mercredi 22 avril 2020

Les guerres d'Indochine de Khubilaï Khan, une étude historique (1)


Il est des personnages historiques dont la mort ne bloque pas aussitôt l'action, tant celle-ci s'était exercée de leur vivant dans toutes les directions en profondeur. Khoubilaï (1215-1294), petit-fils de Gengis Khan, empereur de Chine et de tous les Mongols, fut de ces figures remarquables. Du fait, d'abord, de la difficulté, voire de l'impossibilité (sur laquelle certains outsiders parièrent, d'ailleurs imprudemment, à son époque) que représentait a priori son projet politique : régner à la fois sur les steppes et la Chine sédentaire paysanne, incarner à la fois la puissance pastorale nomade et la légitimité impériale de dix-huit dynasties précédentes. Si ce n'est que postérieurement à la conquête finale (1279) de l'Empire du Milieu que des responsabilités chinoises s'imposeront au Khan, c'est au cours de cette longue lutte contre les derniers résistants Song que le projet impérial en question mûrit et s'ancre en lui. D'abord entré, pour ainsi dire, par accident en Asie du Sud-Est, en tant que stratège militaire contournant un problème (1257), Khoubilaï y reviendra ensuite par conviction, tant symbolique qu'économique. Il s'agira alors pour lui d'affirmer, dans ces zones et à sa façon, la poursuite d'une même influence : celle de la Chine éternelle dont il assume l'héritage. Ce faisant, le Khan intervenant (militairement mais pas uniquement) dans diverses régions, c'est tout le paysage indochinois, en particulier, qui s'en trouvera géostratégiquement modifié. L'histoire de cette transformation, de cette réactivité à la présence mongole, est un des sujets-clé de cette courte étude, l'autre thème dominant, symétrique, étant la transformation des Mongols eux-mêmes, depuis leur capacité, au départ et traditionnellement élevée à lire et comprendre des rapports de force, des situations politiques, des intérêts stratégiques, jusqu'à leur prise de contact avec l'Asie du Sud-Est, zone complexe et bouillonnante, où ils connaîtront nombre d'échecs en tout genre, dans les domaines même où ils se reconnaissaient invincibles.
Il paraît que ces temps-ci, Thucydide est l'auteur à la mode dans les milieux intellectuels et diplomatiques, spécialement aux USA, où ses analyses serviraient à anticiper les événements les plus inquiétants d'une supposée marche à la guerre, inéluctable, entre l'Amérique trumpiste et la Chine stalinienne-de-marché. Cette marche à la guerre ferait écho à celle, antique, ayant conduit Sparte et Athènes à s'affronter durant près de trente ans, au cinquième siècle avant notre ère. Le côté local de ce dernier conflit, cependant, déjà raillé par Voltaire et bien d'autres, et à l'aune des rapports de force mondialisés d'aujourd'hui, pourrait induire de jeter un cil tout aussi intéressé sur certaines des guerres asiatiques que nous allons à présent évoquer. L'impérialisme et ses logiques, de l'Athènes classique à la Chine ancienne, restent les mêmes. Les résistances à celui-ci, tout inconscientes d'elles-mêmes et diffuses soient-elles, suivent également les mêmes processus. Rien de nouveau sous le soleil levant.
   
(ci-dessus : En 1252-53, Khubilaï attaque le Yunnan pour prendre à revers l'empire chinois des Song, cependant que son frère Möngke fond, lui, directement avec ses troupes sur l'ennemi. Möngke trouvera la mort dans la ville de Ho-tchéou, sur le Yang-Tsé-Kiang, en 1259). 

En 1251, Khoubilaï est solidement apanagé en Chine du Nord par son frère Möngke. René Grousset explique plus précisément, dans son très classique Empire des steppes, que «Möngke l'avait chargé du gouvernement des parties conquises de la Chine, puis lui avait donné comme apanage le Ho-nan (circonscription administrative qui débordait de beaucoup la province actuelle de ce nom puisqu'elle comprenait tout le pays entre l'ancien cours du fleuve Jaune et le Yang-Tseu jusqu'au 110° de Greenwich à l'ouest), plus le district de Kon-tch'ang, sur la haute Wei, dans l'actuel Kansou» (p. 350).  Möngke, petit-fils de Gengis Khan, est alors lui-même Grand-Khan, c'est-à-dire chef suprême de l'Empire mongol, et le restera jusqu'à sa mort, de dysenterie, en 1259, à Ho-tchéou, au cours d'une opération militaire contre l'empire chinois des Song. C'est sur son ordre que Khoubilaï pénètre pour la première fois en Asie du Sud-Est. L'attraction qu'exerce sur lui le monde chinois, favorisée très tôt par l'influence du lettré Yao Chou, est déjà évidente. Dans le but de vaincre la résistance acharnée que leur opposent, depuis 1235, les Song, en les prenant à revers, les troupes mongoles commencent, sous la conduite de Khoubilaï lui-même, épaulé d'un général prestigieux, Ouriyanqkataï, fils du grand Subotaï (resté célèbre, et craint, pour ses raids d'une incroyable audace sur l'Europe orientale des années 1240, quand les Mongols étaient allés jusqu'à Pest, Vienne ou Split, où ils avaient fait s'ébrouer leurs petits chevaux dans la mer Adriatique), par envahir et soumettre en 1252-53 le royaume de Nanzhao (ou : Dali, Tali), alors indépendant de l'empire Song, de population thaïe et tibéto-birmane (ethnie Lo-Lo) et correspondant dans ses limites géographiques au Yunnan actuel. Khoubilaï consent à laisser le roi du Nanzhao sur son trône mais n'en divise pas moins le pays en commanderies mongoles, imposant au souverain un administrateur chinois (le rallié Liu-Che-tchong) et chargeant du gouvernement effectif de la région, sous des titres divers, des princes du sang gengiskhanides : d'abord son propre fils, Hugetchi (de 1267 à 1271) puis Toughlouq, Nasr-uddin, lequel mènera la future campagne de Birmanie en 1277-1278, et, enfin, son petit-fils Esen-Temür, à partir de 1285.  
C'est suite à cette victoire sans embrouilles au Yunnan qu'à l'automne 1257, Ouriyangqataï arrive à la frontière du Đại Việt (le «Grand Viêt»nom du pays depuis 1054), lequel s'étend à l'époque du Tonkin jusqu'à la province de Quảng Trị, au centre du Vietnam actuel, et voit régner depuis 1225 la dynastie des Trần.
Le général mongol ayant exigé de celle-ci qu'elle laisse le passage à ses soldats sur son territoire pour aller attaquer les Song, non seulement le roi việt du moment, Thái Tông, refuse, mais il retient prisonnier les envoyés mongols et charge dans la foulée son neveu Quốc Tuấn d'aller garder la frontière à la tête d'une forte troupe. L'armée mongole, forte de quelque 30 000 hommes, remonte alors rapidement le Fleuve Rouge et, en janvier 1258, prend et met à sac une capitale, Thăng Long (la future Hà Nội) largement désertée. Le roi Thái Tông juge-t-il alors prudent de se reconnaître immédiatement comme vassal (dès mars, comme l'affirme René Grousset) ? Le stalinien Nguyễn Khắc Viện évoque seulement des «concessions tactiques» de la part des Trần (in Vietnam, une longue histoire, p. 44). Jean-Paul Roux, dans son Histoire de l'empire mongol, parle, lui, de transformation du Đại Việt en protectorat où la domination mongole était cependant toujours «mal assurée» (p. 387). Ce qui est sûr, c'est qu'au sac de Thăng Long succède très vite une première victoire militaire des Việt, mentionnée notamment en ces termes par Philippe Papin : «Quelques semaines plus tard, la flotte vietnamienne, dirigée par Trần Thủ Độ, remporta une bataille décisive à l'embarcadère de Đông Bộ Đầu, au pied de la pagode de l'Immense Béatitude (Hồng-Phúc) qui, à cette époque, était au bord du Fleuve Rouge» (in Histoire de Hà Nội, p. 107). Lê Thành Khôi évoque, lui, une retraite mongole suivant la défaite en question sous la pression d'un climat «accablant» et du harcèlement impitoyable de minorités tribales («Ils refluent vers le Yunnan après avoir essuyé à Quy-Hóa une attaque de montagnards» (in Histoire du Vietnam, p. 182).
(ci-dessus, cartographie de la guerre de 1257-58. Les lignes, mouvements et attaques việt sont figurés en rouge, les opérations mongoles en noir. Les flèches en pointillé symbolisent les replis việt et la débâcle mongole).  

En 1259, la mort du Grand-Khan Möngke devant Ho-Tchéou laisse un moment de répit aux Song.      

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