dimanche 27 mars 2022

La goutte de poison (Anna Colin Lebedev)

(Ci-dessus : Anna Colin Lebedev, 
maîtresse de conférences en sciences politiques, 
à l'Université de Paris-Nanterre)

≪J’avoue être épuisée de devoir encore et encore, pour la millième fois depuis 2014, faire le point sur l’extrême-droite et les "néonazis" en Ukraine. Des dizaines d’articles et d’interventions de multiples chercheurs. Et il faut recommencer. Le régime russe excelle dans la tâche de susciter notre indignation et notre doute. Son arme la plus puissante est de nous emmener sur son terrain, de nous imposer son agenda et ses grilles de lecture. La récente affaire «BHL à Mariupol» a ravivé la flamme. Back to basics. Le discours russe sur les «néonazis ukrainiens» se développe à partir de 2014. Il tombe sur le terreau fertile de nos stéréotypes sur les Ukrainiens qui seraient intrinséquement antisémites, qui auraient collaboré avec les nazis.
Même Boris Cyrulnik s’y colle hier sur France Inter, en parlant des Ukrainiens : «Pourtant, pendant la guerre, ils n’étaient pas très bien engagés, mais leurs enfants ne sont pas responsables des crimes de leurs parents». Entendre ça est désespérant (https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-du-jeudi-17-mars-2022)
Rappelons les faits. La très grande majorité des soldats ukrainiens ont combattu les nazis au sein de l’Armée rouge (plus de 4 millions). Environ 200 000 ont combattu aux côtés de l’Allemagne nazie. Ça fait maximum 5% de pro-nazis parmi les combattants. La collaboration arrive dans le contexte particulier des politiques répressives de Moscou sur les territoires ukrainiens. Il s’agit pour beaucoup d’Ukrainiens de choisir le moins pire des deux maux : l’URSS et l’Allemagne. Leurs motivations sont diverses (https://www.jstor.org/stable/26624533)
Je ne cherche pas à justifier. Je constate simplement que notre raisonnement suit la logique de la goutte de poison qui contamine tout le liquide où elle est versée. 5% des hommes en armes ukrainiens ont combattu aux côtés des nazis, donc l’Ukraine était toute entière collabo. Oui, lorsque l’Ukraine indépendante se constitue, il y a parmi ses symboles les personnages ambigus que sont les nationalistes du milieu du XXe. Côté pile, ils luttaient pour l’indépendance de l’Ukraine. Côté face, beaucoup ont collaboré. Le récit historique est porteur de cette mémoire complexe. On commémore à la fois la participation des Ukrainiens à la lutte contre le nazisme et le combat nationaliste contre l’URSS. Mais le débat intellectuel est ouvert en Ukraine, la société travaille sur son passé. À l’inverse, en Russie, la question de la collaboration avec les nazis est un sujet tabou. On réduit la collaboration à quelques personnages diabolisés (Vlasov), mais sans quantifier et surtout sans s’interroger sur les motivations et le lien avec les répressions staliniennes.
La logique de la goutte de poison revient dans le récit russe, puis dans le nôtre, dès 2014. Les médias russes poussent l’idée que la révolution du Maïdan est ultra-nationaliste, en donnant pour preuve des portraits du nationaliste Stepan Bandera présents sur la place. Or, le Maïdan est une mobilisation inclusive, autour d’un objectif commun : le départ du président en place et le rejet du projet de société qu’il incarne. Des citoyens idéologiquement très divers se retrouvent dans ce mot d’ordre. Oui, les nationalistes sont aussi là. La logique de la goutte de poison fait que puisqu’on a repéré l’extrême droite dans la foule, la manifestation entière est contaminée. Comme si l’on disait : puisque Marine Le Pen était dans les manifestations «Je suis Charlie», ces manifestations sont d’extrême droite [et que dire des Gilets Jaunes, en ce cas ? note du Moine Bleu]. Or, le Maïdan est divers, multilingue (et plutôt russophone d’ailleurs), valorisant cette pluralité. Les portraits de Bandera ne plaisent pas à tout le monde, mais on laisse faire, au nom de l’inclusion de tous et de la lutte commune. La logique de la goutte de poison atteint son paroxysme lorsqu’on parle des bataillons qui se sont formés à partir de 2014. Deux sont sur toutes les lèvres : Azov et Pravy Sektor. «Bataillon ultranationaliste», ça fait frémir. Le pouvoir russe utilise notre frémissement. Oui, le bataillon Azov et le bataillon Pravy Sektor (deux sur une trentaine) ont été formés par des groupes politiquement ultranationalistes. Mais même dans ceux-là, de nombreux combattants ne partageaient pas l’ancrage politique du bataillon. J’ai fait des entretiens en 2016-2017 avec plusieurs combattants de Pravy Sektor. Un bataillon très décentralisé, où chaque groupe vit un peu sa vie. Je n’ai pas détecté d’idéologie particulière ; les gens s’y engagent parce que ce bataillon est non affilié à l’Etat. Azov est plus idéologisé et porteur d’idées ultranationalistes, mais en 2014-2015, beaucoup de combattants se retrouvent dans Azov sans motivation idéologique. Chacun de ces bataillons compte quelques centaines de personnes. Voir mon rapport ici : https://t.co/R30AHj9Nel
Aidar (récemment revenu dans nos radars grâce à BHL) est un bataillon sans idéologie autre que l’engagement patriotique. Un bataillon ouvert qui a accueilli des combattants sans faire trop de tri ( voir https://connexion.liberation.fr/autorefresh?referer=https%3a%2f%2fwww.liberation.fr%2fchecknews)... Oui, Aidar a pu compter des membres porteurs d’idées nationalistes, conséquence logique d’un recrutement ouvert. Mais aucune idée extrémiste n’y était officiellement promue. Plusieurs Aidar ont été auteurs de crimes, mais pas de crimes motivés par la langue ou l’ethnie. Il est logique qu’un conflit armé attire entre autres des personnes idéologiquement radicales. Ce qu’il faut regarder, c’est le bilan. Amnesty, l’OSCE, l’OFPRA ont relevé (des deux côtés) des crimes de guerre. Mais pas d’exactions de masse ou de nettoyages ethniques.
La logique de la goutte de poison nous fait dire que l’armée ukrainienne entière aurait été contaminée par le néo-nazisme promu par quelques membres. Que doit-on dire alors de nos propres forces de l’ordre qui votent volontiers pour l’extrême droite ? (https://www.ouest-france.fr/politique/marine-le-pen/presidentielle-44-des-policiers-et-militaires-prets-a-voter-pour-marine). 
Il n’est pas impossible d’ailleurs que je sois en train de donner une idée au Kremlin. Dans un prochain discours, Poutine pourra dire, chiffres à l’appui, que l’armée française est néo-nazie. Et par extension, que le pouvoir français est néo-nazi. Une seule goutte suffit.
Lorsque l’État a intégré les bataillons volontaires (sauf Pravy Sektor, marginalisé), cela a été fait dans une logique de reprise de contrôle. Plus facile de gérer les trublions dedans que dehors. Ça n’a pas très bien marché pour Azov qui a continué à se développer. Mais les forces politiques ultra-nationalistes sont en constante diminution en Ukraine depuis 2014. Il n’y a pas de parlementaires d’extrême droite dans le parlement ukrainien. C’est aussi parce que le nationalisme soft, nourri par l’agression russe, est devenu mainstream. Ce nationalisme civique contient un fort attachement à une identité ukrainienne, plutôt européenne, et l’idée que cette identité est en permanence menacée un ennemi extérieur, l’Etat russe. Je ne vois pas comment cette vision pourrait faiblir dans un proche avenir. Il y a une chose qu’on ne trouve pas dans le nationalisme soft ukrainien : c’est l’antisémitisme. Ni dans la population en général, ni dans le pouvoir, ni même dans les groupes d’extrême droite. L’ennemi, c’est aujourd’hui l’envahisseur russe (https://www.jpost.com/diaspora/article-692443). L’Ukraine qui a longtemps négligé l’histoire de l’Holocauste sur son territoire, a changé depuis 10-15 ans. Baby Yar, site de la Shoah par balles, est visité annuellement par chaque président ukrainien. L’Holocauste est enseignée. Les questions douloureuses sont posées. La Russie a bien plus de chemin à faire dans ce domaine (j’en parlais dans un billet de blog en 2012) , même si je pense que la population russe n’est pas aujourd’hui particulièrement antisémite (https://blogs.mediapart.fr/anna-colin-lebedev/blog/030412/regards-sur-la-russie-contemporaine-l-holocauste-une-colle). Mais une seule goutte de poison nous a suffi pour que le soupçon pèse sur l’Ukraine. Je ne le répéterai jamais assez : les blindés russes s’embourbent sur le terrain, mais le pouvoir russe sait très bien venir nous chercher, appuyer et désinformé là où ça nous fait mal.≫

(Anna Colin Lebedev, Twitter, 21 mars 2022) 

11 commentaires:

  1. Il faudrait faire suivre ce texte au tenancier du blog A Contretemps http://acontretemps.org/spip.php?article905

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    1. Nous ne ferons rien suivre du tout. Nous ne sommes pas un service public. Et nous laissons l'"éducation populaire" aux altermondialistes. Celles et ceux capables de se planter sur un sujet pareil (l'Ukraine), c'est parce qu'ils ou elles le veulent bien.

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    2. Article de merde, comme la plupart des articles de LundiMatin. Il faudra rappeler à Segré que Bandera était un nationaliste (ce pourquoi l'Etat ukrainien en fait une figure du nationalisme ukrainien...). Qui a combattu l'occupant soviétique et, pour cela, s'est allié par opportunisme en 41 aux Nazis (qui lui avaient fait miroité une possibilité d'une indépendance de l'Ukraine). Il finit en camp de concentration après que son groupe armée ait été complètement démantelé. On ne peut pas comprendre l'histoire de l'Ukraine sous l'occupation nazie si on fait l'impasse sur l'occupation soviétique sanglante (des millions de mort entre 32 (grande famine) et 39-40 (fin de la grande Terreur) qui la précède.

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  2. Lénine n'aurait pas seulement écrit "Eurêka !!" en marge des trois paragraphes sur "la dictature du prolétariat" dans ses notes de lectures du Programme de Gotha ; mais aussi — c'est ignoré — "Pas de pureté sans chimie" en marge d'une copie du Tableau des éléments de Mendeleïev.

    Putains de drapeaux. Souvenir de 2016. M'être retrouvé coincé entre Marcel Campion et sa Marseillaise derrière (Je gueulais "nationalistes", presque isolément — et pas loin d'une jolie banderole "On n'est pas des winners, connard !") puis, 100 mètres plus loin, devant, un drapeau tout rouge avec la tronche à Vladimir Oulianov, que j'avais envie de me faire au briquet. Pas osé. Cela avait fait remonter à ma mémoire une manif contre l'État israélien et son opération "Pluie de plombs" de laquelle je m'étais barré parce que j'entendais "Allah akbar" et qu'il y avait une jaune floraison de drapeaux du Hamas.

    Il m'arrive encore de m'immerger dans les foules anonymes, quand je les ai là et que la mayonnaise monte. Mais, comment dire, c'est plus pareil, comme une impression d'être de plus en plus souvent embrigadé. Et cela d'ici, sans même qu'il en aille immédiatement de ma peau, comme lorsqu'il s'agit d'une guerre.

    D'où que ces histoires entre Volodymir-le-gentil et Valadimir-le-vraiment-méchant : du point de vue de la question "Que faire ?", je ne m'y projette pas. Je la vois bien la partie Gazparov contre Bobby Fisher "gaz de chips " Price. Je la vois bien la frontière orientale se rapprocher de l'occidentale, à notre est à nous. Mais en spectateur assumé, sans projection ni procuration. Et ce n'est qu'une des parties.

    €€ : Interlude géopol : Pas idiot Poutine au demeurant, fait pas une guerre d'occupation, ne s'en est pas caché, l'a retenu les leçons de l'Afghanistan et l'OTAN le sait depuis le début, il défonce les défenses sans chercher à manger tout le gâteau, il rogne à sa frontière comme depuis quelques années vers le sud avec les Ossétie par exemple : des gisements, la mer... Ne jamais mépriser l'adversaire. Il n'a pas pété un câble, le méchant. La vieille aire caucasienne, turco-perse, autre jeu à trois ennemis régionaux, géostratégiquement et géo-économiquement si porteuse d'avenir pour le Capital toujours plus goulu en ressources énergétiques. €€

    Ok, Volodymir mieux que Valadimir, on le sait tous et Charles Pasqua — même si ça arrache les phalanges que de l'écrire — était du bon côté en novembre 1942.

    Mais putain, les drapeaux, les bannières et surtout la militarisation : on ne s'appartient plus dès lors qu'on est soldat.

    PS. Je suis sur le cul de lire du Segré chez Freddy !

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    1. Vous manquez de pratique.
      La pratique vous manque ?

      PS : on est d'accord sur le PS

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    2. Oh non, elle ne me manque pas. Elle reviendra bien assez tôt. Pas à l'abri de bonnes surprises.

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  3. en complément:

    https://www.lepoint.fr/monde/a-kiev-avec-le-mysterieux-regiment-ukrainien-azov-23-03-2022-2469314_24.php?fbclid=IwAR36AmjeRyTigmihVY2x5uI3MQj30tD9yTdWGFiuxzikfbXICN2N_9BipkI

    Des hommes en armes sont rassemblés devant les grilles du cimetière militaire au centre de Kiev. Deux soldats y sont enterrés, victimes d’un tir d’artillerie russe alors qu’ils accompagnaient en voiture un groupe de journalistes vers une position avancée.
    Les doubles funérailles ont eu lieu samedi dernier, pour l’un le matin, pour l’autre l’après-midi. Serhiy Mashovets conduisait la voiture vers Horenka, au nord-ouest de Kiev, lorsque la bombe, hasard ou tir ajusté, les a foudroyés. Il est mort sur le coup, à 32 ans, laissant une épouse enceinte et un fils, tous deux réfugiés en Italie depuis le début du conflit. Les parents, tantes et oncles de Serhiy, ainsi que quelques amis d’enfance, se tiennent ensemble un peu à l’écart des militaires. À l’arrivée du cercueil, ils se placent derrière la dépouille et entrent silencieusement dans le cimetière, suivis par une quarantaine d’hommes en uniforme. Ce sont des membres du régiment Azov. Celui dont Vladimir Poutine dit qu’il est formé de « nazis ». Celui aussi dont le même Vladimir Poutine prétend qu’il aurait lui-même bombardé le théâtre de Marioupol, dans le sous-sol duquel des civils avaient trouvé refuge, pour discréditer les militaires russes. Ce matin, Dima ne veut pas polémiquer. En uniforme mais sans armes, il avance, le visage rembruni.
    «La plupart, ici, commente-t-il en survolant l’assemblée du regard, sont des vétérans de la guerre de 2015 dans le Donbass. Ils se sont réengagés comme volontaires lorsque l’invasion a commencé.» Serhiy était l’un d’eux «et mon ami », ajoute Dima.

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  4. Suite d el'article du Point: Un gradé prend ensuite la parole et déclame une prière patriotique adoptée par le groupe Azov. Les soldats présents en reprennent des couplets. Poing droit serré, avant-bras replié et crispé sur son cœur, le commandant en appelle aux valeurs ukrainiennes et à la défense de la patrie, mais ne fait aucune référence à des idéologies malfaisantes et nazies.
    Accusations. S’appuyant sur une pierre tombale, un fossoyeur dépenaillé regarde à distance le rassemblement avant qu’on lui fasse signe de venir prêter main-forte. La mère de Serhiy tient le portrait de son fils entre ses bras face à la tombe creusée. Elle fond en larmes quand le cercueil disparaît dans le trou, incapable de dire un mot. Des militairesd’Azov le font pour elle. Daniil Koval, un ami et collègue de Serhiy, décrit un homme à l’opposé d’un gros dur extrémiste. « Nous avions créé ensemble une maison d’édition spécialisée dans les textes sur l’Ukraine: histoire, philosophie politique et Mémoires militaires. Serhiy consacrait son temps libre à l’éco-activisme et à sa famille.» Au sein du régiment Azov, Serhiy était responsable du J5, selon la nomenclature adoptée par l’Otan, c’est-à-dire chargé de la planification et de la coordination. Slava, son ancien second, le remplace désormais et tient à tordre le cou aux rumeurs. «Je suis membre d’Azov depuis huit ans, précise-t-il, et je n’ai jamais vu quelqu’un reprendre des slogans nazis ou prôner des idées antisémites. Je ne sais pas ce qu’il y a dans la tête de chacun de nos hommes, mais il est clair qu’Azov combat l’idéologie nazie. Il y a d’ailleurs des juifs parmi nos soldats. Cependant, je dois continuellement apporter les preuves que nous ne sommes pas ce que Poutine dit de nous.»
    Les accusations visant Azov ne datent pas du début de la guerre en Ukraine. Créé en 2014 par Andriy Biletsky, le régiment réunit alors des membres du groupe ultra-nationaliste Patriotes d’Ukraine, des activistes de Maïdan et des nationalistes de différents courants.

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  5. bon je me suis emmêlé les pinces en copiant collant l'article qu'on ne peut pas mettre ici intégralement. Il manque la fin. Le mieux c'est encore d'installer ByPass Paywalls sur Firefox...

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  6. Sur le même sujet: https://www.la-croix.com/Debats/Lextreme-droite-ukrainienne-existe-deja-bien-documentee-2022-03-21-1201206132?fbclid=IwAR0Bdp_abHNjALhalDxRA1PiqN23Kp9H6Xc8_7LDvHStR6kd_owKS24DE4w

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  7. Enfin, chouette article dans cette revue que je ne lis habituellement jamais.... et qui casse la mythologie que s'est construit ces dernières années un certain gauchisme autour des mineurs du Donbass https://www.lemonde.fr/m-le-mag/article/2022/03/11/aux-origines-de-la-guerre-en-ukraine-vingt-ans-de-propagande-russe-dans-le-donbass_6117021_4500055.html?fbclid=IwAR2-ZqnIoSaw3tjHPi0Zubu_CXiMM6jszaLjoQfCg9osbjxxOcRKQw637L4

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