sensible que j'ai pu lire concernant ce terrifiant enchevêtrement hystérique. Je regrette cependant que la seule notion de "masculinité" y soit avancée comme "racine du problème". J'y vois conjointement la religion comme agent de ressassement et point de fuite des ressentiments cultivés cyniquement au gré des soupirs des créatures accablées par le malheur. Les théocraties ne tiennent pas seulement d'en haut – idéologiquement au sens des superstructures ; elles tiennent aussi par en bas – idéologiquement au sens (originel) des sentiments qu'elles canalisent et des sensations sur lesquelles elles prétendent reposer et qu'elles conduisent.

    Mais il existe aussi, vous l'évoquez, une autre appréhension (aux deux sens) de l'individu émancipé. J'en relaie ici l'obscénité, celle de Pierre Stambul. Rien sur les Teufeurs, ni sur le déferlement dans les habitations, fussent-elles celles de colons, il faudrait lui montrer les bébés éventrés pour le scandaliser vraiment. Édulcoration sur tout ce qui gêne sa doxa, « crimes de guerre », le Hamas n'est qualifié au pire que d'obscurantiste. Et le deux poids-deux mesures évidemment, mais en les intervertissant tout simplement par rapport à son ennemi-miroir. Et tout aussi simplement, par conséquent, le déroulé de ladite doxa : la faute à l'Occident – opérateur omnipotent contre la Cause – dans le contexte d'une explication « simplistement » géopolitique, à l'échelle des seuls acteurs étatiques – à la manière des vieilles analyses, dite alors « de contexte » que les staliniens avançaient jadis. Et je vous passe les raisons familiales avancées quant à l'impunité que s'arroge Stambul à propos de négationnisme. Sans surprise le campisme d'avant-garde en guise de conclusion, avec moi ou avec Darmanin. Bientôt la comptabilité des morts des deux camps (si j'ose employer ce mot sans penser à ceux qui nous hantent).

    Question juive ou bien Cause palestinienne, pas d'individu, pas de sentiment. "enfin la guerre !" lis-je de manière sous-jacente sous la prose à Stambul, au nom de la paix des nôtres – et lesquels au-delà et au nom de la Palestine ? C'est qui les anti-Occidentaux ? Où l'on voit, donc, comme l'individu émancipé est désamorcé, dévitalisé en étant réduit à une occurrence de la masse, à un élément communautaire. Désensibilisé par cette froideur impavide qui l'envisage téléologiquement comme théologiquement.

    Je garde dans ma poche le rêve d'une Sémitie laïque, paradis de danseurs, de musiciens et de paléographes dotée d'un drapeau brandissant un palindrome qui ne tournerait pas en rond écrit en akkadien et orienté vers le Levant.

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    1. Ce qui nous semble désormais décédé dans l'affaire, c'est le messianisme juif de gauche (anti-Etat). Le messianisme juif est désormais majoritairement étatique-fasciste. En face, symétriquement, et de manière inattendue, c'est "l'israélisme" à la Schlomo Sans, ou même à la démocratique citoyenne qui peut le depasser- réaliser. Il faut juste le dire à Ivan Segré.

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    2. Segré, Segré... Ah ! Segré-là, l'anti-émeutier géopoliticien de juillet qui n'est pas à l'extrême gauche mais pour lequel l'extrême gauche est là où il est lui ; ou bien Segré-ci, le stratège géopoliticien d'octobre selon lequel le Hamas a sauvé – comme par hasard... – Netanyahou de la révolution qui venait ?

      Je m'en vais lire l'Étude lévinassienne de Pierre Victor pour décider si l'autre est le même, ou alors On a raison de se révolter de Benny Lévy, au cas où le même serait l'autre, j'hésite.

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    3. La gauche palestinienne n'a pas l'air de se porter mieux, au passage.

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    4. @schizo : Celui-là même qui bande plus pour Dieu que pour l'émeute. Définition de base de l'extrême-gauche d'aujourd'hui.

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    5. Bien d'accord Moine, vous avez le sens de la mesure.

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  4. Rêvons que les extrémistes, les fanatiques, les dogmatiques s'entretuent ...

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